Quelle anthropologie économique face à une économie intégrant les concepts de l’anthropologie? L’exemple des normes sociales Alice Nicole Sindzingre1 Journée d’Etude « L'anthropologie économique : un domaine qui reste à explorer », Laboratoire EDEHN (Équipe Doctorale d’Économie Le Havre-Normandie), ISEC (Institut de Sociologie Économique et Culturelle du Havre), FREE (Fonds pour la Recherche en Éthique Économique), Université du Havre, Faculté des Affaires Internationales, 15-16 octobre 2015 Résumé Tandis que l’anthropologie économique connaissait à la fin du 20ème siècle une éclipse relative, l’économie étendait ses objets d’étude à des phénomènes auparavant situés hors de son champ, tels que les institutions et les normes sociales régissant les comportements, les institutions politiques ou les représentations cognitives. L’économie estime désormais qu’elle analyse les objets des autres sciences sociales avec davantage de rigueur scientifique en raison de sa méthodologie fondée sur les mathématiques. Sur l’exemple des institutions régissant les appartenances sociales, et dans le contexte de l’Afrique sub-saharienne, l’article montre que les institutions ne sont pas des variables mesurables et que pour en analyser les effets économiques, l’approche de l’anthropologie demeure épistémologiquement supérieure. Summary While at the end of the 20th century economic anthropology witnessed a relative eclipse, economics extended its subjects of study to phenomena that were previously situated outside of its scope, such as institutions and social norms, political institutions or cognitive representations. Economics now considers that it analyses the subjects of other social sciences with more scientific rigour due to its mathematics-based methodology. Through the example of institutions that govern social memberships and in the context of Sub-Saharan Africa, the article shows that institutions are not measurable variables and that, in order to analyse their economic effects, the approach of anthropology remains epistemologically superior. 1. Introduction L’anthropologie économique a montré durant le 20ème siècle sa puissance explicative quant à la compréhension des sociétés non occidentales – définissables comme celles où des normes non capitalistes, hors marché, coexistent avec des mécanismes de marché. Elle s’est centrée sur des phénomènes qualifiables sans ambigüité d’économiques, ainsi les modes de production, le travail, les marchés, l’échange, parmi d’autres. Cependant, 1 Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), EconomiX-Université Paris-Ouest; Visiting Lecturer, School of Oriental and African Studies (SOAS), Université de Londres, département d’économie. Contact email: [email protected] 2 au même moment où l’anthropologie économique connaissait une éclipse relative à la fin du 20ème siècle, les objets de l’économie se sont significativement modifiés. En économie de la croissance et en économie du développement par exemple, confrontées aux limites des théories existantes (ainsi celles du ‘rattrapage’, ou de la ‘convergence’) au vu de la stagnation de nombre de pays en développement (notamment en Afrique Sub-saharienne), mais aussi en microéconomie, l’économie a étendu ses objets d’étude à de nombreux phénomènes considérés auparavant comme situés hors de l’économie : en particulier, les institutions et les règles régulant les comportements, les institutions politiques et les processus cognitifs et représentations mentales des individus. L’économie estime désormais que la plupart des objets des autres sciences sociales – sociologie, anthropologie, psychologie, sciences politiques – sont aussi de son ressort et analysés par elle avec une rigueur scientifique supérieure, puisque traités par des modèles mathématiques. Une anthropologie économique du 21e siècle doit ainsi tenir compte de cette extension des objets de l’économie par rapport au siècle précédent, et notamment la revendication de cette dernière d’être compétente sur les phénomènes aux fondements même des concepts de l’anthropologie (ainsi les règles sociales, la ‘culture’, les croyances, etc.). De même, pour la plupart des économistes, y compris ceux considérés comme « hétérodoxes », l’économie se définit par la mesure des phénomènes construits