« La République n`a pas de philosophie, mais elle a des valeurs »

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L’invité
André Comte-Sponville
« La République n’a
pas de philosophie,
mais elle a des
valeurs »
Les Idées en mouvement : Vous reprenez à
votre compte la distinction opérée par
Gilles Deleuze entre l’éthique, qui serait
donc du domaine du particulier, et la
morale, qui renverrait à une
transcendance, à des valeurs universelles.
L’ambition d’introduire à l’école une
« morale laïque » semble s’inscrire dans ce
cadre, puisque le ministre insiste sur l’idée
d’« arracher l’élève à tous les
déterminismes, familial, social,
intellectuel ». Mais l’humanisme abstrait
qui sous-tend cette vision conserve-t-il une
pertinence aujourd’hui, dans un monde où
les particularismes réaffirment leur
légitimité ?
André Comte-Sponville. Disons
d’abord que la prétendue transcendance de
la morale, pour Deleuze comme pour moi,
est illusoire. Quant à son universalité, c’est
plutôt un horizon qu’une réalité, un idéal
régulateur dirait Kant, plutôt qu’une vérité
d’expérience ! Qu’une morale soit universa­
lisable, en droit, cela ne suffit pas à garantir
qu’elle soit universelle en fait.
Mais, au demeurant, tel n’est pas le pro­
blème de l’école. La République, parce
qu’elle est laïque, n’a pas de métaphysique,
ni même de philosophie. Elle n’a pas à
choisir, par exemple, entre Kant et
Nietzsche, pas plus qu’entre Foucault et
Levinas. Vous évoquez l’humanisme ab­
strait… C’est la pensée de plusieurs répu­
blicains, pas de tous ! Pourquoi l’école
devrait-elle privilégier un courant philoso­
phique plus que d’autres, par exemple l’hu­
manisme abstrait plutôt que le relativisme
d’inspiration nietzschéenne ? Quant à l’idée
d’« arracher l’élève à tous les déterminis­
mes », le ministre a bien le droit de la sou­
tenir, mais ne saurait obliger tous les ensei­
gnants à penser comme lui. Pour ma part,
je suis convaincu que c’est un rêve. Suis-je
pour cela un mauvais républicain ? Un
mauvais enseignant ? Bref, arrêtons de
confondre la morale et la philosophie ! La
République n’a pas de philosophie, mais
elle a des valeurs. Ce sont elles qu’il s’agit
d’enseigner !
Ces valeurs doivent-elles être approchées
par la négative, par les comportements ou
les discours qui s’en écartent, ou au
contraire en identifiant les éléments du
« vivre-ensemble » ? Dit autrement,
comment mettre en scène le « monde
commun  » ?
« La science des contraires est une », disait
Aristote… On ne peut enseigner le bien
sans traiter aussi du mal, et réciproque­
ment. Mais, là encore, le vrai problème est
ailleurs. On distingue traditionnellement
l’instruction, qui transmet un savoir, et
l’éducation, qui transmet des valeurs ou des
règles. On a raison. On peut donc parler
d’instruction civique, puisque les lois de la
République sont connues, mais pas d’ins­
truction morale, puisque la morale ne re­
lève pas d’un savoir, ni même, à mon sens,
d’une vérité. Souvenez-vous du « gros
livre » qu’évoquait Wittgenstein, dans sa
Conférence sur l’éthique : un livre infini, qui
contiendrait l’ensemble de toutes les pro­
positions vraies. Il n’y aurait dans ce livre,
disait Wittgenstein, aucun jugement de va­
leur absolu, donc aucune proposition mo­
rale. Cela ne veut pas dire que la morale
n’est pas importante, bien au contraire,
mais qu’elle ne relève pas d’un savoir pos­
sible, ni donc d’une instruction.
«
En matière de morale, il n’y
a pas consensus, ou plutôt il n’y
a à peu près consensus que sur
les généralités. »
C’est pourquoi on a besoin d’une édu­
cation morale. Et c’est ici que tout se com­
plique ! Car, en matière de morale, il n’y a
pas consensus, ou plutôt il n’y a à peu près
consensus que sur les généralités, les évi­
dences, jamais sur les vrais problèmes (qui
ne sont problématiques, justement, que
parce qu’ils font l’objet de désaccords).
C’est pourquoi, entre nous soit dit, Sarkozy
avait raison – pour une fois ! – de dire que
© DR
La « morale laïque » fait controverse. Pour André ComteSponville 1, ce n’est pas en « arrachant l’élève à tous les
déterminismes », mais en assumant une certaine morale
républicaine qu’on peut introduire à l’école la question des
valeurs. Pour autant, l’école n’est pas une église : elle ne peut
prêcher des vérités, mais seulement affirmer quelques principes
très généraux. La voie est donc étroite.
