La religion est-elle l’ennemi de la science ? La question de savoir si la religion est l’ennemi de la science n’appelle pas une réponse assertorique à laquelle nous devrions répondre par l’affirmative ou par la négative. En effet cette question appelle que l’on s’interroge sur la relation qu’entretient la science, comprise au moins dans son intention comme visée de l’apodicticité, avec la religion, sachant déjà que cette relation est marquée dans l’histoire d’une teinte particulièrement polémique. Cette polémique tient au fait que la religion est comparable à la science dans son intention en tant qu’elle vise, elle aussi, un absolu. C’est pourquoi, puisque l’objet même de la polémique se rapporte à l’apodictique, à ce qui est absolument vrai, la réponse ne saurait dire que l’une ou l’autre de ces activités séculaires de l’esprit échapperait totalement à son intention. Toutefois il y a bien une polémique. En effet la démarche scientifique est obligée de s’assumer comme critique alors que la démarche religieuse semble ne jamais pouvoir éviter la forme du dogmatisme. Ces deux activités de l’esprit humain ont néanmoins un contenu commun, à savoir la raison. Et ce contenu peut s’étendre, d’ailleurs, bien au-delà de la seule conception monothéiste de la religion, puisqu’il n’est pas de société ni de communauté qui ne se réfère au divin, sous quelque forme que ce soit, sans se rapporter à l’idée d’un principe suprême. De Brahman à Zeus au nirvana bouddhiste, partout il semble se pouvoir trouver une idée de l’unité et de la cohérence absolue. Or de même la science ne saurait se concevoir sans la recherche de cette même unité et tout porte à croire qu’en définitive elle ne serait que la recherche d’une fondation de ce qui a toujours déjà été cru par l’esprit. Il apparaît clairement que la science ne peut pas évoluer sur le même plan que la religion car cette dernière suit une nécessité morale et politique, tandis que la première semble systématiquement devoir s’en émanciper autant que faire se peut au nom d’une nécessité objective et justement amorale. La religion n’a pas tant pour vocation de découvrir la vérité que de la révéler à ceux qui en ont besoin pour organiser leur vie. De ce fait ce qu’elle établit n’a pas pour vocation de se renverser mais, bien au contraire, de se conserver. Ce conservatisme inhérent se retrouve dans la pensée médiévale qui semble ne pouvoir jamais sortir de l’apologétique qu’à partir du moment où elle se constitue authentiquement comme une démarche scientifique, trompant ses censeurs sur son véritable propos, comme cela semble avoir été le cas à partir du 17ème siècle où l’on remarquera qu’il était préférable de donner à des considérations sur les conditions de possibilité de la science la forme d’une considération apologétique. Mais il faut admettre néanmoins qu’il n’y aurait pas non plus de science sans une éducation morale à son objet qu’est l’universalité. Aussi il semble que la religion puisse être une propédeutique de la science. Toutefois il reste vrai que l’une et l’autre diffèrent par leur forme, bien qu’elles se retrouvent du point de vue du contenu et de l’intention. Il reste que la science semble plus glorieuse que la religion dans sa démarche. Mais il est aussi important de savoir si la démarche scientifique ne connaît pas, elle aussi, un écueil par rapport à son contenu et à son intention : n’est-il pas possible qu’au regard de sa gloire la science ne finisse par s’enfermer elle aussi dans un dogmatisme ? Il nous appartiendra d’analyser les conditions réelles de cette gloire du connaitre scientifique et ses limites ; limites au travers desquelles nous devrions entrevoir le moyen pour l’esprit de rejoindre en vérité et sans plus aucune polémique ce qu’il avait déjà posé à l’aube de son apparition sur terre sans le saisir, toutefois, dans sa vérité, à savoir l’absolu qu’il renie dans la pensée positiviste et auquel il échappe dans le rationalisme apologétique. * * * Nous pouvons sans trop de difficulté dire qu’il n’est pas de communauté humaine qui ne s’éduque autrement que par une référence à l’absolu, à ce qui détient et explique toutes les déterminations de la vie. Ainsi selon Eric Weil dans Philosophie Morale la religion est un phénomène humain universel, corollaire de toute morale comprise comme système de règles prescrites pour une communauté. Par conséquent le fait religieux témoigne d’une certaine nature humaine, nature profondément métaphysique où l’ordre n’a de sens qu’en vertu de principes régulateurs qui confèrent à