Fiche Jean Cras
JEAN CRAS
(1879 - 1932)
" Le but final d’une œuvre d’art n’est pas d’agir sur nos sens,
mais, en agissant sur eux, de transmettre à notre âme
le reflet du rayon de l’Au-delà
qui a frappé l’âme de l’artiste créateur ."
(Jean Cras en 1924 à bord du vaisseau La Provence - Photo Editions Maurice Sénart)
Avant-propos
Il peut paraître surprenant en 1999 de parler de Jean Cras. En effet, ce compositeur de génie
est tombé, comme tant d’autres, dans les profonds abîmes de l’oubli. Il fait partie de cette
catégorie de compositeurs qui nous ont laissé une musique transitoire entre la musique
purement tonale et toutes ces musiques de recherche, de laboratoire, qui ont mené à tant de
voies de garage. Tous ces compositeurs qui ont initié cette recherche du nouveau, de
nouvelles couleurs, de nouvelles atmosphères sans basculer dans l’intellectualisme exacerbé
sont, hélas, peu ou mal connus. Jean Cras, Charles Tournemire, Charles Kœchlin, Georges
Antoine, Florent Schmitt,… pour ne citer que ceux-là ont produit une musique magnifique,
qui vient du cœur, qui reflète l’Homme dans sa sensibilité extrême, conscient du peu qu’il
représente ici-bas, qui se pose des questions fondamentales sur tout ce qui l’entoure… Mais
qui encore se souvient de toutes ces figures ? Qui ose encore inscrire leurs œuvres au
programme d’un concert ?
Certains, connaissant notre passion pour cette époque de la musique, sourient en nous voyant
dépoussiérer ce vieux magazine " Musica " du début du siècle, avides de quelque information
pouvant nous éclairer sur tel ou tel compositeur de cette époque, ou encore pouvant nous
dévoiler un nom que nous n’avions encore jamais entendu et qui, à son tour, suscitera lui-
même de nouvelles recherches, mais ils savent pertinemment qu’en toute modestie notre seule
ambition –à laquelle nous voudrions rester fidèle tant que Dieu nous prêtera vie– est d’être en
quelque sorte " Justicier " envers ceux qui méritent une place digne de leur apport à l’histoire
de la Musique.
Le temps a en effet un rôle d’épurateur dans l’histoire des Arts : il fait le tri pour ne garder
que la " substantifique moelle ". Mais il arrive qu’il jette le bébé avec l’eau du bain, pour
reprendre une expression actuelle. Nous aimerions rejoindre les trop rares chercheurs qui ont
la volonté de " faire les poubelles du Temps ". Le Temps, qui comme les hommes, se laisse
parfois aveugler par du " plein la vue ", par des artifices sans avenir ; le Temps, qui, pour
reprendre une expression de Jean Cras, " ne se doute pas qu’un vase de terre commun peut,
parfois, renfermer une liqueur rare ".
Puisse cet humble travail rendre hommage à toutes ces musiques qui loin des senteurs
d’absinthe et de vieux tabac à priser de leur époque laissent souffler le vent du large chargé de
fraîcheur, de rêve, d’exotisme et invitent dans leur sillage à aller toujours plus loin…
Thierry BOUILLET
1er janvier 1999
Jean Cras : un Homme passionnant et passionné.
Peut-on concilier la marine et la musique ? Peu s’y sont essayé, aucun n’a réussi, semble-t-il,
hormis Jean Cras. En effet, Nicolaï Rimski-Korsakov, Albert Roussel ou Antoine Mariotte ont
essayé de mener de pair une vie maritime et une vie musicale, mais tous trois arrivés à l’âge
de trente ans se sont rendu compte qu’il y avait un choix à faire entre les deux : ou se
consacrer intégralement à la musique, ou à la marine. Jean Cras est le seul à avoir su mener
les deux fonctions sans qu’une des deux ne souffre d’un engagement excessif dans l’autre.
Jean Cras est né le 22 mai 1879 à Brest. Son
père était médecin en chef de la marine. Toute
son enfance se déroule dans le port de Brest
qui ne vit que pour et par la mer. Dès lors, sa
carrière paraissait indéniablement toute tracée
dès le départ : le petit Jean n’avait pour seul
choix que de suivre la voie paternelle. Mais
ses parents aimaient fortement la musique, et
ils transmirent leur passion à leurs enfants.
