Michel Godet et Evelyne Sullerot (dir.), La famille, une affaire

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Michel Godet et Évelyne Sullerot (dir.)
La famille, une affaire publique
2005, rapport du Conseil d’analyse économique, La Documentation française, n° 57, 474 pages.
À l’heure où croissance atone et vieillissement des
populations préoccupent les dirigeants de l’Union
européenne (1) et la Commission européenne (2),
on semble assister à un réveil des interrogations
sur les liens entre économie et démographie.
Compte tenu de ce nouveau contexte, il n’est pas
étonnant que le Conseil d’analyse économique
(CAE) – boîte à idées influente dans la réflexion
sur l’action publique – se soit vu commander un
rapport visant à « éclairer le Premier ministre sur
les enjeux économiques de la politique familiale et
ses rapports avec les autre politiques sociales ».
Au-delà de l’intérêt de son sujet, cet ouvrage volumineux attire l’attention pour plusieurs raisons.
Contrairement à la majorité des rapports du CAE,
ce rapport ne se borne pas à proposer le seul point
de vue de la science économique sur un problème
public. Son ambition, en effet, est d’être le produit
des réflexions d’un groupe de travail « Famille,
économie, société » constitué en 2004 et comportant quinze membres d’horizons disciplinaires
variés (3). Michel Godet, professeur d’économie
au Conservatoire national des Arts et Métiers, a été
désigné rapporteur, accompagné de la sociologue
Évelyne Sullerot.
Outre le rapport stricto sensu, le livre comporte
– comme à l’accoutumée – deux commentaires
d’économistes, mais également dix-sept « compléments », qui se présentent comme autant d’approfondissements par les membres du groupe de
certains thèmes.
La mobilisation de compétences est donc conséquente, et l’objectif affiché particulièrement ambitieux, puisque les auteurs se sont fait forts de
rassembler toutes les informations éparpillées
disponibles sur le sujet afin de proposer au lecteur
un véritable « état de l’art » permettant d’éclairer
le débat et visant à « refonder » une politique de
la famille (4). Le titre, qui surprend par sa généralité, est parfaitement bien choisi, tant au regard
du contenu de l’ouvrage, qui s’efforce de prendre
en compte toutes les dimensions de la question,
que de la thèse générale, qui affirme que la
famille, en raison des externalités qu’elle engendre,
est bien une affaire publique. Le raisonnement est
le suivant : les externalités positives (santé des
enfants, éducation, insertion sociale, etc.) améliorent la croissance et le bien-être pour tous, tandis
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que les négatives (échec scolaire, désocialisation,
violence potentielle…) aboutissent à une moindre
accumulation du capital humain.
Les premiers développements du rapport concernent les enjeux macroéconomiques et familiaux
du « vieillissement par le bas » lié à la baisse de la
natalité. Les plus de 60 ans pourraient ainsi être
deux fois plus nombreux que les moins de 20 ans
dans l’Europe de 2050. Si la situation de la France
est la moins dégradée du « vieux » continent, le
renouvellement des générations n’y est pas pour
autant assuré, d’après l’indicateur de descendance
finale. Pour M. Godet et É. Sullerot, cette situation
n’est pas sans danger pour notre développement
futur. En particulier, la viabilité de nos systèmes de
retraite par répartition est menacée par la diminution du nombre des cotisants et l’accroissement
des taux de dépendance. Plus original est le
constat que cette chute de la natalité a d’ores et
déjà des conséquences néfastes. Qualifiée de
« troublante » entre dynamique démographique et
croissance économique, la corrélation conduit, en
effet, M. Godet à faire l’hypothèse d’un lien de
causalité entre les deux. Il considère ainsi que
l’écart de croissance actuel observé entre l’Europe
et les États-Unis ne s’explique pas majoritairement
par les facteurs technologiques, contrairement à
l’opinion courante des économistes et des institutions européennes, mais bien par les facteurs
démographiques (à hauteur de 80 %).
Pour les auteurs, les solutions à ce vieillissement
par le bas passent par une ouverture des frontières
à l’immigration et un renforcement des politiques
familiales, considérées comme « un investissement de long terme » pour un pays.
Au-delà de ce cadrage macroéconomique, d’autres
dimensions sont explorées, telle la dimension
territoriale, qui amène les rapporteurs à aborder
de nombreuses questions à l’agenda des politiques sociales : inégalités territoriales, solitude
urbaine, solidarités intergénérationnelles. Les
mutations du fait familial sont ensuite abordées :
révolution contraceptive, révolution sexuelle et
révolution génétique, ainsi que les tendances et
interrogations entourant les liens entre fécondité
et travail féminin. Cette dernière dimension est
sans doute l’une des plus fouillées du rapport, et
conduit naturellement les auteurs vers l’enjeu de
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la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle.
