© POUR LA SCIENCE -Perspectives scientifiques 19
difficilement identifiables.On peut cependant carac-
tériser les céphalopodes d’après leurs becs, situés
au milieu de la couronne des bras et des tentacules
qui leur permettent de dilacérer leurs proies.Ces becs
résistent très bien à la digestion et leur morphologie
est spécifique, leur taille permettant d'estimer celle
de l'animal entier. Nous avons ainsi montré que
quatre espèces de calmars dominent l'alimentation
des requins de Kerguelen.L'espèce la plus commune
est une espèce endémique de l'océan Austral, de
grande taille, Kondakovia longimana, qui est égale-
ment la proie principale du plus grand oiseau volant,
l’albatros hurleur. Une deuxième espèce commune
est un grand calmar présent dans toutes les mers
du globe, Taningia danae.Nous avons surtout décou-
vert que le requin dormeur se nourrit des deux plus
grandes espèce d'invertébrés actuels, le calmar géant
Architeuthis dux et une deuxième espèce de calmar
géant, endémique de l'Antarctique, Mesonychoteu-
this hamiltoni.Nous avons estimé que certains spe-
cimens avaient un manteau (le corps du calmar)
dépassant deux mètres (sans compter la tête ni les
tentacules).La longueur totale des plus grands spé-
cimens dépassait 12 mètres :ils étaient plus grands
que les requins qui les avaient engloutis !
Il n'existe pas d'autres prédateurs de calmars
géants, exception faite du cachalot.En Antarctique,
celui-ci se nourrit majoritairement de Kondakovia lon-
gimana et Mesonychoteuthis hamiltoni, alors que
Taningia danae et Architeuthis dux sont consommés
dans d'autres parties du globe.Ainsi, le requin dor-
meur de Kerguelen est un poisson, mais il a les habi-
tudes alimentaires du cachalot, même si leurs
techniques de pêche diffèrent sûrement. Le requin
dormeur est une espèce indolente à respiration aqua-
tique vivant en permanence près du fond, alors que
le cachalot, à respiration aérienne, se nourrit en plon-
geant et doit remonter régulièrement à la surface
pour reconstituer ses réserves d'oxygène. Kergue-
len est l’un des rares endroits au monde où les
deux espèces de calmars géants cohabitent sur les
pentes du plateau péri-insulaire. Nous avons iden-
tifié 19 espèces différentes de céphalopodes dans
le régime alimentaire du requin dormeur, ce qui
souligne l'importance de la communauté, encore
méconnue, de calmars et de poulpes dans les
eaux entourant les îles et les archipels de l'océan
Austral. Ces espèces ne sont que rarement captu-
rées dans les filets et n'ont jamais été observées in
situ, ce qui souligne notre méconnaissance de la
vie dans les eaux marines profondes.
Yves C
HEREL
et Guy D
UHAMEL
Centre d'études biologiques de Chizé, CNRS –
MNHN, Paris – IPEV – TAAF
Un requin dormeur sur le pont d'un
chalutier, à Kerguelen, dans les qua-
rantièmes rugissants.
D. Bonn/CNRS Guy Duhamel