par ses concepts – prix, utilité, optimisation, etc. Les nouveaux objets de l’économie issus de l’extension de son champ sont donc également quantifiés, tandis que dans le même temps les méthodes quantitatives de l’économie se sont propagées aux autres sciences sociales (ainsi la science politique ou la sociologie), où les statistiques descriptives y sont non seulement un prérequis, mais où les causalités doivent désormais être modélisées et éventuellement quantifiées via un modèle économétrique. L’article développe les arguments d’une anthropologie économique du 21ème siècle désormais confrontée au fait que l’économie prétend absorber les objets « traditionnels » de l’anthropologie, via l’exemple de ces nouveaux objets de l’économie que sont les institutions et les normes - alors que l’anthropologie s’est fondée sur leur analyse et a construit de son côté des concepts et théories différents, ainsi ceux de structure, de représentations, de croyances, de culture, etc. L’article analyse les caractéristiques les plus saillantes des deux cadres conceptuels (anthropologie économique et économie), et montre que l’approche théorique de l’anthropologie économique demeure épistémologiquement supérieure pour la compréhension de phénomènes tels que les institutions et normes sociales et de leurs effets économiques. Il montre notamment que les hypothèses d’individualisme méthodologique et de maximisation de l’utilité, l’économie standard ne contribue pas à la compréhension des spécificités des comportements économiques dans les pays en développement, que les assertions de l’économie quant à la supériorité de la quantification sont inexactes, et que certains phénomènes économiques ne sont pas quantifiables. Ceci est montré en se référant aux pays en développement, notamment ceux d’Afrique sub-saharienne, sur l’exemple des institutions et des normes organisant les sociétés et le comportement des individus en tant qu’ils sont membres de groupes et échangent dans et au dehors de ceux-ci, i.e. les institutions régissant les appartenances à un groupe – ces institutions étant autant « économiques » que « politiques » ou « sociales ». Ces derniers concepts sont en effet depuis les années 90 absorbés par l’économie sous la 3 forme de l’économie des institutions et de celle dite des normes sociales, mais aussi par la microéconomie du développement, devenue prééminente, et la psychologie économique (‘behavioural economics’). L’article est donc organisé de la façon suivante. La première partie présente les principaux concepts qui seraient définitionnels de la boite à outils de l’anthropologie économique. La seconde partie examine le reflux de cette dernière à partir des années 90 en raison de l’hégémonie croissante des concepts purement économiques. La dernière partie montre qu’au début du 21ème siècle l’anthropologie économique a conservé toute sa puissance explicative, en se centrant sur la thématique des institutions d’appartenance, l’un des objets historiques par excellence de l’anthropologie. 2. L’anthropologie économique: le déclin des « grandes » théories Bien qu’ils demeurent matière à discussion, les critères qui différencient l’anthropologie des autres sciences sociales découlent de sa méthodologie spécifique, une participation directe de l’observateur sur la longue durée aux situations observées, produisant une connaissance de première main de phénomènes par nature de niveau « micro » mais subsumables dans le concept « d’humain » - typiquement l’organisation sociale d’un groupe (cette thématique a rendu possible l’anthropologie historique ou archéologique). L’anthropologie est par essence fondée sur une méthode d’analyse holistique, et sur la prémisse que la compréhension des phénomènes est intrinsèquement dépendante des contextes, dans le temps (l’histoire) et dans l’espace : ainsi les systèmes de normes sociales, de parenté, politiques, économiques, religieux, les décisions individuelles, les processus cognitifs sont tous liés les uns aux autres et chacun donne aux autres leur sens et cohérence. Ce holisme est certes interprété à l’aune de différentes théories privilégiant différents principes fondateurs, par exemple les rapports de classe, l’échange, etc. L’anthropologie peut s’appuyer sur des outils quantitatifs – ainsi