FLSH / Capes LM / Travail d`entraînement donné le 6 décembre 07

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É
TUDE GRAMMATICALE D
UN POÈME DE
P
HILIPPE
J
ACCOTTET
FLSH / Capes LM / Travail d’entraînement donné le 6 décembre 07
Corrigé par Jean-Paul Meyer
Lexicologie : étude des mots apeurés (v. 6) et boueuses (v. 9)
apeurés
est un adjectif qualificatif, plus précisément un participe passé à valeur adjectivale. Le mot
est la forme participe du verbe apeurer, verbe en –er ; cela explique la finale –é.
Le mot se prononce [
a
a a
a Ȑ
ȐȐ
Ȑe
ee
e
] (trois syllabes), et il est ici accordé au masculin pluriel, avec le
pronom nous (v. 6). En effet, la fonction d’épithète tachée donnée à l’adjectif apeurés lui
confère un statut prédicatif (« ici nous sommes, nous qui sommes apeurés »). Le masculin
(pluriel) de nous employé dans ce vers, lequel influe directement sur apeurés, s’explique par la
référence générique du pronom (voir la partie Stylistique).
Le verbe apeurer est construit sur la base peur (lat. pavor, anc. fr. paor). Le préfixe a– indique,
comme c’est souvent le cas, un changement d’état, autrement dit l’application de la qualité
dénotée par la base : apeurer (verbe transitif) signifie littéralement « faire peur ». Avec apeurés
nous avons donc un mot construit, formé des éments suivants :
a — peur — é — s
Le suffixe –é– est polysémique : en tant que marque flexionnelle, il indique la forme participe
passé du verbe ; il est cependant une flexion de l’infinitif –er, indiquant la dérivation du nom en
verbe. C’est donc en tant que marque dérivationnelle que le suffixe –é conduit à ranger le mot
dans la catégorie des adjectifs.
Le verbe apeurer (comme son homologue épouvanter, construit sur une base allomorphe de
« peur ») est donc une alternative à la locution verbale faire peur : apeurer admet une
construction directe (« apeurer un chevreuil »), contrairement à faire peur, toujours construit
indirectement quand il n’est pas en emploi absolu (« faire peur aux enfants »). Pourtant apeurer
ne s’est pas maintenu, sauf dans les styles très recherchés. Il est généralement remplacé par
effrayer.
Ce n’est pas le cas d’apeuré, qui, en tant qu’adjectif, s’est maintenu aux côtés des autres membres
du lexique des « indicateurs de peur » : intimidé, effrayé, effarouché, affolé, épouvanté, terrifié,
etc. (tous des participes passé à valeur adjectivale). Apeuré prend ainsi sa place dans une certaine
gradation de l’état de peur : il s’emploie pour qualifier une peur brève et soudaine, généralement
peu justifiée. Ce sens explique d’ailleurs l’absence de la valeur adjectivale du participe
présent : « apeurant » (adjectif), tout comme « effarouchant », n’est pas usité (« *un film
apeurant », « *une scène effarouchante »)
Certains adjectifs de cette série partagent une caractéristique liée au statut animé ou non-animé du
substantif qu’ils qualifient. C’est le cas de apeuré. Ainsi par exemple, « un chien apeuré » se
distingue de « un aboiement apeuré » au sens le premier signifie que le chien a peur, alors que
le second signifie que l’aboiement témoigne de la peur du chien. Ce phénomène joue un rôle
important dans le poème de Jaccottet : l’épithète détachée, qualifiant le pronom « nous », permet
de condenser en seul mot (« apeurés ») le sentiment d’inquiétude qui règne (« nous avons peur,
mais ne savons pas de quoi »).
boueuses
est également un adjectif qualificatif, qui détermine dans ce vers 9 le nom « racines ». Cela
explique qu’il soit fléchi au féminin pluriel. On peut d’emblée faire remarquer que l’adjectif boueuses
présente deux particularités intéressantes.