l’homme son autonomie par rapport à la nature, sa liberté. Donc, avant toute autre affirmation nous pouvons dire que la religion est une activité de l’esprit libre, un révélateur de sa liberté à orienter sa vie non selon les lois de la nature mais selon la description et l’explication qu’il a choisi, d’une culture à l’autre, d’en faire. Mais paradoxalement la morale religieuse, la morale de l’absolu, ouvre du même coup la voie à sa propre critique et à son propre refus puisqu’à l’issue de la confrontation des communautés morales l’individu moral, selon Weil, ne peut faire l’économie d’une interrogation sur l’universel véritable. La rencontre de l’autre introduit une rupture dans le dogmatisme moral d’une communauté, puisque cette rencontre révèle à la communauté la singularité de ses valeurs qui se revendiquaient comme universelles. Dès lors la religion, clé de voûte du système de règles qu’est la morale concrète, commence dès cet instant à devenir l’ennemi de la démarche critique de celui qui recherche l’universel ailleurs que dans ses prescriptions ; toutefois il reste que ceci n’aurait pu avoir lieu si la religion n’avait pas élevé cet individu à l’idée de l’absolu. Dès cet instant il appert que le désir d’interroger la réalité pour elle-même, au-delà des traditions, au-delà du conformisme, certes indispensable au départ mais désormais insuffisant à s’assurer la conviction des hommes, de tous les hommes, se pose en ennemi de la religion et vivra la religion comme un redoutable ennemi. Ennemi d’autant plus redoutable que c’est toujours dans une tension intérieure violente que le sujet critique ressentira sa critique et sa recherche de vérité. Tension qui se situe entre l’immanence d’une vie réglée par la religion et la transcendance d’une vérité exigée au départ par la religion elle-même mais où celle-ci échoue toujours en définitive à s’accorder avec une universalité ou un absolu qui demeurent mystérieux. C’est pourquoi, certainement, toute la pensée médiévale semble orientée par le souci permanent d’accorder la foi avec la raison en tentant d’éclairer les Mystères de la première. Mais par ce même geste la démarche théologique ne peut, autrement dit, éviter l’aveu du hiatus qui se situe entre la prétention universaliste de la religion et sa réalité singulière. Et cela est d’autant plus significatif qu’il nous est donné de constater le paradoxe suivant : la dérive apologétique de la théologie a ceci d’étonnant qu’elle crée une hiérarchie entre la foi et la raison, où la raison, évidemment, est seconde, alors même que c’est cette même raison qui était visée au départ par la religion en tant que garantie de la cohérence de son discours moral. Pour le dire autrement, la référence divine passe du statut de justification de la cohérence des choses au statut de principe. Comment en arrive-t-on là ? Qu’est-ce qui explique ce qui va finalement paralyser la progression des sciences ? L’apologétique est un champ intellectuel qui est loin d’être unifié. On peut toutefois, schématiquement, distinguer deux tendances. L’une est politique et tend à convaincre le pouvoir de tolérer l’exercice de la religion chrétienne en montrant que les chrétiens sont de bons citoyens. L’autre, celle qui nous intéresse ici, et qui surviendra une fois la chrétienté installée en Europe au moyen âge, est plus théorique et a pour vocation de justifier la foi aux yeux des incrédules. L’auteur qui en a accompli la forme la plus achevée fut sans doute Raymond Sebond dans sa Theologia Naturalis, sive liber creaturerum (Théologie Naturelle, ou livre des créatures). Globalement l’on peut dire que cette œuvre de Sebond est un rationalisme pragmatique. Son projet l’amène en effet à envisager la question théologique du point de vue de l’essence rationnelle de Dieu. Mais par ailleurs, la vérité unifiée étant inaccessible aux hommes, il produit une définition pragmatique, propre à l’apologétique, basée sur la confiance et l’utilité. Est vrai ce qui gagne la confiance des hommes et ce qui est utile à la vie. Quand une proposition n’est pas intrinsèquement évidente, c’est la considération de son utilité qui l’emporte : face à notre finitude il n’est plus question de rechercher, comme le firent, par exemple, les stoïciens, les conditions de possibilité de l’évidence dans la force de la représentation intellectuelle (phantasia). Plus précisément la croyance étant le mode de transfert des savoirs les plus répandus entre les hommes l’apologète a pour tâche de distinguer entre les croyances bonnes et les croyances