l’analyse des systèmes de parenté après Lévi-Strauss, ainsi l’anthropologie cognitive située à l’interface de l’anthropologie physique, de la neurologie, etc., ainsi bien sûr l’anthropologie économique (un exemple furent les travaux de socio-économie en Afrique de l’ouest des années 1970-90 basés sur la réalisation de grandes enquêtes, sur la production, la consommation, les migrations, etc.). La méthodologie holistique demeure cependant ce qui définit l’anthropologie par rapport aux autres sciences sociales, économie, sciences politique, sociologie ; les concepts sont qualitatifs, centrés sur les contextes (historiques, spatiaux), fondés sur la méthodologie de l’observation participante d’un individu extérieur « immergé » dans un autre groupe social. L’anthropologie économique est consubstantielle à la construction de l’anthropologie, puisque dès ses débuts à la fin du 19ème siècle celle-ci a eu pour but d’investiguer tous les aspects de la nature humaine, la parenté, activités économiques, croyances, etc. Dès ses pères fondateurs les phénomènes économiques des « autres sociétés » ont été son objet – Marcel Mauss, Bronislaw Malinowski, E. E. Evans-Pritchard, Meyer Fortes, Edmund Leach, Clifford Geertz, Marshall Sahlins, Jack Goody…, tous explorant l’échange, de biens ou de personnes, l’organisation du travail, les effets économiques des règles de parenté, la coexistence de marchés avec des normes sociales organisant des circuits situés hors de ceux-ci, etc. 4 Egalement, l’anthropologie économique a connu dans les années 70 des moments particulièrement féconds avec les analyses cherchant à tester la validité de la théorie marxiste dans les sociétés non occidentales (promues par des anthropologues français, Claude Meillassoux, Emmanuel Terray, Maurice Godelier) et se voulant critiques du structuralisme lévi-straussien, des théories maussiennnes de l’échange, de la philosophie politique critique de l’Etat (ainsi de l’Etat comme émanation de rapports de classe, défendue par exemple par Pierre Clastres), des théories de Sahlins contre la centralité du travail, parmi d’autres. La nature des rapports d’exploitation ou même de classe sousjacente aux règles de fonctionnement des lignages, les relations entre ainés-cadets ou hommes et femmes a ainsi été l’objet de vifs débats. Cette période fut remarquable car malgré des méthodologies radicalement différentes, elle opéra une jonction de l’anthropologie et de l’économie parce que des concepts théoriques leur étaient communs - l’approche marxiste réfléchissant sur des concepts, en contraste avec l’économie néoclassique de plus en plus réduite à sa méthode, i.e. la construction de modèles mathématiques. Ces débats conceptuels ont connu ensuite un déclin, même s’ils ne sont pas éteints (comme le rappellent par exemple les travaux de l’anthropologue David Harvey2), car ils ont subi la disqualification du marxisme accompagnant la montée du néolibéralisme dans les années 80. Les deux disciplines, économie et anthropologie, restent cependant séparées, dans un mouvement de plus en plus marqué pendant le 20e siècle avec la mathématisation croissante de l’économie et la prééminence du paradigme néoclassique (contre Keynes, contre les institutionnalistes, Veblen, Schumpeter, Robbins et d’autres théoriciens questionnant cette évolution) – Karl Polanyi occupant une place à part comme économiste ayant réussi à superposer les deux disciplines via le concept « d’embeddedness », précisément construit pour rendre compte de cette jonction. Le numéro spécial de l’American Economic Review de 1978 s’interroge ainsi sur l’intérêt qu’un économiste pourrait porter à l’anthropologie économique (Dalton, 1978), même si dans le même numéro Geertz illustre la possibilité d’analyser de l’économie du « bazaar » marocain via les concepts de quête d’information, de bruit, de réputation (Geertz, 1978). Au tournant du 21ème siècle, l’anthropologie a mis l’accent sur les facettes multiples de la nature de l’homme et de ses activités, abandonnant les ambitions d’une élucidation de « grands » principes explicatifs du fonctionnement des sociétés humaines tels que l’échange, la parenté ou la classe (avec certes des exceptions telles que M. Godelier), et s’est démultipliée en études sur les biographies, la