M. Godet et É. Sullerot se focalisent ensuite sur
les enfants défavorisés, en s’efforçant de dépasser
la question monétaire pour appréhender leur
environnement familial et leur cadre de vie. Si la
pauvreté a baissé depuis trente ans, les auteurs
constatent qu’elle concerne fortement les enfants
de familles nombreuses. La défense de ces dernières
traverse d’ailleurs l’ensemble de l’étude. À de
multiples reprises, est ainsi regretté le faible intérêt qui leur est accordé, à la différence des familles monoparentales. L’économiste et la sociologue s’intéressent, en outre, dans cette partie, à la
reproduction sociale des inégalités, à la ségrégation scolaire, ainsi qu’aux méfaits des mésententes
conjugales sur les enfants.
Le dernier constat des rapporteurs, introductif à la
synthèse de leurs propositions, est celui du caractère insuffisant de la politique familiale : le surplus
de revenu qu’elle induit ne compense pas le coût
de la venue de l’enfant, entraînant ainsi une paupérisation de sa famille. Le niveau de vie de toutes
les catégories sociales chute de l’ordre de 10 %
avec le premier enfant, autant avec le second et à
peu près du même ordre avec le troisième. Les
auteurs mettent en regard le coût de l’enfant dans
sa cellule familiale au coût de la « non-famille »,
c’est-à-dire à la somme que les pouvoirs publics
déboursent pour confier l’enfant à une famille
d’accueil ou à un établissement en cas de défaillance de ses géniteurs (de 15 000 euros à 30 000
euros), et constatent que le surplus de revenu
accordé aux parents pour élever leur enfant reste
d’un montant faible. Dans cette optique, le rapport
préconise un renforcement du volet horizontal de
la politique familiale, en déplafonnant le quotient
familial à partir du troisième enfant et en ramenant
le coefficient conjugal de 2 à 1,7. Au-delà, il propose surtout de familialiser la CSG, car elle constitue un prélèvement proportionnel au revenu qui ne
tient pas compte de la capacité contributive des
ménages. Cette mesure, la plus emblématique du
rapport, est également la plus contestée. Certains
pensent, par exemple, que les familles avec enfants
profitent plus que les autres de la CSG, cette dernière finançant des prestations au contenu redistributif fort (5).
Au chapitre des propositions, le rapport ne s’en
tient pas là. Il liste une série de douze mesures
prioritaires pour l’action publique, visant notamment à clarifier les enjeux respectifs de la politique familiale et de la politique sociale. Après
avoir montré les effets pervers des différents ciblages de populations, il prône une universalisation
plus importante des dispositifs existants : « En
bonne logique et sur le long terme, il faudrait élargir la composante universelle de la politique familiale en supprimant les conditions de ressources
mais en soumettant l’ensemble des prestations
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familiale à l’impôt sur le revenu » (p. 223).
En matière de conciliation vie professionnelle et
vie familiale, outre l’injonction à garantir l’égalité
d’accès aux services d’accueil de la petite enfance
et le libre choix du mode de garde, on retiendra
l’idée d’inclure une part familiale et une contribution jeunesse dans le compte épargne temps, et
d’introduire un volet familial dans la responsabilité sociale des entreprises.
Le recours à l’immigration – que M. Godet et
E. Sullerot appellent de leurs vœux – est assorti,
quant à lui, de conditions : les auteurs sont favorables à une immigration choisie sur le modèle
des États-Unis (avec un système de quotas), et à
une politique d’intégration plus ambitieuse, reprenant en cela les critiques formulées par la Cour
des comptes. Quelques mesures avancées ont trait
au système éducatif. Parmi d’autres : modulation
du nombre d’élèves par classe suivant les établissements, révision du système d’attribution des
bourses selon la taille des familles et le mérite des
élèves.
Enfin, plusieurs suggestions touchent directement
à l’enjeu de la connaissance du fait familial et
de ses contraintes économiques. Les rapporteurs
appuient notamment un rassemblement et un
développement des connaissances relatives aux
familles nombreuses et aux familles immigrées,
ainsi que la mise en place d’un dispositif annuel
d’évaluation des coûts de l’enfant et de ceux de la
« non-famille ».
Au sortir de la lecture de l’ouvrage, l’impression
qui domine est que les auteurs ont globalement
rempli leur mission. Le rapport témoigne en particulier d’un travail impressionnant réalisé sur les
données statistiques. Véritable morceau d’érudition, il fourmille d’analyses et de préconisations
dont beaucoup paraissent judicieuses. Il n’est
cependant pas exempt de faiblesses.
Sur la forme d’abord, si le ton vigoureux du
rapport rend la lecture attractive, le parti pris
polémique de beaucoup de formulations paraît
étonnant dans un document de ce type.
M. Godet et É. Sullerot parlent ainsi « d’omerta
démographique » « d’apartheid urbain et scolaire »,
de « ghéttoïsation » ; dénoncent pêle-mêle les
35 heures, la dictature du « politiquement correct »,
le « refus de voir » des élites et des économistes.
Ils reprochent même aux écologistes (p. 36-37) de
ne pas se mobiliser face au non-renouvellement
de certaines « variétés culturelles » de l’espèce
humaine (en l’occurrence, les Italiens du Nord et
les Catalans !). Certaines formules particulièrement abruptes décrédibilisent l’analyse, qui
s’avère souvent beaucoup plus nuancée qu’il n’y
paraît au premier abord.