Jean Cras commença déjà à composer dès
l’âge de six ans. En 1892, il écrivait des
petites pièces pour chant et piano et deux ans
plus tard, il écrivit une messe à 4 voix avec
orgue qu’il dirigea dans la vieille église de
Saint-Marc, près de Brest.
Malgré tout cet amour porté vers la musique
dès son plus jeune âge, Jean Cras savait qu’il
ne pourrait vivre sans la mer. Il prépare la "
Navale " au lycée de Brest où il sera reçu à
dix-sept ans. Parallèlement, il écrit une œuvre
lyrique en deux actes inspirée par la légende
d’ " Echo ", sur un poème d’un de ses
meilleurs amis, Alfred Droin. Il termine ses
études navales 4
èmes
sur 70 et commence alors
une carrière militaire.
Il part en campagne sur l’Iphigénie : il voit
l’Amérique, les Antilles, le Sénégal. Au
retour, il compose des mélodies et un trio
intitulé " Voyage symbolique ". Ensuite il se rend en Orient, puis revient à Toulon où il
compose successivement une sonate pour violon, une pour alto, une autre pour violoncelle et
des mélodies.
En 1900, il revient à Paris et fait la rencontre qui bouleversera sa vie : celle d’Henri Duparc.
Tout de suite un lien très profond les unit au point même qu’Henri Duparc l’appellera plus
tard le " fils de mon âme ". Quand ils se rencontrent, Jean Cras est déjà un compositeur
prometteur, mais manquant de métier. Toutes ses lacunes, ses gaucheries seront gommées par
l’auteur de l’ " Invitation au Voyage ". Cras dira d’ailleurs de son maître, dans une lettre à
Robert Lyon, directeur de la revue Musique :
Mon seul maître, Henri Duparc, n’a eu qu’un seul but : m’apprendre à lire, alors
qu’ignorant, je ne faisais qu’écouter. D’abord, et presque exclusivement, Beethoven et Bach,
dont je me suis imprégné jusqu’à la moelle, puis tous les autres.
Puis vint le moment de quitter Duparc pour rejoindre la marine et voler de ses propres ailes
musicales. Chaque congé est mis à profit pour étudier l’orgue à Paris chez Guilmant ?
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Les
leçons de Duparc portent vite leurs fruits : dès 1900 viennent au jour toute une série
d’ouvrages remarquables, touchant tous les domaines, ouvrages que l’on peut qualifier de
jeunesse car Jean Cras n’a que la vingtaine quand il les écrit, mais dans lesquels les rigueurs
franckistes ont déjà balayé les maladresses du débutant.
Paru en novembre 2009 : Jean Cras, Polymath
of Music and Letters par Paul-André
Bempéchat, pianiste et musicologue. Livre en
anglais (XXVIII + 569 pages), Ashgate
(England), ISBN : 978-0-7546-0683-3
Entre 1901 et 1910 voient le jour :
Sept mélodies, les fameux Poèmes Intimes pour piano, un Largo en fa m. pour violoncelle, un
Trio en ut pour piano, violon et violoncelle, une Messe à 4 voix a cappella, son 1
er
Quatuor à
cordes, d’un contrepoint magnifique, et les Elégies pour chant et orchestre.
C’est aussi dans ces années qu’il voyage en Islande, en Terre-Neuve, en Tunisie, au
Danemark, en Norvège et au Canada (Québec). Jean Cras n’est encore qu’un officier. Les
cabines ne sont pas très grandes sur un bateau, mais il ne part que s’il a un piano. S’il n’y a
pas assez de place pour un piano et une couchette, l’instrument primera dans le choix, et l’on
fixera un hamac au-dessus. Tous ses chefs sont unanimes : " Officier de tout premier ordre, à
faire avancer le plus tôt possible ".
En 1906, il se marie à une femme formidable, aussi excellente comme musicienne que comme
femme de marin et d’artiste.