culture, le genre, le politique et les inégalités, la cognition, l’évolution, les systèmes agraires, les relations des sociétés à leur environnement, les sociétés urbaines, parmi d’autres…L’ethnographie des spécificités culturelles a rejeté dans d’autres disciplines l’exploration des universaux de la pensée humaine3. L’anthropologie économique conserve au 21ème siècle sa vitalité au sein de l’anthropologie (comme le montrent les travaux de Jane Guyer ou Sara Berry, ou, sur un registre néoinstitutionnaliste d’inspiration néoclassique, Jean Ensminger), mais sur un 2 http://davidharvey.org/ Les travaux d’un anthropologue tel que Dan Sperber étant ainsi davantage perçus par les anthropologues comme relevant de la linguistique ou de la psychologie. 3 5 mode fragmenté et à distance de « grandes » théories qui avaient permis auparavant un dialogue, même controversé, avec l’économie. 3. Les dynamiques d’absorption-marginalisation de l’anthropologie économique par l’économie dans les années 90 Les développements de l’économie au cours du 20ème siècle ont de facto rendu de plus en plus difficile les discussions avec d’autres disciplines - outre les difficultés plus générales de l’interdisciplinarité en raison de la spécialisation des sciences (même l’économie dite hétérodoxe, en principe plus ouverte, ayant des réticences vis-à-vis des approches purement qualitatives). Plus spécifiquement, toute science sociale se définit par des concepts et une méthode qui la définissent en contrepoint des sciences sociales voisines (avant que des disciplines interfaces ne se consolident, ainsi la psychologie économique, la « neuroéconomie », etc.). De façon significative, lorsque les disciplines échangent, cela s’effectue lorsque les méthodes sont analogues, et essentiellement lorsque les méthodes sont quantitatives : des exemples en sont la science politique et la sociologie contemporaines, de plus en plus mathématisées et dont les frontières avec l’économie se sont estompées (et de même la formalisation des systèmes de parenté échange aisément avec l’anthropologie physique, l’épidémiologie, la démographie ou la biologie) Dans les années 80 l’économie comme discipline a manifesté une triple dynamique ; i) Le paradigme néoclassique devient universellement dominant (la « contre-révolution néoclassique »), les débats sur les prémisses conceptuelles sont évincés hors du champ de l’économie, l’économie évolue autour d’un petit nombre de concepts (tels qu’équilibre, utilité, incitation, optimisation, agent représentatif, homothétie entre niveaux micro et macroéconomiques) et ne conserve qu’une seule méthode, le réductionnisme en vue d’une mathématisation (Bigo et Negru, 2014) ; ii) l’économie ne se conçoit plus comme une science sociale mais comme une science physique. La méthode devient définitionnelle du champ conceptuel et se substitue à celui-ci. Tous les phénomènes sont subsumables en variables circonscrites, discrètes, quantifiables et que l’on peut faire entrer en causalité avec d’autres variables dans un modèle, et les causalités sont fonctionnalistes ; iii) enfin, à partir des années 90, l’économie étend de façon croissante son champ aux objets définitionnels des autres sciences sociales, y compris l’anthropologie. Par exemple, les études se multiplient en économie montrant que certaines institutions économiques et politiques (les droits de propriété, les régimes – démocratiques, autoritaires -, les croyances – « individualistes », « collectivistes », « altruistes ») expliqueraient les performances (ou échecs) économiques des pays ou le niveau de revenu des ménages mieux que les concepts économiques traditionnels (tels que l’investissement ou la productivité). De nouvelles sous-disciplines de l’économie résultant de l’absorption des thèmes des autres sciences sociales se multiplient de la même façon - l’économie néoinstitutionnaliste, la new political economy, la behavioural economics, parmi d’autres). Cette extension de l’économie aux thématiques des autres sciences sociales se double d’une hiérarchisation : l’économie établit une hiérarchie découlant de sa mathématisation croissante, où l’approche qualitative (typiquement l’anthropologie), est le plus souvent considérée comme « anecdotique » (les approches qualitatives au sein de 6 