Histoire de l`anthropologie biologique de la population basque

Histoire de l’anthropologie biologique de
la population basque
De l’empirisme à la génétique moléculaire *
par Frédéric BAUDUER **
Depuis des lustres, la population basque suscite un très vif intérêt chez les différents
spécialistes des sciences de l’homme, qu’ils soient anthropologues, ethnologues, histo-
riens, généticiens ou linguistes. Diverses approches ont souligné qu’elle était probable-
ment d’individualisation très ancienne. La langue des Basques (l’Euskara)n’appartient
pas au groupe indo-européen et n’a aucune parenté évidente avec d’autres idiomes par-
lés de nos jours. Sur le plan géographique, le Pays Basque actuel (Euskal Herria)est
constitué de sept provinces, trois du côté français occupant la partie occidentale du dépar-
tement des Pyrénées-Atlantiques qui sont d’Ouest en Est le Labourd, la Basse-Navarre,
la Soule, et quatre du côté espagnol : le Guipuzcoa, la Biscaye,l’Alava qui composent
la communauté autonome d’Euskadi et la communauté forale de Navarre. Nous allons
passer brièvement en revue un siècle et demi d’études d’anthropologie biologique consa-
crées à la population basque.
Les études pionnières d’anthropologie physique
Les débuts de l’anthropologie biologique remontent en France au milieu du XIXème
siècle avec la naissance de la Société d’Anthropologie de Paris.Dès cette époque, diver-
ses études d’anthropologie physique vont être effectuées sur les populations basques. Un
certain nombre des travaux cités ici ont d’ailleurs été publiés dans l’organe écrit de cette
société, les Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris.Le Girondin
Paul Broca y collige en 1862 une description des crânes basques (9) ; il sera ensuite le
premier à proposer une confrontation entre les données anthropologiques et linguistiques
(1875) (10). Telesforo de Aranzadi (1860-1945), un des pères de l’anthropologie basque,
va mener le même type de recherches chez les Basques d’Espagne. Il décrit un caractère
anatomique crânien particulier qu’il estime spécifique à la population basque, l’introver-
sion du basion, qui se traduit par une position plus haute du bord antérieur du trou occi-
pital (basion) par rapport à son bord postérieur (opisthion) (2). Ce personnage laissera
son nom à une association scientifique fondée en 1947 et siégeant à Saint-Sébastien dont
les objectifs sont la recherche, la formation et la protection du patrimoine culturel et
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__________
*Comité de lecture du 13 mai 2007.
** Département d’hématologie, CH Côte Basque, 64100 Bayonne et UMR CNRS 6578, Université de la
Méditerranée, 13005 Marseille ; courriel : [email protected].
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naturel au niveau de la zone basque. Avec Barandiaran et Eguren, il effectue de nombreu-
ses études archéologiques. Ces chercheurs proposent à l’époque le concept d’une “race
autochtone” qui est repris par Collignon (14). L’abbé Barandiaran élabore en parallèle
une présentation de la mythologie basque que nous ne développerons pas ici, car ces
aspects appartiennent plutôt à la sphère de l’anthropologie culturelle et de l’ethnologie.
Henri Vallois (1944) travaille sur les indices céphaliques dans le Sud-Ouest (37). Les tra-
vaux de Vallois et Broca donnent lieu à de grands débats académiques à propos de la doli-
cho- ou de la brachycéphalie des Basques auxquels participe bon nombre d’anthropolo-
gues de l’époque.
Collignon, médecin militaire, a étudié un échantillon de conscrits basques. Il souligne
qu’il y a chez eux des particularités physiques qui les démarquent des autres populations
voisines. Ainsi, il rapporte que leur taille moyenne paraît supérieure à celle de leurs voi-
sins français et espagnols (1895) (14), élément qui pour lui les place comme descendants
“les plus directs” des hommes de type Cro-Magnon.
Les conclusions des travaux effectués sur les classifications anthropomorphiques et
anthropométriques et sur des os fossiles ont été fortement remises en question par les spé-
cialistes actuels. Une mise au point concernant les aspects paléoanthropologiques a été
effectuée par de la Rua en 1990 (29). Ainsi, cette période mêlant un empirisme dérivant
vers la raciologie et une approche scientifique revêt surtout pour les anthropologues un
intérêt épistémologique, à l’exception du concept de “type pyrénéen occidental” qui avait
été proposé par cette génération d’anthropologues et qui “colle” assez bien aux modèles
de peuplement déduits des études sur les groupes sanguins effectuées plusieurs décennies
plus tard (cf. paragraphe suivant).
