Dimitri YERNAULT

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L’EFFICACITÉ CONTRE L’EFFICACITÉ :
PLAIDOYER POUR LA RÉHABILITATION D’UN DROIT
DE LA PUISSANCE PUBLIQUE AU SERVICE DES DROITS FONDAMENTAUX
Contribution à l’atelier numéro 3 « L’Etat doit-il être efficace ? » pour le site collaboratif de recherche
interdisciplinaire sur le droit public « Le droit public existe-t-il ? »
par
Dimitri YERNAULT 1
30 décembre 2007
La présente contribution est volontiers iconoclaste. Demander à l’Etat d’être efficace en
prêtant à l’efficacité davantage que sa dimension instrumentale est une approche
idéologique, parfois juridique quand elle est traduite en normes, mais idéologique quandmême. Ce serait aussi se mettre des œillères que de refuser d’analyser les normes à vocation
en apparence purement instrumentales en se réfugiant derrière l’antienne « une politique
n’est ni de gauche, ni de droite ; elle est efficace ou inutile ». Replacer la norme juridique
dans le contexte qui a justifié son édiction et celui de ses application et interprétation est un
exercice démocratique crucial. Pas plus qu’une règle de droit public ou de droit privé n’est
bonne ou mauvaise en soi parce qu’elle est de droit public ou de droit privé, une règle
reprise en boucle par les organisations internationales économiques n’est bonne ou mauvaise
en soi parce qu’elle émane d’organisations internationales économiques. Derrière la norme,
aussi fondamentale ou aussi technique soit-elle, il y a toujours un projet, une conception de
la société plus ou moins consensuelle, plus ou moins respectueuse des droits fondamentaux
de certains, du plus grand nombre ou de tous. Le droit est le produit de la société, il en est
également un moyen de transformation.
L’exercice demandé consistant à s’interroger sur les relations entre droit et économie, il vous
est d’abord ici proposé de discuter de la mise en pratique juridique de l’idéologie soustendant le New Public Management, puissamment relayé par les organisations économiques
internationales, en la confrontant à la responsabilité de définir l’intérêt général qui en dernier
ressort doit appartenir au politique malgré les crises de la représentation (1ère partie).
L’examen succint de 6 thèmes est ensuite abordé pour illustrer en quoi des instruments
juridiques censés mener à l’efficacité de l’Etat handicapent son action plus qu’autre chose en
le rendant inefficace pour assumer les fins pour lesquelles il est institué (2ème partie). Il est
enfin proposé de bien vouloir examiner dans quelle mesure la redéfinition du rôle de l’Etat,
comme garant des droits fondamentaux (civils, politiques, économiques, sociaux et
culturels), peut se passer de la « traditionnelle » distinction entre droit public et droit privé et
d’envisager si elle n’implique pas, au contraire des lignes de force de la mondialisation
contemporaine, un renforcement de certains instruments de contrainte unilatérale, bref de
réhabiliter la puissance publique, cette vieille baderne sans laquelle justement l’Etat ne peut
être efficace (3ème partie).
1
Secrétaire politique du groupe PS au Parlement Bruxellois, assistant en droit public économique (U.L.B.),
conférencier pour l’Executive Master en Management Public de la Solvay Business School (U.L.B.). Ce vil cumul
se nourrit aussi de fonctions d’administrateur de la Société régionale d’investissements de Bruxelles et de la
Société régionale du logement de la Région de Bruxelles-Capitale. Est-il besoin de poser au préalable que les
présents propos n’engagent évidemment que leur auteur ?
1
1ère partie – La poursuite de l’intérêt général dans un monde gagné par la New Public
Management inadapté à sa complexité
I. De « la force des choses »…
« Un soldat doit tuer 3,26 ennemis par engagement en cas de conflagration en milieu urbain (marge
d’erreur : 2,4%) ».
« Un agent de niveau 2B – Z4 de l’Office des Pensions doit traiter 27 cas de catégorie 17 en 7h38 ».
« Avant son remplacement par l’ordinateur HAL8 qui agira 12,47 fois plus vite, le conseil de l’action
sociale de Trifouillis-les-Oies veillera à ce que l’allocataire putatif soit réemployable au moins à un
degré 4 sur l’échelle de Von Ktafenblum qui en compte 13 ».
Si l’on désire un monde géré en fonction de grilles élaborées par des actuaires et par des
logiciels, on ne s’y prendrait pas autrement.
La contribution de Diane DEOM au présent atelier virtuel nous ramène heureusement les
pieds sur terre. Selon elle, l’analyse de l’efficacité des politiques publiques ne devrait être
qu’un facteur de leur évaluation sans rapport direct avec la logique de marché. Mais il n’y a
qu’un pas du passage de cette analyse d’efficacité vers la rentabilité. Dans le même temps,
l’efficacité intrinsèque de la règle juridique n’est pas tout, il faut aussi avoir égard à son
effectivité. En outre, les difficultés de définition préalable des objectifs que la norme doit
atteindre se couplent à celles tenant à la mesure des résultats. Selon son expression, la quête
d’efficacité est à la fois nécessaire et dangereuse, elle ne devrait être qu’un concept
« ancillaire ».
L’Etat doit-il être efficace ? Non peut-être !
Voilà, le débat pourrait s’arrêter ici tant la réponse semble aller de soi. Un Etat inefficace
perdrait la légitimité que les multiples crises actuelles de la représentation ont déjà
solidement entamée.
Ceci étant dit, rien n’est dit. Un Etat peut à certains égards être efficace sans respecter les
canons élémentaires de l’Etat de droit. Au demeurant, cette dernière théorie peut être parfois
critiquée comme étant essentiellement formaliste ou ne s’attachant qu’à la défense de
certains droits fondamentaux en laissant de côte des droits économiques et sociaux. Rien ne
serait surtout dit, quoi que l’on puisse penser de l’école Law & Economics, si l’on s’abstenait
d’avoir égard à l’influence indéniable qu’elle a acquise dans la jurisprudence américaine et
dans les organisations économiques internationales.
Assurément, l’efficacité de l’Etat – au sens générique, celui à envisager dans toutes ses
composantes, tous ses démembrements – est une exigence foncièrement légitime.
Mais, force est de constater qu’un discours sur l’efficacité, un discours parmi beaucoup
d’autres possibles malgré tout, a depuis une vingtaine d’années le vent en poupe. Il s’agit du
discours globalement véhiculé par les organisations internationales, mondiales comme
européennes, à vocation économique, discours qui trouve d’autant plus de place pour se
répandre en Belgique que les réticences de fractions importantes de la population à l’égard
de l’impôt (nous pouvons y rajouter les redevances ou les cotisations sociales) ont aussi pour
toile de fond les nécessités liées à l’assainissement des finances publiques.
2
Si certaines parties de ladite population prétendent pouvoir s’accommoder de moindres
prestations publiques et collectives, force est toujours de constater que la demande de
prestations les plus variées demeure exprimée par la plus grande partie des habitants2. En
atteste par exemple le besoin d’assurer une protection maximale des consommateurs, en
particulier domestiques, d’énergie pendant que les coûts de celle-ci flambent, complètement
en porte-à-faux avec les miracles de la baisse généralisée des prix prêtés à la libéralisation du
secteur entamée en 1996. Ou le débat sur l’instauration d’une 8ème branche de la sécurité
sociale apte à remplir les besoins d’autonomie des personnes âgées. Le tout, avec en toile de
fond, la nécessaire constitution de réserves financières colossales en vue de faire face au
vieillissement3.
N’en déplaise aux tenants de l’efficacité en soi, il s’agit là de la mise en œuvre d’une
idéologie 4, notamment formalisée par les multiples courants, parfois même contradictoires5,
qui animent ce qu’on appelle communément en français « l’analyse économique de droit »,
piètre traduction de l’anglais « Law & Economics ». Comme s’il n’y avait qu’une seule
« analyse économique du droit » 6… Comme si toutes les conceptions de la société qui
peuvent exister dans des démocraties pluralistes devaient plier face à l’exigence d’un Etat
mais aussi d’un droit minimal, seule étant acceptable par application du principe de
l’autonomie contractuelle qui ne laisserait qu’à la loi qu’une place infiniment subsidiaire 7. Il y
a déjà là rupture fondamentale avec la conception de la Révolution française selon laquelle la
loi est l’expression de la volonté générale, rupture dont il faut bien mesurer les
conséquences.
Sous les oripeaux de la scientificité 8, de l’objectivité, du chiffre roi… se cache bel et bien une
idéologie qui, dans le domaine qui nous occupe ici, prend notamment les habits du New
Public Management.
2
La contribution du professeur Rusen ERGEC, par ailleurs ancien contributeur du think tank de la très libérale
Fondation Atlantis, au présent atelier conclut que si les gens veulent légitimement moins d’impôts, ils doivent
accepter un moindre niveau de prestations. Etonnamment, les choses sont peut-être un peu plus compliquées que
cela. Il est sans doute vrai qu’un Etat qui ferait peu serait économe. Serait-il pour autant efficace ?
3
Un socialiste invétéré comme le rédacteur a d’ailleurs la faiblesse de penser que l’instauration d’une sécurité
sociale forte est le signe d’une efficacité globale de l’Etat, elle qui a constitué le cadre de solidarité qui a
notamment permis que les fruits du progrès scientifiques, de la médecine au premier chef, soient plus
équitablement disponibles pour toutes les couches de la population.
4
Cette réflexion sur le rôle idéologique du droit comme sur l’idéologie juridique doit évidemment beaucoup à O.
CORTEN et A. SCHAUS, Le droit comme idéologie – Introduction critique au droit, Bruxelles, Kluwer, 2004.
5
V. VALENTIN, Les conceptions néo-libérales du droit, Paris, Economica, 2002.
6
Pour une présentation succincte de ces diverses approches : B. FRYDMAN, « Les nouveaux rapports entre droit
et économie : trois hypothèses concurrentes », in M. CHEMILLIER-GENDREAU et Y. MOULIER-BOUTANG dir.
Le droit dans la mondialisation, Paris, Actuel Marx et Presses Universitaires de France, 2001, p. 57.
7
Cette approche néo-libérale du droit affleure de plus en plus en France chez les juristes comme en atteste par
exemple l’article de Ph. TERNEYRE, « Secteur public et concurrence : la convergence des principes. A propos de
la liberté contractuelle », Actualité Juridique – Droit Administratif 2007, p. 1906 (également B. du MARAIS, Droit
public de la régulation économique, Paris, Presses de Science Po, 2004). Elle n’est plus l’apanage de certains
économistes francophones comme Henri LEPAGE, Demain le capitalisme, Paris, Le Livre de Poche, 1978 ou
Pascal SALIN, Libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2000.
8
Ainsi, un des plus fameux auteurs de l’école Law & Economics, même s’il n’en est pas l’inventeur, n’hésite pas à
reprendre à son compte l’étiquette dite du « théorème de Coase » que ses commentateurs ont collée sur son
célèbre article de 1960 traduit en français comme « Le problème du coût social » : Ronald COASE, Le coût du
droit, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 77. Ledit théorème affirme que dans des conditions de
concurrence parfaite, les coûts privé et social seront égaux. En l’absence de coûts de transaction, les droits tels
qu’ils sont initialement attribués par le droit positif ne sauraient faire obstacle à une répartition efficiente des
ressources entre acteurs négociant librement sur le marché. Autrement dit, les producteurs concluraient dans
cette hypothèse tout un ensemble de contrats nécessaires à la maximalisation de la valeur de leur production. S’il
est possible que certaines actions reviennent meilleur marché que la réduction des dommages qu’elles sont
censées causer et qu’elles s’avèrent moins chères que toute autre mesure destinée à réduire le dommage, alors ce
sont ces actions qui seraient entreprises. D’après ledit « théorème », le droit est donc prié d’engendrer un
3
Ce constat n’est nullement contestable en soi mais pose problème – car plusieurs idéologies
sont parfaitement respectables – quand derrière la négation de son propre caractère
idéologique, se cache la prétention à dénier toute validité à tout discours et toute pratique
allant à l’encontre du dogme de la libéralisation et de la privatisation, de l’empire du contrat
et de la promotion du partenariat public-privé per se dans les secteurs où même les plus
fervents des – néo- ? ou ultra- ? – libéraux admettaient encore une intervention économique
publique sur le marché 9. Une belle illustration dudit dogme pourrait être issue des
conclusions de la toute dernière édition du « Droit des affaires de l’Union Européenne » de
Christian GAVALDA et Gilbert PARLEANI :
« La mondialisation conduit à mettre les systèmes économiques et les lois en concurrence, à
l’aune du critère de l’efficience économique. En soi, l’idée n’est pas nouvelle, et remonte au
moins à Adam Smith. Mais elle s’affirme avec d’autant plus de force que l’économie
dominante, celle des Etats-Unis, est aussi la plus efficace. Les évolutions récentes du droit
communautaire, des sociétés, des marchés et des secteurs financiers, du droit de la concurrence
témoignent de la force des choses, et l’illusion qui consisterait aujourd’hui à s’y opposer » 10.
A la fois militant actif et, disons-le, technocrate dans un parti politique dont certains
mandataires indélicats ont précipité la lourde défaite aux élections législatives de juin 2007 11,
il ne me resterait plus qu’à m’asseoir, attendre que l’orage passe et regarder partir en fumée
ce que le droit européen, l’assainissement des finances publiques, les privatisations et autres
PPP laissent comme maigre place au service public directement assumé par l’Etat dans le
champ économique puisque le jeu du libre marché assurerait spontanément la satisfaction
des droits fondamentaux.
« La force des choses » donc… c’est beau comme le nouveau droit naturel économique que
dénonçaient il y a peu Benoît FRYDMAN et Guy HAARSCHER12. La tentation de l’efficacité
est bien celle-là. N’avoir égard qu’aux performances économiques en soi, viser la rentabilité
de la gestion publique comme but et non comme moyen, sans aucune attention pour la
redistribution des richesses et ses effets contribuant peu ou prou à la justice sociale. Certes si
l’on part de la prémisse selon laquelle l’intérêt général est la somme, la résultante des intérêts
particuliers, le débat pourrait aussi s’arrêter ici.
minimum de coûts de transactions et de garantir une liquidité maximale des droits attachés à la propriété des
biens échangés. Le système juridique ayant ainsi, selon COASE, une influence profonde sur le fonctionnement du
système économique, ceci explique l’intérêt tout particulier que les facultés de droit américaines portent à l’école
Law & Economics.
9
Ces questions ont été largement abordées dans mon étude « La contractualisation (forcée ?) du droit
administratif de l’économie et l’organisation du service public », Revue de Droit de l’U.L.B. 2006, pp. 67-206.
10
C. GAVALDA et G. PARLEANI, Droit des affaires de l’Union européenne, 4ème éd., Paris, Litec, 2006, p. 507.
Nous soulignons.
11
Il serait vain et inutile de se lancer dans la litanie sur les indélicatesses et autres fraudes à la loi également
relevées dans le chef d’autres formations politiques. Dans le meilleur des cas, l’arbitre renverrait la balle au centre
et nous ne serions pas plus avancés dans notre discussion sur l’efficacité de l’Etat par-delà le juste souci de la
sanction à l’égard du responsable et l’invocation au changement de la norme quand celle-ci est inadaptée.
12
Philosophie du droit, Paris, Dalloz, 1998, en particulier le chapitre 3. Dans la 2ème édition de 2002 qui comporte
un chapitre identique qui ne s’intitule plus le « Un nouveau droit naturel économique » mais « Le partage des
biens » (p. 47), les mêmes auteurs relèvent la place grandissante de l’école Law & Economics : « (…) l’analyse
économique ne se borne pas à décrire le fonctionnement du droit. Elle ambitionne de prescrire, à l’attention des individus et
des entreprises, mais aussi des organisations internationales et des Etats, les normes juridiques optimales dans les situations
problématiques ou conflictuelles ». Et plus loin : « Dans cette optique, les droits subjectifs tirent d’abord leur force, non pas
de la loi ni plus largement du droit objectif, mais directement des négociations aux termes desquelles les individus
s’échangent et se reconnaissent des prérogatives mutuelles. Le droit n’a qu’à « laisser faire » librement ces transactions et
entériner leurs résultats, mais certainement pas à intervenir à tout bout de champ, fût-ce au nom de l’intérêt général, pour
influencer leurs modalités ou corriger leurs effets ».
4
II. Une réponse simpliste à la complexité sociétale : les mirages du New Public Management
qui bénéficie d’un terreau fertile dans les organisations internationales
L’idée maîtresse du New Public Management (NPM) est d’une simplicité biblique : les
instruments de gestion du secteur privé doivent être transposés dans la gestion du secteur
public. Toutefois, par-delà ses prétentions opérationnelles qui sont déjà largement
contestables, ses partisans assument pleinement qu’il ne s’agit pas seulement d’importer des
techniques de gestion mais aussi des nouvelles valeurs pour que le « juridisme » cède face à
l’« économisme ». Le NPM serait caractérisé par ces 3 fameux « E » : économie, efficacité,
efficience 13. Vu comme cela, que pourrait effectivement une « science humaine », le droit,
face à une « science pure », l’économie, qui elle, manie les chiffres, ma bonne dame ?
Le professeur Geert BOUCKAERT est dans nos contrées certainement l’un des défenseurs les
plus acharnés de ce nouvel idéal-type résumé par la double formule « minimiser – mettre sur
le marché ». Il estime cependant que cet idéal n’a été mis en œuvre que sur la période
resserrée 1990-2000 dans des pays essentiellement anglo-saxons et n’a atteint son paroxysme
qu’en Nouvelle-Zélande. Son principal mérite, selon lui, est d’avoir fait plus généralement
évoluer l’idéal-type de l’Etat wébérien vers le palier intermédiaire « maintenir –
moderniser ». Parmi les très nombreuses conclusions qu’il tire de cette évolution, retenons-en
trois :
1) le droit administratif peut persister mais doit être complété par le droit civil dans les
affaires publiques ;
2) la fonction publique doit voir son souci de légalité tempéré par le souci du résultat ;
3) la légitimité n’est pas seulement affaire de légalité mais aussi des 3 « E » 14.
Dans la foulée, la Banque Centrale européenne a développé un étalon reposant sur des
indicateurs de performance (lutte contre la corruption, poids de la réglementation, qualité du
système juridique et judiciaire, importance de l’économie souterraine,…), étalon rapporté
assez grossièrement aux dépenses en biens et services reflétées par les comptes nationaux. Le
professeur VAN DE WALLE a cependant mis le doigt sur l’origine de ces indicateurs. Elle est
à rechercher du côté du Forum économique mondial de Davos qui publiait le « World
Competitiveness Yearbook » avant de céder le relai à l’International Institute for
Management Development ; le Forum de Davos publie aujourd’hui le « Global
Competitiveness Report ».
Or, cette « vue d’ensemble » de l’efficacité prêtée peu ou prou aux diverses législations
nationales repose essentiellement sur des sondages effectués auprès de cadres d’entreprises,
généralement de grande taille et/ou implantées dans plusieurs pays. On a déjà fait mieux
comme débat contradictoire. De tels indicateurs relativement subjectifs ne donnent au
demeurant qu’un aperçu d’une image, bonne ou mauvaise ; ils passent rapidement par le
menu toutes les différences sociales, économiques, politiques, culturelles,… qui peuvent
expliquer certains choix législatifs et réglementaires dans un pays et pas dans un autre.
13
D. VANCOPPENOLLE et A. LEGRAIN, « Le New Public Management en Belgique : comparaison des réformes
en Flandre et en Wallonie », Administration Publique – Trimestriel 2003 , p. 113
14
G. BOUCKAERT, « La réforme de la gestion publique change-t-elle les systèmes administratifs ? », Revue
Française d’Administration Publique 2003 , pp. 53-54. Sur les, liens entre le NPM et l’école du « Public Choice » :
I. MATTIJS, « Belgique, terre de contrats : contexte managérial, juridique et économie politique du mouvement de
contractualisation », Les Cahiers des Sciences Administratives 12/2007, n° coordonné par C. HUYGENS sur « Les
contrats de gestion : un facteur de performance pour les entreprises publiques de la région de BruxellesCapitale ? », p. 15.
5
Bref, cette démarche repose sur l’illusion consistant à agréger des données objectives qui ne
sont souvent communes qu’à un secteur économique particulier sans pouvoir être
mécaniquement extrapolées à un autre 15.
Le même analyste relève également le nombre conséquent d’institutions financières privées
qui se spécialisent dans le « rating » (notation des risques d’investissements pour le secteur
privé, notamment dans les titres de dette publique) comme Fitch, Standard and Poors,
Moody’s, etc. Leurs méthodes divergent parfois de manière importante mais elles
convergent systématiquement vers le même but. Certaines organisations comme l’Heritage
Foundation vont encore un pas plus loin en publiant un indice de liberté économique
reposant sur une méfiance atavique à l’égard des réglementations sur le travail,
l’environnement ou le droit de la consommation suspectés de conduire à des résultats
négatifs pour ladite sacro-sainte liberté 16.
Cette vocation holistique du NPM, on la rencontre chaque jour dans la pratique de l’OCDE.
Cette organisation de coopération économique des pays industrialisés occidentaux, née dans
la foulée du Plan Marshall, présente cette caractéristique, qui en soi est tout un programme,
de produire peu de normes juridiques, fussent-elles à contenu économique ; à part des
conventions sur la lutte contre la corruption, le bilan des traités conclu sous ses auspices est
plutôt maigre puisque la pression d’une partie de l’opinion européenne a provoqué en 1998
l’abandon des négociations d’un accord multilatéral sur l’investissement. Il est vrai, en ce qui
concerne du moins les pays européens, que la concurrence est rude face à l’Union
européenne, grande productrice de normes s’il en est. Non, ce qui est produit au sein de
l’OCDE, ce sont des rapports, des lignes directrices (« guidelines »), des recommandations,…
bref du non-droit (de la « soft law ») mais qui influence foncièrement les politiques publiques
nationales et les normes qu’elles nécessitent quant à leur mise en œuvre. Notons que l’Union
européenne n’a rien à lui envier à cet égard. Il n’est par ailleurs nullement étonnant de voir
que des « rapports de situation » émanant de l’OCDE sont souvent le fruit d’universitaires
qui professent par ailleurs le NPM 17.
Un livre édité en 2004 par l’OCDE s’intitule en toute simplicité « Moderniser l’Etat. La route
à suivre » 18. Les descriptifs de ses têtes de chapitre sont édifiants. Le chapitre 2 (« Améliorer
les performances ») est un panégyrique de la création d’agences décentralisées, de la
privatisation de l’offre de services publics, de la rémunération des fonctionnaires liée à la
performance… Le chapitre 5 (« L’emploi de mécanismes de type marché dans la prestation
de services publics ») est pour sa part une ode à la sous-traitance, au partenariat public privé, aux chèques – services.
Plus fondamentalement, après une première salve en 1997, l’année 2005 a vu la publication
des « Principes directeurs de l’OCDE pour la qualité et la performance de la
réglementation ». Ces principes sont au nombre de 7. Prenons en deux parfaitement
évocateurs. D’abord le principe 2 « Procéder systématiquement à une analyse d’impact et à un
réexamen des réglementations pour vérifier si, dans un environnement économique et social complexe
en constante mutation, elles répondent toujours avec efficience et efficacité aux objectifs qui leur sont
assignés ».
15
S. VAN DE WALLE, « Peut-on mesurer la qualité des administrations publiques grâce aux indicateurs de
gouvernance ?», Revue Française d’Administration Publique 2005, pp. 435-462.
16
Voyez le site internet de cette fondation : www.heritage.org
17
Par exemple le rapport de l’OCDE Public Sector Performance Contracting in Belgium and Flanders, a été rédigé
en 1999 par le professeur Geert BOUCKAERT, K. VERHOEST et J. DE CORTE de l’unité de Management Public
de la KUL.
18
Tous les documents relatifs à l’OCDE sont accessibles via le site www.ocde.org .