l’économie étant elles-mêmes considérées comme de la « sociologie », ainsi celle de K. Polanyi). Cette extension a donc aussi pour visée implicite une absorption des concepts définitionnels des autres sciences sociales, et notamment ceux des moins quantitatives telles que l’anthropologie, y compris l’anthropologie économique, où les questionnements conceptuels et la méthode qualitative sont fondatrices. L’économie, et particulièrement l’économie du développement, considère que sa méthode formalisée et ses propres concepts (prix, incitation, équilibre, etc.) sont les mieux équipés pour « scientificiser » l’anthropologie, et notamment l’anthropologie économique (tout en ignorant les auteurs fondateurs de celle-ci). Les économistes revendiquent explicitement un « ’impérialisme économique » (Lazear, 1999) et leur « supériorité » (Fourcade et al., 2015). Egalement, cet usage de concepts économiques et l’impératif de mathématisation sont incompatibles avec la préservation des questionnements initiaux et concepts élaborés par les autres sciences sociales, y compris l’anthropologie économique, et notamment le holisme permis par l’analyse qualitative, le sens conféré par les relations entre de multiples contextes et échelles. Ainsi des concepts de l’anthropologie tels que système de parenté, organisation sociale (allocations des statuts et des tâches, différentiations symboliques), croyances, rituels, perdent leur signification lorsque réinterprétés par des concepts définitionnels de l’économie tels que prix, utilité, équilibre, préférence ou incitation. Les analyses par Milgrom et al. (1990) des foires de Champagne poursuivent certes les questionnements de l’anthropologie économique de l’après-guerre en utilisant ses concepts (réputation, confiance, information), mais ces derniers sont ancillaires vis-à-vis de concepts purement économiques tels que profit, coût (d‘information), etc., supposés avoir une plus grande capacité explicative car mesurables. L’anthropologie économique est également affaiblie par l’économie évolutionniste, qui embrasse l’anthropologie avec des concepts microéconomiques (« other regarding altruism », « defectors », Bowles, 2004). 4. La puissance explicative de l’anthropologie économique : les institutions d’appartenance et leurs effets économiques Le concept d’institution et celui de normes sociales peuvent se substituer l’un à l’autre, notamment dans les pays en développement, bien que pour des raisons heuristiques on puisse définir une institution comme faisant davantage référence à un système de règles écrites, et les normes sociales à un système de règles non écrites. Les institutions et normes sociales dites « traditionnelles » - certes toujours coexistant avec les mécanismes de marché - dans les pays en développement peuvent illustrer ces difficultés conceptuelles de l’anthropologie économique lorsque l’économie investigue de plus en plus ses thèmes de recherche, et notamment la microéconomie du développement. Cette dernière sous-discipline a connu un grand essor depuis la fin du 20ème siècle sous l’impulsion de grandes enquêtes quantitatives (souvent promues par la Banque mondiale) fournissant des bases de données pouvant « enfin » être exploitées par des économistes, et également sous l’impulsion des « expériences randomisées » conférant un statut « rigoureux », i.e. quantitatif, à l’évaluation des politiques publiques, notamment des politiques de développement (Duflo et al., 2007). Cependant, l’exemple des institutions et normes sociales, notamment d’appartenance, et de leurs effets économiques, illustre simultanément la faiblesse des approches économiques lorsque 7 celles-ci prétendent en offrir la seule analyse « scientifique », ces dernières étant prisonnières de leur méthode, l’élaboration de modèles appuyés sur des bases de données. Pour l’économie du développement, les institutions et normes sont analysés via les concepts néoinstitutionnalistes des institutions, définies essentiellement par leur fonction (diminution des coûts de transaction, notamment d’information), ou bien via des concepts tels que le capital social ou « informel ». Malgré des définitions imprécises et fluctuantes de « l’informel » et de ses règles, créées pour les besoins d’une approche demeurant strictement