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son caractère dément et abjssal Maîs jc croîs tres
profondement que de cette detresse issue dc l'ou
bb peut naître une pensée qui se souvient, ct que
porter son regard sur la pensée chinoise peut nous
rappeler a l'essentiel C'est une des plus magni
flques aventures de la pensée que nous permet
notre temps
NDI : Voire livre s'ouvre sûr une citation de
Kukai, moine bouddhiste japonais, auteur du
Sango Shiki (« La finalité des trois enseigne-
ments ») qui comme votre ouvrage tente de pen-
ser les trois grandes écoles chinoises : confucia-
nisme, taoïsme et bouddhisme. Les deux pre-
mières voies méditent une question commune, en
y apportant des réponses différentes. Confucius
et Laoqi s'interrogent sur la place de l'Homme
suivant l'ordonnancement dll Monde. Le boud-
dhisme, lui, porterait sur une autre question ?
AL : Le bouddhisme en Chine va nécessairement
se poser cette question dc la place de l'homme, du
fait qu'il va devenir chinois Maîs ce n'est pas le
problème des Indiens Même si en tant qu'êtres
humains nous nous interrogeons tous sur notre
place, cette question ne fait pas civilisation en Inde
comme elle l'a fait en Chine Ce que le Bouddha
découvre, c'est F « esprit » Cela parait facile a dire,
maîs c'est une decouverte qui mente bien un item
blement de terre ' Les Chinois ne se posaient pas
cette question de l'esprit avant l'arrivée du bond
dhisme Ils se demandent plutôt, quant a la situa
aon de l'homme, comment fait on pour etre
humain en accord a un ordre du monde C'est tres
hiérarchique L'humanité dc l'homme ravonnc
d'autant plus qu'il est en rapport a la terre, au ciel,
aux elements, aux saisons, aux ancêtres, aux
dieux Donc la place de l'homme dans l'ordre du
monde fait sens pour eux de façon tres determi
nante Dans le confucianisme, l'homme institue,
par sa place symbolique, un monde, dont il a a
charge de maintenir la cohesion en veillant au
maintien de sa dignite et de son humanite - ceci
explique le souci sl poétique bien que scrupuleux
des formes chez les confucéens Les taoïstes
reagissent par rapport a cette pensée et montrent
que le monde n'a pas besoin d'être institue, que
l'homme authentique dent sa place par son tetrait,
en laissant etre le monde C'est l'extrême oppose a
partir de la même question, du même lieu de ques
tionnement
Or le bouddhisme arrive en Chine dans cet hori-
zon, et, poumons nous dire, sur un malentendu
Les Chinois sont fascines par les exercices médita
nfs indiens, qu'ils comprennent comme des tech
niques de longévité taoïstes basées sur la maîtrise
du souffle (qi) L'incompréhension est complète
maîs ll y a des malentendus fertiles, parce que les
Chinois se mettent tout de même a pratique et a
entrer presque malgre eux dans Ic dharma
L'avènement d'un bouddhisme authentiquement
chinois va, par contre, prendre du temps
NDI : Et qu'en est-il selon vous de la situation
entre le bouddhisme et l'Occident ?
AL : Rn ce qui nous concerne, le dialogue entre
bouddhisme ct Occident est encore trop récent
pour que nous puissions déjà parler de bouddhis
mc occidental Toute veritable rencontre exige du
temps Les siècles qu'a pris l'implantation réelle
ment chinoise du bouddhisme, nous apprennent la
patience Le bouddhisme est arrive en 51 de notre
ere (date traditionnelle), puis a connu l'âge d'or en
Chine sous la dynastie Tang (618 907), plus de
cinq siècles apres ' II ne faut pas vouloir des solu
lions toutes faites et rapides Une civilisation aussi
impressionnante que la Chine a commis bien des
contresens sur le dharma, ce qui devrait aussi nous
apprendre l'humilité dans la reception du boud
dhisme en Occident
NDI : Qu'elle est, en ce sens, l'importance du
maître indien Kumarajiva, dont vous souligne^
la figure exemplaire pour la traduction ?
AL : C'est le traducteur, le passeur entre Inde et
Chine ll connaît tres bien la langue chinoise, ct se
trouve embarque, contre son gré, dans une situa
non absurde ou ll doit expliquer le bouddhisme a
des gens qui ne veulent qu'appbquer ses tech-
niques dans un cadre strictement taoïste II est au
cœur du malentendu dont je parlais II a vu comme
personne avant lui les points d'incompréhension
qui se cristallisaient et se perpétraient au travers de
mauvaises traductions des textes indiens Les Ira
ducteurs avant lui cherchaient des équivalents tout
fait aux notions bouddhiques dans le corpus taoïs
te ou confuciamste C'est absurde ' Ce qu'entre
prend Kumarajiva — ce qui est la tache de toute tra
duction réelle -, est de faire parler le Bouddha
directement en chinois ' Ses traductions sont un
e\ enemcnt au sens le plus considérable du terme
et il cst essentiel pour nous qui sommes intéresses
par le bouddhisme d'en méditer la portée
NDI. Un éminent traducteur, comme le grand
helléniste Wolfgang Schadeivaldt, disait à Jean
Eeaufret que le mot tao ne se traduit pas, qu'en
pensez-vous ?
