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ISLAM EN FRANCE
ET/OU ISLAM DE FRANCE
Jean-François Legrain
Depuis la fin des années soixante-dix, l'Occident a découvert avec stupeur la vie de ce monde islamique qu'il avait
oublié dans sa soumission économique. Les musulmans vivaient, transformaient leur environnement matériel, conceptuel
et culturel, réinterprétaient leur religion mais nul ne s'y intéressait vraiment hormis durant les périodes de soubresauts plus
intenses. Par la lutte nationaliste, ils avaient acquis une certaine participation aux revenus attachés à l'extraction de leur
pétrole, sa maîtrise technique demeurant entre les mains de l'Occident. Rendue nécessaire pour la rentabilité des
gisements américains, l'augmentation du prix de ce pétrole a, tout à coup, propulsé sur la scène de l'actualité mondiale un
petit nombre de pays, relevant pour certains d'entre eux de la sphère islamique, nouveaux détenteurs de fortunes
colossales. A la même époque, l'accumulation des frustrations politiques, économiques, sociales et culturelles du
monde musulman central (Afrique du Nord, Proche et Moyen-Orient) a donné lieu à de rares mais puissantes
explosions, la révolution iranienne et l'assassinat du président Sadate frappant tout particulièrement la
conscience occidentale.
Considérant alors que ce monde constituait une menace face à l'ordre mondial, l'Occident brandit
l'épouvantail du "réveil de l'islam". Il se refuse à faire une lecture "politique" de l'état du monde dont il lui revient une
grande part de responsabilité, et parle de religion, dénonçant à bon compte le "fanatisme" de l'autre. Le
"musulman terroriste" catalyse la peur et la rancœur des foules occidentales elles-mêmes en crise et dans la défense des
intérêts de l'Occident (et d'Israël), on dénonce tour à tour Khomeiny et les Frères musulmans, Kadhafi et le jihad islamique,
auxquels on assimile quelques chrétiens palestiniens et libanais, "islamisés" en l'occurrence. On se félicite, parallèlement,
des moudjahidines d'Afghanistan et d'Asie centrale, fascinés pourtant par un islam militant, et on pleure le défunt
Sadate qui, le premier - l'a-t-on oublié? - avait introduit dans les universités égyptiennes, islamistes et Frères
musulmans dans sa lutte contre la gauche nassérienne et communiste.
Du jour au lendemain, l'islam soi-disant endormi se réveille pour combattre la "civilisation". Une telle
manipulation idéologique profite, il est vrai, de la contribution du monde musulman lui-même qui n'attendait que cette
reconnaissance de sa prétendue spécificité, et un drapeau de fierté dans sa lutte quotidienne au sein d'une crise sans cesse
aggravée. L'islam est alors partout allégué. Toutes ces catégories de la population qui n'ont pu profiter de la modernité
tant chantée se retrouvent dans l'islam, un islam de stabilité psychologique, de dénonciation des inégalités et de
revendication de pouvoir. L'État, dans un réflexe de survie, réanime lui aussi son attachement à l'islam, l'un des
fondements de sa légitimité. Il revient alors au chercheur de soulever le voile de cet islam idéologique et de mettre à nu les
enjeux et les mécanismes réels de la mobilisation.