économique et ne restituant pas la complexité des situations réelles dans les pays en développement (Sindzingre, 2006), les effets économiques des normes « informelles » sont modélisés et testés empiriquement à l’aide de données d’enquêtes ou d’autres bases de données. Il peut être par exemple montré que les règles de parenté prévalant en Afrique ont des effets économiques négatifs - réduisant la productivité et l’accès aux marchés du travail et générant des inégalités (Hoff et Sen, 2004), ou facilitent la coopération et le crédit « informel » (La Ferrara, 2007). En outre la qualité des bases de données et enquêtes est souvent questionnable (Jerven, 2015). En particulier, l’exemple des effets économiques des normes d’appartenance montre la faiblesse de la seule approche quantitative et la capacité explicative supérieure de l’anthropologie appliquée à des faits économiques. Ces normes sont au fondement de toutes les sociétés et régissent l’appartenance des individus à des groupes – lignages, castes, territoires, religions, etc. (« membership groups »). L’individualisme est le marqueur du passage à des sociétés capitalistes (ou de marché), sociétés en principe égalitaires en termes de statuts, les hiérarchies s’effectuant via le capital (Sindzingre et Tricou, 2012). L’économie néoclassique a eu comme référence ces sociétés individualistes, où l’individu n’a pas de droits et obligations collectives reçues de son appartenance à la société, en dehors de celles imposées par le contrat social le liant à la nation ou à l’Etat (i.e. en dehors de celles imposées par l’Etat, ainsi payer les dettes de ses parents, nourrir ses enfants jusqu’à leur majorité, etc.). Cet individualisme est assorti donc de peu d’obligations vis-à-vis des autres individus puisque cet individu n’est membre d’aucun groupe, seulement d’un Etat, lorsque cet individu est en difficulté (maladies, vieillesse, etc.). Dans les sociétés non capitalistes, lorsqu’il naît, l’individu est ex ante membre d’un groupe, et les hiérarchies s’organisent sur des statuts. Les dynamiques sociales sont le fait des groupes, non des individus, et sont mues par des mécanismes tels que l’échange, les rivalités, l’honneur. La définition de l’appartenance à un groupe est pour un individu de posséder des droits et obligations vis-à vis de tous les autres membres de ce groupe, différenciés selon des hiérarchies précises. Les travaux pionniers de Mahieu (1990) ont démontré les implications économiques cruciales de ce trait, notamment les circuits de dettes et de créances des membres d’un groupe vis-à-vis des autres, qui diffèrent en fonction de la place et statut de chacun dans la hiérarchie : Mahieu a ainsi ouvert la voie à une authentique prise en compte de l’anthropologie par l’économie aux fins d’expliquer les déterminants des comportements individuels dans les pays en développement (où des normes non capitalistes, non régies par les marchés, coexistent avec les mécanismes de marché). Deux régimes peuvent ainsi être contrastés : la liberté de l’individu dans les sociétés capitalistes sans obligations ni droits vis-à-vis de membres de groupes avec le risque couvert par l’Etat, vs. l’absence de liberté du membre d’un groupe dans les sociétés « mixtes » ou non-occidentales, membre avant que d’être un individu d’une hiérarchie 8 découlant de la naissance sur laquelle il ne dispose pas de degré de liberté, et associée à de nombreux droits et obligations auxquels il ne peut déroger sous peine d’exclusion, mais qui couvrent les risques car le fait que l’individu ait rempli ses obligations passées ouvre dans le futur des créances sur les autres membres du groupe en cas d’aléa (maladie, deuil, etc.). Dans des sociétés où les Etats sont défaillants comme souvent en Afrique sub-saharienne, ce dernier régime est particulièrement stable. Cependant, ces normes régissant l’appartenance d’un individu à un (ou plusieurs) groupe donnent lieu à des processus cumulatifs auto-renforçants. En tant qu’elles régissent les fondements de l’identité individuelle et l’ensemble du cycle de vie, elles sont cognitivement plus résilientes que d’autres normes sociales (par exemple des normes alimentaires, vestimentaires, etc.). En particulier, elles sont davantage pertinentes pour les individus lorsque les