La période de l’hémotypologie (à partir des années 1930)
Cette approche a été rendue possible par les découvertes successives des groupes san-
guins, en premier lieu celle du système ABO par Lansteiner en 1900. Il va apparaître que
les Basques se distinguent par plusieurs éléments :une des plus fortes fréquences en O
d’Europe, la plus faible fréquence européenne en B et une des plus fortes fréquences au
monde de Rhésus négatif.
En 1937, Boyd & Boyd rapportent les premiers la fréquence élevée du groupe O et la
grande rareté du B à partir d’un échantillon de 229 individus de Saint-Sébastien (8).
Henri Vallois a étudié en 1944 la répartition du groupe ABO dans le Sud-Ouest de la
France et démontra que les caractéristiques hémotypologiques “basques” étaient présen-
tes, de façon certes moins marquée, dans toute une aire dénommée “coin sud-ouest” ou
“périmètre aquitain”, comprenant la partie Est des Pyrénées-Atlantiques (correspondant
au Béarn), les Hautes-Pyrénées et les Landes (37). Jacques Ruffié, médecin et professeur
àla faculté de médecine de Toulouse, a lancé le concept d’hématologie géographique et
tordu le cou à la notion de race au profit de celle de population. Il publie en 1958 le pro-
fil ABO et Rhésus des populations autochtones du versant nord des Pyrénées, confirmant
ainsi le substratum génétique commun décrit par Vallois entre la zone basque et les
régions gasconnes circonvoisines (30). Il établit ensuite avec Jean Bernard un parallèle
entre la fréquence génique du groupe O et la toponymie dans le Sud-Ouest de la France
àpartir des travaux de Rohlfs et Séguy (7). Ainsi les fréquences maximales du O (fré-
quence de l’allèle supérieure ou égale à 73 %) se situent dans les zones où les toponymes
sont censés être d’origine pré-romaine (suffixes de localités en –os, -osse, -ous, -ost, -
oz) ; ils sont majoritairement situés à l’intérieur de la boucle de la rivière Adour et
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incluent, outre le Pays Basque actuel, le Béarn et la Bigorre. Ces deux prestigieux héma-
tologistes établissent également une correspondance entre cette fréquence extrême du
groupe O et la pratique d’un fait juridico-culturel particulier des Pyrénées occidentales :
le droit d’aînesse intégrale* (7) (* l’enfant aîné quel que soit son sexe hérite de la
demeure familiale dont il assure la pérennité pour ses propres successeurs). En outre, on
retrouve des éléments toponymiques d’origine basque dans des zones bien à distance de
l’aire basque actuelle (exemple : le val d’Aran, Aran signifie vallée en basque) de même
en ce qui concerne les vestiges épigraphiques datant de la période romaine où des ins-
criptions en latin sont mêlées à des mots en Euskara. Tous ces éléments suggèrent une
réduction de l’aire de peuplement de populations “basques” vers l’extrémité occidentale
de la chaîne pyrénéenne à l’occasion de l’arrivée de la civilisation romaine (25), les
“Basques convertis” aux us et coutumes romains devenant les Gascons.
L’hématologiste bordelais Jacques Moulinier, en 1949, à partir d’échantillons san-
guins issus de communes des trois provinces basques et du Béarn (23), et l’Américain
Levine en 1977, lors d’une collaboration avec Ruffié, après une étude exhaustive de la
population de deux villages du Labourd (Ahetze et Macaye) (18), allaient décrire les
mêmes caractéristiques de distribution du système ABO chez les Basques. La plus faible
fréquence européenne du groupe B retrouvée chez eux (inférieure à 3%) s’explique en
particulier par le peu de mélange avec les populations en provenance d’Asie chez les-
quelles ce groupe s’exprime au maximum.
Les Basques constituent une des populations du globe exprimant la fréquence la plus
élevée de Rhésus (Rh) négatif. Cette particularité a été notée pour la première fois en
1945 par l’hématologiste Miguel Angel Etcheverry au niveau d’une communauté de
Basques d’Argentine (elle concernait un tiers des individus testés) (15). Ceci a été depuis
lors confirmé sur de nombreux autres échantillons mais avec une fréquence moins mar-
quée (environ un sujet sur quatre) (1, 13, 18, 23). Sur ce fait, Cavalli-Sforza a avancé que
ceux-ci pourraient être les descendants d’une population proto-européenne à fréquence
extrême de Rh négatif (peut-être même 100%), préexistant aux migrations de populations
Rh positif, en particulier lors de l’introduction de l’agriculture au Néolithique (13).
