CAPES de Lettres Modernes 2006 / Étude grammaticale d’un texte de langue française postérieur à 1500 Rapport présenté par Fabienne BOISSIERAS Disponible sur http://www.education.gouv.fr/personnel/siac2/jury/default.htm Remarques générales Le choix de Marivaux permettait aux candidats de renouer avec la langue classique et de se confronter à un texte largement fréquenté. Aucune connaissance historique de la langue n’était nécessaire pour appréhender le sens. L’étude s’envisage toujours en synchronie même si la question de lexicologie et de grammaire exige une appréciation juste des écarts possibles entre le sens ou l’emploi classique et le fonctionnement en français moderne. Le corrigé proposé permettra de rappeler quelques fondements méthodologiques et de redire que c’est le texte, nécessairement singulier, qui informe la présentation grammaticale et stylistique de l’étude. Grilles descriptives, plans canoniques, sortis des grammaires disponibles ne sauraient suffire à l’élaboration du devoir. C’est à partir d’une réflexion grammaticale (que l’introduction pose clairement en amont) que s’organise le devoir. La pratique de diverses grammaires, la confrontation de diverses approches grammaticales peut permettre de prolonger heureusement les analyses. L’année de préparation vise à asseoir des connaissances théoriques solides (sans lesquelles le projet d’enseigner semble compromis) et à éprouver ces connaissances lors d’épreuves organisées dans les conditions du concours. 1. Lexicologie Rappels méthodologiques Cette question mérite un traitement rigoureux et ne souffre guère l’approximation. Trois étapes structurent nécessairement l’étude de l’unité lexicale : ► Étude morphologique et morphosyntaxique (l’étymon non obligatoire peut permettre de dégager le sens premier du mot) Étude sémantique en langue (sens principaux du mot en langue). ► ►Étude en contexte : étude du mot dans son environnement proche (actualisation du nom, caractérisation, question de rection pour un verbe, de diathèse...) et dans un contexte plus large (isotopie, figure dérivative, emploi tropique, métalinguistique...) Novice : substantif masculin ou féminin ; adjectif qualificatif épicène (transitif, « être novice en ou à », gradable). • Mot simple, emprunt ancien au latin novicius (dérivé lui même de novus = récent, nouveau). Il est employé pour désigner les nouveaux soldats, les nouveaux esclaves ; puis celui qui se forme à la vie conventuelle avant de prononcer ses vœux • Sens en langue. D’abord employé métaphoriquement comme adjectif avec une valeur caractérisante au sens d’« inexpérimenté » puis de préférence comme nom (cf. dictionnaire de Trévoux) classifiant dans le contexte monacal. La langue du XVIIIe emploie indifféremment le nom et de l’adjectif pour désigner un homme ou une femme qui a pris nouvellement l’habit de religion dans un couvent pour s’y éprouver un certain temps dans le dessein d’y faire profession. L’adjectif retrouve son sens figuré de peu habile, peu exercé dans son métier ou dans son expérience du monde et plus spécifiquement dans le domaine de la galanterie et de l’amour. Bouhours : « la femme que vous me donnez n’est pas novice, Dieu-merci ; elle a de l’expérience ». Par métonymie, l’adjectif peut être incident à un inanimé : main novice, plume novice. En français moderne, double identité grammaticale conservée, avec sa valeur caractérisante (connotation dépréciative, connotation déjà présente en langue classique : « Il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour », La Bruyère). • Sens en contexte. Emploi adjectival, attribut de l’objet (vs une novice), environnement lexical qui facilite la lecture du sens : « qui n’a pas d’expérience du monde et des règles de bienséance ». Inusité, familier, saisir, apprendre sont autant de vocables du texte qui trouvent légitimement leur place dans ce roman de formation. Le mot, qui appartient bien à l’idiolecte de Marianne (lesté ici d’une valeur disqualifiante : construction attributive, négation), apparaît dans des contextes divers. Le savoir-faire dans un milieu inconnu découlant du goût naturel, l’aisance est l’aspect extérieur de la moralité, de la noblesse de cœur réservée à des âmes élevées. A l’inverse, l’inexpérience trahit la médiocrité des êtres. Distraction : substantif féminin, singulier. • Mot complexe construit, sens prédictible, par dérivation progressive avec ajout d’un suffixe à une base verbale distrahere (phénomène de nominalisation verbale : noms déverbaux). Suffixe -tion (latin : ationem), signifiant l’action ou le résultat de l’action. Suffixation très productive (analyse diachronique : dis-trahere : préfixe marquant la division « tirer en divers sens »). • Sens en langue : le substantif développe les sens du verbe. Action de séparer. Démembrement. En langue classique, sens juridique : terme de palais, distraction d’une somme d’argent = revendication d’un objet compris dans une saisie. • Sens tropiques : 1) action de détourner l’esprit d’une occupation, inapplication, diversion. Le mot envahit le champ de la Morale. 