6
En soi, ça ne mange pas de pain mais on apprendra avec intérêt que l’auto-réglementation
est fortement encouragée pour diminuer les coûts des entreprises et que la charge
administrative globale doit être réduite pour ne pas faire obstacle à la concurrence et
l’ouverture des marchés.
Quant au principe directeur 5, il recommande de « concevoir les réglementations économiques
dans tous les secteurs de façon qu’elles favorisent la concurrence et l’efficience, et les éliminer sauf s’il
apparaît clairement qu’elles sont le meilleur moyen de répondre aux intérêts généraux de la
collectivité ». On connaissait le caractère subsidiaire prêté par la pensée dominante à la
propriété publique qui est d’ailleurs rappelé dans cette recommandation :
« réexaminer périodiquement la participation publique ou les intérêts financiers de l’Etat dans
les entreprises disposant d’un pouvoir de marché et vérifier qu’ils ne nuisent pas exagérément
à la concurrence ou ne font pas obstacles aux réformes pro-concurentielles ».
Voilà maintenant que la réglementation doit montrer chaque jour l’utilité de son existence…
On ne sait par ailleurs pas déterminer précisément la portée exacte de la dernière
recommandation figurant sous ce 5ème principe directeur : « réexaminer périodiquement la
nécessité des obligations de service universel, leur efficacité et la nécessité de maintenir les restrictions
à l’entrée sur le marché et la taxation des prix ». S’agit-il de l’étendre ou de le réduire, ce service
universel ? Bref, un bel appel à la clarté du texte législatif et réglementaire rédigé dans un
sabir peu compréhensible.
La plupart des lecteurs de la présente contribution sont sans doute comme son auteur
inaptes à porter des jugements pertinents sur tant de science s’appuyant sur une grammaire
et un vocabulaire aussi irréprochables. Néanmoins, la lecture de l’étude économique sur la
Belgique pour 2007 comporte son lot de trésors comme la recommandation de limiter dans le
temps les allocations de chômage, cette insupportable spécificité du plat pays, celle
d’augmenter les frais d’inscriptions dans les universités pour stimuler la concurrence ou
d’éliminer progressivement le système d’indexation des salaires pour permettre une plus
grande flexibilité des salaires réels. Autant de ritournelles devenues classiques.
Une remarque peut laisser néanmoins laisser pantois :
« (…) plusieurs dispositifs de protection des consommateurs restreignent la souscription de
crédits. En particulier, le recours des consommateurs aux emprunts garantis par leur
patrimoine immobilier est limité. Cela pourrait être dû en partie à l’absence de réglementation
adéquate en matière d’hypothèques ».
Avant de souligner que le crédit hypothécaire est presque exclusivement distribué par des
banques en l’absence de législation sur les obligations hypothécaires et d’un marché de titres
adossés à des créances hypothécaires, l’OCDE recommandait donc il y a quelques mois
encore ceci :
« L’intervention de l’Etat sur les marchés du crédit à la consommation et des prêts
hypothécaires revêt également plus d’ampleur que dans certains autres pays. Les autorités
cherchent à protéger les consommateurs, notamment contre le surendettement, au moyen de
diverses mesures administratives, entre autres une grille de taux d’intérêts maxima.
Cependant, cette réglementation risque d’étouffer l’innovation sur certains segments
particuliers du marché du crédit. En outre, la grille des taux d’intérêts est devenue la norme
pour certains crédits, notamment pour les cartes de crédit ou les cartes de magasin.
7
Bien que cette réglementation semble efficace, elle paraît trop contraignante. Cela amène à se
demander si les mêmes résultats ne pourraient pas être obtenus autrement, par exemple en
donnant un caractère indicatif à la grille. Des recherches empiriques sur les divers effets de la
grille des taux d’intérêt pourraient contribuer à un débat entre parties intéressées et permettre
aux autorités de concevoir d’éventuelles réformes. Cette action devrait s’accompagner d’un
renforcement des mesures d’éducation financière pour permettre à la clientèle de s’adapter au
nouvel environnement réglementaire fondé sur le marché »19.
C’était quelques mois avant le déclenchement de la crise des « subprimes » qui démontre au
contraire les ravages de l’absence d’accompagnement pour les petits propriétaires américains
désormais incapables de remettre en gage leur immeuble d’habitation ; en effet, la stagnation
suivie d’une relative chute des prix de l’immobilier aux USA empêche la prise de nouveaux
crédits à la consommation destinés à en rembourser d’autres. On ne connaît pas encore
l’impact final pour l’économie mondiale de cette crise – oserait-on la qualifier de crise de la
sous-réglementation ? – mais on connaît par contre les centaines de milliers de victimes que
sont ces consommateurs qui avaient jusque là soutenu la croissance américaine par leur
surendettement. Alors peut-être n’est-il guère recommandé de suivre en Belgique les conseils
avisés de l’OCDE20…
La Banque Mondiale n’est pas en reste, elle qui publie depuis 2003 sous le doux nom de
« Doing Business » des rapports sur la législation de chaque pays et son impact sur la marche
des affaires. Le premier de ces rapports s’intitulait « Understanding Regulation » 21. Il suscite
toujours quelque émoi en particulier en France en raison de la supériorité prêtée à la soidisant meilleure adéquation aux besoins de l’économie mondialisée du droit des pays de
Common Law 22. Ce rapport initial résulte des contributions de 2000 juristes, consultants,
fonctionnaires,… du monde entier. De son aveu même, bon nombre des contributeurs étaient
membres soit de l’International Bar Association, soit de Lex Mundi, un des principaux
réseaux mondiaux de firmes juridiques.
19
« Etude économique de la Belgique, 2007 », L’Observateur OCDE, février 2007, pp.2 et 9-10. On mettra cette
étude en rapport avec celle du Groupe de travail sur l’emploi et la gestion publics de l’OCDE qui a fait grand
bruit en juin 2007 (Examens de l’OCDE sur la gestion des ressources humaines dans l’administration publique :
Belgique) puisque sa recommandation implicite principale est la suppression du statut de la fonction publique.
20
Cela n’a pas empêché que le 17ème Congrès des économistes de langue française consacré au thème Wallonie et
Bruxelles : défis et opportunités économiques, qui s’est tenu les 21 et 22 novembre 2007 sous la présidence de
Matthias DEWATRIPONT, ait émis des recommandations souvent inspirées par celles de l’OCDE. Le troisième
groupe de ces recommandations portait plus spécifiquement sur la gouvernance des institutions publiques.
Concernant les rigidités du statut et des grilles salariales de la fonction publique, la politisation des nominations,
la taille des cabinets ministériels, est mis en avant le modèle scandinave qui aurait réussi à allier solidarité et
efficacité. Le consensus a été dégagé sur 3 principes. Premièrement, la collecte des informations de base
indispensables pour élaborer des indicateurs de performance (en particulier quand la concurrence ne peut être
organisée). Deuxièmement, le recours systématique à des experts étrangers censément plus indépendants.
Troisièmement, faire tendre l’organisation des institutions vers celle des agences indépendantes mais
responsables. On relèvera très brièvement que l’étalon de mesure retenu est celui de la recherche scientifique. Il
est indéniable que celle-ci est tout à la fois un facteur de compétitivité et de développement intellectuel. Mais cet
exemple est loin d’être intégralement transposable à tous les secteurs de l’intervention publique. Plus
fondamentalement, c’est l’idée d’une séparation nette des décisions stratégiques (devant relever du politique) et
de ce qui relève de l’opérationnel et du technique qui tient lieu de conclusion principale.
21
http://www.wds.worldbank.org/external/default/WDSContentServer/WDSP/IB/2003/11/04/000090341_20
031104153559/Rendered/PDF/271470PAPER0Doing0business02004.pdf
22
L’ Actualité Juridique – Droit Administratif du 3 septembre 2007 recense d’ailleurs les derniers travaux de
l’Association René Capitant dont l’ouvrage Les droits de tradition civiliste en question – A propos des rapports
Doing Business de la Banque mondiale. Egalement B. DU MARAIS, « Entre la Jamaïque et Kiribati. Quelques
réflexions sur l’attractivité du droit français dans la compétition économique internationale », in Conseil d’Etat
français, Rapport public 2006 – Sécurité juridique et complexité du droit, Paris, La Documentation Française,
2006, pp. 377-389 ; M. HARAVON, « Le rapport Doing Business de la Banque mondiale : mythes et réalités d’un
rapport sans nuances », Semaine Juridique – éd. Entreprise et affaires 2005, p. 1680.
8
Le rôle de cabinets d’avocats transnationaux comme Baker & McKenzie ou Dun & Bradstreet
a également été mis en avant dans les remerciements. L’encadrement était assuré par des
professeurs des universités de Harvard et de Yale. La différence de méthodologie, par
comparaison avec celle du Forum économique mondial ou de l’Heritage Foundation23,
tiendrait dans la consultation primordiale des juristes de terrain et des entreprises locales de
taille plus modeste.
Ses objectifs assumés sont l’élaboration d’un « benchmarking » pouvant motiver les
réformes, l’information sur leur architecture, l’enrichissement des initiatives internationales
promouvant l’effectivité du développement et fonder de manière plus empirique la théorie
de l’économie de la régulation.
Au premier rang des préoccupations, la facilité de créer une entreprise dotée d’une
personnalité juridique distincte de ses actionnaires lesquels ne doivent encourir qu’une
responsabilité limitée.
Dans le domaine des politiques de l’emploi, sont particulièrement prisées la flexibilité des
travailleurs (contrats à temps partiel et à durée déterminée), la souplesse des droits de
Common Law qui laissent à la libre négociation la quasi-totalité des conditions de travail
(salaires, cadences, horaires,…), l’adaptation des possibilités de mettre fin en tous temps à la
relation de travail…
Bref, pour la Banque Mondiale, le schéma juridique idéalement applicable aux relations
économiques se résume comme suit :
« By combining modest levels of regulation with property rights that are clearly defined and
well protected, the countries achieve what many others strive to do : have regulators act as
public servants and not public masters » 24.
En d’autres termes :
« In the regulation of business activity, two principles apply. First, regulate only when private
ordering or litigation are not sufficient to induce good conduct. Second, regulate only if there is
capacity to enforce. Countries that perform well have common elements in their approach to
regulation:
•
•
•
•
•
simplify and deregulate in competitive markets
focus on enhancing property rights
expand the use of technology
reduce court involvement in business matters
make reform a continuous process » 25.
23
Le tableau reproduit pages 8 à 10 du rapport Doing Business in 2004 – Understanding the Regulation, Banque
Mondiale, 2003, indique synthétiquement les grandes lignes des indicateurs de performance de 12 « think tanks »
et autres groupes de pression transnationaux. Comme quoi le « benchmarking » est un marché également. Encore
que l’on puisse raisonnablement subodorer que leur fil rouge commun est la mise au pinacle des pays où la
sécurité juridique des transactions est réputée assurée par un cadre législatif et réglementaire minimal.
24
Doing Business in 2004, p. 89. Il est intéressant de lire page 90 que le rapport en profite pour brûler celui que la
Banque Mondiale adorait avant son départ fracassant, à savoir Joseph STIGLITZ, Prix Nobel d’économie qui fut
aussi son ancien économiste en chef. Celui-ci avait osé, à la suite de la théorie bien connue de PIGOU sur les
échecs du marché, prétendre que les pays en développement demandaient une régulation publique plus forte en
raison des échecs structurels du marché auxquels ils sont confrontés. La vulgate repose désormais sur cette
croyance, qui tient de l’acte de foi le plus naïf, selon laquelle la concurrence pousse naturellement l’employeur à
offrir de bonnes conditions de travail à ses employés qui sinon le quitteront pour un autre. Chaque jour qui passe
nous en apporte la preuve…
9
Jacques CHEVALLIER, observateur réputé des transformations de l’Etat, rend bien compte
de cette évolution qui tend à substituer la « gouvernance » au « gouvernement », laquelle
postule que l’Etat doit s’abstenir d’intervenir directement dans le champ économique de la
production qu’il doit se limiter à encadrer et réguler pour pallier certaines carences du sacrosaint marché. Le même auteur décrit ainsi cette nouvelle tendance de l’action publique :
« l’idéologisation des paradigmes scientifiques, construits par les chercheurs dans le cadre de
leur activité professionnelle, c’est le moment où ces paradigmes tombent dans le domaine
public, en servant de point d’appui au discours politique qui acquiert par ce biais une aura de
‘scientificité’ »26.
Cette idéologisation trouve précisément des relais puissants dans les cabinets de conseil
juridique, de consultance et d’audit, dont on connaît certaines multinationales qui ont
pignon sur rue et dont les rapports ont souvent valeur d’évangile.
Car même le fait que l’Etat assume lui-même des tâches de conception, de planification,… est
contesté. En France, on a à l’esprit les attaques contre l’ingénierie publique, notamment ces
services des départements qui aident les communes à ficeler des projets d’aménagement ou
de travaux publics27. Ou cet arrêt de 2006 du Conseil d’Etat qui, tout en reprécisant les bornes
juridiques françaises à l’interventionnisme économique public, rejette tout de même le
recours de l’Ordre des avocats du barreau de Paris qui contestait la création d’une agence
publique de conseil pour les contrats de partenariat28. Certaines entreprises spécialisées dans
l’accompagnement des entreprises ont contesté, sans succès pour l’heure, aussi les mesures
de simplification administrative sous prétexte qu’elles leur rognent des parts de marché 29…
Pourtant, même malmené, le droit public fait de la résistance. Ainsi, Jacques CAILLOSSE,
coutumier des analyses pénétrantes sur l’évolution contemporaine du droit administratif,
refuse de se laisser enfermer dans cette dichotomie binaire « défense crispée de la norme » ou
« désinvolture à l’égard de la règle » :
« Pourquoi faudrait-il déplorer les phénomènes de débordement du droit, s’ils sont induits par
les insuffisances et les dysfonctionnements du système juridique lui-même ? A l’inverse, la
banalisation de l’idéologie de la performance n’a rien qui doive réjouir, dès lors que les acteurs
y découvrent le moyen de légitimer un culte du rendement public, comme si les rapports
sociaux étaient désormais condamnés à ne plus trouver de justification hors du calcul et de la
mesure économique » 30.
25
Après tout, de quoi se plaint-on ? La présentation générale du rapport « Doing Business in 2008 » place, en
fonction des indicateurs arrêtés en juin 2007, la Belgique au 19ème rang sur 178 dans le classement sur la « Facilité
de faire des affaires »…
26
J. CHEVALLIER, « La gouvernance, un nouveau paradigme étatique ? », Revue Française d’Administration
Publique 2003, p. 204.
27
Cour administrative d’appel de Nancy, 5 avril 2007, Compagnie Nationale des ingénieurs et experts forestiers et des
experts en bois, commenté par S. NICINSKI dans la chronique « Actualités du droit de la concurrence et de la
régulation » , Actualité Juridique – Droit Administratif 2007, p. 1110. Egalement J.D. DREYFUS, « L’ingénierie
publique à la croisée des chemins », in Mélanges F. Moderne, Paris, Dalloz, 2004, p. 521.
28
Voyez récemment les conclusions du Commissaire du Gouvernement D. CASAS sur l’arrêt rendu en assemblée
par le Conseil d’Etat français le 31 mai 2006, Ordre des avocats du barreau de Paris, Revue Française de Droit
Administratif 2006, p. 1048.
29
Conseil d’Etat français 10 août 2005, Société ADP GSI, Actualité Juridique – Droit Administratif 2006, p. 151.
30
J. CAILLOSSE, « Les figures croisées du juriste et du manager dans la politique française de réforme de l’Etat »,
Revue Française d’Administration Publique 2003, p. 132.
10
Un malaise autrement exprimé par Paul MARTENS, juge à la Cour constitutionnelle, qui
concluait en ces termes une conférence au Palais des Académies à l’occasion des 30 ans de la
revue « Administration publique » en parlant de la démocratie de la revendication et du
ressentiment :
« C’est du droit administratif que l’on peut attendre qu’il restitue à celle-ci le souci de l’intérêt
général et qu’il permette à l’administration de ne pas sacrifier à l’efficacité, tant ressassée par
la dogmatique managériale, une éthique de la responsabilité dont elle semble avoir grand
besoin si on écoute les péripéties de l’actualité » 31.
Car l’Etat hérité de la Révolution française ne s’est pas contenté de libérer l’économie
d’Ancien Régime, ni de créer le contrepoids connu sous le nom générique de l’EtatProvidence 32. Le droit public ne se contente pas de régler le statut des gouvernants. Il leur
assigne une fin qui est leur limite et inversement : l’intérêt général. Le droit public s’est
également considérablement étendu parce que son autre objectif primordial est la protection
des droits fondamentaux individuels non seulement contre lui mais également dans les
rapports entre particuliers.
III. Une réponse longue et complexe : l’Etat, institution de définition et de gestion de l’intérêt
général malgré tout
J’ai la faiblesse, modestement corroborée par quelques observations et expériences pratiques,
voire quelques convictions, de penser que l’intérêt général est bien plus que cette somme tant
louée des intérêts particuliers et qu’il ne saurait être que la résultante de leur heureuse et
spontanée concordance. Même dans une société dans laquelle offre et demande mèneraient
au juste prix et à un réel plein emploi (stable et digne), même si toutes les demandes
individuelles étaient solvables, bref même si l’allocation des ressources était optimale, et le
tout quand bien même étant réalisé à l’échelle planétaire, il n’en demeure pas moins que des
conflits individuels persisteraient, que durant les inévitables phases d’ajustement un
organisme « tiers » à la « société civile» aurait son utilité pour trancher et idéalement pour
prévenir la survenance des conflits, ou plus simplement, que des besoins collectifs non
finançables individuellement par le commun des individus existeront toujours.
Comme l’a montré la contribution de Philippe QUERTAINMONT au présent atelier virtuel,
il est vrai aussi que la cloison n’est pas parfaitement étanche entre intérêt général et intérêts
privés puisqu’on ne compte plus les hypothèses dans lesquelles celui-ci, pour être réalisé,
soutient certains de ceux-là plutôt que d’autres, étant entendu que rien n’empêche que la
poursuite d’intérêts privés puisse participer à la réalisation de l’intérêt général33.
31
P. MARTENS, « Que reste-t-il du droit administratif ? », Administration Publique – Trimestriel 2006, p. 6.
Le terme d’Etat-Providence a gagné ses lettres de noblesse historiques, encore que son instauration ne doive
rien à l’intervention divine, ni à la main invisible mais soit au contraire redevable aux luttes sociales qui
entendaient faire réaliser pleinement la trilogie révolutionnaire « Liberté – Egalité – Fraternité » face à un système
foncièrement capitaliste et inégalitaire – au temps du suffrage censitaire qui ne fut aboli définitivement qu’en
1919 – qui n’en concéda et négocia l’avènement que comme gage de sa propre survie. On a également trop
tendance à oublier de nos jours que la conquête progressive du suffrage universel est né des mêmes luttes sociales
et sur les décombres d’un pays ruiné par deux guerres mondiales.
33
Voyez la suggestion conciliatrice de Laurence IDOT, « L’intérêt général : limite ou pierre angulaire du droit de
la concurrence ? », Journal des Tribunaux – Droit Européen 2007, pp. 225-232, proposant que l’intérêt général
envisagé dans une perspective nationale soit une limite à la concurrence mais que dans une perspective
communautaire le maintien de la concurrence soit précisément un objectif d’intérêt général européen.
32
11
Mais on sait aussi que dans plusieurs cas de figure, quand l’intérêt général est confondu avec
un intérêt privé, il peut y avoir détournement de pouvoir, ou corruption, prévarication,
concussion, prise illégale d’intérêts et autres abus de biens sociaux (autant de comportements
qui existent au demeurant dans le secteur privé). Ce qui suppose que l’on sache par ailleurs,
ce qui ne se vérifie pas toujours, loin s’en faut, qui a effectivement influencé la prise de
décision de l’autorité publique. Le phénomène de la prééminence de certains intérêts privés
dans cette prise de décision est tellement important que les autorités européennes, pour ne
prendre que cet exemple, ont du se doter de règlements et codes de conduite sur le lobbying.
Ce qui ne nous en dit d’ailleurs pas plus en bout de course sur le groupe d’intérêts qui aura
été le plus persuasif, ni sur les méthodes légitimes ou douteuses, quant à son influence sur
l’orientation finale de l’autorité. L’édition 2007 du manuel de « Droit public économique » de
Philippe Quertainmont souligne opportunément les dangers que les techniques de
l’administration concertée peuvent présenter pour la démocratie.
Osons toutefois espérer que l’on fera grâce à l’intérêt général de pouvoir varier dans le temps
et l’espace 34. Mieux, que l’intérêt général n’est pas univoque, pas plus qu’il n’est uniforme 35.
On le sait, la structure d’un Etat comme la Belgique est infiniment complexe, parce que la vie
sociale y est infiniment complexe : c’est un Etat fédéral, un Etat à forte autonomie locale, un
Etat membre de l’Union européenne et partie à la Convention européenne des droits de
l’homme…
On y compte autant d’intérêts communaux que de communes ; dans certains cas, j’y
reviendrai, le souci de l’économie d’échelle et de la prestation de services publics réputée
plus efficace quand est atteinte une certaine masse critique pousse à l’association de
plusieurs communes en intercommunale qui peut avoir un intérêt divergent de son
homologue voisine, par exemple dans le développement de zones d’entreprises. Que dire
des intérêts quelques fois infiniment différents (doux euphémisme) entre entités fédérées,
conséquence de l’octroi de l’autonomie législative qui caractérise un système fédéral. Dans
tous les domaines, malgré son inscription dans la construction européenne, la Belgique peut
à tout moment considérer ses intérêts généraux comme contraires ou complémentaires à
ceux d’autres pays européens, d’autres pays du Monde. A l’échelle planétaire, il existe
également censément un intérêt général supérieur à tous les autres que devrait réaliser en
tout temps et en toutes circonstances l’O.N.U. : la paix.
On aura toutefois constaté que le nombre de conflits armés ou le sous-développement de
sous-continents entiers sont loin de présager cet état de pacification au moins relatif auquel
aspire, on peut le supposer raisonnablement, l’immense majorité de la population de la
planète. Et je vous ferai grâce de leçons de morale appliquée sur les dérèglements
économiques dont la facture, dûe à quelques uns seulement, échoit finalement à des pans
entiers de la population. Après tout, peut-être que le contrat librement négocié entre
individus consommateurs égaux réaliserait spontanément l’équilibre, non ? Sans doute pas
quand l’on constate les dégâts que cause la crise des « subprimes » qui laisse sur le carreau
ces dizaines de milliers de ménages américaines devenus incapables de rembourser leurs
multiples crédits à la consommation.
34
Dans le domaine qui nous occupe du droit public économique et singulièrement sur les diverses vagues de plus
ou moins grand interventionnisme économique public qui se sont succédées depuis plusieurs siècles avant et
après la fin de l’Ancien Régime, on se référera aux ouvrages les plus récents, en Belgique de Philippe
QUERTAINMONT, Droit public économique – Interventionnisme économique des pouvoirs publics, Waterloo,
Kluwer, 2007, et en France de F. INGELAERE, Droit public économique, Paris, Ellipses, 2007, ainsi que R.
MOULIN et P. BRUNET, Droit public des interventions économiques, Paris, L.G.D.J., 2007.
35
L’arrêt n° 162/2003 rendu le 10 décembre 2003 par la Cour constitutionnelle rappelait que « d’une manière
générale, les pouvoirs publics doivent d’ailleurs pouvoir adapter leurs politiques aux changements de circonstances » (B.5).
12
Difficulté supplémentaire, l’intérêt général ne saurait systématiquement être celui de la
majorité. Dans une démocratie apaisée, il est également séant de tenir compte des intérêts de
la ou des minorités, sans compter les divers intérêts qui peuvent coexister au sein d’une
même majorité de la représentation politique.
Il existe certes une kyrielle de mécanismes de régulation pour tenter de faire de faire
converger au mieux ces intérêts généraux contradictoires dont l’équilibre est censé produire
un intérêt général avec un grand « G ».