La première, d’ordre phonétique, lui vient de ses deux prononciations possibles : [
bu ø
bu øbu ø
bu øz
zz
z
], en deux
syllabes, ou [
bwø
bwøbwø
bwøz
zz
z
] en une seule syllabe. Alors que dans la plupart des mots construits de la même
façon (consonne + OU + voyelle) le graphème OU se prononce [
w
ww
w
], le mot boueux admet deux
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prononciations. L’usage français est toutefois très hésitant dans ce domaine : si les locuteurs qui
prononcent [
mu
mumu
mu
ǫt
ǫtǫt
ǫt
] pour mouette sont rares, ils sont en revanche beaucoup plus nombreux à dire [
lu
lulu
lu
ǡɶ
ǡɶǡɶ
ǡɶȢ
ȢȢ
Ȣ
]
plutôt que [
l
ll
lw
ww
wǡɶ
ǡɶǡɶ
ǡɶȢ
ȢȢ
Ȣ
].
La seconde particularité de boueux/boueuses est d’ordre morphologique et tient au suffixe –eux. Dans
la transformation de nombreux noms de matière en adjectifs (miel > mielleux, plâtre > plâtreux, etc.),
le suffixe a en effet deux sens possibles : soit il indique que l’objet qualifié est couvert ou fait de la
matière désignée, soit il indique que l’objet a l’aspect ou la consistance de la matière désignée. Ainsi
un « fromage crémeux » contient beaucoup de crème, alors qu’une « peinture crémeuse » a la texture
ou la couleur de la crème. De même, boueuses (adjectif) signifie donc aussi bien « en contact direct
avec la boue » que « en comparaison avec la boue ».
Ce double sens autorise par conséquent deux interprétations possibles des « racines boueuses » du
poème (v. 9) : un versant concret, plus exactement métonymique, dans lequel les racines sont boueuses
parce qu’enfoncées dans « la terre » (v. 2) et couvertes de boue ; un versant métaphorique, dans lequel
les racines boueuses désignent les profondeurs de l’âme (« beaucoup plus bas », v. 2), monde secret et
peu reluisant (voir la partie Stylistique).
Boue ainsi que boueux/boueuses appartiennent à un réseau important et homogène. Lexicalement, ils
sont liés à la fange, la bourbe, le limon, la vase, la gadoue, etc., et probablement à la bouse ;
sémantiquement, ils ont amené la création de boueux > boueur > éboueur qualifiant les personnes
employées pour débarrasser les ordures, ainsi qu’un certain nombre de sens figurés motivés par les
sèmes /tache/ et /saleté/ (« couvrir de boue », « traîner dans la boue », etc.), de même que par les
sèmes /grossièreté/ ou /épaisseur/ (« des propos boueux », « une peinture boueuse », etc.)
Grammaire (a) : étude des formes et types de compléments d’objet dans le texte
La notion de complément d’objet désigne une fonction fondamentale du syntagme nominal (ou de son
équivalent structural) à l’intérieur du syntagme verbal. Qu’on l’appelle complément essentiel,
complément sélectionné ou tout simplement objet, il joue un rôle particulier de saturation du sens du
verbe. Contrairement à l’adverbe qui caractérise le verbe, à l’attribut qui caractérise le sujet (parfois
l’objet) ou au circonstant qui caractérise la localisation (lieu et temps) de la phrase, le complément
d’objet comble une lacune du verbe, lequel, sans ce complément, n’aurait pas de sens ou aurait un
autre sens.
Exemples : L’avion a regagné sa base (*L’avion a regagné) // Léa sort vs Léa sort de chez elle.
Il est cependant très difficile de définir ou de repérer le complément d’objet à l’aide de seuls critères
sémantiques ou syntaxiques. Dire que « l’action du verbe passe par l’objet », ou que « l’objet est
dépendant du verbe, avec ou sans préposition » est insuffisant et provoque des contresens.
L’application de tests d’identification (souvent plusieurs, de manière complémentaire) donne de ce
point de vue de meilleurs résultats.
On peut nommer trois types de compléments d’objet :
• le complément direct, relié au verbe par simple collocation ;
• le complément indirect, relié au verbe par le biais d’une préposition ;
• le complément interne, relié au verbe par une redondance sémantique.
Concernant les formes, on en dénombre également trois :
• le syntagme nominal dans toutes ses représentations (groupe nominal, pronom, nom propre) ;
• la phrase complétive dans toutes ses représentations (conjonctive, interrogative, infinitive) ;
• la phrase relative substantive dans certains cas.