« l’instituteur ne remplacera jamais le
curé ». C’est d’ailleurs heureux. Pourquoi
aurais-je mis mes trois enfants à l’école
laïque, s’ils avaient dû y recevoir la même
éducation que dans une école religieuse ?
Imaginez par exemple qu’un élève interroge
l’enseignant sur la moralité ou l’immoralité
de l’avortement… Un curé aura vraisem­
blablement une réponse. Un enseignant
laïque ne doit pas en avoir : sur cette ques­
tion, la République, parce qu’elle est laïque,
ne prend pas position. Que va faire notre
enseignant ? Il va parler de la loi Veil, dire
que l’avortement est légalement autorisé
pendant les douze premières semaines de
grossesse… Bref, il fera de l’instruction ci­
vique, pas de la morale ! Or, la question de
l’enfant ne portait pas sur la loi, mais sur la
morale, ce qui est complètement différent !
Même chose si l’élève interroge son maître
sur la moralité ou l’immoralité du capita­
lisme : la République n’a pas d’avis sur la
question ! Même chose encore, mais je
pourrais multiplier les exemples, si l’élève
interroge le maître sur la moralité éven­
tuelle de l’euthanasie ou sur les mérites mo­
raux respectifs de la fidélité conjugale et de
la liberté sexuelle… Bref, l’enseignant ne
pourra guère que rappeler quelques valeurs
très générales (la liberté, l’égalité, la frater­
nité, la laïcité, le respect de l’autre, la com­
passion, la générosité, la justice…), ce qui
est très bien, aider les enfants à y réfléchir,
ce qui est encore mieux, sans jamais pou­
voir leur dire, sur ces questions conflic­
tuelles, quelque chose qui serait une vérité
ni même l’objet d’un consensus républi­
cain. Tant mieux ! L’école n’est pas une
église. L’éducation morale, pas un
catéchisme.
simple émotion. » Cette ambition dans
laquelle se retrouve l’esprit de la « morale
laïque » suggère qu’à des cours dédiés, on
pourrait préférer une présence de ce thème
au sein de différentes disciplines. Qu’en
pensez-vous ?
Une enseignante de français en classe de
3e, témoignant récemment, expliquait que
dans certains de ses cours ont lieu des
débats, et elle précisait : « Nous travaillons
plutôt l’éveil des consciences citoyennes et
l’écoute des opinions diverses, la nécessité
d’argumenter pour donner une opinion qui
soit le fruit d’une réflexion et non d’une
●●Propos recueillis par Richard Robert
Les idées en mouvement
L’un n’empêche pas l’autre. On pourrait
très bien concevoir des cours consacrés à la
morale, et aussi une présence de la morale,
mais plus ou moins diffuse, dans toutes les
disciplines. Cela dit, sur les valeurs, il ne
suffit pas de débattre. Si un élève pense que
les femmes doivent être soumises aux
hommes, j’espère bien que l’enseignant ne
se contentera pas de prôner « l’écoute des
opinions diverses » !
Comment l’enseignement de la morale
laïque, qui est censé s’étendre tout au long
du secondaire, peut-il s’articuler avec celui
de la philosophie ?
La philosophie n’est pas là pour dire le
bien, ni le mal, mais pour réfléchir – le plus
rationnellement et librement possible – à ce
que nous savons, et même à ce que nous
ignorons. Elle cherche le vrai, plutôt que le
bien. De ce point de vue, elle sera souvent
amenée à relativiser ou à problématiser
quelques pseudo-évidences morales. En­
core faut-il que ces évidences soient d’abord
perçues par les élèves. « L’oiseau de Minerve
se lève au crépuscule », disait Hegel. La phi­
losophie vient toujours après coup, et c’est
vrai aussi en matière de morale. Le surmoi,
montre Freud, est « le résultat de l’intériorisation des interdits parentaux » et, ajouteraije, professoraux. C’est pourquoi, dans la
famille comme à l’école, il est interdit de ne
pas interdire. Avant de philosopher sur la
morale, il faut d’abord en avoir une !
1. Connu du public pour son Petit Traité des
grandes vertus (PUF, 1995), André Comte-Sponville
a enseigné la philosophie à l’université Paris 1
jusqu’en 1998 avant de se consacrer à l’écriture.
Il est membre du Comité consultatif national
d’éthique depuis mars 2008.
le mensuel de la Ligue de l’enseignement
n° 204
DÉCEMBRE 2012 3.
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