Sur le fond, les limites de l’ouvrage concernent à la
fois l’analyse économique et l’analyse sociologique. Au plan économique, M. Godet appuie
fortement la thèse selon laquelle il existerait un
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« multiplicateur démographique », à savoir que la
dynamique démographique entraînerait non seulement une hausse du PIB, par un effet direct, mais
également une augmentation du PIB par tête. Cette
affirmation, qui sert de point de départ au rapport,
se heurte pourtant à une limite regrettable : ni la
théorie économique ni l’analyse empirique ne permettent d’affirmer que la croissance démographique exerce des effets favorables au niveau de vie.
Dans une étude qui fait autorité (6), N. Gregory
Mankiw, David Romer et David N. Weil ont modifié le plus courant des modèles de croissance économique, celui de Robert Solow, pour tenir
compte d’une supposée accumulation du capital
humain. Le résultat de leurs régressions transnationales montre nettement le contraire, du fait de la
« dilution du capital » que la croissance démographique provoquerait (7).
Certes, M. Godet et É. Sullerot en appellent aux
travaux économétriques de Cédric Doliger pour
justifier leur positionnement, mais l’approche de
ce dernier n’échappe guère au biais méthodologique classique de la circularité. En effet, selon
la thèse d’Ester Boserup, une pression démographique exogène entraînerait l’innovation technologique lui permettant de ne pas s’accompagner
d’une baisse du niveau de vie. On voit immédiatement apparaître la difficulté qui existe à
trancher empiriquement entre deux sens de causalité : de la pression démographique vers l’innovation ou de l’innovation vers la croissance démographique, puisque l’une comme l’autre prévoient
une association positive entre croissance et évolution du niveau de vie.
Aux plans sociologique et anthropologique, les
options d’É. Sullerot sont connues, et on retrouve
beaucoup des analyses développées dans ses
ouvrages précédents (8), dénonçant les méfaits de
l’individualisme et d’une conception de la famille
dégagée de ses fonctions biologiques. Le rapport
réaffirme fortement de ce point de vue la double
nécessité de « la différenciation de sexes du
couple parental permettant le renouvellement de
l’espèce et la différence d’âge des générations,
laquelle assure la durée de l’espèce ». À l’heure
où beaucoup de travaux de sciences sociales
relativisent l’unicité du fait familial, É. Sullerot
maintient fermement cette définition de « la »
famille, centrée sur la fonction parentale et intimement liée à l’exaltation du mariage. Or, sans
tomber nécessairement dans le relativisme radical
des chantres de l’individualisme, dont l’auteure
dénonce l’influence, on peut parfois trouver ses
propos stigmatisant pour les membres de familles
« non traditionnelles ». Et finalement regretter
qu’un juste milieu n’ait pas été trouvé, sur un sujet
aussi passionnel et sensible, entre l’excès de
consensus et l’excès de normativité.
Pierre Pigeon* et Frédéric Vabre**
Élèves de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale
* Docteur en Sciences économiques – Université de Bordeaux.
** Lauréat du prix de la CNAF 2004 pour le meilleur
mémoire de troisième cycle.
(1) Une lettre commune a ainsi été adressée le 29 octobre 2004 par Jacques Chirac, Gerhard Shröder, José Luis
Zapatero et Göran Persson au président du Conseil européen pour inclure un « pacte européen de la jeunesse »
parmi les objectifs de la « stratégie de Lisbonne ». Ce pacte repose sur trois idées, dont la troisième consiste à
« engager des actions nouvelles pour soutenir la démographie européenne et améliorer la conciliation entre la vie
professionnelle, personnelle et familiale, afin de permettre en particulier aux couples d’avoir autant d’enfants qu’ils
le souhaitent ».
(2) La commission a publié le 16 mars 2005 un livre vert intitulé « Face aux changements démographiques, une
nouvelle solidarité entre les générations ».
(3) Il s’agit à la fois de chercheurs (de l’université, de l’Institut d’études démographiques et de l’OCDE), de
représentants d’administrations [Caisse nationale des allocations familiales, Direction de l’évaluation et de la
prospective (ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la recherche, INSEE, Direction
de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (ministère de la Santé et des Solidarités)] et de
partenaires sociaux (CGT et CFDT). Ce groupe a fonctionné de septembre 2004 à mars 2005.
(4) Selon l’expression employée par Christian de Boissieu dans l’introduction (p. 7).
(5) Antoine d’Autume développe cette idée p. 240.
(6) Mankiw N. Gregory, Romer D. et Weil D. N., 1992, A contribution to the empirics of economic Growth,
Quaterly Journal of Economics, vol. 107, n° 2.
(7) Aglietta M., Blanchet D. et Héran F., 2002, « Démographie et économie », rapport du Conseil d’analyse
économique, n° 35.
(8) Notamment dans La crise de la famille, Hachette littérature, 2000.
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