une philosophie de l’éveil 17
probablement jamais découvert cela chez Bergson ni chez Plotin si
précisément l’on n’était en train de le lire chez Jankélévitch. Alors, bien
sûr, on peut toujours dire que sans Bergson, que sans Plotin, etc., cela
que nous lisons n’eût pas été. La belle avance ! Çà et là je serai conduit
comme tout le monde à dire que Jankélévitch est bergsonien et ploti-
nien (plus bergsonien que plotinien, plus plotinien que bergsonien ?
Question stupide). Je vais dire tout cela. Mais quand je dirai ces choses,
il faudra me croire et ne me pas croire, car ce ne sera jamais ni tout à
fait faux ni tout à fait vrai. Tout cela pour dire qu’on n’a jamais fini, en
histoire de la philosophie, de se défaire de la hantise du précédent, du
garant, de la jurisprudence. Quand on sait tout sur l’auteur, on ne sait
rien encore de l’auteur, car le plus délicat reste à faire : accommoder son
regard à l’apparition brève et qui n’a lieu qu’une fois. Il reste à s’accor-
der pour un temps à cette conscience fugace qui a quelque chose à nous
dire, une seule chose, et que personne ne dira plus.
Et puisque, aussi bien, tout se tient, autant commencer par le plus
difficile, c’est-à-dire par le plus simple : par la métaphysique. Car c’est
pour ceux qui pensent spontanément selon les catégories du compliqué
et de l’élémentaire que la simplicité est supposée facile. Il leur paraît
reposant de n’avoir rien à défaire, rien à décomposer en ses parties, rien
à classer selon le genre prochain et la différence spécifique, rien à sou-
mettre à des taxinomies. Mais ces exercices ne sont que prélude, ouver-
ture, — ou gammes. Vient un moment où l’intelligence analytique n’a
plus rien à analyser. L’inquiétude la prend : de quoi, alors, va-t-elle faire
ses belles synthèses, en l’espoir de quoi elle a mis toutes ses complai-
sances ? Devant la simplicité simplicissime elle se trouve désarmée, trop
armée, embarrassée de sa panoplie conceptuelle. On ne l’avait pas dres-
sée à la mobilité, à la saisie au vol qui ne prend pas de temps. Telle est la
métaphysique de Jankélévitch, ou mieux : le noyau métaphysique d’une
œuvre qui, encore une fois, l’est tout entière. Une philosophie, non de
l’être et de son étalement indéfini et indéfiniment qualifiable, mais de
l’effectivité surgissante. Une philosophie du fait que l’être est, non de ce
qu’il est, une philosophie du Quod, non du Quid, du Quot, du Quo-
modo, de l’Ubi, du Quando et du reste. Une philosophie non de l’inter-
valle, mais de l’insaisissable, — de l’à-peine saisissable, — instant. Une
philosophie du Presque ; une philosophie de l’effectivité. L’intelligence
besogneuse s’est-elle jamais trouvée devant situation plus embarrassante,
devant situation plus simple ? De là vient sans doute que Jankélévitch
soit connu davantage comme moraliste : il suffit d’une bonne capacité
respiratoire pour aller jusqu’au bout de ses œuvres « de morale ». Ceux