2) action de détourner l’esprit d’une occupation sérieuse (// divertissement), notion de plaisir à considérer. Par métonymie, occupation qui détend (au pluriel, valeur concrétisante). 1 • Sens en contexte : sens d’inapplication par manque d’attention (vs étourdiment : par manque de réflexion). Pure distraction équivaut à « simple distraction ». Renvoi à un art de la narration singulier où s’affirme un goût du naturel, de l’écart, de la digression. • Sens métalinguistique. Art de vivre et art d’écrire que concentre le mot, là encore largement déployé dans l’ensemble du roman. 2. Syntaxe La question à traiter, cette année, n’avait pas de quoi surprendre les candidats. Elle exigeait cependant une bonne maîtrise des fonctionnements énonciatifs, syntaxiques et pragmatiques de l’interrogation. Il n’était pas possible de faire l’impasse sur la notion d’interrogation indirecte largement illustrée dans le texte. La fréquentation de différentes grammaires a pu permettre aux étudiants les mieux préparés de confronter points de vue et analyses et d’exercer avec réussite leur jugement critique. Introduction (problématique). L’interrogation envisagée comme une des modalités de phrase (modalité d’énonciation), comme un archi-acte de langage limite l’étude à l’interrogation directe. Or, un questionnement sur le lieu d’inscription du fait objet de l’interrogation permet d’opposer interrogation directe et indirecte (un débat autour de la notion de subordonnée interrogative indirecte relayée par celle de percontative est ouvert). Reste dans les deux cas à étudier la portée de l’interrogation (totale ou partielle : la première met en débat le processus exprimé par le SV, la seconde met en débat les éléments adventices au SV) et à analyser les mots interrogatifs convoqués. L’interrogation implique généralement une demande d’information, ce qui permet de la définir comme première partie d’un couple (question /réponse). C’est là la valeur pragmatique de base. La phrase interrogative se prête plus aisément que la phrase assertive à l’analyse logique autour de la partition thème / prédicat. L’indicatif est la base sur laquelle se développe l’interrogation : il n’y a pas de mode interrogatif. I - Interrogation directe L’interrogation directe a pour cadre une phrase. Marques spécifiques : phrase à intonation non conclusive, nonthétique (mélodie suspensive) ; point d’interrogation. A) Interrogation totale : Réponse possible par « oui / non » ou « si ». Aurais-je la berlue ? Forme canonique : inversion simple (versation rétrograde), le pronom clitique remet en question l’interprétation thétique. N’est-ce pas vous Marianne ? Inversion simple des morphèmes du présentatif, interro-négative impliquant une réponse SI. Interprétation de ces « interrogations ». Fausses interrogations, à valeur dubitative. Pas de paraphrase possible avec est-ce que, à moins d’une altération sémantique et pragmatique sensible. B) Interrogation partielle : Présence d’un morphème interrogatif généralement en tête de phrase qui porte l’accent. Qu’avez-vous donc ? Pronom interrogatif + inversion. Opposition normale, au XVIIIe, entre qui /que ; la forme n’est pas déterminée par sa fonction, mais par l’opposition animé / inanimé Fonction objet du pronom. En tête de phrase. Clitique (dans la périphérie immédiate du verbe) Quelle bonne fortune avez-vous donc eue ? Déterminant interrogatif + inversion Flexion en genre et en nombre II - Interrogation indirecte L’interrogation indirecte se caractérise généralement par la subordination à une phrase introductrice contenant un verbe percontatif dont elle est la complétive. La perspective percontative indique une question ouverte comme dans l’interrogation simple. La phrase perd les marques de modalité de l’interrogation directe (ordre des mots, intonation, point d’interrogation). La modalité de la phrase est assertive le plus souvent (mais l’interrogative indirecte peut s’inscrire dans une phrase-cadre interrogative ou injonctive). De nombreuses erreurs d’analyse dans les copies ont pour origine une absence de réflexion sur la modalité d’énonciation. A) Interrogation totale Pour voir si elle n’a besoin de rien. Emploi percontatif de si (intégratif dans les propositions circonstancielles), adverbe interrogatif (ou « outil » interrogatif). Les grammaires confèrent par opération commutative à si le statut adverbial, « inconnu, lui au bataillon des adverbes interrogatifs non ligateurs » (cf. Wilmet, § 549). Les valeurs envisagées par l’interrogation se résument à « oui / non ». Mot sans fonction. B) Interrogation partielle Devinez avec qui (verbe ellipsé : elle entra) Ne sachant plus où j’étais Dites-moi donc ce que cela signifie. Contez-moi donc d’où vient cela. Le verbe support a un sens interrogatif (ne plus savoir) ou est apte à rapporter les paroles d’un autre (conter, dire). Les outils