néfastes, ce qui met fin au débat sur la vérité objective et la connaissance certifiée du grand livre de la nature. La raison est ici mise intégralement au service de la foi mais comme le montre Sebond et toute l’apologétique en général, il reste toujours une part de Mystères dans la foi qui échappe au raisonnement. Pourtant Sebond fut certainement le plus rationaliste à l’égard des Mystères de l’Eglise et son originalité tint justement dans son ambition de les résoudre. Mais sa démarche s’échoue sur un cercle vicieux qui rend à la foi sa spécificité mais aussi et surtout confirme son hermétisme par rapport à la rationalité : Sebond prétendait qu’une science naturelle permettrait d’asseoir la vérité du christianisme. La lecture du livre de la nature devrait précéder la lecture de la Bible. Mais Sebond, constatant la nécessité du pragmatisme admet finalement que nous sommes incapables de lire le livre de la nature, si bien que finalement la lecture de la Bible est impossible sans lui conserver ses mystères. La raison, même au cœur du plus rationaliste des apologètes, demeure impuissante face à la foi et la foi reste tout à fait hermétique à l’exercice de la raison. Elle pose une vérité que la science ne saurait jamais découvrir. * * * Mais ce schisme posé entre science et religion ne laissera pas indifférents les savants qui n’y verront, finalement, qu’un échec de la religion. Une fois encore nous pouvons retrouver ici l’analyse de Weil selon laquelle une morale concrète a beau se gorger de préceptes rationnels, elle ne parvient néanmoins jamais au niveau de son contenu auquel elle a pourtant élevé ses sujets. Toutefois la morale concrète reste le socle de l’existence humaine et en tant que telle elle est incontournable pour le savant. Si bien que, même face au constat de ses contradictions, la morale concrète a toujours raison en ce sens qu’elle a toujours le dernier mot. A défaut d’une autorité rationnelle la religion trouve ainsi une autorité de fait : puisque l’homme ne peut pas vivre sans elle, elle détient une nécessité morale qui échappe à toute critique et qui lui confère une force d’impact sans égale sur l’esprit critique scientifique. Ainsi Socrate dans le Phédon, alors même qu’il est condamné pour des motifs injustes du point de vue de la raison, doit montrer à ses disciples que ces derniers, devant continuer à vivre après lui, doivent persévérer dans le respect des traditions de leur cité. S’il accepte sa condamnation c’est justement parce qu’il a pris la mesure de la raison immanente de la cité comme condition sine qua non de la raison scientifique tant recherchée tout au long de sa vie. Ceci explique sans doute aussi pourquoi Descartes, dans la Préface des Méditations Métaphysiques annonce son travail sous la forme de considérations apologétiques, bien qu’en réalité les preuves de l’existence de Dieu qui interviennent dans les troisième et cinquième méditations n’ont pas la place première qu’elles auraient dans un traité apologétique. Elles ne sont en fait qu’un moyen pour lui de résoudre le problème de l’existence des choses hors de nous, suite à une découverte autrement première et, justement, purement rationnelle, celle de la conscience réfléchie. Mais il reste qu’il ne saurait jamais être publié s’il écrivait son propos dans un ordre plus explicitement fidèle à sa démarche véritable. Il y a dans le geste cartésien un fondement la science moderne, puisque d’un côté Descartes ouvre la voie de ce que l’on peut appeler, par anachronisme, un phénoménisme. En effet, désormais, la science doit s’attacher à considérer non plus les choses selon un ordre extérieur à l’homme mais selon une inspection de l’ordre intérieur de l’esprit humain. A ce titre les Méditations Métaphysiques ont une structure tout à fait étonnante. D’un côté, dès la préface, nous trouvons une forme apologétique somme toute très classique puisque la preuve par les effets ressemble à s’y méprendre à la preuve cosmologique de Lactance au livre I, chapitre 2, paragraphe 5 des Institutions Divines où ce dernier montre qu’il ne se peut concevoir un ordre si admirable dans la nature sans concevoir du même coup un ordre plus admirable encore qui en soit la cause. Descartes semble reporter cette analyse au niveau d’une causalité non plus entre la nature et Dieu, certes, mais formellement équivalente en ce qu’il situe le même lien entre notre nature de sujets pensant l’ordre admirable auquel nous rapportent les idées innées de l’infini et de la perfection. De plus, à cette même fin il utilise