Une institution juridique, une fiction il est vrai mais une de ces fictions indispensables à la
vie sociale, veut que l’Etat soit présumé agir dans l’intérêt général. Une transposition de ce
principe se rencontre dans les jurisprudences des cours constitutionnelles – une institution
historiquement de facture récente – qui considèrent que le législateur est censé agir
rationnellement. Il en va de même de l’autorité administrative qui prend un acte
administratif quelconque, ce qui justifie dans l’Etat de droit autant que le principe général de
continuité du service public, les « privilège » du préalable et de l’exécution d’office, c’est-àdire que l’acte est applicable dès son adoption, au besoin par l’usage de la contrainte, sans
devoir avoir recours à l’autorisation judiciaire préalable. Ce n’est qu’à la marge – comme en
contentieux administratif à l’égard des actes administratifs, comme dans le contentieux
européen des droits de l’homme,… – qu’est opéré un contrôle appelé marginal, un contrôle
qui ne censure que les « erreurs manifestes d’appréciation ». Le risque existe parfois que les
contrôles marginal et de proportionnalité se mutent en contrôle de l’opportunité des
décisions administratives et législatives, mais l’idée globale qui les sous-tend est bien cellelà : l’autorité est réputée agir rationnellement et dans l’intérêt général36.
C’est bel et bien l’intérêt général que la Cour constitutionnelle estime supérieur à l’intérêt
particulier, dans un arrêt de principe né dans un simple litige de concession domaniale 37.
N’en déplaise ainsi aux thuriféraires de l’Etat post-moderne dont l’idéal-type est l’Etat
minimal dépouillé des prérogatives de puissance publique comme du libre choix de
l’instrument de gestion le plus adéquat de la chose publique 38, le droit belge dans son
ensemble repose encore en 2007 sur la relative primauté de l’intérêt général sur l’intérêt
particulier.
Le débat pourrait dès lors plutôt s’arrêter ici. Ce qui reviendrait tout autant à nier la réalité
des tensions entre forces sociales et économiques en présence sur les normes et institutions
juridiques. Le fait est que la plus ou moins relative rareté des ressources conditionne
grandement la vie sociale, que l’on se réclame d’une économie complètement libre et laissée
à elle-même ou d’une planification autoritaire qui va jusqu’à régler la production du nombre
de paires de lacets pour les chaussures.
36
En dernier lieu, l’arrêt n° 155/2007 rendu le 19 décembre 2007 par la Cour constitutionnelle pose ainsi en son
considérant B.6. qu’eu égard à la place qu’occupe la politique du logement dans les politiques sociales et
économiques des sociétés modernes, les choix opérés par les législateurs régionaux, spécialement compétents
pour mettre en œuvre le droit au logement décent consacré par l’article 23, alinéa 3, 3° de la Constitution, en vue
de promouvoir l’intérêt général peuvent reposer sur une appréciation fort large dudit intérêt général, sauf dans le
cas où cette appréciation de l’intérêt général serait manifestement déraisonnable.
37
C.Arb. 12 mars 2003, n° 32/2003, B.3.
38
Je n’évoquerai pas ici le paradoxe apparent de la dérégulation qui a mené à la sur-réglementation systématique,
dans le modèle européen de concurrence, des secteurs seulement libéralisés en bout de course par la suppression
progressive d’un concurrent (à savoir le service public économique organiquement organisé par l’Etat), ni le
paradoxe tout aussi apparent de la demande néo-libérale de moins d’Etat qui, si elle repose sur la revendication
d’une liberté de circulation toujours moins entravée pur les biens, services et marchandises, se montre nettement
moins libérale (la lutte contre le terrorisme étant parfois un paravent fort commode) quand il s’agit des
personnes.
13
Une très belle thèse française récente a d’ailleurs ouvert un chantier intellectuel qui pourrait
se révéler fort fécond en faisant de l’anticipation et de la gestion de la rareté des ressources
une aune de la justification de l’existence même du droit public39.
En ne prenant qu’un exemple simple, celui du logement dans les grands centres urbains,
l’exiguïté d’un territoire marque les limites à l’exercice en particulier pour les plus démunis.
Aujourd’hui à Bruxelles, louer un mètre carré d’un taudis revient plus cher que louer un
mètre carré dans un duplex penthouse. Pourtant, la clientèle est captive, il y aura toujours
une demande de logement, un besoin élémentaire à ce point prégnant que les démocraties
occidentales se dotent les unes après les autres de textes constitutionnels ou législatifs
proclamant solennellement le droit au logement comme droit fondamental.
Mais, étroitement lié dans ses fondements intellectuels aux écoles économiques et juridiques
les plus libérales, le New Public Management, qui tend à nier ou à tout le moins à minorer la
spécificité des droits public et administratif, occupe une place sans cesse plus importante
dans la redéfinition des politiques publiques et singulièrement des instruments
institutionnels destinés à les mettre en œuvre.
Or, c’est sur ceci que j’aimerais brièvement centrer le propos : les effets des instruments
juridiques largement déployés au nom de l’efficacité mais qui rendent l’Etat inefficace dans
sa mission de protection et de développement des droits fondamentaux.
2ème partie – Six variations sur les limites de l’efficacité
IV. 1er thème : Le SEC95, ce parfait inconnu qui rythme vos vies
A tout seigneur, tout honneur. Le SEC95 est le descendant du document administratif
intitulé « Système européen de comptes économiques agréées » adopté en 1970 par l’Office
statistique des Communautés européennes, subdivision de la Commission européenne
connue aujourd’hui sous le nom d’Eurostat. Il a pour but la comparabilité des résultats
engendrés par les comptes nationaux constatés à la clôture des exercices budgétaires.
Les besoins de l’Union économique et monétaire, puisque le Traité de Maastricht impose la
convergence des politiques économiques nationales (stabilité de l’inflation, dette publique
plafonnée à 60%, déficit plafonné à 3%...), justifiaient l’adoption du règlement du 25 juin 1996
relatif au système européen des comptes nationaux et régionaux dans la Communauté 40,
autrement appelé SEC95. Cet instrument est fort peu étudié par la doctrine juridique alors
qu’il conditionne désormais les finances publiques bien plus que les quelques principes
constitutionnels essentiels du droit budgétaire (annalité, spécialité, universalité,…).
Le règlement ne comporte que 9 articles ; l’essentiel réside dans son annexe A de près de 500
pages qui est en concordance avec les méthodologies de l’ONU, du FMI et de l’OCDE. Il vise
à donner le reflet le plus fidèle possible d’une « économie totale » et de la rendre comparable
avec ses consoeurs dans le cadre européen.
Il est évidemment illusoire de vouloir ne fût-ce que le résumer ici.
39
J.F. CALMETTE, La rareté en droit public, Paris, L’Harmattan, 2004.
Règlement (CE) n° 2223/96 du Conseil, modifié la dernière fois par le règlement (CE) n° 113/2002 de la
Commission du 23 janvier 2002.
40
14
En ce qu’il concerne les finances publiques, plusieurs de ses options ont été directement
traduites en droit budgétaire belge par la loi du 22 mai 2003 portant organisation du budget
et de la comptabilité de l’Etat et la loi du 22 mai 2003 modifiant la loi du 29 octobre 1846
relative à l’organisation de la Cour des comptes et, dans les régions, notamment par
l’ordonnance organique bruxelloise du 23 février 2006 portant les dispositions applicables au
budget, à la comptabilité et au contrôle 41.
Un des principes de base du SEC95 est que la comptabilité budgétaire doit reposer sur des
« droits constatés », soit au moment de la naissance, de la transformation ou de la disparition
d’une valeur économique, d’une créance ou d’une obligation. En d’autres termes, cela
signifie par exemple qu’une vente d’actifs doit être comptabilisée lors du transfert effectif de
propriété et non pas lors du paiement.
Un de ses objectifs primordiaux est la mesure du déficit public et de la dette publique en
pourcentage du produit intérieur brut. La Commission surveille ainsi l’exécution par les
Etats du règlement (CE) n° 3605/93 du Conseil relatif à l’application du protocole sur la
procédure concernant les déficits excessifs42, conformément à l’article 104 C du Traité CE.
Un de ses effets est que les investissements publics sont considérablement cadenassés
puisque généralement financés par l’emprunt et le recours au marché des capitaux.
Or, d’anciennes techniques de débudgétisation (certains fonds budgétaires, les services à
gestion séparée,…), c'est-à-dire de sortie de dettes importantes des comptes généraux, ne
sont plus autorisées ou sont rendues impossibles par l’obligation d’exposer au cours de
l’exercice budgétaire considéré la dépense projetée et par l’interdiction subséquente d’user
des mécanismes de mise en réserve les surplus de trésorerie. Concrètement, si un surplus de
trésorerie est engrangé en fin d’exercice, par exemple parce que certaines procédures comme
les marchés publics ne permettent pas de boucler, le crédit budgétaire doit normalement être
adapté l’année suivante à due concurrence si l’équilibre du solde général de financement le
requiert.
L’un des grands sports contemporains consiste dès lors pour les Etats à mettre en place des
structures juridiques pouvant emprunter en-dehors du périmètre de la dette relevant du
secteur dit des administrations publiques.
La première condition pour que la dette qu’elle génère ne soit pas classée dans le secteur des
administrations publiques est qu’existe une « unité institutionnelle » qui ait la capacité de
détenir des biens et actifs, souscrire des engagements, exercer des activités économiques
réaliser en son nom propre des opérations avec d’autres unités économiques. L’autonomie de
décision (ce qui n’est pas sans conséquences en matière de marchés publics) est donc
primordiale pour que la dette ne soit pas « consolidée ». Présumée dans le chef des ménages,
elle peut aussi, entre autres, être l’apanage de sociétés de capital privées et publiques ou
d’organismes administratifs publics.
Mais cette autonomie n’est économiquement réputée établie que si l’entité concernée répond
au critère dit des « 50% », devenu fameux dans l’obscur droit contemporain des finances
publiques.
41
Consultez également l’exposé général des budgets des recettes et des dépenses de la Région wallonne pour
l’année 2008, Doc. P.W., session 2007-2008, 4-IV a (2007-2008).
42
Modifié par le règlement (CE) n° 2103/2005 du 12 décembre 2005 en ce qui concerne la qualité des données
statistiques dans le contexte de la procédure concernant les déficits excessifs.
15
Ce critère postule qu’un producteur (par hypothèse une unité institutionnelle détenue ou
contrôlée par les pouvoirs publics) ne peut être considéré comme « marchand » que si, en
prenant en compte plusieurs années de fonctionnement, le produit de ses ventes et
prestations couvre plus de 50% de ses coûts de production. Si un Etat démontre que l’une de
ses subdivisions, par hypothèse un organisme d’intérêt public institué sous forme de société
commerciale, de droit public ou non, remplit ce critère, la dette qu’elle génère en ayant
recours elle-même à l’emprunt n’est pas comptabilisée dans celle de l’Etat.
En langage courant, cela signifie qu’un organisme public qui ne respecte pas ce critère sera
considéré comme faisant partie du secteur statistique dit des « administrations publiques » et
par conséquent que son déficit et sa dette éventuels seront consolidés avec ceux de l’Etat
fédéral, de la région ou de la communauté concernée qui augmenteront d’autant.
En Belgique, c’est d’abord en amont à la section « besoins de financement des pouvoirs
publics » du Conseil supérieur des finances (CSF)43 qu’il revient de rendre des avis qui
répartissent entre les composantes du système fédéral belge les efforts budgétaires à
consentir dans le respect des engagements européens (le pacte de stabilité et de
convergence). C’est en aval, lors du contrôle de l’exécution des budgets à l’Institut des
comptes nationaux (ICN) qu’il revient de procéder à l’agrégation des données statistiques
permettant de mesurer les résultats annuels de l’économie « totale » belge et plus
particulièrement de déterminer si la norme de déficit autorisé à chaque entité est respectée 44.
L’ICN peut également être consulté au préalable sur la faisabilité d’une opération ponctuelle.
L’ICN ne publie sur son site internet que quelques-uns de ses avis depuis seulement 2007. Il
est encore plus difficile de se procurer les avis rendus par Eurostat, le service statistique de la
Commission européenne, qui rassemble les statistiques économiques de l’ensemble des Etats
membres45.
Le « Manuel SEC95 pour le déficit public et la dette publique », qui n’a pas d’autre valeur
qu’explicative 46, a été enrichi entre autres de nouveaux chapitres sur les apports de capitaux
par des administrations publiques dans des entreprises publiques (2003) ainsi que sur le
traitement des partenariats public-privé (2004)47. Son maître mot se trouve en sa page 26 :
« rendre compte de la réalité économique, par-delà la forme juridique ».
43
Arrêté royal du 3 avril 2006 relatif au CSF (M.B. 3 avril 2006). On notera que l’article 49, § 6, de la loi spéciale de
financement des Communautés et des Régions donne pour mission à cette section de veiller par ses avis,
largement suivis en pratique, au maintien de l’union économique et de l’unité monétaire (à entendre dans le sens
propre au fédéralisme belge). Etat fédéral et entités fédérées ont conclu le 15 décembre 2000 un accord de
coopération relatif à la mise en œuvre du pacte de stabilité européen en Belgique.
44
L’ICN a été institué par les articles 107 et suivants de la loi du 21 décembre 1994 portant des dispositions
sociales et diverses.
45
Seuls sont publiés certains communiqués de presse fragmentaires loin de porter sur toutes les opérations
budgétaires
nationales
soumises
à
cet
office
statistique :
http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page?_pageid=2373,47631312,2373_58674363&_dad=portal&_schema=P
ORTAL .
46
Sa deuxième édition a été publiée en 2002 par Eurostat.
47
Le traitement budgétaire des PPP est la source de nouveaux marchés pour les consultants privés. Ainsi, c’est un
membre du bureau Deloitte Business Advisory, F. DE BRAEKELEER, qui a publié l’article « Publiek-private
samenwerking en ESR95-neutraliteït » dans le Bulletin de Documentation du Ministère des Finances du 4ème
trimestre 2006. La fonction de légitimation du recours à des consultants externes par l’autorité publique mériterait
à elle seule un ouvrage.
16
S’il est bien compréhensible en droit européen que les qualifications juridiques nationales ne
soient pas prétexte à le contourner, un tel acte de foi, quand on le replace dans le contexte de
sa mise en pratique, mène néanmoins à les nier purement et simplement, spécialement
quand est envisagé le traitement des opérations d’intérêt général qui ne sont pas purement
« marchandes » dans le chef de l’autorité.
Une appréhension d’ensemble des méthodologies et pratiques européennes et belges est
extrêmement complexe. La Cour des comptes relatait ainsi il y a peu que la qualification
exacte de la reprise par l’Etat du fonds de pensions de Belgacom avait nécessité plusieurs
mois de travail48. Le droit contemporain des finances publiques constitue une des entorses
les plus flagrantes à l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ».
Sous l’intitulé « octrois de crédit et prises de participations » (ou les « codes 8 » dans la
nomenclature de la réglementation sur la comptabilité publique) se cachent alors des
dépenses que les composantes de la Belgique fédérale sont de plus en plus tentées de faire.
Ces dépenses présentent l’avantage immédiat, c’est-à-dire lors de la confection des budgets,
de certes affecter le solde budgétaire et le solde net à financer mais de ne pas devoir entrer en
ligne de compte pour le calcul du solde de financement. En d’autres termes, les opérations
proches du prêt (octrois de crédit) ou consistant en la capitalisation d’entreprises publiques
ou privées (prises de participation) n’affectent pas le solde de financement car elles sont
censées représenter des investissements qui rapporteront à terme, selon le cas, des intérêts ou
des dividendes. Mais précisément, ces dépenses de code 8 sont censées générer des recettes à
enregistrer aussi en code 8 qui intègrent le solde budgétaire et le solde net à financer mais
pas le solde de financement49.
Or l’ICN traite chacune des opérations au coup par coup et, comme cela a déjà été relevé, lui
comme Eurostat sont loin de publier l’intégralité de leurs avis. Ce qui a pour effet de souvent
faire ressembler ces derniers temps au tirage de la loterie des opérations budgétaires qui,
selon qu’elles sont jugées conformes ou pas au SEC95, peuvent entraîner le respect ou au
contraire l’irrespect des normes d’endettement et ce, parfois avec plusieurs mois de retard.
Les corrections apportées par l’ICN ou Eurostat aux qualifications de certaines opérations
budgétaires entraînent de surcroît parfois de lourdes conséquences. Nous pourrions parler
du rapatriement de la dette de la RTBF dans le giron de celle de la Communauté française,
de celle d’Aquafin (société publique flamande d’épuration des eaux) dans celui de la
Communauté flamande,… ou encore des débats récurrents au sein du Parlement bruxellois
sur ce nouveau grand sport national qui consiste à créer de nouvelles sociétés publiques dont
la dette ne devrait plus être consolidée avec celle de la région concernée, ici la région
bruxelloise. Ainsi, rien que la législature régionale en cours à Bruxelles depuis 2004 aura vu
la création d’une Société d’acquisition foncière (SAF)50, d’une Société bruxelloise de gestion
des eaux (SBGE) devenue propriétaire des stations d’épuration51 ou encore de Citeo52,…
48
Cour des comptes, Document d’information relatif à la méthodologie SEC, 18 mai 2005.
Sur la différence entre ces trois concepts économiques, voyez le document d’information précité de la Cour des
Comptes (p. 6). Une prise de participation de code 8 peut être requalifiée en transfert de capital, dépense affectant
pour sa part directement le solde à financer (p. 31 pour plusieurs exemples de reclassement).
50
Ordonnances du 20 juillet 2005 relative à la société d’acquisition foncière et du 8 février 2007 modifiant cette
dernière.
51
Ordonnance du 20 octobre 2006 établissant un cadre pour la politique de l’eau. Cette ordonnance vise
notamment à répondre à une des grandes impasses que représente désormais le SEC95 pour les pouvoirs publics.
Il considère en effet que l’alimentation d’un fonds budgétaire (fût-ce par l’ancienne taxe sur le déversement des
eaux usées qui lui était spécialement affectée) par la région est une dépense, comme consiste également en une
dépense la sortie financière de ce fonds afin de payer les annuités dues dans le cadre du contrat de concession de
travaux publics passé avec un consortium privé pour la construction et la gestion de la gigantesque station
d’épuration nord (Cour des comptes, La station d’épuration Nord à Bruxelles – Attribution et financement du
49
17
A ce jour, la plus grosse opération de requalification concerne la création par l’Etat fédéral du
Fonds des infrastructures ferroviaires (FIF) destiné à isoler dans son giron la dette de la
SNCB. En octobre 2006, Eurostat considéré que le FIF appartenait au secteur des
administrations publiques selon la classification du SEC95. La reprise de la dette de 7.4
milliards d’euros devait selon l’office statistique de la Commission européenne être
comptabilisée comme une dépense de transfert en capital à dater du 1er janvier 2005. Coût de
la facture : une augmentation de 7.4 milliards d’euros de la dette brute consolidée de l’Etat
fédéral (soit pas moins de 2.5 % du PIB), sans compter que les 300 millions d’euros annuels
de charge d’intérêts grèvent le solde de financement de l’Etat fédéral53. L’arrêté royal (de
pouvoirs spéciaux) du 11 novembre 2006 modifiant les structures de gestion de
l’infrastructure ferroviaire a transformé le FIF en entreprise publique autonome afin de
répondre aux premières critiques d’Eurostat54.
Autre inconvénient du SEC95, son caractère évolutif et changeant. Quoi que l’on puisse
penser des opérations de titrisation des créances fiscales de l’Etat, un changement de position
d’Eurostat début 2007 fait que leur produit doit désormais être comptabilisé non plus comme
recettes fiscales mais comme un emprunt55. De tels changements ne sont pas inhabituels.
Bref, s’il ne saurait être tenu pour responsable de tous les maux – la Belgique traînant encore
derrière elle, même considérablement réduite, une dette publique historique d’environ 90%
du PIB –, le SEC95 en ce qu’il concerne les comptes des administrations publiques met en
œuvre avec rigueur les critères de Maastricht maintenus par le Traité de Lisbonne. Mais son
application tâtillonne et peu transparente est un frein d’importance aux investissements
publics. Il est souvent difficile pour les Etats – et que dire de leurs collectivités locales dont
les dettes et déficits seront de plus en plus sous cette étroite surveillance – d’appréhender
cette réalité qui fait en bout de course prévaloir une pure logique comptable sur des choix
stratégiques de relance ou d’investissements.
Certains souhaitent éviter à tout prix la déduction des investissements – certes souvent
générateur de nouvelles dépenses de fonctionnement – des normes de déficit et font dès lors
valoir que l’alternative existe : le partenariat public – privé 56.
marché de concession, octobre 2003). Ce qui revient à considérer deux fois comme une dépense ce que le bon sens
ne devrait analyser qu’en une seule.
52
Cette nouvelle société a été créée par l’ordonnance du 19 avril 2007 portant des dispositions diverses en matière
de service public de transport en commun urbain dans la Région de Bruxelles-Capitale. Il s’agit, en résumé, de lui
conférer légalement la concession de service public des infrastructures de transport en commun et ce, pour y
isoler la dette générée par la STIB pour le développement et le maintien de ses infrastructures de transport ainsi
que celles du métro (dont les installations appartiennent directement à la région bruxelloise). En effet, la STIB,
comme ses consoeurs de transport public flamande (De Lijn) et wallonne (les TEC), est considérée depuis 2004
comme ne respectant pas le critère susmentionné des « 50% », ce qui a eu pour effet de consolider sa dette avec
celle de la région bruxelloise, ce qui alourdit d’autant les efforts de gestion budgétaire de celle-ci (ICN, Comptes
nationaux – Comptes des administrations publiques 2004, Banque Nationale de Belgique, 2005, p. 103). Dans
l’attente de l’avis définitif d’Eurostat au moment d’écrire ces lignes, la région bruxelloise ne sait donc pas encore
quel sera son résultat budgétaire prévisionnel pour l’année 2008 (le retard de traitement a déjà empêché de
réaliser l’opération au cours de l’année budgétaire 2007).
53
Banque nationale de Belgique, Rapport 2005, p. 113 ; Banque nationale de Belgique, Rapport 2006, pp. 109 et
110.
54
La forme du FIF était initialement lors de sa création, par le chapitre III de l’arrêté royal du 14 juin 2004 portant
réforme des structures de gestion de l’infrastructure ferroviaire, celle d’un parastatal de type B au sens de la loi
du 16 mars 1954 relative à certains organismes d’intérêt public. Le nouvel arrêté a été pris sur base des articles 363
et 364 de la loi du 20 juillet 2006 portant des dispositions diverses suite à une évaluation ex ante d’EUROSTAT
dont la décision définitive est toujours attendue ; il a été confirmé par l’article 287 de la loi-programme I du 28
décembre 2006.
55
ICN, Comptes nationaux – Comptes des administrations publiques 2006, Banque Nationale de Belgique, 2007,
p. 94.
56
Pour un exposé de la question : B. ANGEL, L’Union économique et monétaire, Paris, Ellipses, 2006, p. 77.
18
De fait, le « cercle vertueux » est puissamment organisé puisque le manuel SEC95 comporte
depuis 2004 un chapitre spécifiquement dédié aux PPP. Et le fruit des opérations de capital
que sont les privatisations et autres transferts d’actifs publics vers le secteur privé (comme la
vente d’or monétaire) peuvent être déduits du stock de la dette.
Dès lors, comme le faisait remarquer l’Institut des Comptes Nationaux, sans doute soucieux
de bénéficier de l’expertise privée mais surtout désireux d’étaler sur la durée d’utilisation
des actifs les coûts d’investissement, les pouvoirs publics se lancent à corps perdu dans
l’ingénierie budgétaire à effets momentanés, quand ils ne se tournent effectivement pas vers
le secteur privé pour concevoir, construire, financer, entretenir et exploiter tout à la fois des
infrastructures publiques57. Prudent, l’ICN a constitué en 2005 un comité d’accompagnement
qui répond aux demandes d’avis émanant la plupart du temps des gouvernements fédéral et
régionaux mais n’hésite guère à les renvoyer au moindre doute vers Eurostat58.