AL : On peut le traduire, maîs on est toujours un
peu a cote Je pense que la notion de « cours »
(d'un flem e) ou de « courant » (au sens du courant
oceanique par exemple) est une bien meilleure tra
cluction de Tao (ou dao) que « voie » Cela dit
mieux le fait que le chemin chemine en soi, qu'il
nous porte une fols qu'on a mis le pied dessus Le
Tao nous chemine bien plus que nous cheminons
dessus en quelque sorte
C'est d'ailleurs un peu ce qu'il s'est passe avec le
bouddhisme en Chine Les Chinois ont ete tra
vailles de l'intérieur, et peut-être un peu malgre
eux, par ce courant Ils ont mis un pied dedans ct
se sont faits cc embarquer » en quelque sorte
Encore une fois, il faut prendre la mesure du
temps Dans cette haute LU ilisation, la reception
du bouddhisme a mis plusieurs siècles et s'est faite
de façon assez souterraine, malgre leur intelligence
ct leur sophistication Les Chinois avaient déjà une
pensée extrêmement fine et mùre, Laozi et
Confucius étant contemporains du Bouddha Les
grands courants de la pensée chinoise sont appa
rus ensuite durant la période des Ro\ aumcs com
battants, autour du IVe siecle avant notre ere Au
fond, ils n'avalent pas besoin du bouddhisme, en
apparence du moins En réalité, poumons nous
dire, ce qui manquait au taoïsme et au confucianis
me est essentiel au bouddhisme, et c'est justement
la decouverte de l'esprit Cette decouverte est, au
fond, la plus primordiale de toute Le bouddhisme
va en ce sens beaucoup influencer les deux autres
voies, c'est évident Puis tous les grands penseurs
chinois qui viendront ensuite seront formes aux
trois enseignements, peu importe leur ecole d'elec
lion
NDI : Vous donne^ lin exemple de traduction,
avec karuna, qui a été traduit du mahajana
indien en Chine selon les époques par deux
vocables, rend puis abel, qui n'ont pas vrai-
ment le même sens .
AL : C'est un bon exemple du travail dc traduction
entrepris par Kumarajiva et qui va révolutionner
l'entente, jusqu'alors imprécise pour ne pas dire
fautive, du bouddhisme Rend est un mot
emprunte au confucianisme, et signifie la compas-
sion au sens ou nous l'entendons habituellement
Ftre bon, plein de commisération C'est une
notion de type relationnel, une vertu sociale La
tendresse du cœur envers autrui, le fait de ressen
tir ce que ressent l'autre (cam patior, souffrir avec)
en se mettant a sa place c'est un des fondements
qui rend possible la vie en commun Dans cibei, on
perd le cote purement relanonnel, parce que l'ex
penence de karuna est d'abord le fait d'être atteint
par les choses Le mot chinois « ci » dit la luxu
nance du cœur, quelque chose d'accueillant, de
riche Le cœur a des bras qui s'ouvrent, pourrait
on dire, a l'image du bodhisama Avalokitcsvara
(Guanyin en chinois) Maîs on n"> entend pas la
dimension de souffrance que karuna recelé Or elle
se retrouve dans le mot « bel » qui dit le conflit,
voire presque l'inconfort, le fait que cela tie tourne
pas rond, presque dans le sens intimement indien
du mot sanskrit duhkha Le cœur est ouvert et
atteint, dans les deux sens, ouvrant et pénètre, il va
v ers et ll reçoit Le terme abel est beaucoup plus
proche que rend de l'expérience de karuna telle
qu'elle se déploie dans l'espace de la méditation II
est plus proche de la demarche du bouddhisme qui
trouve ses ventes dans et par la pratique meditati
ve, dont elle fait une tres fidèle description On se
relie au coeur dans la méditation, et alors on le sent
aimant et en même temps atteint, perméable a la
souffrance Le cœur aime et souffre Le mot cibei
exprime cela parfaitement, aussi bien que karuna,
et d'une façon entierement chinoise C'est un indi-
ce qui montre le degré d'innmite qui a existe entre
la Chine et le bouddhisme et comment cc pays a
su, a sa maniere, reprendre le flambeau du dharma
(A suivre) B
Propos i?cu?dhspar Nicolas d'Iftca
A lire :
Alexis
LAVIS,
L'espace
de la
pensée
chinoise,
OXHS,
2010,
20 €