une distinction conceptuelle elle-même issue de la scolastique médiévale, à savoir la différence entre la réalité formelle de l’idée et la réalité objective de l’idée lorsque, toujours dans la Troisième Méditation il entend démontrer l’existence de Dieu par le fait que toute idée en moi (réalité formelle de l’idée) est toujours la représentation d’un objet (réalité objective de l’idée) lequel doit détenir éminemment autant de réalité que ce qu’il place causalement en mon esprit comme une forme. Or Descartes, dans la première méditation ainsi que dans la première section du Discours de la Méthode, fonde toute sa recherche sur la remise en cause de toute forme d’opinion reçue, alors qu’il se servira plus loin de modes de pensée reçus de l’éducation scolaire pour résoudre les problèmes issus de la découverte du cogito, à savoir le solipsisme et la pérennité de notre conscience au-delà de l’instant du cogito. Ce qui est d’autant plus étonnant que la méthode qu’il propose par ailleurs pour conduire la raison, dans le Discours de la Méthode, se fonde sur la règle de l’évidence qui est non seulement directement déduite de l’expérience du cogito mais qui, toutefois, semble discrètement réhabiliter une conception stoïcienne non seulement antérieure à la théologie médiévale, servie par la scolastique, mais de surcroît antagoniste de celle-ci. En effet l’apologétique s’est construite sur la rupture avec le débat entre les néoacadémiciens et les stoïciens sur l’évidence. Pour les stoïciens la vérité tenait dans la force et la netteté de la phantasia (représentation) et elle donnait ainsi à saisir les propriétés essentielles des choses. Pour les néoacadémiciens il n’y avait aucun moyen, en revanche, de distinguer la phantasia du Phantasma (l’illusion) qui nous affecte dans le rêve ou dans la folie. Descartes va jusqu’à répondre dans le cadre de ce débat lorsque dans la seconde Méditation il radicalise le doute jusqu’à supposer qu’il puisse être tels ces insensés qui croient voir des choses qui n’existent pas pour finalement conclure que l’argument du rêve le préserve de conclure que son doute ne soit fondé sur un état normal de la conscience, à savoir l’état onirique qui nous donne l’illusion de la réalité. Donc d’un côté il y aurait un Descartes emprunt du geste apologétique qui argumente l’ordre des choses sur la base de l’essence bonne de Dieu, et d’un autre côté, dans les deux mêmes œuvres et principalement dans les Méditations, un Descartes héritier de l’authentique démarche rationaliste de l’antiquité. On note ici que la démarche scientifique moderne, dans son acte de naissance, s’inscrit dans une imbrication à la fois formelle et objective avec un environnement idéologique tout à fait hétérogène, celui qui succède la renaissance et, partant, il est très difficile de se prononcer sur le rapport entre science et religion sans noter d’un côté des tensions évidentes et d’un autre côté, comme nous l’avons souligné au départ, une cohabitation rendue nécessaire par la primauté morale et culturelle de la religion au point que Descartes se doive de faire preuve d’une extrême prudence lorsqu’il s’adresse aux docteurs de la faculté de théologie de son époque, dans une préface aux Méditations où il semble n’annoncer rien moins que le contraire de ce qu’il va faire, à savoir non pas réfléchir pour prouver l’existence de Dieu aux infidèles mais prouver l’existence de Dieu pour justifier très paradoxalement une fondation horizontale de la science comme inspection de l’esprit fini de l’homme, dans les limites de notre faculté à distinguer le vrai du faux. * * * Il n’en reste pas moins que, malgré la place de Dieu chez Descartes, ce dernier opère un renversement de la pensée qui désormais dispense le chercheur de la référence au divin dans la recherche des lois universelles de la nature. Le corps mort devient une simple chose que l’on peut disséquer, les lois de l’optique ne sont plus soumises à quelque conception mystique de la lumière et les météores (c'est-à-dire les corps célestes en général) ne sont plus que des objets parmi d’autres et non plus des éléments d’une création divine parfaitement circulaire ; enfin Galilée autant que Kepler pourront faire l’objet d’études approfondies jusqu’à être définitivement confirmés par Newton. Mais inversement, nous pouvons remarquer, avec Georges Canguilhem dans Idéologie et Rationalité dans les Sciences de la Vie, combien les travaux de Newton furent conditionnés par l’aval qu’il reçut des théologiens anglicans qui voyaient dans sa théorie