Certains Etats ont cependant plus de poids que d’autres comme la France sarkozyste qui
multiplie les cadeaux fiscaux aux hauts revenus59 ou l’Allemagne 60 qui dévie des trajectoires
macro-économiques communes en adoptant des déficits budgétaires supérieurs à ceux fixés
par le Pacte de stabilité et qui coûtent en définitive à toutes les populations de l’Union.
Pour résumer le propos, on doit donc constater que le SEC95 a généralement les
conséquences suivantes :
-
la tentation du report de charges de l’autorité supérieure sur les collectivités locales,
par ailleurs sous-financées ou en retard de ristourne de leur fiscalité additionnelle à
des impôts fédéraux, par la non-compensation des réformes fiscales ;
-
la tentation de transférer des actifs publics au secteur privé pour réduire la dette
nominale ;
-
la fragmentation de la gestion publique de ce qui n’est pas privatisé avec son cortège
de sous-conséquences : la perte de contrôle des parlements dans un monde où les
démocraties sont déjà hémiplégiques à force de ne plus pouvoir s’occuper
d’économie, mais aussi ce qui est nettement plus neuf comme phénomène, la
déperdition de contrôle des gouvernements puisque une entité n’est réputée
marchande que si elle est suffisamment autonome dans ses décisions ;
-
l’autre sous-conséquence de la fragmentation de la gestion publique étant, par la
filialisation de droit ou de fait, l’isolation des structures (semi-) publiques les plus
compétitives (puisque respectant le critère des 50%) de la collectivité politique qui l’a
créée, ce qui facilite à terme la privatisation par appartement tout en maintenant à
charge de la collectivité les activités non rentables ;
57
La seule vraie nouveauté – mais elle est de taille - des PPP résidera de plus en plus dans cette systématisation
du cumul des tâches demandé à un seul opérateur ou à un même consortium privé là où les pouvoirs publics en
assumaient tout ou partie eux-mêmes en recourant à l’emprunt et/ou par la passation des marchés publics
nécessaires.
58
ICN, Rapport 2006, p. 16.
59
Ce que l’on pourrait appeler le syndrome « Johnny Hallyday », lequel a abandonné toute velléité de faire
aboutir sa demande d’acquisition de la nationalité belge.
60
Notons que seule l’Italie a pris le soin de faire acter une déclaration spécifique annexée au Traité de Lisbonne
qui demande en substance que l’étau soit desserré le temps qu’une vaste politique de relance porte quelques
fruits.
19
-
la tentation de la troisième voie que serait le PPP, largement encouragé par un
chapitre spécial du manuel sur la dette publique, la création du dialogue compétitif
comme nouveau mode de passation des marchés publics complexes d’infrastructures,
une kyrielle de recommandations de la Commission européenne, de la pratique de
prêts de la Banque européenne d’investissements, etc. ;
-
bref la limitation du rôle de l’Etat à celui de prescripteur de service public, désormais
de plus en plus assumé par le secteur privé, mais de moins en moins opérateur du
service public.
Le système est assurément bien fait. Il n’oblige facialement à rien si ce n’est à de menus
calculs et corrections comptables. Il est juste là pour susciter des tentations et laisser, même
au cas où ce ne serait pas la volonté première des statisticiens qui l’ont conçu, le champ libre
à la « théorie de l’agence » si chère au New Public Management. Fini l’Etat wébérien
monolithique ! Bienvenue le réseau d’organismes décentralisés et spécialisés ! Or, ce nouveau
paradigme concerne tant les fonctions de prestation des services publics eux-mêmes que les
fonctions de régulation des secteurs économiques libéralisés qui sont de plus en plus
assumées par des autorités administratives indépendantes…
Le SEC95 combiné aux règles sur les marchés publics, à celles qui envisagent de prime abord
les dotations pour prestation de service public comme constitutives d’aides d’Etat, aux
directives et règlements européens de libéralisation qui ne tolèrent plus le service public que
comme exception au principe de concurrence, et qui peut en outre être effectivement géré
par le secteur privé, apporte dès lors son obole au retrait du politique de pans entiers de la
vie sociétale.
V. 2ème thème : la tentation de s’affranchir des procédures au nom de l’efficacité
L’actualité récente du droit public économique belge recèle d’exemples montrant combien,
sous prétexte d’efficacité toujours, c’est en définitive bel et bien une nette tendance à
l’affranchissement des procédures démocratiques normales qui se fait jour. Et là, la
responsabilité du politique est entière.
Preuve en est le récent mais relativement discret débat sur la « convention » fiscale négociée
par le Gouvernement fédéral – il serait plus exact de dire par quelques ministres – avec le
groupe Suez qui entamait sa mue de géant en titan de l’énergie en Europe en absorbant sa
filiale Electrabel avant la fusion avec Gaz de France, l’opérateur privé historiquement
dominant sur le marché belge du gaz et surtout de l’électricité 61. Une lettre signée le 6
octobre 2006 par le Premier Ministre à l’attention de la présidence de Suez, dont l’existence
fut niée par le Ministre de l’Energie, a confirmé « la stabilité du cadre réglementaire et fiscal
s’appliquant spécifiquement au groupe jusqu’au 31 décembre 2009 » 62.
Une partie du dossier a été exposée par le Premier Ministre devant la Commission de l’Intérieur et des Affaires
générales de la Chambre le 30 novembre 2005, CRAVBV 51 COM 774, pp. 4 et suiv.
62 Le Soir du 8 décembre 2006 publie plus largement la lettre dans l’article « Le parapluie fiscal de Suez ». Les
explications peu claires du Ministre fédéral de l’Energie apparaissent dans le rapport de la Commission de
l’Economie de la Chambre du 18 décembre 2006 sur un projet de loi portant des dispositions diverses (I), DOC 51
2760/036, pp. 16-23. La lettre serait en quelque sorte la contrepartie à un engagement antérieur d’Electrabel de
s’acquitter unilatéralement d’une redevance, non répercutée dans les tarifs finaux aux consommateurs, de 100
millions d’euros pour que l’opérateur dominant sur le marché du gaz apporte ainsi sa modeste obole à
l’accompagnement de la hausse des produits pétroliers.
61
20
Ceci rappelle furieusement, au nom de l’efficacité toujours, de glorieux précédents, comme
l’accord sur les grands magasins de 1959, d’abandon unilatéral de compétences par une
autorité publique en contrariété manifeste avec l’article 33 de la Constitution63. Je l’ai montré
en d’autres occasions, c’est d’ailleurs la technique des pouvoirs spéciaux (large délégation de
pouvoirs législatifs au seul exécutif, sans compter le caractère non systématique de la
ratification parlementaire a posteriori) qui après avoir été largement utilisée pour créer des
services publics organiques a, au contraire, été fortement utilisée pour les privatiser ainsi que
les anciennes institutions publiques de crédit. L’illustration la plus caricaturale fut celle des
pouvoirs spéciaux accordés en 2001 pour permettre l’alliance de Belgacom avec l’opérateur
néerlandais KPN, alliance qui de surcroît ne vit jamais le jour. Le Ministre des
Télécommunications de l’époque ne se priva pas pour justifier une telle entorse par le
souhait des repreneurs potentiels de ne pas être soumis aux aléas des procédures
législatives64. La publicité des délibérations politiques constituerait donc un obstacle au
secret des affaires.
Les procédures de privatisation et autres transferts d’« actifs » vers le secteur privé sont, en
Belgique, caractérisées par les insuffisances du cadre général d’évaluation contradictoire ou
d’appel à la concurrence. Les conditions d’aliénation des immeubles appartenant à l’Etat ont
été marquées par une relative opacité 65.
De 2000 à 2004, la vente de bureaux administratifs de l’Etat fédéral a rapporté 840 millions
d’euros mais 60% de ces bureaux ont été immédiatement repris en location auprès des
acheteurs. La Cour des comptes a largement stigmatisé le seul objectif poursuivi qui était la
rentabilité budgétaire à court terme sans étude préalable qui aurait permis de contribuer à
l’amélioration de la qualité de l’hébergement des agents de l’Etat. Le cas le plus
emblématique est assurément celui de la Tour des Finances à Bruxelles dont les hypothèses
se sont avérées erronées ; certaines dispositions de la législation domaniale ont été
imparfaitement respectées ; l’extension de la mission du consultant principal n’a pas respecté
la législation sur les marchés publics ; les relocations pour des courts délais ont été fort
onéreuses… Le tout à un point tel que la Cour recommande l’adoption d’une méthode,
largement inexistante jusque là, d’analyse préalable à chaque opération d’aliénation des
coûts – bénéfices66.
Il faut dire que les aliénations domaniales de l’Etat fédéral défrayent régulièrement la
chronique. Les articles 28 à 30 de la loi-programme du 20 juillet 2006 avaient organisé un
régime de garantie de la continuité du service public obligeant l’Etat à reprendre en location
des immeubles abritant des juridictions, des services de la police fédérale et de la protection
civile qui devaient être aliénés à une société d’investissement à capital fixe immobilière
(Sicafi). Passant largement outre les remarques de la section de législation du Conseil d’Etat
formulées notamment à l’égard des entorses au régime de la domanialité publique et à la
préservation de la continuité du service public67, le Parlement a finalement entériné le
montage du Gouvernement qui avait publié préalablement au dépôt du projet de loi un avis
de marché pour la constitution de la sicafi.
Voyez les références citées dans D. YERNAULT, « La contractualisation (forcée ?) du droit administratif de
l’économie et l’organisation des modes de gestion du service public », précité, pp. 85 et 154.
64 D. YERNAULT, « Constitution, privatisations et pouvoirs spéciaux : un débat oublié », Courrier Hebdomadaire
du CRISP, 2001, n° 1729-1730, p. 41 notamment.
65 Un bon dossier récapitulatif sur « Les inépuisables réserves de l’Etat » a été publié dans La Libre Entreprise,
supplément de La Libre Belgique du 16 juin 2007.
66 Cour des comptes, La vente de patrimoine immobilier par la Régie des bâtiments, rapport transmis à la
Chambre des représentants, août 2006.
67 Avis des 4 et 8 mai 2006 sur un avant-projet de loi-programme, Doc. Chambre, 51 2517/001, pp. 102 et
suivantes.
63
21
L’Etat n’en aurait plus détenu qu’une minorité du capital, pendant qu’il s’associerait à un
opérateur immobilier privé majoritaire dans un premier temps et désigné par marché public,
avant introduction en bourse. Par dérogation à la loi domaniale de 1923, le Parlement ne
devait plus approuver le transfert de propriétés pour que l’opération ne soit pas retardée.
Vu le pactole en jeu, l’affaire ne pouvait que déboucher devant le Conseil d’Etat, certains
soumissionnaires évincés s’étant étonnés de la majoration a posteriori de la part du
consortium qui décrocha la timbale de la prise de participation dans la sicafi68. L’attribution
du marché à la S.A. Cofinimmo fut suspendue en extrême urgence le 11 octobre 2006 faute
de motivation du recours à la procédure négociée accélérée qui devait rapporter 565 millions
d’euros de valorisation à l’Etat au titre de recette pour le budget 200669. Le Gouvernement
décida le retrait de sa décision et l’abandon de la procédure de marché.
L’horloge budgétaire tournant, le Ministre des Finances fit adopter dans l’urgence par le
Gouvernement un amendement au nouveau projet de loi-programme qui visait cette fois à
autoriser l’Etat, la SOPIMA (une société immobilière créée par la Régie des Bâtiments) et la
Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI) à créer une société immobilière
au large objet social en y apportant divers immeubles70. Après la constitution de la nouvelle
société, la majorité des parts devait être cédée à un ou plusieurs investisseurs privés sans que
ne soit plus avancée une procédure de sélection. Le Conseil d’Etat, section de législation,
émit les mêmes réserves qu’à l’égard du projet précédent. Il releva également qu’Eurostat,
sur base du SEC95 encore, ne voulait pas comptabiliser le produit net de l’opération initiale
de la même manière que l’Etat belge car ses droits de préemption et au renouvellement des
baux empêchaient une valorisation budgétaire intégrale des sommes obtenues en
contrepartie des immeubles cédés71.
Les articles 92 à 95 de la loi-programme I du 27 décembre 2006 furent finalement adoptés et
fut ainsi rendue possible l’opération « Fedimmo », la société Befimmo ayant acquis 90% des
parts de la Sicafi détenant en portefeuille 62 immeubles dont l’aliénation rapporta 576
millions d’euros.
Le Conseil des Ministres du 27 avril 2007 décida alors de remettre le couvert en lançant
l’opération « Valorimmo » (appelée aussi Fedimmo II) sans arrêter toutefois de liste
définitive, rentrant alors dans la période d’affaires courantes consécutive à la dissolution des
Chambres72. Une loi du 9 mai 2007 a ainsi créé une société commerciale immobilière,
capitalisée par l’Etat et la SFPI par apports d’immeubles légalement désaffectés du domaine
public. En vertu de la jurisprudence sur le « in house » commentée plus loin, l’exposé des
motifs de cette loi indiqua que la majorité des actions serait par la suite vendue à un
investisseur privé sélectionné au terme d’une procédure de mise en concurrence, non
autrement qualifiée, organisée dans le respect des principes d’égalité et de nondiscrimination73.
« La sicafi de l’Etat sous haute surveillance », La Libre Belgique 4 octobre 2006.
C.E. 11 octobre 2006, n° 163.472, Axa Belgium et Befimmo.
70 L’amendement a été déposé le 30 novembre 2006 : Doc. Chambre, 51 2773/003.
71 Avis du 4 décembre 2006 sur le projet de loi-programme I, Doc. Chambre, 51 2773/020.
72 « Future vente des biens de l’Etat sur le rail », La Libre Belgique 27 avril 2007.
73 L’avis du Conseil d’Etat du 2 février 2007 émit de nouvelles critiques, tenant notamment au doute quant à la
réalité de l’existence d’apports par la SFPI ce qui laisserait l’Etat comme seul associé en contradiction avec la
prescription de l’article 454, 4° du Code des Sociétés qui en requiert au moins deux, d’une part, et à la faiblesse de
la préservation de la continuité du service public dans certains cas de déménagement, d’autre part (Doc.
Chambre, 51 2995/002, p. 10). Vu les questions posées par le CDV en commission des finances de la Chambre et
que ces critiques ont été reformulées au cours de la saga de la constitution du Gouvernement fédéral au cours du
deuxième semestre 2007, on peut se demander si l’opération Fedimmo II verra bien le jour…
68
69
22
Ces opérations n’ont par ailleurs pas indiqué en quoi, par-delà le résultat budgétaire
envisagé, les loyers dus par l’Etat seraient mieux calculés que eux que la Cour des Comptes
avait examiné en 2006.
Le service public a certes besoins de ressources pour fonctionner ; le SEC95 les limite
dorénavant de manière considérable ou il favorise les aliénations d’actifs pour s’en procurer.
Les déperditions de contrôle parlementaire, et même exécutif, sont réelles puisqu’il pousse
l’Etat à constituer des unités institutionnelles marchandes autonomes pour sortir des
dépenses du périmètre de consolidation de sa dette. L’Etat, poussé par l’urgence budgétaire
et la nécessité de réaliser sur l’année concernée les recettes et dépenses projetées, prend
également des législations et réglementations de circonstances, au besoin dérogatoires aux
règles de procédure et de fond communes.
La corde est raide car il faut rajouter à cela les délais de constitution des sociétés (statuts,
passage chez le notaire, assemblée générale constitutive, adoption des premiers budgets et
plan d’entreprise,…). Le temps, tel qu’il est encadré par le droit européen, joue contre la
transparence démocratique et il n’est pas sûr que l’efficacité en sorte gagnante. Surtout que
l’on dénie de plus en plus à l’Etat le soin de se doter des services et moyens humains
l’habilitant à se projeter plus loin que le court terme. Surtout que les modalités financières du
soutien aux services publics sont également remises en cause, soupçonnées d’être
constitutives d’aides d’Etat en principe contraires avec le principe même de la concurrence.
VI. 3ème thème : le carcan financier du service public après l’arrêt Altmark
La contribution de Didier NUCHELMANS a fort à propos insisté sur le vrai frein au
financement des services publics que représente depuis le 24 juillet 2003 la jurisprudence
Altmark de la Cour de Justice. Censée clôturer des années de débats sur l’exacte nature des
dotations versées par les Etats à des entreprises en charge de missions de service public, elle
ouvre une période d’insécurité juridique.
Désormais, une compensation financière pour mission de service public est à considérer
comme une aide d’Etat, ce qui, d’une part, entraîne l’obligation de la notifier préalablement à
la Commission, sans quoi elle ne peut être versée à l’organisme en charge, d’autre part, laisse
plâner le doute sur sa compatibilité avec les règles de concurrence qui la prohibe en principe.
Toutefois, la compensation n’est pas à considérer comme une aide si sont remplies 4
conditions cumulatives :
1) les obligations de service public sont clairement définies ;
2) les paramètres de calcul sont établis de manière objective et transparente ;
3) la compensation ne peut excéder le surcoût dû à la prestation du service public en
tenant compte des recettes y relatives et d’un bénéfice raisonnable ;
4) si l’entreprise en charge n’a pas été désignée par marché public, le niveau de la
compensation doit avoir été déterminé sur la base d’une analyse des coûts qu’une
entreprise moyenne et adéquatement équipée devrait exposer pour satisfaire à la
mission de service public.
Si des textes législatifs et réglementaires nationaux adéquatement motivés peuvent
permettre de rencontrer les trois premières conditions, encore que la jurisprudence ultérieure
soit relativement sévère sur ces points, la quatrième condition est souvent impossible à
rencontrer en pratique74.
Sur l’avant et l’après Altmark et en particulier les remarques sur sa 4ème condition : M. DONY avec la
collaboration de F. RENARD et C. SMITS, Contrôle des aides d’Etat, Commentaire J. Mégret, 3ème éd., Bruxelles,
74
23
Comment prouver qu’une société immobilière de service public active dans le domaine du
logement social, désignée par agréation et non par mise en concurrence, dont les structures
de coûts sont étroitement encadrées est gérée de la même façon qu’un syndic immobilier ?
Ou qu’une société publique de transport, directement désignée par voie législative,
exploitant un réseau intégré métro – tram – bus établit ses coûts comme des concurrentes qui
n’existent pas sur le marché local considéré 75?
Les observateurs ont encore mal mesuré les conséquences de ce que l’on appelle
communément le paquet MONTI (du nom du commissaire européen qui l’a fait aboutir)
publié le 29 novembre 2005, lequel comporte une directive imposant la séparation comptable
entre au sein des entreprises chargées à la fois de missions concurrentielles et de services
d’intérêt économique général, une décision exemptant de notification préalable certaines
compensations de service public et un encadrement sur le traitement des subventions à
traiter malgré tout comme aides d’Etat particulièrement en ce qui concerne leurs paramètres
de calcul.
En effet, la décision du 28 novembre 2005 exempte notamment de notification les
compensations pour missions de service public dans les secteurs hospitalier et du logement
social. Ce faisant, la Commission a mis en œuvre l’article 86, § 3, du Traité. Outre que cette
disposition lui donne de larges pouvoirs d’action unilatérale, cela revient à classer
implicitement mais sûrement ces secteurs dans celui des services d’intérêt économique
général (soit une exception d’interprétation restrictive à la règle qu’est la soumission à la
concurrence)76 et, partant, à leur dénier la qualité de services sociaux (en principe en-dehors
du champ de la concurrence)
Ceci pose plusieurs problèmes. D’abord parce que, pour une mission de service public ou un
service social, être hors concurrence n’a pas les mêmes conséquences juridiques qu’être une
exception à la concurrence. Ensuite parce que le Parlement européen, dans sa résolution du
14 janvier 2004 relative au Livre vert de la Commission sur les services d’intérêt général avait
explicitement demandé que des secteurs tels le logement social et les hôpitaux soient
considérés comme non-marchands et donc placés en-dehors du champ concurrentiel. Enfin
parce que la Commission, forte de ses pouvoirs unilatéraux, a annoncé une évaluation du
paquet Monti pour 2009, ce qui pourrait très bien déboucher sur la fin de l’exemption de
notification préalable sans que le Conseil ou le Parlement européens puissent l’en empêcher.
Le paquet MONTI est à certains égards plus souple que la jurisprudence Altmark. Nous
verrons plus loin qu’il porte aussi les germes d’une extension sans limites d’une qualification
économique de pans entiers de l’organisation de la société.
Editions de l’ULB, 2007, pp. 160 et suivantes. Dans un certain sens, la Cour a en effet accepté de considérer les
compensations comme des actes de puissance publique et non comme des avantages accordés à certaines
entreprises. Pour le reste, le recours aux procédures de marchés publics montre d’expérience que l’entreprise
gagnante n’est pas toujours la plus performante. Des craintes substantielles peuvent aussi être légitimement
émises à l’égard des solides brèches ainsi apportées au principe du libre choix des Etats membres quant à
l’organisation de leurs services publics. Enfin, sans que la liste des critiques soit exhaustive, comment traiter la
compensation qui ne respecte pas ces conditions ? En l’assimilant entièrement à une aide d’Etat ou seulement
pour la partie dépassant le surcoût jugé comme normal ?
75 Ces impossibilités justifient sans doute la plus grande mansuétude de la décision et de l’encadrement de la
Commission sur les aides d’Etat du 28 novembre 2005 en ce qui concerne le respect du 4ème critère de la
jurisprudence Altmark.
76 En ce sens également, L. IDOT, « Concurrence et services d’intérêt général. Bref bilan des évolutions
postérieures au Traité d’Amsterdam », in J.-V. LOUIS et S. RODRIGUES dir., Les services d’intérêt économique
général et l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 44.
24
Il y aurait beaucoup à dire aussi sur l’ensemble des règles européennes qui, outre le SEC95,
constituent un carcan pour le financement du service public qui dès lors qu’il est presté dans
la sphère économique et marchande n’est plus considéré que comme une exception
d’interprétation restrictive au principe de concurrence. Je pense aux modalités de
financement et de définition du service universel. Ainsi, dans le secteur postal, son champ
sera réduit, sa prestation pourra être mise en concurrence et en bout de course cette possible
remise en cause de l’unité de la prestation du service universel qui pouvait être financé par
l’octroi de droits monopolistiques exclusifs lui fera vraisemblablement perdre de son
efficacité et de sa lisibilité pour la population77.
La propension ontologique du droit communautaire à assimiler prima facie toute activité
publique de production à une activité lucrative lambda se marque aussi dans le domaine de la
TVA puisque les nouvelles règles applicables étendent considérablement les hypothèses de
facturation et de répercussion dans les relations entre pouvoirs publics (par exemple en ce
qui concerne la fourniture de repas d’une collectivité par l’intermédiaire d’une autre)78. Les
montages nécessités par les tentatives d’assujettissement pour permettre la récupération de
la TVA ont souvent débouché sur la construction d’usines à gaz, entre autres dans le secteur
de l’eau. Avec à nouveau à la clé l’accroissement du fossé séparant contrôle politique et
gestion « technique ».
Un arrêt en apparence anodin de la Cour de Justice a également d’importantes implications
pour le financement des services publics, plus précisément pour leur tarification. En décidant
que les tarifs préférentiels pour l’accès des personnes de plus de 65 ans aux musées,
monuments et parcs italiens étaient contraires à la libre prestation des services, la Cour n’a
pas seulement censuré les discriminations entre italiens et autres ressortissants européens.
Elle a aussi condamné l’octroi de tels tarifs aux résidents des collectivités locales abritant ces
institutions culturelles. Ecartant les motifs d’ordre économique et fiscal très généraux
formulés par l’Italie, elle a décidé qu’il n’ y avait aucun lien direct entre une quelconque
imposition et lesdits tarifs, surtout que certains d’entre eux étaient réservés aux seuls
résidents de certaines collectivités à l’exclusion de tous les autres résidents du pays79.