interrogatifs : 2 - Adverbes interrogatifs : où l. 17 et l. 31. (ou pronom interrogatif-relatif) - Pronoms, nominaux : que (référent inanimé, non anaphorique) le tour ce qu- (à l’origine démonstratif neutre + relatif) fonctionne comme le supplétisme de que ; qui : derrière préposition, animé. Les subordonnées interrogatives indirectes partielles (percontatives) sont complément d’objet direct (l. 11 et l. 31 la préposition étant interne à la subordonnée). Les outils interrogatifs sont dotés d’une fonction : complément essentiel locatif (l. 17) ; complément essentiel locatif (l. 31) ; COD (l. 30) ; compléments prépositionnels, moyen, accompagnement. (l. 11). Pour ces propositions, la notion de subordination est contestable, car les mêmes outils sont disponibles pour l’interrogation directe partielle et ne jouent pas ainsi un rôle d’enchâsseur (adverbe non ligateur). Les propositions sont proches d’indépendantes : où étais-je ? avec qui entra t-elle ? d’où cela venait-il ? Que cela signifie t-il ? Une remarque pouvait être faite sur : j’avais un goût naturel ou je ne sais quelle vanité délicate. Variante d’un déterminant indéfini, antéposé au nom, insistant sur le mouvement d’appréciation engagé (vs n’importe quel). Quantifiant-caractérisant. Issu d’une structure verbale complexe, d’une interrogative indirecte elliptique du verbe (sur le modèle je ne sais quoi : pronom indéfini). Le déterminant interrogatif quelle intègre cette construction lexicalisée. 3. Remarques grammaticales Dans le cadre de cette question, nous rappellerons qu’il s’agit de lister et d’analyser le ou les lieux de complexité et non de se livrer à une lecture de tous les éléments présents dans le segment : « voilà qui est admirable » l. 30. - Voilà : présentatif, diachroniquement formé de l’impératif du verbe voir accompagné de l’adverbe de lieu. Par la présence du déictique, l’absence de flexion de la partie verbale (vs il y a, c’est) il s’agit du plus démonstratif des présentatifs, lié à l’énonciateur (d’où son inscription dans le dialogue). Deux traces de son origine verbale persistent : rection et négation ne pas dans une interrogation rhétorique Morphème apte à « introduire d’entrée de jeu un énoncé complet » ou autrement dit à actualiser un référent nouveau. Il introduit un élément nominal puisque historiquement c’est un GV. On réserve les termes de séquence ou de régime pour désigner ce qui suit immédiatement le présentatif (objet premier pour Wilmet). Il peut s’agir d’un SN, d’une relative, d’une complétive. L’opposition classique entre proximité (voici) et éloignement (voilà) est caduque. Voilà renvoie à l’énoncé en amont, voici en aval. - Qui est admirable : Relative substantive. qui, pronom relatif non anaphorique ou aphorique. Phrase à prédication incomplète : rhème sans thème. - Qui : référent inanimé (conformément à l’usage classique), distinction sémantique à faire entre ce qui et qui. *Voilà ce qui est admirable. Rappels : L’étude de la langue s’effectue selon un ordre rigoureux : l’examen du lexique puis de faits grammaticaux a pour objet d’apprécier les savoirs théoriques légitimement exigés ainsi que la qualité de la réflexion linguistique. Cependant, la fréquentation du texte lors de cette première étape permet le repérage de faits scripturaux majeurs (l’interrogation devait réapparaître nécessairement dans le commentaire stylistique, l’étude lexicologique proposait des entrées immédiates dans la poétique du texte). Ainsi, loin d’opposer les deux parties du sujet, le candidat aura tout intérêt à récupérer au cours de ses analyses techniques les éléments sur lesquels il fondera la pertinence et la légitimité de son commentaire de style. Exigence « spitzérienne » dont nous ne saurions nous passer. BIBLIOGRAPHIE • Lexicologie Eluerd, Roland, La lexicologie, PUF, « Que sais-je ? », 2000. Lehmann, Alise et Martin-Berthet, Françoise, Introduction à la lexicologie, A. Colin, 2005. Mitterand, Henri, Les mots français, PUF, « Que sais-je ? », 1996. Mortureux, Marie-Françoise, La lexicologie entre langue et discours, SEDES, 1997. Touratier, Christian, La sémantique, Colin, coll. « Cursus », 2000. Dictionnaires du XIXe et XXe : le Grand Larousse de la Langue Française, le Grand Robert de la Langue Française, le Trésor de la langue Française, le Dictionnaire Historique de la Langue Française. • Grammaire Denis, Delphine et Sancier-Chateau, Anne, Grammaire du français, Le livre de Poche, 1994. Eluerd, Roland, Grammaire descriptive de la langue française, Nathan-Université, 2002. Fournier, Nathalie, Grammaire du français classique, Belin, 1998. Le Goffic, Pierre, Grammaire de la phrase française, Hachette, 1994. Riegel, Martin, Pellat, Jean -Christophe, et Rioul, René, Grammaire méthodique du français, PUF, 1994. Soutet, Olivier, La syntaxe du français, PUF, « Que sais-je ? », 1989. Wilmet, Marc, Grammaire critique du français, Hachette/Duculot, 1997. Revues : L’information grammaticale, Langue française. 3