la marque de la providence divine dans la nature. Toutefois ce que note par ailleurs Canguilhem c’est la façon dont la science elle-même se dégrade en idéologie et prend, pour ainsi dire, des allures de religion. Ainsi la théorie de Newton interdira pendant longtemps que l’on cherche à confirmer Darwin, puisque si le premier conserve une conception réglée de la nature, ce dernier introduit la notion d’aléatoire dans l’évolution des espèces ce qui implique que l’homme ne peut absolument plus exister par la volonté de Dieu. Si bien que l’idéologie religieuse, que ce soit par un aval fortuit ou par un dogmatisme autoritaire, semble systématiquement obliger le savant à la plus extrême prudence. Ces deux ruptures narcissiques que sont, selon Freud dans Le Malaise de la Civilisation, l’héliocentrisme et la théorie de l’évolution, soulignent particulièrement la dualité d’une inscription anthropologique de la considération religieuse pour un être mû à la fois par un principe de réalité qui l’oblige à se considérer d’un point de vue déterminé et déterministe et un principe de désir qui propulse son esprit vers des constructions imaginaires le plaçant au centre de l’univers. Or c’est certainement ce même problème que Canguilhem entend souligner, au chapitre 2 de Idéologie et Rationalité, évoquant la célèbre thèse freudienne, lorsqu’il nous fait remarquer combien l’histoire des sciences est marquée par la rupture et le recoupement avec l’idéologie. Si bien qu’à terme il devient toujours très difficile de faire la distinction, hormis en mathématiques, entre, en termes bachelardiens, le périmé et le sanctionné. Il appert dès lors que l’idéologie religieuse n’est pas le seul obstacle épistémologique de la science mais que la science peut devenir elle-même son propre obstacle par la dérive idéologique qu’elle peut induire, à l’instar de Newton à l’encontre de Darwin. Mais il faut noter néanmoins que cette dérive idéologique a la forme de la religion. Le scientisme que dénonce Bachelard dans La Formation de l’Esprit Scientifique se caractérise en effet par la nécessité pour l’homme d’asseoir son narcissisme sur la raison, dans une tentative de conciliation entre désir et raison. C’est pourquoi Bachelard, avant Canguilhem, aura tenté d’élaborer une véritable psychanalyse de la science. En effet ce dernier aura montré combien le geste du savant provient avant tout d’un désir narcissique de transcendance. Si bien que la science a pour origine une véritable inquiétude métaphysique et bien qu’elle recherche toujours la vérité en devant tenir l’idéologie teintée de religion à l’écart, c’est toujours d’une manière ou d’une autre dans une sorte de pari qui à terme consiste à se rapprocher de l’objet même de la religion, à savoir l’absolu. Malgré la régionalisation des savoirs dans des systèmes de valeurs qui relèvent d’un bouillonnement culturel, le pari de l’unité reste inchangé dans l’esprit scientifique. Dès lors et toutefois si science et religion ont le même objet, elles sont ennemies en ce sens que l’une manque totalement son objet et aussi parce que l’autre, la science, bien qu’elle puisse se glorifier de certains succès incontestables ne l’atteint pas davantage autrement que sous la forme d’un tel pari ; la science telle que nous la concevons jusqu’à maintenant sous sa forme exclusivement déterministe ne peut se vanter que d’approcher son objet grâce à la rupture qu’elle a opérée avec la religion. Toutefois c’est paradoxalement le même élan métaphysique qui propulse l’une comme l’autre démarches de l’esprit vers leurs écueils idéologiques. Mais cette rupture c’est ce qui selon Hegel, dans Science de la Logique, a permis au connaître déterministe de se doter de d’une cohérence apparemment parfaite: ayant pu se séparer de toute base culturelle et vivante le connaître déterministe s’est assuré la possibilité de construire son univers selon des règles parfaites par leurs formes moyennant un principe de non-contradiction qui n’a d’autre conséquence que de s’assurer la cohérence de preuves empiriques toujours déjà pré-formatées et, partant, parfaitement cohérentes. Le cercle est parfait, les résultats le sont d’autant plus, mais en apparence seulement. En effet, selon Hegel dans le même ouvrage, le connaître déterministe, fondé sur une négation de l’objectivité de son objet qu’il a dû pourtant présupposer pour le penser, ou sur une fondation formelle de cette objectivité, dans le stricte cadre apriorique, omet que c’est la même réalité qui propulse l’esprit tant vers la religion que