La portée de cet arrêt est peut-être limitée aux données de l’affaire mais il paraît rendre très
difficile la preuve positive de l’existence d’un lien entre une imposition et la prestation d’un
service. Si la mission n’est pas impossible, elle en devient néanmoins compliquée, sachant
que le territoire européen regorge de collectivités, la région et les communes bruxelloises par
exemple, qui doivent supporter à l’aide notamment de leur fiscalité locale les externalités
engendrées par le rôle de centre urbain.
La nouvelle proposition de directive sur le secteur postal, dite McGreevy, transmise le 19 octobre 2006, en est au
stade de la réponse de la Commission aux dernières positions du Parlement et du Conseil européen
(communication de la Commission concernant la position commune du Conseil relative à l’adoption d’une
directive du Parlement et du Conseil modifiant la directive 97/67/CE en ce qui concerne l’achèvement du marché
intérieur des services postaux de la Communauté, COM (2007) 695 final, 9 novembre 2007).
78 La place manque pour traiter d’un autre nouveau frein notable aux relations entre personnes publiques qui
découle de l’article 39 de la loi-programme du 27 décembre 2006 qui étend considérablement les cas
d’assujettissement à la TVA (cf. la circulaire de l’administration de la TVA n° AFER 24/2007 (E.T.113.252) dd. du
29 août 2007). La Région de Bruxelles-Capitale a introduit un recours en annulation devant la Cour
constitutionnelle sur cette mesure de transposition de l’article 13 de la directive 2006/112/CE du 28 novembre
2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.
79 CJCE 16 janvier 2003, C-388/01, Commission contre Italie.
77
25
L’ensemble des règles financières sur le budget (SEC95), la fiscalité (TVA, discriminations
tarifaires), la tenue de comptes séparés pour les entreprises gérant à la fois des services
d’intérêt économique général et des activités concurrentielles80, et la possibilité de
qualification en aide d’Etat des compensations de service public, constituent bel et bien pour
les pouvoirs publics un carcan qui se resserre de plus en plus. Il est malgré tout encore de
quelque importance de pouvoir faire le départ entre les activités publiques selon qu’elles
sont économiques ou non économiques.
VII. 4ème thème - Le pont trop loin : la gestion d’un foyer pour femmes battues est une activité
économique
Les enjeux de telles distinctions, qui sont loin d’être purement sémantiques, apparaissent de
manière encore plus évidente à la lecture de la nouvelle communication de la Commission
européenne du 20 novembre 2007 qui exprime tout d’abord son refus de préparer une
directive-cadre sur les services d’intérêt général pour continuer à n’aborder ceux-ci que de
manière sectorielle 81.
Globalement, la jurisprudence de la Cour de Justice ainsi que la pratique de la Commission,
par exemple dans ses décisions sur les aides d’Etat, considèrent comme économiques (ou
marchandes) la plupart des activités dans les affaires qui leur sont soumises. Ne sont
considérées, à ce jour et à coup sûr, comme non économiques (ou non marchandes) que 1) les
tâches régaliennes de l’Etat (diplomatie, sécurité…), 2) l’enseignement obligatoire et 3) la
sécurité sociale en ce qu’elle repose sur la solidarité nationale obligatoire 82.
Comme cela a déjà été dit plus haut, si une activité est considérée comme économique, elle
est soumise aux règles de concurrence (articles 81 à 87 du Traité): interdiction des abus de
position dominante, des ententes et pratiques restrictives de concurrence, des aides d’Etat. Si
elle n’est pas économique (donc si elle ne consiste pas à offrir des biens et services sur un
marché donné), l’activité n’est tout simplement pas à considérer comme relevant du droit de
la concurrence. Toutefois, une activité économique peut échapper au droit de la concurrence,
par exemple si est instauré un monopole, si elle peut être qualifiée de service d’intérêt
économique général (article 86, § 2, du Traité ainsi que l’article 16) ; mais dans ce cas, elle
sera soumise à la règle de l’interprétation restrictive au principe qu’est la concurrence, d’une
part, et sous la surveillance de la Commission qui dispose de larges pouvoirs de surveillance
et d’encadrement comme celui d’adopter seule des directives (article 86, § 3, du Traité),
d’autre part.
Or, la communication du 20 novembre 2007 et ses annexes sont marquées du sceau de
l’interprétation extensive de l’activité économique et, par voie de conséquence, du champ de
la concurrence 83.
Directive 2006/111/CE de la Commission du 16 novembre 2006 relative à la transparence des relations
financières entre les Etats membres et les entreprises publiques ainsi qu’à la transparence financière dans
certaines entreprises.
81 Les services d’intérêt général, y compris les services sociaux d’intérêt général : un nouvel engagement
européen, communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social
européen et au Comité des régions accompagnant la communication « Un marché unique pour l’Europe du
21ème siècle », COM(2007) 715 final, version provisoire.
82 Pour une étude d’actualité sur le sujet parmi d’autres : M. DONY, « Les notions de ‘service d’intérêt général’ et
de ‘service d’intérêt économique général’ », in J.-V. LOUIS et S. RODRIGUES dir., cité plus haut, pp. 3-38. Et dans
le même ouvrage, les conclusions de Stéphane RODRIGUES, « Les services d’intérêt économique général et
l’Union européenne – Acquis et perspectives », pp. 421 et suivantes.
83 Ce que la presse du jour n’a pas manqué de relever immédiatement : « Les services publics restent dans le
flou », La Libre Belgique 20 novembre 2007 ; « Des services publics sans loi », Le Soir 21 novembre 2007.
80
26
L’exemple le plus marquant en est assurément celui du foyer pour femmes battues. Vous ne
vous en doutiez pas mais, pour la Commission, il s’agit bel et bien d’une activité
économique !
Une première communication antérieure du 26 avril 2006 spécifiquement tournée sur les
services sociaux commençait pourtant bien en identifiant comme services sociaux, en-dehors
des régimes légaux et complémentaires de protection sociale 84 :
« les autres services essentiels prestés directement à la personne. Ces services jouant un rôle de
prévention et de cohésion sociale, ils apportent une aide personnalisée pour faciliter l’inclusion
des personnes dans la société et garantir l’accomplissement de leurs droits fondamentaux » 85.
Et de citer l’aide face aux défis de la vie (endettement, chômage, toxicomanie, rupture
familiale), l’acquisition des compétences (formation et réinsertion professionnelles), le
soutien aux familles dans les soins aux plus jeunes et plus âgés, le logement social.
Toutefois la tentation de les qualifier d’économiques arriva tout de suite. Car, d’après la
Commission, dans certains Etats, une part croissante des services sociaux n’est plus assumée
directement par les autorités publiques. Ensuite, la jurisprudence européenne a considéré
dans certaines affaires que les services sont normalement prestés contre rémunération mais
que les traités n’exigent néanmoins pas qu’ils soient directement payés par ceux qui en
bénéficient. Passons sur cette interprétation extensive largement abusive qui mène à
considérer que tout est économique et par voie de conséquence soumis à concurrence, le
premier argument mérite d’être déconstruit. En effet il entérine l’effet domino pour en faire
une règle générale : il suffirait de constater qu’une collectivité locale du fin fond de l’Europe
décide de privatiser une prestation sociale pour que l’activité sociale en question devienne
économique partout. De plus, cela méconnaît la subsidiarité dont bénéficie chaque Etat pour
fixer ce qu’il estime être d’intérêt général ou non. Qui plus est, il y a privatisation et
privatisation. Une chose est le transfert organique d’activité vers le secteur privé commercial,
une autre est l’organisation d’un système d’agréation d’associations pour pouvoir bénéficier
de subsides. La Commission ne semble plus faire grand cas de la distinction entre
économique et non économique qu’elle recoupait largement encore avec celle entre
marchand et non marchand dans son Livre vert de 2003 sur les services d’intérêt général86.
Le monde de l’économie sociale et des associations sans but lucratif appréciera 87.
Reprenons notre malheureux exemple des femmes battues. Tout d’abord, il ne fait guère de
doute pour les services de la Commission qu’une telle prestation sociale fasse l’objet d’une
mise en concurrence. En effet, les « Questions-réponses sur l’application des règles ‘marchés
publics’ aux services sociaux d’intérêt général » publiées le 20 novembre 2007 précisent :
Encore que cette présentation soit spécieuse car à tout le moins les régimes de sécurité sociale relevant de la
solidarité obligatoire ne sont pas des services économiques et sont donc hors champ de la concurrence.
85 Mettre en œuvre le programme de Lisbonne – Les services sociaux d’intérêt général dans l’Union européenne,
COM(2006)177, 26 avril 2006, p. 4.
86 COM(2003)270 dans laquelle la Commission reconnaissait encore au § 40, vu que l’Union ne dispose que de
certaines compétences d’attribution (les plus importantes sont sans conteste la réglementation de la libre
circulation des travailleurs et l’édiction des règles sur le FEDER et le Fonds social européen qui représentent
certes près de la moitié du budget communautaire), n’avoir aucun titre de compétence générale à l’égard des
services non économiques.
87 Je ne partage donc nullement les conclusions juridiques optimistes de S. NICINSKI, « Actualités du droit de la
concurrence et de la régulation », Actualité Juridique – Droit Administratif 2007, p. 2353 : pouvoir éventuellement
bénéficier de l’exception « service d’intérêt économique général » n’excuse en rien une dénaturation aussi
profonde de la réalité de l’organisation de la prestation des services sociaux.
84
27
« une municipalité souhaitant mettre en place un refuge pour les femmes en difficulté,
principalement pour des femmes d’une minorité culturelle spécifique, peut spécifier dans
l’appel d’offres que le prestataire de services doit avoir une expérience préalable de ce type de
services dans un environnement présentant des caractéristiques sociales et économiques
similaires, et que les employés qui seront en contact avec et/ou répondront aux besoins des
femmes en difficulté doivent être suffisamment familiarisés avec le contexte culturel et
linguistique de ces femmes en difficulté » 88.
Il va sans dire qu’il est précisé par la suite qu’une restriction de ce type ne doit pas aller audelà de ce qui est strictement nécessaire pour assurer une prestation appropriée de ce
service. Voilà donc tout l’intérêt de garder la plupart des services qui sont sociaux et sans fin
lucrative selon le sens commun dans la sphère non économique et non marchande. Les
attirer vers la sphère économique et marchande comme le tente la Commission, même en
leur laissant le bénéfice éventuel d’être considérés comme services d’intérêt économique
général, revient à les placer dans un régime juridique d’exception, tout sympathique soit-il
en apparence, qui s’interprète restrictivement.
Le glissement implicite mais certain est encore plus évident dans la réponse à la question de
savoir si les règles sur les aides d’Etat s’appliquent à une subvention accordée par une
autorité publique à un prestataire de service sans but lucratif qui souhaite créer un abri pour
les femmes en difficulté. Dans cet exemple où la subvention s’élèverait à 200.000 euros, il est
répondu ceci :
« Un financement de ce type peut être accordé sans que les critères spécifiés dans la Décision
(celle vue plus haut du 28 novembre 2005) soient remplis, notamment l’existence d’un
mandat, si le montant total de l’aide accordée sur une période de trois ans est de moins de
200.000 euros. Si les conditions du Règlement de minimis (du 15 décembre 2006, qui
exempte de notification les aides de faible importance) sont réunies, une telle aide ne
constitue pas une aide d’Etat, au sens de l’article 87, § 1, (du Traité) et ne devrait pas être
notifiée à la Commission. Par conséquent, une autorité publique peut accorder une telle
subvention d’une somme limitée sans d’autres préoccupations concernant l’application des
règles en matière d’aides d’Etat, même lorsque l’activité à financer est considérée comme
économique. Pour les autres cas, la mesure restera compatible si les critères de la Décision sont
remplis »89.
Arrêtons le hold up ! Sous l’apparente bonhomie d’une telle réponse, se cache la fin de la
spécificité de la gestion publique ou associative ou coopérative de services cruciaux pour la
population. Se placer sous les auspices d’une décision relative aux services d’intérêt
économique général, revient à qualifier, fût-ce même avec la mention « intérêt général », les
services sociaux comme des activités économiques. Que cherche exactement la Commission
en définitive ? A libéraliser des secteurs qui ne relèvent pas de sa compétence ? A vérifier
tous les financements publics nationaux à tous les échelons de pouvoir ? A transformer tous
les aspects de la vie sociétale en marchés et sous-marchés ? Aura-t-elle les moyens d’assumer
efficacement un tel contrôle qui pourrait prendre des proportions dantesques ?
Document de travail des services de la Commission accompagnant la communication « Les services d’intérêt
général, y compris les services sociaux d’intérêt général : un nouvel engagement pour l’Europe », SEC(2007)
1514/3, p. 10.
89 Questions fréquemment posées relatives à la Décision de la Commission du 28 novembre 2005 sur l’application
de l’article 86, § 2, du Traité CE aux aides d’Etat sous forme de compensations de service public accordées à
certaines entreprises chargées de la gestion des services d’intérêt économique général, et de l’Encadrement
communautaire des aides d’Etat sous forme de compensations de service public, document de travail des services
de la Commission accompagnant la communication « Les services d’intérêt général, y compris les services sociaux
d’intérêt général : un nouvel engagement pour l’Europe », SEC(2007) 1516, p.12.
88
28
L’article 2 de la fameuse directive 2006/123/CE du Parlement et du Conseil du 12 décembre
2006 relative aux services dans le marché intérieur (dite directive « Bolkestein ») exclut
pourtant on ne peut plus clairement de son champ d’application soit des activités libéralisées
ou organisées par ailleurs, soit en raison de leur nature même. Sont donc particulièrement
exclus pour ce qui nous concerne ici, d’une part, les services d’intérêt général non
économiques et, d’autre part, les services sociaux relatifs au logement social, à l’aide à
l’enfance et à l’aide aux familles et aux personnes se trouvant de manière permanente ou
temporaire dans une situation de besoin qui sont assurés par l’Etat, par des prestataires
mandatés par l’Etat ou par des associations caritatives reconnues comme telles par l’Etat.
Encore que l’on doive gloser mais ailleurs que dans ces lignes sur le caractère restrictif de ce
dernier concept de « mandat », il apparaît qu’un éventail d’activités relevant de
l’accompagnement social individualisé (au nom de la cohésion sociale et de la solidarité
nationale) échappe à l’empire du marché intérieur des services90.
Mais en 2005, le paquet Monti avait déjà abouti à cette victoire à la Pyrrhus consistant à faire
relever le secteur du logement social, comme celui des hôpitaux, de la notion de service
d’intérêt économique général, donc malgré tout du champ économique. La Commission
poursuit sur sa lancée car la connotation apaisante du service d’intérêt économique général
est en l’occurrence un vrai cheval de Troie, un « backdoor » comme diraient les
informaticiens. En utilisant le volet « intérêt général », la force d’attraction vers le volet
« intérêt économique » affecte les services sociaux d’intérêt général autant que la position
selon laquelle l’absence de caractère lucratif n’empêche pas la qualification économique.
Le cas des femmes battues permet de critiquer une autre tendance actuelle renforçant
l’insécurité et tenant au choix du type de publication des intentions de la Commission. Les
communications de la Commission n’ont pas de valeur juridique même si leur portée
politique est considérable. Pourtant, et c’est symptomatique que ce soit à propos des services
d’intérêt général, ce texte non juridique est accompagné de guides qui ne le sont pas plus et
qui prennent la forme très en vogue sur Internet de réponses à des «FAQ » (« frequently
asked questions »), un instrument de communication souple mais guère sécurisant dont la
Commission indique d’ailleurs qu’il ne l’engage pas. Grande productrice de normes
juridiques, l’Union européenne l’est aussi, comme les autres organisations économiques
internationales, de « soft law », ces lignes directrices qui n’ont même pas valeur de circulaire
mais tellement révélatrices de sa pensée profonde.
Plutôt que de se lancer dans des interprétations extensives qui frisent les frontières de
l’absurde, quand elles ne les franchissent pas allègrement, la Commission refuse toujours
d’élaborer une directive définissant enfin clairement les champs de l’économique et du nonéconomique, et les conditions dans lesquelles l’intérêt général (qui relève, on l’oublie trop
souvent, au premier chef des Etats membres91!) peut faire échec à la sacro-sainte concurrence.
Il n’est donc pas encore trop tard pour que les Etats et le secteur non-marchand réagissent en
indiquant à la Commission que les activités sociales ne sont pas économiques par nature en
suivant cette recommandation minimaliste (parce qu’elle intériorise la qualification
économique prêtée à la plupart des services sociaux) du Parlement européen qui:
Mais toutes les discussions sont loin d’être closes, l’insécurité juridique demeure : M. BLOCTEUR, « La libre
circulation des services dans le secteur social », Europe juin 2007, pp. 40-43. Egalement le point G de la résolution
du Parlement européen du 14 mars 2007 sur les services sociaux d’intérêt général dans l’Union européenne.
91 En vertu notamment de l’article 16 du Traité qui est relatif aux services d’intérêt économique général.
90
29
« estime erronée une approche des SSIG qui juxtapose d’une part les normes relatives à la
concurrence, aux aides publiques et au marché et, d’autre part les concepts de service public,
d’intérêt général et de cohésion sociale ; considère au contraire qu’il est nécessaire de les
concilier en promouvant une synergie positive entre les volets économique et social ; affirme
néanmoins que, dans le cas des SSIG, les normes en matière de concurrence, d’aides publiques
et de marché intérieur, doivent être compatibles avec les obligations de service public, et non
l’inverse »92.
En outre, cette volonté de la Commission doit quand même être confrontée au Traité de
Lisbonne signé ce 13 décembre 2007, lequel porte à l’article 2 de son protocole sur les services
d’intérêt général que
« les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des Etats
membres relative à la fourniture, à la mise en service et à l’organisation de services non
économiques d’intérêt général » 93.
Tant que perdurera une approche casuistique 94, les pouvoirs publics désireux de fournir des
services publics sociaux de qualité, seuls, en collaboration avec ou sur requête des acteurs
sociaux de ce secteur, que le langage courant n’appelle vraisemblablement pas pour rien le
« non marchand », demeureront confrontés à une incertitude parfaitement nuisible à leur
efficacité ! Les premières réactions ne se sont toutefois pas fait attendre et ce, déjà quelques
jours après la parution de la nouvelle communication95. Celle-ci n’est pas le seul facteur
global d’incertitude et de déperdition d’efficacité pour les Etats. En voici un nouvel exemple.
VIII. 5ème thème - Le « in house » ou l’empire intempestif des marchés publics
Un jour de 1999, la Cour de justice de l’Union européenne décida que les relations
contractuelles entre pouvoirs adjudicateurs étaient en principe constitutives de marchés
publics. En d’autres termes, les relations entre communes et intercommunales, entre Etat ou
région et leurs organismes d’intérêt public, entreprises publiques ou à participation
publique,… sont susceptibles d’être qualifiées de marchés publics si elles sont analysables en
contrats onéreux dont la contrepartie est un prix ou évaluable en argent. Là où jusque cette
date, on considérait légitimement et légalement que la coopération intercommunale n’était
qu’un mode de gestion et d’organisation du service public. Tout contrat onéreux portant sur
des services, des travaux ou des fournitures serait potentiellement un marché public. La
concession de service public y échappe encore mais une jurisprudence de plus en plus
semblable s’y applique 96.
Résolution du Parlement européen du 14 mars 2007 sur les services sociaux d’intérêt général dans l’Union
européenne, point 5 (pourquoi par ailleurs ne pas faire bénéficier les services d’intérêt économique général de
cette approche ?). Adde le point I qui demande plus logiquement que les SSIG soient considérés comme une
catégorie spécifique de services à part entière. A noter le nouvel appel au respect du libre choix du prestataire
(point 14) et tout aussi essentiel, celui aux autorités centrales à financer adéquatement les transferts de charges et
de compétences vers les collectivités locales (point 16).
93 D’un autre côté, cette formulation prise au pied de la lettre laisserait à penser que les services sociaux non
économiques mais pas d’intérêt général non plus ne seraient plus gérés avec une telle latitude !
94 Le risque majeur d’une directive globale définissant les services d’intérêt général n’est pas mince non plus :
interdire ou au moins interpréter restrictivement et donc limiter la marge des Etats pour tout ce qu’elle ne
réglerait pas explicitement.
95 Le communiqué de presse du 29 novembre 2007 du Conseil des Communes et Régions d’Europe s’intitule « Les
collectivités locales et régionales contestent la position de la Commission européenne sur les services publics » et
ne manque pas de soulever l’antinomie de la communication avec la latitude laissée aux Etats par le Traité de
Lisbonne définitivement signé le 13 décembre.
96 Dans la livraison du 3 décembre 2007 de l’Actualité Juridique – Droit Administratif, l’éditorial de Laurent
RICHER recense des évolutions récentes de la jurisprudence de la CJCE qui annoncent de plus en plus
l’alignement des concessions et autres délégations de service public sur les marchés publics.
92
30
Les concessions doivent normalement être attribuées au terme d’une procédure qui ne
comporte pas de discrimination fondée sur la nationalité et répondre à un minimum de
publicité par laquelle le pouvoir adjudicateur fait connaître sa volonté de passer concession,
ce qui doit permettre à tout tiers intéressé de faire acte de candidature.
Tant dans le cas d’un marché public que dans celui d’une concession de service public, les
règles de mise en concurrence ou de transparence peuvent néanmoins être écartées si le
prestataire de la mission de service public est qualifiable d’opérateur interne. Il est alors dit
« in house ».
Pour qu’un opérateur puisse être qualifié « in house », il doit répondre à deux conditions
cumulatives : 1) le pouvoir adjudicateur doit exercer sur lui un contrôle analogue à celui qu’il
a sur ses propres services administratifs et, 2) l’opérateur doit réaliser l’essentiel de son
chiffre d’affaire pour le compte de la ou des collectivités qui le contrôlent.
Le sujet suscite une littérature abondante 97 car, outre la redéfinition fondamentale des modes
d’organisation du service public qu’elle entraîne, les conditions d’application de cette
jurisprudence manquent de clarté. Seul cas sûr, tant en ce qui concerne un marché qu’une
concession : un opérateur comportant en son sein des capitaux privés, à quelque hauteur que
ce soit, ne pourra jamais être réputé « in house ». Et ce, en raison de ce qu’un actionnaire
privé est censé poursuivre ses fins propres, au premier rang desquelles le profit98. L’autre cas
sûr, mais il ne rentre pas dans le champ de la définition du marché public qui, étant un
contrat, nécessite qu’il y ait au moins deux protagonistes, c’est quand la collectivité publique
concernée assume elle-même à l’aide de ses propres services la mission économique
publique en cause.
La première conséquence de cette jurisprudence, dès qu’il y a un doute sur la qualification
« in house » de l’opération envisagée, est l’application multipliée des règles sur les marchés
publics puisque, selon la Cour de Justice, il ne suffit pas pour les écarter que l’opérateur qui
exerce le service public soit lui-même un pouvoir adjudicateur soumis auxdites règles pour
les marchés de services, de travaux et de fournitures qu’il doit lui-même passer pour
accomplir sa mission. Il faut à tout le moins mettre en concurrence aussi le partenaire privé si
appel à capitaux privés il y a, soit une première procédure de marché avant toutes celles qui
devront être suivies au jour le jour par après. Ce qui entraîne la deuxième question irrésolue :
quid des structures avec actionnaires privés présents depuis plusieurs années dans le capital,
par exemple avant la fixation de cette jurisprudence ? Troisième conséquence, un frein à la
constitution des PPP institutionnalisés, c’est-à-dire ceux sous forme sociétaire, que n’a pas
manqué de relever la Commission dans une communication intermédiaire du 15 novembre
2005 sur les PPP et le droit communautaire des marchés publics et des concessions99. On
attend toujours la communication définitive censée apporter quelque clarté sur les conditions
de leur constitution.