Dans le poème étudié, les compléments directs sont au nombre de cinq :
1. pense-le (v. 13)
2. dis-le (v. 13)
3. (dis) que cela peut être vu (v. 14)
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4. (dis) que vous saurez encore courir comme cela (v. 15)
5. (vous saurez encore) courir comme cela (v. 15)
Les cas 1 et 2 sont des pronoms (donc des SN), alors que les suivants sont des complétives (conjonctive :
3 et 4 ; infinitive : 5)
Remarque
• La phrase « cela peut être vu » (cas 3) est un exemple de construction passive : il s’agit en effet de la
diathèse de « on peut voir cela », cela serait complément d’objet. À cause du passif cependant, le
CO est devenu sujet.
Les compléments indirects sont également au nombre de cinq dans le poème :
6. (quelque chose monte) de la terre (v. 2)
7. (quelque chose monte) de beaucoup plus bas (v. 2)
8. et 9. (d’autres vols [...] descendent) de plus loin que le ciel (v. 7) à leur rencontre (v. 8)
10. (passés) parmi les racines boueuses (v. 9)
Il s’agit dans les cinq cas de syntagmes prépositionnels, autrement dit de SN introduits par une
préposition. Les cas 8 et 9 présentent un exemple de double complémentation lié au sémantisme du verbe
descendre (« descendre » + origine + destination) ; le groupe « à leur rencontre » est appelé pour cette
raison complément (d’objet) second.
Remarques
• La tournure « quoi qu’il en soit » (v. 13) comporte un pronom en qui résulte de l’antéposition de
l’attribut.
• L’expression « dans le manteau rêche de la nuit » (v. 16 ; voir le point suivant) pourrait être identifiée
comme CO dans une tournure du type « Vous vous cachiez chaque soir dans le manteau rêche de la
nuit ». Cependant, le statut d’épithète détachée que prend à cet endroit le participe passé à valeur
adjectivale fait du SP dans le manteau... un complément de l’adjectif.
Bilan
Six cas de complément d’objet — parmi les dix possibles — sont représentés dans le texte de Jaccottet
(/complément d’objet interne/, /nom propre/, /phrase relative substantive/ et /interrogative/ sont
absents). Leur disposition contribue d’ailleurs fortement à accentuer la structure particulière du poème,
en deux parties très différentes (voir le point Stylistique).
Ainsi le premier verset (vers 1 à 12) ne comporte que des compléments indirects, tandis que le deuxième
(vers 13 à 16) regroupe tous les compléments directs. De même, alors que la densité des compléments
est faible (en réalité normale) dans le verset 1 (moins d’un complément tous les deux vers), elle est
exceptionnellement élevée dans le verset 2 (plus d’un complément par vers).
Grammaire (b) : explication de la structure de « bien cachés dans le manteau rêche
de la nuit » (v. 16)
L’expression « bien cachés dans le manteau rêche de la nuit » présente une structure classique de
syntagme adjectival, autrement dit d’adjectif expansé par un adverbe et un complément sous forme
prépositionnelle. Cela est dû au statut particulier des deux derniers vers du poème
(dis) que vous saurez encore courir comme cela,
mais bien cachés dans le manteau rêche de la nuit
cachés peut aussi bien être considéré comme attribut (« courir cachés »), en coordination avec
« courir comme cela », que comme épithète détachée (« dis que, bien cachés dans le manteau rêche de
la nuit, vous saurez encore courir comme cela »).
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L’adjectif caché, plus précisément le participe passé du verbe « cacher » en emploi adjectival, reste
cependant bien lui-même quelle que soit l’analyse. Cette identité forte de l’adjectif explique la
présence de l’adverbe de gradation bien, et du syntagme complément dans le manteau rêche de la nuit.
Ce syntagme est lui-même structuré comme un groupe prépositionnel classique, c’est-à-dire avec une
préposition en tête introduisant un syntagme nominal. À son tour le SN est formé d’un enchaînement
de groupes nominaux expansés, puisque manteau est aussi bien déterminé par rêche (adjectif) que par
de la nuit (complément du nom), mais pas au même niveau syntaxique.
Cette structure peut être représentée par le graphique suivant, dit « schéma en arbre » :
bien cachés dans le manteau
rêche de la nuit
SAdj
Adv
SAdj
Adj
SP
Prep
SN
D
Nexp
Nexp
SP
N
Adj
Prep
SN
N
D
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