Les Basques présentent des fréquences significativement différentes de celles des
populations européennes au niveau d’autres groupes sanguins comme par exemple les
systèmes Duffy et Kell (5, 18). Arthur Mourant, hémobiologiste d’autorité internationale,
avait inclus les particularités hémotypologiques des Basques dans son ouvrage traitant de
la distribution des groupes sanguins selon les populations (1). Des travaux ont également
été consacrés à l’étude des profils des immunoglobulines (11, 12) mais ils n’ont pas
amené d’avancées fondamentales sur le plan anthropologique (tout comme d’ailleurs
l’exploration du système HLA).
La période actuelle de la biologie moléculaire
Les marqueurs moléculaires au service de l’histoire du peuplement
Les généticiens sont désormais capables d’estimer la date d’apparition des différentes
mutations caractérisant certains moments clés de l’histoire des populations humaines ;
cette sous-spécialité de la génétique a été baptisée par certains “archéogénétique”. Un des
pères fondateurs de cette anthropologie génétique est incontestablement Luigi Cavalli-
Sforza, professeur à l’Université de Stanford (USA), qui a écrit en 1994 l’ouvrage de
référence en la matière (13). Les études ont porté principalement sur le chromosome Y
(ce qui permet d’explorer les migrations masculines) et l’ADN mitochondrial (qui, lui,
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reflète l’histoire des lignées du côté maternel). Ainsi, sur les chromosomes Y des Basques
ont été relevés parmi les plus hautes fréquences européennes divers marqueurs remontant
àla période paléolithique (19, 31, 38). L’haplogroupe V de l’ADN mitochondrial qui
semble être apparu au décours du dernier maximum glaciaire au niveau de l’aire aquita-
nocantabrique, il y a environ 15 000 ans, est lui aussi exprimé au maximum au sein de la
population basque (35). Ceci renforce la thèse faisant de cette région une zone refuge au
niveau de laquelle ont pu survivre, lors de cette période climatique difficile, des groupes
humains qui ont ensuite contribué au repeuplement de la zone ouest européenne après la
glaciation. À l’inverse, la fréquence des marqueurs plus récents datant d’il y a 5 000 à
10 000 ans et reflétant les migrations de la période néolithique est ici parmi les plus fai-
bles d’Europe (28, 38). L’ADN mitochondrial a pu être étudié sur des restes osseux
anciens de l’aire basque (17), mais les difficultés techniques réduisent la faisabilité et la
fiabilité de ce type d’approche. On peut donc dire que les Basques affichent un profil
génétique de très vieux Européens…
Quelques exemples de pathologies génétiques de distribution particulière dans la
population basque
Voici quelques exemples de pathologies génétiques de distribution particulière au sein
de la population basque dont la mise en évidence s’est échelonnée sur les dix dernières
années. Ces données sont en faveur d’un degré élevé d’endogamie et de dérive généti-
que* :(* désigne les modifications extrêmes de fréquence de gènes, vers le 100 %, ou au
contraire l’élimination, par le biais du hasard, au sein d’une population qui doit être de
taille restreinte et évoluant sur de longues périodes de temps. Pour mieux rendre compte
de ce phénomène, on peut prendre l’exemple du jeu de pile ou face. Si l’on lance une
pièce en l’air un petit nombre de fois, le hasard peut favoriser la sortie beaucoup plus fré-
quente d’un côté par rapport à l’autre. De même, au fil des générations, certains caractè-
res peuvent augmenter très fortement en fréquence et d’autres au contraire s’éliminer).
Nous allons ainsi passer en revue un certain nombre d’effets fondateurs* pour diverses
pathologies : (*un effet fondateur correspond à l’apparition d’une mutation chez un indi-
vidu unique qui va ensuite se répandre chez ses descendants appartenant à la même popu-
lation. Diverses approches statistiques permettent d’estimer sa date de survenue).
Anomalies de la coagulation sanguine
Nous en présenterons deux exemples.