Outre celle recensée de 1999 à 2006 dans D. YERNAULT, « La contractualisation (forcée ?) du droit
administratif de l’économie… », précité, voyez récemment : C. DUBOIS, « To be or not to be ‘In house’ ?
Observations relatives à l’exception ‘In House’ après l’arrêt Carbotermo », Chroniques de droit public – Publiek
recht Kroniek 2007, pp. 213-240 ; A.L. DURVIAUX, « Les relations in house : un pas de plus dans une direction
délicate », Administration Publique – Trimestriel 2006, pp. 95-118.
98 Nous avons pourtant vu plus haut qu’il n’était conceptuellement pas indigne de considérer que dans certains
cas un intérêt particulier pouvait concourir à la satisfaction de l’intérêt général. A moins que l’on considère, ce qui
n’est pas établi pour le moment par la jurisprudence européenne, que si le partenaire privé a été désigné après
mise en concurrence pour son entrée dans le capital il n’y aurait plus lieu de passer ultérieurement des marchés
avec l’entité concernée, ceci implique dès lors que toute commande passée par une commune quelconque à
l’intercommunale devrait faire l’objet d’un marché et donc d’une mise en concurrence.
99 COM(2005)569 final.
97
31
Les choses ne sont pas plus claires pour autant en ce qui concerne les structures purement
publiques ou détenues par l’intermédiaire de holdings publics dont il n’est pas rare qu’ils
comptent des filiales avec association même minime de capitaux privés, la jurisprudence de
2005 et 2006 étant un peu partie dans tous les sens.
Un arrêt du 19 avril 2007 semble à nouveau donner quelque espoir en considérant comme
« in house » Tragsa, une société de droit public espagnole intégralement détenue par l’Etat et
des communautés autonomes et qui fournit à ses actionnaires des services de développement
rural en en matière de protection de l’environnement100. Ce qui signifie qu’une communauté
espagnole ne doit pas mettre cette société publique en concurrence avec d’autres opérateurs
privés quand elle compte par exemple s’y adresser pour valoriser son patrimoine forestier.
Mais le Conseil d’Etat vient par contre de poser une question préjudicielle à la Cour de
justice en se demandant si l’apport du réseau de télédistribution de la commune d’Uccle à
une intercommunale pure ne devait pas n’intervenir qu’après mise en concurrence des
repreneurs potentiels. La juridiction administrative, assimilant manifestement la
participation à une intercommunale à une concession de service public, pose principalement
la question de savoir si l’intercommunale peut être qualifiée « in house » dès lors que la
commune, étant associée avec d’autres, ne saurait exercer sur l’intercommunale de contrôle
analogue à celui qu’elle a sur ses propres services administratifs101.
D’un autre côté, il semblerait toutefois après presque 10 ans d’incertitudes, que la
Commission européenne ne considère plus, enfin, que le transfert complet d’un service
public d’une entité publique à une autre qui l’assure en toute indépendance et sous sa
responsabilité, soit constitutif d’une offre de services contre rémunération. En d’autres
termes, il s’agirait bien, ce que la Belgique et d’autres Etats plaident depuis plusieurs années,
d’une réorganisation interne de l’administration publique non soumise à l’application du
droit communautaire, ni aux règles sur les marchés publics en particulier 102.
On le voit, c’est un débat crucial qui reste sans réponses définitives à ce jour et ces réponses
peuvent de surcroît varier en fonction du secteur économique considéré comme celui des
services postaux en voie de libéralisation progressive 103 ou celui du service public du
transport de voyageurs104.
C.J.C.E. 19 avril 2007, aff. C-295/05, Asociasion Nacional de Empresas Forestales, Europe juin 2007, p. 62, note L.
IDOT ; Actualité Juridique – Droit Administratif 2007, p. 159, note E. de FENOYL.
101 CE 3 juillet 2007, n° 173.079, SA Coditel Brabant.
102 « Marchés publics : la Commission clôture des procédures d’infraction contre l’Allemagne », communiqué de
presse du 21 mars 2007, IP/07/357 (à propos de la coopération municipale dans les services d’élimination des
déchets par des communes de Rhénanie-du-Nord-Westphalie) ; « Marchés publics : la Commission clôt des
procédures engagées contre la Finlande, l’Italie et la Slovénie », communiqué de presse du 27 juin 2007,
IP/07/918 (à propos des services de gestion des déchets dans la province de Trapani). En ce sens également le
document de travail de la Commission publié le 20 novembre 2007, Frequently asked questions concerning the
application of public procurement rules to social services of general interest, SEC(2007)1514, version provisoire,
p.13. Cette position paraît enfin bien plus conforme aux articles 5 (principe de subsidiarité), 16 (responsabilité
première des Etats dans l’organisation des services d’intérêt économique général), 43 et 49 (exceptions à la libre
prestation des services fondées sur l’organisation de la puissance publique), 86 (services d’intérêt économique
général) et 295 (neutralité du droit communautaire à l’égard du régime de propriété, publique, privée ou mixte,
organisé par les Etats) du Traité. Au demeurant, si transfert financier il y a, c’est en principe sous la forme de
dividendes reversés par les intercommunales à leurs communes actionnaires, non sous la forme d’un paiement
par les communes à l’intercommunale et ce, en rémunération de leurs apports en capital (souvent le droit de
propriété ou de jouissance des infrastructures sous voirie).
103 En ce qui concerne le secteur postal en cours de libéralisation approfondie, CJCE 18 décembre 2007, C-220/06,
Asociacion Profesional de Empresas de Reparto y Manipulado de Correspondencia, exclut le bénéfice du « in house »
entre l’Etat espagnol et Correos, la société 100% publique qui assume le service universel postal (service réservé)
en ce qu’un droit exclusif de monopole ne pouvait lui être en sus octroyé pour les services non réservés. Mais « in
100
32
La jurisprudence sur le « in house » provoque également un autre malaise, tenant à la
difficulté de la concilier avec certaines des exigences du SEC95 exposé plus haut. En effet, le
« in house » exige un contrôle « analogue » pour pouvoir écarter les règles sur les marchés
publics dans les relations entre autorité et attributaire, alors que pour pouvoir considérer
comme ne faisant pas partie du périmètre de consolidation de la dette de l’autorité,
l’attributaire doit présenter une autonomie décisionnelle suffisamment large 105, un équilibre
délicat à établir. Par-delà les nombreuses critiques spécifiques pouvant être adressées à une
jurisprudence source d’insécurité juridique quand elle prise dans son ensemble – ce qui est
un comble –, l’extension de l’empire des marchés publics aux relations entre pouvoirs
adjudicateurs est critiquée par des avocats généraux au sein même de la Cour de Justice. En
effet, dans un secteur comme celui de l’eau qui ne fait pas l’objet de directives de
libéralisation, l’application généralisée des règles sur les marchés publics pourrait forcer les
Etats à la privatisation106, ce qui est bel et bien en contradiction avec d’autres stipulations
essentielles du Traité CE.
Le droit communautaire des marchés publics est critiqué à maints égards dans la très belle
thèse d’Ann Lawrence DURVIAUX. Notamment en ce qu’il constitue un frein à l’efficacité
des pouvoirs publics en raison de certaines approximations qui gagnent d’autant plus de
terrain que l’empire des marchés ne cesse de s’étendre 107. Or, la source de l’approximation
est sans doute à rechercher dans les interprétations « fonctionnelles » de certaines
dispositions du Traité CE. L’article 86 de celui-ci (hypothèses d’application ou non des règles
de concurrence aux services et entreprises publics) visait initialement à préserver
l’interventionnisme économique direct des pouvoirs publics, particulièrement en
combinaison avec l’article 295 (le droit européen doit rester neutre à l’égard du régime de
propriété organisé dans les Etats membres). Mais « il a été appliqué par les instances
communautaires à l’opposé de cet objectif premier » 108.
Alors qu’un nouveau paradigme, celui de l’égalité dans la concurrence des entreprises
publiques et privées, est soi-disant mis en avant dans la pratique européenne relative aux
services d’intérêt général109, la conséquence de cette extension aveugle des marchés publics
dans les questions d’organisation institutionnelle des pouvoirs publics est manifestement
problématique car, nous dit-on, :
house » ou pas, l’arrêt confirme que le secteur postal réservé peut faire l’objet d’un droit exclusif (ce que la
nouvelle proposition de directive postale n’autoriserait plus, l’Etat ayant la faculté de confier tout ou partie du
service universel à un ou plusieurs opérateurs), ce qui est un autre motif d’exclusion de l’application des règles
sur les marchés publics de services.
104 Après 7 ans de cheminent chahuté, vient de paraître le règlement CE n° 1370/2007 du Parlement et du Conseil
du 23 octobre 2007 relatif aux services publics de transport de voyageurs par chemin de fer et par route, et
abrogeant les règlements CEE n° 1191/69 et CEE n° 1107/70 du Conseil. Il permet l’attribution sans mise en
concurrence d’un contrat de service public à un « opérateur interne » défini comme une entité juridique distincte
sur laquelle l’autorité compétente ou, dans le cas d’un groupement d’autorités, au moins une autorité locale
compétente, exerce un contrôle analogue à celui qu’elle exerce sur ses propres services. Son article 5, § 2, qui règle
une telle attribution directe est cependant tout sauf clair.
105 Voyez en particulier les débats au Parlement bruxellois en commission de l’infrastructure sur le projet
d’ordonnance portant des dispositions diverses en matière de service public de transport en commun urbain dans
la Région de Bruxelles-Capitale, rapport du 21 mars 2007 de Monsieur MADRANE, A-348/2-2006/2007, pp. 111
et suiv.
106 Conclusions de l’avocat général KOKOTT du 1er mars 2005 sur l’arrêt de la CJCE du 13 octobre 2005, Parking
Brixen, C-458/03, §§ 68 et 71.
107 A.L. DURVIAUX, « Vente et marché public », Cahiers de Sciences Politiques de l’ULg, n°7, septembre 2007,
http://popups.ulg.ac.be/csp/document.php?id=114 .
108 A.L. DURVIAUX, Logique de marché et marché public en droit communautaire – Analyse critique d’un
système, Bruxelles, Larcier, 2006, p. 556.
109 « Soi-disant » parce que mis à part les cas de certains secteurs spéciaux (énergie, transports, eau, poste… mais
plus les télécommunications en raison du parachèvement de la libéralisation) et sous certaines conditions, seuls
les pouvoirs publics sont tenus par l’exigence de passer marché public.
33
« la liberté d’organiser ses activités est une condition de l’efficacité des personnes publiques
comme des opérateurs privés »110.
Comme nombre d’institutions juridiques, le droit des marchés publics est le siège de bien des
paradoxes. Car s’il est parfois un frein à une efficacité réelle des pouvoirs publics (que l’on
songe seulement aux délais d’atterrissage de nombreux projets de collectivités locales soumis
à une première tutelle sur le choix du mode de passation puis une seconde sur l’attribution
finale), s’il est parfois antinomique avec les exigences du SEC95 (ou inversement) qui
requiert que les dépenses soient effectivement exposées l’année de leur inscription au
budget,… il permet, trop rarement, de mettre en lumière les ententes entre soumissionnaires
au détriment des pouvoirs publics111.
Considéré dans sa philosophie de base, le droit – largement européen désormais – des
marchés publics est sans doute préférable, pour les soumissionnaires désireux de contester
leur éviction, à l’alternative qu’envisageait initialement la Commission européenne, c’est-àdire un système d’ « audit ». En d’autres termes, une personne « compétente et
indépendante » aurait délivré des attestations certifiant la conformité des procédures de
passation, système qui aurait été substitué au contrôle juridictionnel112. Un remugle du
monde défini par des actuaires évoqués au début de cette contribution…
Toujours est-il que les incertitudes liées à l’application du droit des marchés publics aux
écheveaux complexes de relations contractuelles entre pouvoirs publics et personnes
publiques sont manifestes. Le Comité des Régions ou le Conseil économique et social
européen s’en sont préoccupés à diverses reprises ces dernières années ; le Congrès
permanent des pouvoirs locaux du Conseil de l’Europe également. Le Parlement européen a
d’ailleurs organisé le 20 avril 2006, par le truchement de sa Commission du marché intérieur,
une session spéciale d’auditions sur l’application des règles marchés publics aux
coopérations intercommunales113. Ce n’est nullement un hasard si sa résolution du 27
septembre 2006 relative au Livre Blanc de la Commission sur les services d’intérêt général
insiste lourdement à plusieurs reprises sur la nécessité de préserver la liberté d’organisation
de leurs services publics par les collectivités locales114. Cette prise de conscience tardive mais
réelle montre combien il y a péril en la demeure.
E. FATÔME et A. MENEMENIS, « Concurrence et liberté d’organisation des personnes publiques : éléments
d’analyse », Actualité Juridique – Droit Administratif 2006, p. 238.
111 Les derniers rapports du Conseil de la concurrence français ont mis à jour des ententes entre opérateurs de
téléphonie mobile en matière de fixation des prix des communications, entre sous-traitants de la SCNF, ou encore
l’existence d’un logiciel concocté au sein du groupe Bouygues visant à la répartition des marchés de travaux
publics en Ile de France.
112 Ph. FLAMME et M.-A. FLAMME, « Le droit européen des commandes publiques : le mécanisme de recours se
complète », Journal des Tribunaux 1992, p. 770.
113 Il n’est pas anodin que la contribution exposée lors de ces auditions par Mr L. DIGINGS (son titre « Interauthority cooperation under the public procurement directives – the need for legal certainty » parle de lui-même),
conseiller national de l’agence gouvernementale britannique pour le Gouvernement local (IDEA) expose tous les
points nécessitant adaptation dans les directives de 2004 sur les marchés publics pour rétablir la sécurité juridique
dans les coopérations entre institutions locales et avec le Gouvernement de Sa Gracieuse Majesté.
114 A6-0275/2006, points H, K, 10, 12, 14, 15, 25… Egalement les points K, L, 3 de la résolution du Parlement
européen du 26 octobre 2006 sur les partenariats public – privé et le droit communautaire des marchés publics et
des concessions, A6-0363/2006. Dans ce cas toutefois, les exigences les plus contradictoires sont émises en ce qui
concerne les PPP des collectivités locales (points 6, 9, 36 notamment). Mais le point 37 de la résolution sur les PPP
n’hésite pas à parler de « l’insécurité juridique générale qui affecte l’application des critères de la prestation interne ».
L’approche du Parlement distingue en fait les PPP institutionnalisés auxquels il veut imposer la mise en
concurrence et les coopérations entre personnes publiques pouvant échapper sous certaines conditions à la mise
en concurrence.
110
34
De surcroît, cette jurisprudence, particulièrement en ce qu’elle concerne les coopérations
entre pouvoirs publics et singulièrement entre municipalités, réduit considérablement ce qui
est précisément leur raison d’être : les économies d’échelle tant pour les frais
d’investissements que de fonctionnement et la masse critique nécessaire pour pouvoir
prétendre à l’efficacité optimale de la prestation de services publics. Cet ensemble n’est
cependant pas encore définitivement fixé, de telle manière que l’on peut espérer certains
assouplissements qui seraient assurément bienvenus.
IX. 6ème thème - Une incise : le cas « In de Warande » et Bruxelles
Il est un truisme en Belgique en cette fin décembre 2007 : une durée de plus de 6 mois pour
constituer un gouvernement fédéral a nui à l’efficacité de l’institution fédérale, notamment
pour répondre à la hausse des prix de l’énergie, mais aussi à la coopération entre entités
fédérale et fédérées puisqu’un acteur central ne disposait que des pouvoirs d’un
gouvernement en affaires courantes. Le gouvernement fédéral intérimaire – mais de plein
exercice – installé le 23 décembre 2007 pour un terme de 3 mois devra faire la preuve de ce
qu’il peut en peu de temps rattraper le temps perdu dans les dossiers socio-économiques
urgents mais il devra également préparer la nouvelle réforme du système fédéral belge censé
s’offrir ainsi sous couvert d’efficacité une nouvelle chance.
Le bon sens populaire stigmatise, parfois à raison, souvent à tort, l’excessive complexité des
institutions belges, seule salut semble-t-il de la pacification communautaire. Mais, pour ne
prendre qu’un exemple, celui de la région bruxelloise 115, sa création plus tardive en 1989 a
permis celle, dès 1980, des communautés flamande et française ainsi que de la région
wallonne.
L’absence de prise en compte des intérêts spécifiquement bruxellois justifiait que le système
fédéral belge dote Bruxelles d’institutions propres en lui transférant notamment une partie
du pouvoir législatif dans les mêmes compétences que les autres entités régionales.
Sans refaire l’historique de l’avènement de Bruxelles, la complexité peut y être vue parfois
comme source de manque d’efficacité encore que deux remarques peuvent être formulées à
cet égard. Premièrement, tant que l’Etat fédéral est demeuré bloqué, le modèle bruxellois de
cohabitation entre majorité francophone et minorité néerlandophone a continué à
fonctionner. Et deuxièmement, la complexité est de manière globale le prix à payer pour
pouvoir mener des politiques de proximité et de solidarité qui caractérisent la gouvernance
urbaine bruxelloise depuis 1989.
Certains se rendant compte que Bruxelles, enclavée dans celui-là mais non partie du
territoire flamand, resterait pour longtemps une entité fédérée autonome, même
insuffisamment financée par l’Etat fédéral, ont dès lors avancé le contre-modèle du district
européen.
Et il est clair que le modèle d’organisation des institutions bruxelloises constitue le paroxysme de la
complexité. Encore faut-il le lire en le mettant en perspective avec le système fédéral belge dans son ensemble,
d’une part, et avec les dispositions constitutionnelles et internationales sur l’autonomie communale, d’autre part.
Il y a quelque chose de politiquement et pratiquement antinomique à dénoncer d’un côté les dérives dans la
gestion de la ville de Charleroi (en ce qu’elle restait gérée à maints égards en baronnies de fait correspondant avec
les communes d’avant la fusion de 1976) ou l’éloignement par rapport à la population de l’institution communale
anversoise (le cas anversois ayant justifié la création des conseils de district soit d’un échelon institutionnel
supplémentaire) pour prôner d’un autre côté une fusion des 19 communes bruxelloises dont on suppose que ses
partisans voudraient que ce soit au profit de la région, laquelle serait au total investie de formidables pouvoirs et
législatifs et administratifs. L’efficacité relative du modèle des zones pluricommunales de police et à tout le moins
de leur mode de financement devrait aussi donner lieu à réflexion.
115
35
On notera à ce propos que la région qui comporte 19 communes abrite celle de la ville de
Bruxelles qui est la seule vraie capitale du Royaume ainsi que des communautés française et
flamande, mais qu’elle abrite aussi le siège d’institutions européennes d’importance. La ville
de Bruxelles, non la région qui la comporte, même si les externalités négatives tenant à la
navette affectent l’ensemble des 19 communes, ce qui justifie la solidarité de l’Etat fédéral, la
ville donc est la seule capitale.
D’autres proposent la cogestion par les 2 grandes communautés. Outre que la remarque
précédente reste parfaitement valable, on se rappellera que c’est justement le désintérêt
marqué avant la création de la région pour la capitale et ses communes avoisinantes qui a
justifié l’instauration de la région en 1989.
Aussi ce n’est pas sans un certain étonnement que l’on analyse la « solution » préconisée
pour gérer Bruxelles par certains des grands esprits qui, au sein du club de réflexion « In de
Warande », estiment que la Belgique a vécu et appellent au séparatisme, ce qui est
parfaitement leur droit. Comme on a celui d’y voir une union douteuse du « romantisme »
nationaliste et de l’ultra-libéralisme.
Le noyau dur du club de réflexion « In de Warande » comporte outre d’anciens ou actuels
patrons, journalistes et intellectuels flamands, des professeurs de droit, également actifs au
sein de « Nova Civitas », un think tank ultra-libéral. L’un est Matthias Storme, professeur à la
KUL, qui s’est distingué en affirmant que les législations anti-discrimination constituent le
summum du racisme et sont la marque d’un Etat totalitaire lors d’une conférence intitulée
« La liberté fondamentale de discriminer » 116. Un autre est Boudewijn Bouckaert, directeur
du centre de théorie et d’histoire du droit de l’Université de Gand, est pour sa part un
spécialiste reconnu et un importateur zélé sur le Vieux continent de l’école Law and
Economics ; il est d’ailleurs le co-éditeur de l’Encyclopedia of Law and Economics117.
Si l’on voulait un exemple de ce que la doctrine ultra-libérale de l’efficacité pour l’efficacité
peut engendrer, celui de la proposition de statut institutionnel et fiscal pour Bruxelles
constitue effectivement un cas d’école. Le « Manifest voor een zelfstandig Vlaanderen in
Europa » publié fin 2005 propose que Bruxelles soit vraiment la capitale de la Flandre qu’elle
ne serait aujourd’hui qu’imparfaitement ainsi que, si elle le souhaite, de la Wallonie 118.
Après large fusion des communes auxquelles seraient substitués des districts réduits au
simple rôle de conseillers (élus dans des conditions peu claires mais passons), ne
subsisteraient comme institutions politiques bruxelloises qu’un « Hoge Raad » (un haut
conseil organisé de manière tout aussi floue mais passons encore), un conseil législatif élu
par les habitants (rien n’est dit sur une représentation flamande garantie) et un bourgmestre
élu directement mais doté d’un cabinet composé de suffisamment de flamands et de wallons.
M. STORME, « De fundamentele vrijheid om te discrimineren », version abrégée du discours prononcé à
l’occasion de la remise du Prix pour la Liberté 2004 de Nova Civitas.
117 http://encyclo.findlaw.com/ . B. BOUCKAERT fut également candidat de la liste De Decker aux élections
législatives de 2007 en Flandre occidentale. Il siégeait aussi en bonne place à la table, constituée pour la
circonstance, de ce que la Flandre compte comme indépendantistes que l’on a pu voir dans l’émission « Bye Bye
Belgium » d’anthologie que la RTBF a diffusée le 13 décembre 2006.
118 Groupe de réflexion « In de Warande », Manifest voor een zelfstandig Vlaanderen in Europa, Bruxelles, 2005,
pp 202 et suivantes. Outre la presse de début 2006, des analyses ont été présentées par G. PAGANO, M.
VERBEKE et A. ACCAPUTO, « Le manifeste pour une Flandre indépendante en Europe », Courrier
Hebdomadaire du CRISP, n° 1913-1914, 2006, ainsi que le numéro « Vlaanderen. Is er nog een toekomst voor
België ? » des Cahiers du Centre Jean Gol (bureau d’études du Mouvement Réformateur), avril 2007, p. 30.
116
36
Le Hoge Raad serait composé de représentants bruxellois mais aussi de représentants
flamands et de représentants wallons (c’est la vieille idée de la cogestion de Bruxelles) et
encore éventuellement de représentants européens (c’est la redécouverte du statut de district
européen).
Ce haut conseil ou le conseil législatif seraient-il pour autant compétent pour toutes les
matières à gérer sur le sol bruxellois ? Que nenni, culture et enseignement seraient de
compétence flamande ou wallonne selon le schéma, récusé par l’architecture générale du
fédéralisme belge jusqu’à ce jour, de la sous-nationalité, ce qui est un des facteurs
d’explication de la complexité des institutions bruxelloises. Chaque bruxellois (quid, au fait,
des personnes nombreuses de nationalité étrangère résidant à Bruxelles ?) serait invité à
opter pour la nationalité flamande ou wallonne. Et le haut conseil devrait ratifier les lois
influençant le rôle de capitale flamande, wallonne ou internationale ainsi que pour une part
le budget présenté par le bourgmestre.
Qui plus est, les « institutions bruxelloises » seraient loin d’être souveraines en matière
fiscale puisque, sous réserve des impositions qui demeureraient purement locales, devraient
être passés avec la Flandre et la Wallonie (qui demeureraient elles parfaitement souveraines
sur leur territoire) des accords de coopération régissant la fiscalité des personnes physiques
et des sociétés applicable à Bruxelles, en ce qui concerne les résidents de nationalité flamande
ou wallonne ainsi que les sociétés qui bien qu’ayant leur siège social à Bruxelles mèneraient
des activités en Flandre ou en Wallonie.