vers cette forme singulière du connaître. Si bien que la science passe forcément elle aussi à côté de son objet, l’explication de la totalité du réel, puisqu’elle met l’esprit hors du réel. Aussitôt qu’elle rencontrera, nous dit Hegel, les possibilités du dépassement de son propre cadre apriorique elle se trouvera face à des apories qu’elle ne pourra jamais résoudre que par un retour aux fondements métaphysiques de sa démarche. Pour le dire autrement, on peut à ce jour reconnaître avec Hegel que la découverte de dimensions infra-spatiales et infra-temporelles en mécanique quantique met la physique moderne en face d’un tel paradoxe. En effet si Kant a pu montrer dans La Critique de la Raison Pure qu’il n’est pas de physique théorique autrement que dans le cadre a priori de l’espace et du temps, il reste que c’est à travers ce même cadre que la physique quantique ouvre la voie d’un débordement de ce cadre : c’est phénoménalement que sont mis en évidence des lois et phénomènes infraspatiaux et infra-temporels, tels que la compossibilité d’états quantiques divergents dans les formules de Dirac mises en évidence par les expériences de polarisation des photons d’Alan Aspect en 1982. Le processus transcendantal, autrement dit, à l’aune de ces expériences et tel que Hegel l’avait déjà annoncé dans la Science de la Logique (§ 231 de l’Encyclopédie en abrégé), tend à s’auto-déborder en tant qu’activité de l’esprit. Toute la question est alors de savoir pourquoi et vers où il se déborde. Or cette double question n’a, selon Hegel, qu’une seule réponse ; cette réponse consiste à montrer que l’absolu est le principe, c'est-à-dire à la fois le commencement et la fin, de toute démarche spirituelle. C’est pourquoi la religion ne peut être ni anthropologiquement ni ontologiquement opposée à la science mais seulement dialectiquement. Anthropologiquement elle ne le peut parce que la conscience humaine tend inexorablement vers les concepts spéculatifs et transcendants, que ce soit à une fin pratique ou cognitive. Chercher à savoir c’est toujours in fine chercher à tout savoir. Désirer l’ordre moral c’est toujours, pareillement, désirer la sainteté comme finalité absolue de la vie humaine, à l’instar de ce que Kant a pu montrer dans ce sens dans la Critique de la Raison Pratique : aucune action n’échappe en effet à ce « fait de la raison » qu’est la loi morale absolue, ce qui rend possible notre liberté comme hypothèse nécessaire de notre indépendance par rapport au monde relatif et variable de la sensibilité. La religion ne peut non plus s’opposer ontologiquement à la science puisque toutes deux ont le même objet : l’explication et l’ordonnancement de la totalité du réel. L’opposition ne peut donc être que dialectique, selon Hegel dans Philosophie de l’Esprit, c'est-à-dire comprise en elle-même au sein d’une même réalité auto-différenciatrice qui tend inexorablement vers l’absolu à partir du moment où l’Esprit émerge au cœur de cette réalité. Or, justement, pour que cette tension vers l’absolu soit possible il faut à l’esprit l’espérance narcissique d’être au centre du monde, même si la définition de ce centre géométrico-géocentrique, formel, doit, à terme, s’affiner pour devenir un centre téléologique et théologique objectif : le centre du monde est l’esprit en tant que l’esprit fait le monde et le fait conformément à son image qui se réalise dans l’histoire, à travers les polémiques qu’il traverse, en se révélant finalement comme Esprit Absolu, c'est-à-dire comme philosophie. * * * Après avoir constaté de prime abord la nécessité de considérer l’identité d’objet entre la science et la religion, malgré une opposition historique certaine où chacune tend à soumettre l’autre à sa forme de pensée, après avoir de surcroît constaté la gloire et l’autorité respectives de chacune en ce sens que l’une réalise de véritables performances et que l’autre reste incontestablement autoritaire (au sens littéral, c'est-à-dire qu’elle fait autorité) en tant que fondation de toute vie humaine qui élève à l’objet apodictique, nous avons dû rechercher le champ spirituel susceptible de révéler à la fois cette unité et cette distinction. Ce champ n’est autre que celui de l’Esprit Absolu compris comme philosophie. Mais il faut encore savoir quelle forme devra prendre dans l’histoire l’unité dialectique de la foi et de la rationalité de l’Etat, unité que l’on nomme encore sous le nom de laïcité. Il semble que nous soyons en train de vivre une phase de ce processus, avec son lot de violence et d’intolérable.