Le facteur V Leiden (résistance à la protéine C activée) représente l’anomalie généti-
que n°1 favorisant l’apparition de thromboses veineuses (phlébites). Le risque relatif de
thrombose veineuse chez les hétérozygotes est de 5 à 10 et pour les homozygotes de 50
à100 (34). La fréquence de cette mutation varie selon les populations : haute fréquence
en Europe (3 à 7%) avec un gradient positif sud/nord et absence chez les Africains ou les
Asiatiques. L’effet fondateur a été estimé entre 21 000 à 34 000 ans (apparu après la sépa-
ration des groupes humains à l’origine du peuplement de l’Europe et de l’Asie) (40). Les
Basques se singularisent au niveau européen par une (quasi)absence du facteur V Leiden
(3, 6, 20, 27, 32).
Le déficit en facteur XI est une anomalie génétique rare dans la majeure partie du
monde (fréquence estimée à un cas sur un million d’individus) mais se rencontre à des
fréquences bien plus élevées dans certaines populations, en particulier chez les Juifs ash-
kénazes (fréquence génique aux environs de 9%) et certains isolats génétiques. La baisse
de ce facteur de la coagulation n’induit pas en règle de risque hémorragique spontané
mais peut parfois favoriser les saignements post-opératoires. La fréquence de ce déficit
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est beaucoup plus marquée au Pays Basque français (4) comparativement aux données
européennes. Ce phénomène a été relié à un effet fondateur (T209C (exon 3) ->
Cys38Arg) (41).
Pathologies neuromusculaires
Ces entités ont essentiellement été décrites dans la partie espagnole du Pays Basque.
Des formes familiales de maladie de Parkinson en relation avec des nouvelles mutations
associées à PARK8 ont été mises en évidence : la protéine mutée a été dénommée darda-
rine ce qui signifie tremblement en basque (24). Une forme particulière et très rare de
dystrophie musculaire des ceintures (36) présente la fréquence la plus élevée au monde
dans une zone de la province de Guipuzcoa.Elle est de transmission récessive autosomi-
que. Là aussi une mutation fondatrice a été retrouvée au niveau du gène de la calpaïne
(exon 22, 2362AG?TCATCT). Dans cette même province ont été décrits des cas fami-
liaux d’épilepsie temporale de transmission autosomique dominante liés à des remanie-
ments de la région 10q (26). Dans la province d’Alava,des cas de maladies familiales à
prions (allèle D178N) ont été retrouvés (39). En Navarre, certains polymorphismes du
gène du récepteur D3 de la dopamine (allèle 7685-C) ont été associés à un tableau de
schizophrénie (33).
Conclusion
L’histoire de l’anthropologie basque a valeur d’exemple sur le plan épistémologique.
L’évolution des outils et des idées a suivi la progression de la discipline de ses prémices
ànos jours. La plupart de ces études suggèrent un continuum de peuplement humain
depuis la période paléolithique jusqu’à nos jours au sein de cette zone des Pyrénées occi-
dentales même pendant le dernier grand maximum glaciaire. La population basque
actuelle a gardé les stigmates génétiques de ces groupes humains ancestraux grâce à un
degré d’endogamie relativement élevé qui peut paraître paradoxal dans cette zone de pas-
sage très fréquentée au cours de l’histoire. Les traits culturels très particuliers de ce peu-
ple, en particulier la langue, ont-ils freiné les mélanges avec des populations
allochtones ?
La deuxième question en suspens, c’est l’existence d’une hétérogénéité génétique au
sein de l’aire basque qui ne doit pas être considérée de façon monolithique. Ainsi, un
découpage “Nord/Sud” en zones atlantique et méditerranéenne, correspondant à la ligne
de partage des eaux, a été décrit à partir essentiellement de la distribution des groupes
sanguins. Dans ce modèle hydro-géographique, les provinces les plus éloignées du mas-
sif pyrénéen comme l’Alava et le Sud de la Navarre (constituées de larges plaines facili-
tant les mouvements migratoires et au passé marqué d’implantation romaine) se caracté-
risaient par des résultats moins typiques (21,22). Une étude plus récente a retrouvé un
certain parallélisme entre des caractéristiques génétiques et les divisions dialectales ou la
distribution des tribus à l’époque de la conquête romaine (16). Les chercheurs ont donc
encore beaucoup de pain sur la planche pour essayer d’élucider les différentes énigmes
que continue de leur poser la population basque…
NOTES
(1) ALBERDI F., ALLISON A.C., BLUMBERG B.S., IKIN E.W., MOURANT A.E. - “The blood groups of
the Spanish Basques”, in MOURANT A.E., KOPEC A., DOMANIEWSKA-SOBCZAK K. (ed) : The
distribution of the human blood groups and other polymorphisms.London, Oxford University
Press, 1957, 217-221.
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