Il serait enfin injuste de passer sous silence la création de comités de coordination entre
Bruxelles et la seule Flandre en matière d’aménagement du territoire, d’économie ou
d’emploi.
Que voilà un condominium qui suscitera naturellement l’adhésion du peuple de Bruxelles !
Non seulement l’architecture fiscale en deviendrait à ce point complexe qu’elle serait
parfaitement inefficace et ne servirait de prime abord que les intérêts des deux autres
régions-pays. Mais surtout, quel mépris démocratique pour ce principe inscrit à chaque
alinéa de l’article 170 de la Constitution, celui du consentement à l’impôt par les assemblées
délibérantes élues. L’impôt ne serait pas uniquement décidé par les représentants des
bruxellois, d’une part, et ceux-ci seraient obligés de pactiser sur des taxes essentielles, d’autre
part.
C’est donc à ce prix que certains milieux flamands daigneraient ne pas considérer Bruxelles
comme ce qu’elle n’est, ni dans les faits, ni en droit, partie intégrante du territoire flamand.
Au prix donc de torsions invraisemblables du principe du consentement à l’impôt que les
néo-libéraux comme les auteurs de ce manifeste s’accaparent dans des écrits et forums
savants à titre de propriété exclusive comme le fondement de leurs doctrines de réduction du
rôle économique de l’Etat. On voudra bien ce souvenir que, bien que né en 1215 dans un
conflit purement interne à la féodalité anglaise, ledit principe est devenu au fil du temps un
fondement du parlementarisme et de la démocratie. Le voir ainsi contourné par des partisans
aussi affirmés d’un néo-libéralisme adossé au nationalisme en dit long. Sans doute qu’à
Bruxelles, c’est la populace qui devrait devenir subsidiaire…
37
3ème partie – Réhabiliter les procédés de contrainte publique parce que l’Etat est
garant de l’intérêt général et des droits fondamentaux
X. Les infléchissements et les limites du « modèle » anglo-saxon
Que le droit administratif mute en permanence, personne n’en doute119. Que le modèle
juridique anglo-saxon ait le vent en poupe au nom de l’efficacité et de l’efficience non plus,
certains se posant toutefois pertinemment la question de son adéquation avec « le contrat
social propre à l’Europe » 120.
Même dans un système de prime abord moniste comme la Common Law anglaise, il y a bel
et bien un droit administratif (un droit plus spécifiquement applicable à l’action
administrative), certes moins développé que dans les pays qui comme le nôtre ont subi
l’influence française mais il y a là un ensemble bien présent qui serait même plutôt en
expansion, notamment en vue de préserver les intérêts du secteur public dans les montages
contractuels complexes121. Il existe en tout cas désormais un ensemble de règles relatives aux
spécificités de l’intervention économique des pouvoirs publics122. Un des exemples les plus
célèbres, du à une certaine Madame Thatcher, est d’ailleurs celui des Docklands à Londres,
gigantesque opération de remembrement urbain qui n’a pu être opérée qu’avec l’appui de
structures publiques investies de prérogatives de puissance publique comme
l’expropriation123. Pour être « efficace » en vue de promouvoir certains intérêts de
promoteurs privés et l’installation de classes moyennes et à revenus très élevés, une petite
dose d’intervention « exorbitante » n’a manifestement pas fait de tort.
Il n’est également qu’en apparence paradoxal de voir certaines voix réclamer au Royaume
Uni la « nationalisation » de la banque Northern Rock, « victime » principale pour l’heure de
la crise des subprimes. Un analyste de la London School of Economics en est partisan à
condition que l’opération soit provisoire 124. S’il ne semble ne s’agir nullement d’une
nationalisation au sens juridique, lequel requiert le transfert forcé de propriété privée vers le
secteur public, mais plutôt d’une mise sous tutelle transitoire, force est de constater que le
besoin de la stabilité du marché, enrayée par le marché lui-même, s’accommode fort bien des
procédés « exorbitants du droit commun » propres au droit administratif. On se rappellera
également que lors de la crise asiatique de fin 1997, le gouvernement japonais procéda de la
sorte…
J.-B. AUBY, « Globalisation et droit public », Liber Amicorum J. WALINE, Paris, Dalloz, 2002, pp. 135-157; du
même auteur, « Le droit administratif dans la société du risque – Quelques réflexions », in Conseil d’Etat français,
Rapport public 2005 – Responsabilité et socialisation du risque, Paris, La Documentation Française, 2005, pp. 351357 ; S. CASSESE, « Les transformations du droit administratif du XIXème au XXIème siècle », Droit Administratif
octobre 2002, p. 6 ; R. ROMI, « Quelques réflexions sur l’ ‘affrontement économie - écologie’ et son influence sur le
droit », Droit et Société 1998, n° 38, pp. 131-140 ; P. SOLER-COUTEAUX, « Réflexions sur le thème de l’insécurité
du droit administratif ou la dualité moderne du droit administratif », Liber Amicorum J. WALINE, précité, pp.
377-400.
120 F.R. VAN DER MENSBRUGGHE, « Le déplacement des limites à la privatisation par le droit européen », in B.
LOMBAERT dir., Les partenariats public – privé (PPP) : un défi pour le droit des services publics, ouvrage
précité, p. 156.
121 Voyez notamment dans le dossier sur l’actualité du droit anglais des contrats publics paru dans le numéro de
septembre-octobre 2006 de la Revue Française de Droit Administratif les articles de P. BIRKINSHAW, « Contrats
publics et contractualisation de l’action publique : un point de vue anglais » ainsi que de A.C.L. DAVIES, « Le
droit anglais face aux contrats administratifs : en l’absence de principes généraux garantissant l’intérêt public, une
maison sans fondation » qui tordent le cou aux idées reçues sur les bienfaits du « Private Finance Initiative » (ou
PPP).
122 Voyez le chapitre 14 “Public bodies and regulatory agencies” dans l’ouvrage de A.W. BRADLEY et K.D.
EWING, Constitutional and Administrative Law, 13ème éd., Harlow, Longman, 2003.
123 G. GANZ, Understanding Public Law, 3ème éd., Londres, Sweet and Maxwell, 2001, p. 70.
124 “La nationalisation à l’affiche au Royaume-Uni”, Le Soir 18 décembre 2007.
119
38
De toute façon, il serait tout aussi erroné de ne voir dans le modèle tant vanté du droit
américain qu’un ensemble de normes toujours plus adaptées à une économie parfaitement
libre. Estompé dans les mémoires, le New Deal n’a abouti au redressement de l’économie
d’après 1929 que par un interventionnisme économique public massif. Cette politique fut
d’ailleurs un moment clé dans la redéfinition de l’ensemble du système fédéral américain, la
fédération liant ses aides aux états fédérés à l’inscription globale dans la politique
économique fédérale 125.
Nul hasard si la législation anti-trust est née aux USA à la fin du 19ème siècle. Il fut même un
temps où son application judiciaire mena à l’éclatement imposé du monopole pétrolier de la
Standard Oil ou en 1984 à celui du géant des télécommunications ATT. Si l’administration
Bush a mis un terme aux poursuites fédérales à l’encontre de Microsoft, certains Etats fédérés
les continuent pour aboutir à son démantèlement. Encore que, ne nourrissons guère
d’illusions, les entreprises nées de ces démantèlements, mêmes concurrentes entre elles,
forment un ensemble oligopolistique puissant sur le marché américain et, en ce qui concerne
le secteur pétrolier, bien plus puissant encore à l’échelle planétaire. Une certaine doctrine
demande cependant plus de droit administratif, outil indispensable de régulation des
marchés126.
Inversement, la généralisation tant vantée pour l’heure des partenariats public – privé est née
dans les villes américaines désertées par les investissements de l’Etat fédéral qui devait
financer la guerre du Vietnam. Depuis John Kenneth GALBRAITH, qui fit sensation parce
que précisément américain, on connaît la dénonciation du mythe, tellement attractif semblet-il, de la soi-disant non-intervention de l’Etat américain dans la vie économique. La
commande militaire est, à cette échelle, le plus puissant soutien aux firmes privées qui soit
concevable 127.
Pour cela, le commandement unilatéral ultime, celui tenant au déclenchement ou à la riposte
dans un conflit armé illégal128 ainsi qu’à la conduite des armées en opération, repose sur le
droit public le plus puissant des démocraties occidentales. Un droit public qui ne motive que
parcellairement les marchés publics militaires, un droit public qui justifie les atteintes les
plus graves à l’intégrité de personnes hors combat, un droit public qui repose sur la
présomption dénoncée plus haut selon laquelle les gens honnêtes ne doivent pas craindre les
atteintes structurelles à l’intimité de leur vie privée 129. Que ce droit public-là qui n’est que
pure contrainte sur les personnes soit aux services de puissants intérêts privés comme de la
théorie des intérêts vitaux des Etats-Unis130 n’a pas l’air d’émouvoir ceux qui veulent ici
l’amoindrissement, voire la fin, du droit public.
Aujourd’hui, face au refus persistant de l’administration Bush après le sommet climatologique mondial de Bali
de décembre 2007, ce sont les Etats fédérés, comme la Californie, qui essayent au contraire de dessiner les
contours d’un embryon de politique économique respectueuse de l’environnement et soucieuse de réduire les gaz
à effets de serre.
126 A.C. AMAN Jr., « Privatization and the Democracy Problem in Globalization : Making Markets more
Accountable trough Administrative Law », in Ph. RAYNAUD et E. ZOLLER dir., Le droit dans la culture
américaine, Paris, Editions Panthéon – Assas, 2001, pp. 109-133.
127 J.K. GALBRAITH, Le Nouvel Etat industriel – Essai sur le système économique américain (1967), Paris,
Gallimard, 1968. Adde sur la relativité du choix binaire entre protectionnisme et libéralisme comme facteurs de
croissance, particulièrement en ce qui concerne la politique économique américaine : P. BAIROCH, Mythes et
paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1994.
128 Et oui, la guerre en Irak est une guerre d’agression contraire aux résolutions et à la Charte de l’ONU.
129 Ce que j’ai analysé sous un angle particulier dans « De la fiction à la réalité : le programme d’espionnage
électronique global ‘Echelon’ et la responsabilité internationale des Etats au regard de la Convention européenne
des droits de l’homme », Revue Belge de Droit International 2000/1, pp. 137-275.
130 La clôture du sommet de l’ONU sur le réchauffement climatique de Bali ce 14 décembre 2007 montre encore
une fois combien l’unilatéralisme américain empêche la détermination d’objectifs chiffrés.
125
39
Certes, les thuriféraires de l’Etat minimal peuvent se réjouir de ce que même cette conduite
des hostilités est sous-traitée 131, sans appel à concurrence – ah la cohérence des principes que
voilà… – et que le marché de la reconstruction favorise outrageusement des firmes
américaines dans un pays détruit en partie par des armes américaines. Le scandale
« Blackwater », du nom de cette société privée de protection responsable de plusieurs
bavures meurtrières132, est l’arbre qui cache la forêt plus dense de ces délégations non
contrôlées de puissance publique à des acteurs privés qui se nourrissent de relations
incestueuses avec l’administration Bush puisque généralement ils sont fondés par et
emploient des anciens des multitudes de forces spéciales que comprend l’armée
américaine 133. Dans ce cas, l’intérêt général est assurément détourné, dévoyé, privatisé.
Dans la conception européenne de la concurrence toutefois, si est en principe économique
toute activité consistant à offrir des biens et services sur un marché donné, à l’exception des
tâches dites régaliennes dont l’armée 134.
Mais le droit public ne devrait-il donc pas être avant tout au service du développement
plutôt que de la limitation des droits fondamentaux au nom de circonstances nées au
demeurant dans des conditions légalement plus que contestables?
XI. Et si la protection des droits fondamentaux requérait plus d’Etat ?
Il est loin d’être certain que l’Etat minimal serait efficace. A suivre notamment la contribution
de Rusen ERGEC, la subsidiarité ne serait plus conçue comme une règle de dévolution des
compétences entre collectivités et personnes publiques en fonction de l’efficacité requise par
la politique à mener, elle devrait aussi s’étendre aux interventions économiques publiques
réputées par nature enlever aux acteurs privés leurs justes prérogatives135. Exprimant en
creux une conception que l’on doit principalement en France à Pierre DELVOLVÉ 136, un Etat
qui en fait trop serait attentatoire aux droits et libertés mais aussi une source de frustrations.
Je pense au contraire, à la suite notamment des enseignements – sans doute mal retenus –
dispensés par Monsieur ERGEC dans le domaine de la protection européenne et
internationale des droits de l’homme que l’Etat ne saurait se borner à proclamer les droits et
libertés fondamentales qui relèveraient par ailleurs, selon certains, d’une essence
métajuridique 137. En effet, même s’il est certain que la Convention européenne des droits de
l’homme n’a pas été conçue pour être le siège direct de droits économiques et sociaux
(étonnamment ceux-ci font l’objet de textes moins contraignants), il n’en demeure pas moins
que le droit contemporain des droits de l’homme a considérablement évolué en deux siècles.
Tel est le ton général de la plupart des contributions de l’ouvrage dirigé par J.J. ROCHE, Insécurités publiques,
sécurité privée ? Essais sur les nouveaux mercenaires, Paris, Economica, 2005.
132 Après l’espionnage électronique planétaire, la sous-traitance à des services étrangers ou l’extraterritorialisation d’interrogatoires poliment qualifiés de musclés, la détention sans droits à Guantanamo ou dans
des pays amis de l’OTAN, le Congrès américain a également bien du se saisir de ce nouveau scandale.
133 Voyez par exemple l’enquête de S. FONTENOY, « En Irak, les ‘privés’ gagnent la bataille », La Libre Belgique
24 août 2007.
134 Le tribunal administratif de Nice a heureusement annulé le 22 décembre 2006 une délégation de la
télésurveillance des voies publiques de la zone portuaire de Fréjus, concédée par une société d’économie mixte à
une société privée (Actualité Juridique- Droit Administratif 2007, p. 1482).
135 Ces débats sont approfondis dans l’ouvrage collectif Droit administratif et subsidiarité, Bruxelles, Bruylant,
2000.
136 Droit public économique, Paris, Dalloz, 1998.
137 A la suite des travaux du grand philosophe du droit Michel VILLEY, des auteurs contemporains prônent
ouvertement cette conception jusnaturaliste, par exemple Michel LÉVINET, Théorie générale des droits et
libertés, Bruxelles, Bruylant, 2006. Si je ne partage nullement de telles prémisses, il est malgré tout à la fois
rassurant et passionnant de constater que la vulgate néo-libérale ne tient pas encore lieu de cadre de pensée à tous
les juristes.
131
40
L’Etat n’est justement plus juridiquement – il faut insister sur le terme – conçu comme
« minimal », comme ne devant que s’abstenir d’interférer dans la juste jouissance des libertés
individuelles. Il est au contraire titulaire d’obligations positives comme, parmi bien d’autres
exemples, la prévention de dommages à l’environnement en rupture avec le droit à la vie
privée, le maintien du pluralisme par des aides à la presse écrite pour préserver les libertés
d’expression et d’information... Il doit encore, suite à la consécration de la théorie allemande
de la « Drittwirkung », veiller au respect des droits fondamentaux dans les relations entre
particuliers, entre personnes privées138.
Mieux, le respect des droits de l’homme commande des investissements massifs. J’en veux
au moins pour preuve cet arrêt proprement révolutionnaire de la Cour de cassation du 28
septembre 2006 (amplement commenté dans l’atelier n°2 « Du juge ou du parlementaire, qui
gouverne ? ») qui, pour donner effet utile à l’article 6 CEDH qui garantit le droit à un procès
équitable, établit la responsabilité civile de l’Etat en raison du manque de moyens votés lors
de l’adoption du budget de la Justice…. Il faut investir pour garantir efficacement mais
surtout justement l’accès à la justice qui doit être rendue dans un délai raisonnable.
Ceci étant posé, les partisans de l’Etat efficace parce que minimal pourraient s’en
accommoder et rétorquer que ce serait bien là un de ses seuls domaines d’intervention
légitime car le marché a besoin de stabilité juridique. Comme la plupart des institutions
humaines et sociales au demeurant. Mais l’article 23 de la Constitution définit aussi sous le
libellé général du droit de mener une vie conforme à la dignité humaine des droits
économiques et sociaux. Un des grands paradoxes de l’histoire juridique que voilà : inscrire
ces droits dans la Constitution en 1994 quand l’Etat déjà a entamé son désengagement
financier de la vie économique et sociale.
A suivre les écoles juridiques et économiques néo-libérales, le grand principe contemporain
unificateur de ces différences d’appréciation dans la conduite de l’intérêt général, lequel
devrait à son tour être intégralement soumis à la réalisation de la pluralité des intérêts
particuliers (il en est autant que d’individus, d’associations, de sociétés, de syndicats de
travailleurs et patronaux, de groupements de fait,… soit encore infiniment plus que des
intérêts généraux), serait ainsi celui de l’efficacité.
Evidemment que l’Etat doit être efficace. Il en va tout simplement de sa légitimité, parfois du
respect de la légalité elle-même. Mais efficace pour quoi faire ?
Ce champ d’investigation est immense comme en attestent les conclusions sensiblement différentes de S. VAN
DROOGHENBROECK et I. HACHEZ (« Les limites à la privatisation déduites des droits fondamentaux », in B.
LOMBAERT dir., Les partenariats public – privé (PPP) : un défi pour le droit des services publics, Bruxelles, La
Charte, 2005, pp. 89-130), d’une part, et de D. YERNAULT (« Convention européenne des droits de l’homme et
privatisation des services publics. Quelle protection des libertés publiques dans le processus de libéralisation ? »,
in M. DONY éd., Les services publics et l’Europe : entre concurrence et droits des usagers, Bruxelles, Institut
d’Etudes Européennes de l’ULB, 1996, pp. 57-74), d’autre part. Ce qui est gênant n’est pas que l’Etat doive,
volontairement, parfois faute de ressources, faire appel à certains financements alternatifs privés (la facture
remplaçant alors l’impôt car rien n’est gratuit), a fortiori quand est notamment reconnue, comme dans le système
constitutionnel belge, la liberté d’enseignement qui postule l’existence d’établissements publics et privés. Ce qui
est gênant, c’est que la convergence des divers instruments de droit communautaire recensés plus bas (extension
de l’empire des marchés publics aux relations entre personnes publiques, assimilation des dotations pour
missions de service public à des aides d’Etat, règles sur la tenue des comptes nationaux,…) va non seulement à
l’encontre de l’article 295 du Traité CE (neutralité théorique du droit communautaire à l’égard des régimes de
propriété organisés par les Etats) mais aussi que, ce faisant, elle rend infiniment difficile, voire impossible, la
réalisation des politiques de prévention ou de résolution de crises économiques et sociales qui nécessiteraient une
intervention forte et structurée de l’Etat.
138
41
Sans confondre objectif et moyens d’y parvenir, la question primordiale à poser ne doit-elle
pas être : l’Etat doit-il être juste ? Et ensuite, le peut-il – le substantif « peut » étant utilisé
dans son sens capacitaire et non pas permissif ? La question de l’efficacité, certes cruciale
parce qu’il en va de l’usage des deniers prélevés sur les patrimoines par voie d’autorité en
vue de financer services publics et prestations collectives, d’une part, et parce qu’il en va de
cette fameuse légitimité, d’autre part, ne devrait venir que dans ce deuxième temps.
Je pense foncièrement que l’Etat doit, pour être efficace dans sa mission de protection et de
développement des droits fondamentaux, être en mesure de pouvoir faire plus quand les
circonstances le requièrent et plus essentiellement encore pour assurer à tous les membres
d’une société la plus grande liberté réelle possible 139.
A l’exception des droits fondamentaux auxquels il ne peut être dérogé même dans les
circonstances les plus exceptionnelles, au premier rang desquels la prohibition de la torture,
les droits fondamentaux classiques tout comme le droit de propriété, sont organisés de la
même manière : la liberté pour règle, l’ingérence pour exception. Et c’est très bien ainsi. Cela
signifie très concrètement que l’usage d’une liberté ne peut être limité qu’à trois conditions
cumulatives, le respect des principes de légalité (il faut une législation suffisamment claire et
accessible), de légitimité (elle doit poursuivre un des buts d’ordre public ou de protection
des droits d’autrui limitativement énumérés) et de proportionnalité (si la législation a une
plus ou moins grande marge d’appréciation pour apprécier l’utilité publique de la
restriction, les moyens employés doivent être proportionnés au but poursuivi)140. C’est
pourquoi, par exemple le droit de propriété, circonscrit en détail par la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme 141, doit tolérer dans le même temps une
réglementation plus étroite que la liberté d’expression.
Et non à certaines catégories sociales seulement ; et je vise bien ici autant la « liberté » des seuls plus forts ou
plus malins ou plus riches (biffez les mentions inutiles) qui sont les plus à mêmes de tirer profit de l’économie de
marché (il paraît que le capitalisme est un gros mot), d’une part, que les élites politiques et administratives qui,
consciemment ou au fil du temps, s’assoient dans la certitude que « se servir du public » au passage ne peut pas
faire de mal, d’autre part. Oui, je suis un affreux socialiste qui vivra encore longtemps très mal cette inacceptable
confusion des genres qui eut cours à Charleroi. Comparaison n’est certes pas raison mais un trouble plus grand
encore me saisit, puisque j’appartiens à la dernière génération qui fut adolescente durant la Guerre Froide, en
constatant la grande convergence que connaissent les Etats-Unis de l’administration Bush et la Russie du
Président, bientôt Premier Ministre, Poutine. C’est la convergence des intérêts de classe des élites bureaucratiques
et d’une partie du monde des affaires. Avec à la clé une guerre illégale en Irak ou la négation des libertés civiles.
L’exemple chinois pousse jusqu’à l’écoeurement la logique de cette convergence en alliant totalitarisme politique
et social sous les auspices d’un parti qui n’a jamais eu de communiste que le nom, d’une part, et capitalisme,
d’autre part. Il montre si besoin en était que libéralisme politique et libéralisme économique ne sont pas les
synonymes que la vulgate libérale tend à recouvrir de son aile. Notons au passage que les critiques concomitantes
du capitalisme tant privé que d’Etat ainsi que des impasses de la concurrence qui, laissée à elle-même, ne peut
que se tuer ont été émises il y a plus de 150 ans par Pierre-Joseph PROUDHON, dont certains des excès de la
pensée révoltée par son époque, ne peuvent faire oublier l’actualité ; on a vu bien commodément en lui un
anarchiste là où il proposait une théorie alternative du fédéralisme et du mouvement coopératif.
140 Une petite incise ici pour rappeler que cette articulation simple mérite d’être perpétuellement rappelée quand
on voit les justifications aux atteintes d’un droit fondamental des plus menacés, celui à l’intimité de la vie privée.
Que ce soit à l’égard de l’individu consommateur, travailleur ou citoyen, que n’entend-on cette antienne, en
apparence frappée du sceau du bon sens mais tellement délétère, selon laquelle les gens honnêtes n’ont rien à se
reprocher et qu’il est donc normal de voir ses communications électroniques systématiquement surveillées, ses
données personnelles exploitées,... Rien n’est juridiquement plus faux.