méta-règles fournies par les Etats ne sont plus crédibles – par exemple en raison dans un territoire donné de l’absence de l’Etat et de biens publics fournis par celui-ci, d’infrastructures, en raison de la perception des agents de l’Etat comme vecteurs d’une corruption généralisée, etc. Les normes sociales auxquelles se conforment les membres d’un groupe diffèrent de celles des sociétés occidentales à Etats-providence et démocraties individualistes et paraissent en effet enfreindre les axiomes de rationalité et de maximisation de l’utilité individuelle. Dans un tel environnement, ainsi que l’a montré Mahieu, il est néanmoins plus « rationnel » pour un individu de se conformer aux hiérarchies politiques et sociales des groupes d’appartenance que l’individu identifie comme les plus pertinents pour sa survie, lui assurant la meilleure protection, (par exemple un groupe religieux, une affiliation « ethnique » ou territoriale - « les gens du nord ») ou religieuse (les « chrétiens », les « musulmans ») – même si cette obéissance ne maximise pas son utilité individuelle à court terme. Cependant, en retour, le fait de suivre ces normes locales affaiblit encore davantage la capacité de l’Etat, notamment en matière de redistribution et de fourniture de biens publics (ainsi s’il est considéré que l’Etat n’est pas un destinataire pertinent du paiement d’un impôt), fragmente les Etats en de multiples groupes d’appartenances et d’affiliations politiques : en s’agrégeant, de telles dynamiques individuelles génèrent typiquement des cercles vicieux d’appauvrissement des Etats, de décrédibilisation des politiques publiques et de renforcement des niveaux « proximaux » des affiliations. La stagnation de certaines régions du monde, notamment en Afrique, s’explique par de tels processus cumulatifs (Sindzingre, 2012 ; 2013). Les concepts mis en place par Mahieu sont ici approfondis dans une autre perspective théorique, centrée sur la nature des normes et leurs impacts économiques, et notamment sur la coexistence dans un esprit humain de règles « traditionnelles » et « rationnelles » : leur combinatoire peut produire des phénomènes de causation cumulative. L’économie a conceptualisé de tels processus via le concept de « trappe à pauvreté », caractérisés par des dynamiques de « feedback » positifs (rendements croissants), des irréversibilités, des processus non-linéaires et des effets de seuils, créant des « équilibres bas » dont il est beaucoup plus « coûteux » de sortir une fois qu’ils se sont formés (Azariadis et Stachurski, 2005 ; Sindzingre, 2007 ; Arthur, 2014 sur l’économie de la complexité) (annexe 1). Les normes d’appartenance à un groupe constituent ainsi un lieu privilégié de jonction entre anthropologie économique et économie. L’Afrique subsaharienne semble être sujette à ce phénomène de trappe et de divergence d’une région du monde par rapport aux autres régions (annexe 2). 9 Or les phénomènes de trappe sont typiquement générés par de multiples causes. Cellesci combinent des causes économiques – la « pauvreté qui nourrit la pauvreté », la dépendance de revenus tirés de matières premières aux prix volatiles et donc vulnérables aux chocs – et des causes non économiques, telles les normes sociales, notamment d’appartenance : mais la pertinence de celles-ci dans un temps et espace donnés n’est pas prédictible ex ante, et ces normes n’ont donc pas les propriétés requises de non-ambigüité pour être des variables mesurables dans un modèle. Ce qui est quantifiable, ce sont les attributs des institutions et normes – mais l’attribut l’est pas la chose, et le concept n’est pas une quantité (de même que le concept de cercle n’est pas rond). D’une part, la pertinence de ces normes pour un individu donné dépend entièrement des contextes où celui-ci évolue – histoire, relations avec d’autres individus, situation dans un territoire, singularités et expériences cognitives – et dans les sociétés lignagères, selon des normes que l’anthropologie a qualifiées de « segmentaires » (où le niveau d’un individu dans une généalogie détermine l’extension du groupe d’individus vis-àvis duquel il a des droits et obligations - conflit, coopération) (Sahlins, 1961). D’autre part, les causes prises isolément ne produisent pas nécessairement des effets de trappe (David, 2007) : ces derniers sont induits par leurs combinaisons. L’émergence de ces processus de causation cumulative pouvant induire la stagnation dans la pauvreté est donc imprédictible ex ante, elle est non modélisable et ne peut être quantifiée – outre que les causes impliquant des phénomènes institutionnels ne peuvent constituer des variables dans un modèle, en raison de leur dépendance de contextes. Les méthodologies de nombre de modélisations économétriques s’avèrent de fait fallacieuses (Durlauf et al., 2008). Cette émergence est le produit d’événements imprédictibles et de conditions singulières, de « petites bifurcations produisant de grands effets » économiques : préférer obéir à la hiérarchie « traditionnelle » lors d’une décision économique, s’approprier pour soi même un bien public, préférer consulter un thérapeute « traditionnel » plutôt qu’une institution de médecine moderne, « couper le dernier arbre »…toutes décisions en apparence « irrationnelles » car pouvant avoir des effets économiques négatifs pour celui qui les prend. Ces combinatoires de multiples causalités sont intrinsèquement des événements singuliers, uniques, dépendant du contexte (temps et espace). Ce qui est « contexte-dépendant » ne peut être modélisé, et ces combinatoires ne peuvent donc être analysées que via une méthodologie qualitative, participante, à même d’observer les situations et raisonnements les plus individuels. Seule l’anthropologie, une approche holistique et qualitative peut permettre de comprendre ces bifurcations imprévisibles, et ces processus cumulatifs, ainsi que leurs effets économiques. Ici l’économie du développement, surtout la microéconomie du développement, devenue prééminente, avec ses concepts d’individualisme méthodologique, d’utilité et de maximisation n’apporte pas de contribution pertinente à la compréhension des réalités des pays en développement : elle ne le peut pas dès ses prémisses, puisque l’individualisme méthodologique l’empêche de penser l’antériorité des diverses sociétés et de leurs règles par rapport à l’individu qui y évolue. L’économie standard peut apporter une contribution lorsqu’elle traite de phénomènes économiques, consommation, relations entre des séries de prix différentes, etc. : mais cette contribution est limitée pour expliquer autrement que par le fonctionnalisme la stabilisation de règles sociales données parce qu’elle se réfère en fait aux normes sociales prévalant dans les économies occidentales posées comme universelles. 10 5. Conclusion Dans le monde anglo-saxon, l’économie (du développement, urbaine, parmi d’autres) fait un usage non négligeable de l’anthropologie économique, restée une discipline vivante. Cependant, un certain pessimisme est possible car le début du 21e siècle se caractérise par une divergence croissante entre les deux disciplines, et par une absence, en contraste avec les années 1970, de théories qui soient communes aux deux disciplines, comme le furent les théories d’inspiration marxiste. En effet, la mathématisation de l’économie néoclassique est devenue non seulement la seule méthode possible, mais elle est devenue définitionnelle de l’économie comme discipline – tandis que l’anthropologie se définit comme qualitative, dans ses méthodes et dans ses objets. Or l’analyse critique des concepts d’institutions et de normes élaborés par l’économie standard montre que contrairement aux hypothèses de celle-ci (ainsi l’individualisme méthodologique), les représentations mentales (les croyances), les institutions et normes sociales régissant les comportements, notamment les institutions d’appartenance, ne sont par essence pas mesurables et quantifiables. Pour les pays en développement, où les comportements économiques individuels sont déterminés tant par des normes sociales prescrites par les groupes d’appartenance que par des mécanismes de marché et des calculs capitalistes, cette divergence entre disciplines nuit à la compréhension des phénomènes, et l’approche holiste, qualitative, de l’anthropologie manifeste in fine une puissance explicative supérieure. Références Arthur, W. Brian (2014), Complexity and the Economy, Oxford, Oxford University Press. 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Afrique subsaharienne (tous niveaux de revenus)