141 Lors d’une récente journée d’études de la KUL, Françoise TULKENS, juge belge de la Cour européenne des
droits de l’homme, a retracé à travers l’exemple du logement l’évolution du droit de réglementation de l’Etat vers
une extension, sous conditions, aux particuliers car « on assiste à une véritable ‘réécriture’ du droit à la réglementation
de l’usage des biens dans l’intérêt général. Celle-ci contribue (…) à développer la fonction sociale de la propriété et à atténuer
la frontière entre droits civils et politiques de la première génération et les droits économiques, sociaux et culturels de la
seconde génération » (« La réglementation de l’usage des biens dans l’intérêt général. La troisième norme de
l’article 1er du premier Protocole de la Convention européenne des droits de l’homme », in H. VANDENBERGHE
éd., Propriété et droits de l’homme – Property and Human Rights, Bruges et Bruxelles, La Charte et Bruylant,
139
42
C’est au demeurant autant la raison d’être des polices administratives que la condition de
leur exercice, notamment dans le champ économique : doter l’administration des moyens la
rendant apte à maintenir l’ordre public et à prévenir les atteintes qui lui seraient portées, au
besoin en limitant l’usage des libertés individuelles. Il est d’ailleurs remarquable que
l’instrument de la police administrative – en d’autres termes, dans le champ économique, la
fixation des règles du jeu et l’imposition de leur respect – demeure le pilier essentiel, en ce
compris dans les systèmes juridiques les plus libéraux sur le plan économique, des
techniques de régulation de l’économie.
Des considérations identiques sous-tendent des réglementations modernes qui encadrent
l’usage de la liberté contractuelle, telles les législations sur le contrat de travail, la protection
des consommateurs, les pratiques de commerce… mais aussi la concurrence en ce que des
ententes restrictives remettent celle-ci en cause. Et ce, parce que la répartition des pouvoirs
économiques dans les faits rend illusoire l’égalité juridique des parties contractantes142. De
même, la réglementation de la concurrence a, ne l’oublions pas, pour rationalité la
préservation de l’essence même de la concurrence et sa propre perpétuation, et doit donc
théoriquement contrecarrer les effets néfastes pour les tiers des pratiques restrictives et des
abus de position dominante. Parce que, dans la réalité, la relativité des effets des contrats à
l’égard des personnes qui n’y sont pas parties est largement fictive aussi.
Rappelons-nous cet arrêt oublié de la Cour de cassation du 12 juillet 1917 qui avait jugé que
« si la concurrence est un droit dérivé de la liberté du commerce, celle-ci a ses limites, comme
la propriété, et qu’entres différentes façons d’exercer son droit, avec la même utilité il n’est pas
permis de choisir celle qui sera dommageable pour autrui » 143.
Les abus de position dominante – au sens générique – sont également le fait des personnes
privées. La définition de ce qu’est une société démocratique au sens de la Convention
européenne des droits de l’homme recoupe largement cette préoccupation. Est-ce indigne de
considérer que l’autonomie de la volonté n’est pas une théorie explicative du système
juridique mais un principe, même essentiel mais parmi d’autres, du droit positif pour lequel
elle est synonyme de liberté contractuelle 144 ? Et la propriété privée aussi, elle qui peut libérer
autant qu’elle peut opprimer, mérite d’être remise à sa juste place 145. Si l’existence d’une
sphère marchande en expansion est pour l’heure un horizon indépassable, ce n’est pas une
fatalité non plus ; la nécessité de reconnaître, protéger, développer des « biens publics » endehors d’elle ou en collaboration avec elle si l’autorité publique le juge opportun est devenue
d’un autre côté une priorité planétaire 146.
2006, pp. 63-64). Cette appréciation diverge radicalement de la conclusion dans le même ouvrage de R. PILON,
« The United States Supreme Court’s Treatment of Property » (p. 305), qui en bon membre du think tank du
CATO Institute, déplore une évolution semblable quoique plus timide de la Cour Suprême en fustigeant « a
growing body of public law that in far too many cases trumps the private law of property and contract, reducing it to a
subsidiary role in the American legal system ».
142 E. DOCKES, Valeurs de la démocratie – Huit notions fondamentales, Paris, Dalloz, 2005, pp. 140 et suiv.
Egalement S.M.F. GEEROMS, « The Structure of the Belgian Legal System » , in O. MORETEAU et J.
VANDERLINDEN dir., La structure des systèmes juridiques, XVIème Congrès de l’Académie internationale de
droit comparé (Brisbane 2002), Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 164.
143 Pasicrisie 1918, I, p. 65.
144 M. COIPEL, « L’autonomie de la volonté : mythique ou en déclin ? », Journal des Tribunaux 2007, p. 331.
145 F. RIGAUX, Introduction à la science du droit, Bruxelles, Vie Ouvrière, 1974, p. 204 : « Le droit réel est la maîtrise
exercée par un individu ou par une personne morale sur une chose (res) du monde matériel. Il serait cependant incorrect de
parler d’un rapport (au sens de rapport juridique) entre l’homme et la chose. Il n’y a de relation juridique qu’entre les
personnes. Dès lors, le droit réel recueille ses traits spécifiques des rapports que les hommes nouent entre eux à propos de la
chose qui en fait l’objet ».
146 Consultez notamment J.J. GABAS e.a., Biens publics à l’échelle mondiale, Bruxelles, Colophon, 2001 ; S.
PAQUEROT, Le statut des ressources vitales en droit international. Essai sur le concept de patrimoine commun
43
Pour ce faire les Etats, leurs subdivisions mais aussi les organisations internationales
économiques aussi intégrées que l’Union européenne (si elle veut prétendre à une légitimité
qui dépasse le procès en technocratie d’abord au service du libéralisme économique) qui
doivent pouvoir disposer en tous temps d’instruments juridiques contraignants pour
atteindre l’efficacité que requiert la pacification des relations politiques, économiques et
sociales.
XII. En finir avec le dogme de la distinction droit public – droit privé
Une vraie vision modernisée de l’Etat consisterait à prendre conscience de ce que la
souveraineté – ni l’omnipotence, ni l’omniscience de Léviathan – est indispensable à une
réelle protection, dont elle est indissociable, des droits et libertés fondamentaux au bénéfice
de tous les individus composant la société sur un territoire donné 147. Le rôle de l’Etat est si
crucial qu’on en oublie que le caractère subsidiaire de la protection européenne des droits de
l’homme repose justement sur ce principe que l’Etat en est le protecteur de première ligne.
De plus, spécialement en ce qui concerne l’égalité et son pendant de la non-discrimination –
qui n’est plus heureusement cantonnée à l’égalité devant la loi mais n’en est
malheureusement pas encore à la généralisation de l’égalité par la loi –, les Etats nationaux
gardent des prérogatives uniques. Et leurs subdivisions territoriales élues par le suffrage
universel, dans le droit contemporain qui, en Belgique peut se réclamer d’une très séculaire
tradition consacrée par les articles 41 et 162 de la Constitution, disposent théoriquement du
bénéfice du principe de subsidiarité qui veut qu’une politique soit efficacement gérée avant
toute chose à l’échelon de pouvoir le plus proche de la population148, en ce compris en ce qui
concerne la mise en œuvre quotidienne de droits sociaux fondamentaux comme l’action
sociale pour garantir un minimum de dignité humaine, l’enseignement ou le logement149.
Mais encore faut-il que l’Etat soit en mesure d’assumer cette très lourde tâche. Préserver la
souveraineté dans la délimitation des secteurs public et privé comme celle du choix des
modes de gestion les plus appropriés pour les services publics n’en est que plus essentiel, ce
qui ne signifie nullement que l’Etat doit tout faire en permanence.
La distinction entre droit public, paré de tous les vices, et droit privé, paré de toutes les
vertus, est largement inopérante parce que des branches essentielles du droit empruntent
aux deux les procédés tant du commandement unilatéral que de l’accord de volontés150.
de l’humanité, Bruxelles, Brulant, 2002 ; R. PETRELLA dir., L’eau – Res Publica ou marchandise ?, Paris, La
Dispute, 2003 ; J.-Ph. TOUFFUT dir., L’avancée des biens publics. Politique de l’intérêt général et mondialisation,
Paris, Albin Michel, 2006.
147 Pour reprendre la formule de Jürgen HABERMAS « l’autonomie privée suppose l’autonomie publique et
inversement » dans son article « Interrelations entre Etat de droit et démocratie », Actuel Marx 1997, n° 21, Le droit
contre le droit , p. 25.
148 Il est vrai que les Etats membres du Conseil de l’Europe, dont 27 sont également membres de l’Union
Européenne, sont encore loin d’avoir tiré toutes les conclusions de leur ratification de la Charte européenne de
l’Autonomie locale du 15 octobre 1985.
149 Le rôle des communes et centres publics d’action sociale s’est encore accru depuis la parution du numéro
spécial « La mise en œuvre par les communes des droits économiques et sociaux », Revue de Droit Communal
1996, pp.206-321.
150 F. RIGAUX, Introduction à la science du droit, précité, p. 257 écrivait avec malice que « l’insistance avec laquelle
la propriété privée a été justifiée par le droit naturel renforce l’idée qu’elle ouvre le secret de l’organisation de la société
politique ». Et un peu plus loin, il émettait cette critique radicale de la distinction entre droit public et droit privé :
« la prépondérance du droit public à l’égard du droit privé a un caractère formel dès lors que l’organisation du pouvoir dans
l’Etat, objet propre du droit public, se voit subordonner à un primat civiliste : la volonté de maintenir la propriété privée ».
Décoiffant, n’est-il pas ?
44
Cette division est « une construction intellectuelle qui ne préexiste pas à l’intervention des
juristes », « un outil mis au service de la connaissance et de l’application du droit » 151. Sans plus,
serait-on tenté de rajouter.
Mais l’animal a la vie dure. La primauté qu’occupe aujourd’hui la valeur de la concurrence
sous l’influence déterminante du droit européen semble en apparence se jouer de cette
distinction pour mieux, dans les faits, réduire à la portion congrue les procédés dits de droit
public152.
Patrick GOFFAUX, titulaire de la chaire de droit administratif à l’ULB, a bien montré en quoi
l’usage du terme « privilèges de l’administration » mène indûment à considérer que le droit
administratif serait exorbitant et dérogatoire au droit commun ou que la domanialité
publique serait une exception à la règle de la libre circulation des biens153. Ce n’est même pas
que l’administration et le citoyen se trouvent dans des situations inégales : ils se trouvent
dans des situations qui ne sont pas comparables154.
Si l’on veut bien également suivre un instant, la présentation de Michel PAQUES, Doyen de
la faculté de droit de l’Université de Liège, on comprendra mieux pourquoi :
« La démocratie fonde le service public. En démocratie, l’Etat devient un instrument au
service du peuple souverain. Les institutions publiques ont donc pour seule raison d’être
l’accomplissement des missions que le peuple leur assigne à son profit, l’intérêt général. L’idée
de service public qui s’oppose à l’idée de service du prince, traduit cette subordination des
institutions au service de tous dans les conditions prévues par la décision démocratique » 155.
L’intérêt général est tout à la fois le fondement, la fin, la limite de l’action administrative.
I. RORIVE, « Les structures du système juridique belge », in La structure des systèmes juridiques, précité, p.
193.
152 Il est illusoire de rentrer ici dans le détail de la primauté logiquement acquise par le droit communautaire sur
les droits nationaux. Etant autonome au regard des qualifications juridiques internes en cours dans chaque Etat, il
se joue de la distinction entre droit public et droit privé. Ceci étant, il porte des valeurs, comme tout système
juridique, mais nous savons qu’il s’agit seulement de certaines valeurs. Tel qu’il est configuré à ce jour, son
empire, et au tout premier chef celui des règles de concurrence, s’étend à toutes les activités qualifiées
d’économiques. L’intérêt économique général n’est qu’un motif d’exception à la règle qu’est la concurrence. Sans
doute y a-t-il eu un important mouvement de freinage dans la jurisprudence de la CJCE au milieu des années 90
en ce qui concerne la reconnaissance enfin effective d’un certain effet utile à l’exception de l’intérêt économique
général. Mais les jurisprudences brièvement évoquées plus haut sur les relations entre pouvoirs adjudicateurs
(également qualifiées de marchés publics) et la manière d’appréhender les aides aux organismes prestataires de
services d’intérêt économique général ont à nouveau desserré le frein. Dès lors, voir dans le droit communautaire
la meilleure manière de concilier droits public et privé relève du trompe-l’œil car son architecture générale mène
au recul des procédés de droit public. Certains entérinent cette situation en voyant dans l’organisation de la
régulation du marché l’avenir du droit public : G. CLAMOUR, Intérêt général et concurrence – Essai sur la
pérennité du droit public en économie de marché, Paris, Dalloz, 2006.
153 Position défendue au sein de la même Faculté de droit de l’ULB par D. LAGASSE, Droit administratif spécial –
Domanialité – Voirie, Bruxelles, Presses Universitaires de Bruxelles, 2004-2005.
154 P. GOFFAUX, Dictionnaire élémentaire du droit administratif, Bruxelles, Bruylant, 2006, verbos « Domaine
public », « Droit administratif », « Privilèges de l’administration ». Rien n’empêche au demeurant, par exemple en
ce qui concerne la théorie classique de la domanialité publique (qui veut que les biens indispensables à la
poursuite du service public soient insaisissables, inaliénables et non susceptibles d’être acquis par prescription)
qu’un dépoussiérage soit effectué, comme ce fut le fait récent en France du Code général des propriétés des
personnes publiques en 2006 (voyez e.a. V. OST, « Le domaine public, vache sacrée du droit administratif »,
Journal des Tribunaux 2007, p. 303).
155 M. PAQUES, Droit public élémentaire en quinze leçons, Bruxelles, Larcier, 2004, pp. 26-27. Je déplore
profondément que cette logique juridique qui ne fait jamais qu’exprimer le minimum minorum requis par
l’éthique de gestion des affaires publiques n’ait pas été suivie par ces trop fameux mandataires indélicats de mon
parti. Ces comportements délétères ne font qu’accréditer les thèses de la partialité et de l’inefficacité du politique,
entamant sa légitimité pour définir et gérer l’intérêt général.
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Gardons en tête cette citation du professeur Paul ORIANNE que j’ai déjà utilisée ailleurs
mais qui montre tellement bien ce que doit être, et en théorie et en pratique, le droit
administratif :
« L'ordre juridique administratif n'est pas conservateur mais progressiste : il tend à des
réalisations positives et est, dès lors, tout imprégné de dynamisme. La fin, chez lui, justifie la
variété des moyens. Le droit administratif serait ainsi spécifique dans ses buts et dans la
possibilité qu'il donnerait à l'administration de recourir, soit aux mécanismes de droit privé,
soit à des procédés originaux. Cette liberté n'aurait pour limite que les prescriptions positives
de la loi, les exigences propres à la technique juridique utilisée et, bien entendu, les garanties
que confèrent à l'individu, vis-à-vis des autorités publiques comme vis-à-vis des particuliers,
les droits inaliénables de la personne humaine » 156.
Cette réconciliation qui serait en définitive une conciliation qui n’a sans doute encore jamais
eu lieu, celle entre le modèle libéral et le modèle de l’Etat social né de la critique du premier
mais à l’origine d’attentes trop souvent insatisfaites, ce qui a nui à sa légitimité.
Le droit applicable sur un territoire donné est unique même si ses origines sont à rechercher
dans plusieurs ordres juridiques. A ce titre, le droit privé, pas plus que le droit public, n’est
le droit commun. Ils le constituent tous deux. Le droit applicable aux activités publiques est
mixte parce que les collectivités publiques doivent pouvoir choisir l’instrument qu’elles
jugent le plus adéquat, soit s’il échet notamment des instruments de contrainte et du
commandement unilatéral :
« ces formes de mixité rappellent ainsi que l’action des personnes publiques ne saurait être
complètement assimilée à celle des personnes privées et que la recherche de la rentabilité des
activités publiques est légitime tant qu’elle ne remplace pas l’intérêt général » 157.
La stabilité des relations sociales a un coût qui est mutualisé, financé à l’aide de l’impôt,
parce que ni le faible, ni le puissant, ne pourraient les payer individuellement. Là réside
l’essence même de la production publique, dans cet excédent de la valeur produite sur la
valeur consommée. La contribution de Philippe QUERTAINMONT nous invite à
redécouvrir les richesses des 3 lois traditionnelles du service public (continuité, égalité,
mutabilité). Ainsi, si la continuité de la prestation du service public est requise, cette exigence
doit prendre le pas sur celle de la rentabilité. Cette contrainte inhérente à l’exercice de la
puissance publique est un motif légitime de déficit budgétaire.
Les lois traditionnelles du service public ont évolué aussi parce que le droit public et le droit
administratif ont su s’adapter158, notamment aux exigences de transparence (motivation
formelle des actes administratifs, accès aux documents administratifs,…) tout en en
demeurant les indispensables piliers. La plus essentielle est sans doute celle de l’égalité des
usagers devant le service public.
La loi et le contrat dans les concessions de service public, Bruxelles, Larcier, 1961, p.377.
S. BERNARD, La recherche de la rentabilité des activités publiques et le droit administratif, Paris, L.G.D.J.,
2001, p. 337. Outre la modernisation en cours de la théorie de la domanialité publique qui admet désormais la
constitution de droits réels sur ce dernier (encore qu’une intervention législative permette de lever certaines
ambiguïtés) et malgré certaines dérives recensées plus haut en ce qui concerne les opérations de vente-relocation
de biens immobiliers publics, la matière des autorisations administratives connaît également de nouveaux
développements : F. BRENET, « La patrimonialisation des autorisations administratives – Réalités et
implications », Droit Administratif août-septembre 2007, p. 15 ; T. SOLEILHAC, « Vers une commercialité des
autorisations administratives », Actualité Juridique – Droit Administratif 2007, p. 2179.
158 V. DONNIER, « Les lois du service public : entre tradition et modernité », Revue Française de Droit
Administratif 2006, pp. 1219-1235.
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Oserait-on avancer aujourd’hui qu’elle devrait être conceptuellement étendue à l’égalité par
le service public?
En conclusion, la gouvernance n’est qu’un moyen, et encore faudrait-il s’entendre sur ce que,
même réduit à sa dimension « ancillaire », le terme implique en pratique ; elle ne saurait être
confondue avec le gouvernement159.
Le ver est dans le fruit depuis qu’a droit de cité le recours systématique aux consultants
juridiques et économiques extérieurs à l’administration, aux cabinets d’audit privés qui
importent des méthodes de raisonnement et praxiologiques d’ordre commercial qui ne sont
justement pas en adéquation avec le fonctionnement, les moyens, les modes d’action et, plus
gênant, les finalités de l’administration. Au moins faut-il reconnaître aux violentes attaques,
notamment par le New Public Management, portées en définitive contre le politique en luimême ce mérite de pousser les défenseurs des services publics organiques et de
l’interventionnisme économique public à s’interroger sur la manière de les moderniser en
n’ayant à l’esprit que le souci de servir le public160. La leçon doit être retenue : l’immobilisme,
le conservatisme ou la croyance en l’éternité du service public n’ont mené qu’à des
lendemains de gueule de bois où l’on ne se réveille que pour se rendre compte que les 20
dernières années de construction du marché unique européen et d’assainissement des
finances publiques l’ont balayé sous prétexte de modernité. Sous prétexte surtout d’éliminer
un concurrent, le secteur public, qui ne savait pas encore qu’il opérait dans des marchés à
ouvrir.
Il est vrai que les « agences » n’ont pas attendu le New Public Management pour proliférer vu
que les besoins collectifs récurrents et nouveaux nécessitent sans doute la création
d’organismes spécifiques aptes à gérer leur offre avec une plus grande flexibilité que les
administrations centrales. Mais ce constat, qui permet aussi de relativiser le caractère
« révolutionnaire » que se prête lui-même le New Public Management, que nous devons à
Jocelyne BOURGON, haute fonctionnaire et universitaire canadienne réputée, se double de
celui-ci, pénétrant de lucidité pour qui appréhende la réalité dans sa globalité :
« les décennies de pression en faveur d’une réduction du rôle de l’Etat n’ont pas entraîné un
renforcement de la confiance, du sentiment de sécurité ou de la satisfaction des citoyens »161.
Si au moins l’on avait la maigre compensation de pouvoir se dire que l’émiettement de la
gestion publique en autant d’« agences », que les délégations de service public et les
privatisations au profit du secteur privé menaient à une vraie concurrence, peut-être croiraiton mieux dans les vertus de celle-ci…
La réhabilitation du droit public passe par celle des parlements, largement évincés de la prise de décision
politique au profit du pouvoir exécutif, au nom justement des impératifs d’efficacité. Néanmoins, le passage au
parlement des législations devenues moins déclaratives de buts généraux que porteuses de politiques publiques
sectorielles et finalisées reste aussi un gage d’efficacité, ne fût-ce que parce qu’il offre « un habillage institutionnel
sans égal lorsqu’il s’agit de légitimer une décision, une politique, un organe » : O. COSTA, E. KERROUCHE et P.
MAGNETTE, « Le temps du parlementarisme désenchanté ? Les parlements face aux nouveaux modes de
gouvernance », in Vers un renouveau du parlementarisme en Europe ?, Bruxelles, Editions de l’ULB, 2004, p.25.
160 L’invitation est également lancée dans des termes que je ne partage mais néanmoins intéressants par D. DE
ROY, « Le service public dans la tourmente », Journal des Tribunaux 2007, p. 305.
161 J. BOURGON, « Un gouvernement flexible, responsable et respecté – Vers une ‘nouvelle’ théorie de
l’administration publique », Revue Internationale des Sciences Administratives 2007, p. 25. Cette étude nuancée
est présentée par Christopher POLLITT, professeur au Public Management Institute de la KUL, grand défenseur
du New Public Management en Belgique et dans le monde aux côtés du professeur Geert BOUCKAERT ; elle fait
l’objet de commentaires de M. POCHARD et J. LONSDALE.
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Le fait est que, par le jeu des prises de participations croisées, des filiales, consortiums,
groupements d’intérêts économiques et autres ententes non dites, la structure globale des
marchés libéralisés n’est ni concurrentielle, ni monopolistique : elle est, comme celle du
marché de l’énergie, oligopolistique, c’est-à-dire la structure la plus difficile à appréhender et
à réglementer.
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On excusera à un juriste politique critique d’une certaine forme de politique juridique de
laisser un autre juriste conclure à sa place mais cette formule de Jacques CAILLOSSE a le
mérite de la concision et de la clarté :
« la performance publique ne peut être recherchée dans l’ignorance des intérêts globaux et
souvent contradictoires dont l’Etat est le garant » 162.
Alors, il est grand temps d’investir dans l’Etat, spécialement dans sa matière grise et dans les
processus de participation et de délibération collectives, si l’on veut bien voir en lui (du
moins quand ses « gestionnaires » sont redevables devant les électeurs en concordance avec
la théorie de la représentation), un outil institutionnel indispensable au développement de la
liberté individuelle, celle de tous les membres de la société163, ce qui n’est rien de moins
qu’un choix de société qui n’est certes pas celui des écoles juridiques, politiques et
économiques dominantes. L’efficacité peut parfois contribuer à celle-là mais elle n’est pas la
justice sociale, cette fin qui devrait être celle du politique et la seule aune de son efficacité.
J. CAILLOSSE, « Les figures croisées du juriste et du manager dans la politique française de la réforme de
l’Etat », précité, p. 133.
163 Tel est le sens de l’œuvre du Prix Nobel d’économie 1998 Amartya SEN. Voyez la synthèse sur le rôle de l’Etat
dans le chapitre 6 du petit livre très pédagogique de M. MONTOUSSÉ, Nouvelles théories économiques – Clés de
lecture, Rosny, Bréal, 2002. J’espère que la présente contribution, assurément engagée à contre-courant de la
pensée dominante, sera de quelque utilité pour certains juristes interrogatifs sur leur propre discipline et les
logiques qui la sous-tendent, mais surtout à quelques autres lecteurs dans le public potentiel visé par notre atelier
virtuel (heureusement la société n’est pas composée que de juristes) car un déficit marquant existe dans le monde
de l’édition écrite ; les grands traités ou les opuscules traitant d’économie, quelles qu’en soient les écoles de
pensée, sont fort nombreux, notamment dans des éditions de poche. C’est nettement moins vrai en ce qui
concerne le droit et la réflexion juridique. Les réactions positives, dégoûtées, sceptiques, neutres… sont dès lors
les bienvenues à l’adresse [email protected] .
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