2a
Pendant deux ans, il sera professeur d’architecture navale à l’Ecole Navale. C’est alors qu’il
étudie toutes les questions qui intéressent la navigation : compas, astronomie, observation… Il
invente une règle-rapporteur pour rapporter les points sur une carte de marine. Cette règle
porte d’ailleurs son nom et a été rendue obligatoire sur tous les bâtiments. Les moyens
informatiques actuels de localisation (notamment par satellite) ont bien sûr relégué la " Règle
de Jean Cras " au rang des souvenirs dans la marine militaire, mais certains " marins du
dimanche " , entre autres, dépourvus d’ordinateurs s’en servent encore à l’heure actuelle. Il
invente aussi un appareil qui facilite la transmission des signaux électriques, rendu également
obligatoire sur tous les navires de guerre. Cet appareil est maintenant remplacé par les radars.
1908 est une grande année pour tous les fans de Jean Cras, car c’est l’année qui voit, pour la
première fois, l’édition de ses œuvres. " Cela, dit-il, ne répond certes pas pour moi à un
véritable désir… En composant j’obéis à une force intérieure impérieuse, mais l’œuvre
produite est comme un fruit mûr détaché de l’arbre et qui ne lui appartient plus ".
Nous arrivons là à un point essentiel du marin-compositeur qu’était Jean Cras, qui explique
très bien pourquoi il a su et –surtout– a tenu à mener ces deux fonctions en même temps :
pour lui, ces deux métiers apparemment inconciliables –en plus d’une famille de quatre
enfants– tant ils sont accaparants en temps, étaient complémentaires. En effet, Jean Cras était
un homme de rigueur, de raison, qui ne composait pas pour le plaisir de noircir des portées :
composer pour lui était un acte spirituel. Il supposait que la composition n’était pas le fruit
unique du commun des mortels, mais un message d’un Etre Supérieur qui " dictait " à une
personne choisie. Laissons s’expliquer Jean Cras lui-même :
Je n’ai pas de modèles auxquels je désire et essaie de me conformer lorsque j’écris.
J’obéis uniquement aux appels d’une voix intérieure très impérieuse, et c’est tout. (…)
Je n’ai jamais écrit une ligne qui ne me fût dictée et j’ai toujours redouté avant tout de
faire du métier. Je crois que l’inspiration est d’essence divine, et que la forme où elle vient
s’enclore est humaine. Ceci exige que la forme soit en continuelle évolution; elle nous
rappelle ainsi qu’elle n’est pas l’absolu. Si l’on utilisait trop longtemps les mêmes moules,
l’art se figerait et mourrait.
C’est ce qu’ont bien compris tous ceux qui dans ce dernier quart de siècle, ont violemment
réagi contre les dogmes sacrosaints et dont l’esprit, nettement révolutionnaire, a donné
naissance à un mouvement excessif en soi, mais très salutaire. Il faut seulement prendre
garde, dans la lutte entreprise contre les formes surannées, épuisées, à ne pas perdre de vue
qu’en définitive, tout le prix d’une œuvre d’art est dans la qualité et la force de son
inspiration.
Ne plus considérer que la forme, c’est introduire le matérialisme dans l’art, ce qui est un
non-sens effroyable.
Jean Cras ne fait donc, lorsqu’il compose, que son devoir. Il est l’esclave, le subordonné
d’une " voix intérieure ". Par contre, en temps que marin, c’est lui le maître, c’est lui qui
commande, et c’est en cela qu’il considère ses deux métiers comme complémentaires et que
pour une bonne santé psychique, il ne peut abandonner ni l’un, ni l’autre :
Plus je vais, plus je me sens bridé par les exigences de mon métier. Est-ce à dire que je le
quitterais volontiers ? Non certes, je lui dois trop d’émotions intenses, trop de joies
inoubliables.
Je puis établir une comparaison très exacte entre les liens qui m’attachent à mon art et
ceux qui m’attachent à la mer. Compositeur, je suis l’esclave; marin, je suis le maître.
Composer, c’est pour moi obéir à une volonté supérieure, qui me dicte ses volontés, et que
je sers avec l’ivresse de l’humble disciple dont le seul but est d’exécuter le mieux possible
les ordres de son maître.
Quand la voix mystérieuse parle en moi, je sais que je n’ai qu’à m’y soumettre et à
concentrer toutes mes forces à la réalisation la plus parfaite de l’œuvre qu’il m’est prescrit
de créer.
De cette œuvre je ne saurai jamais avoir aucun orgueil, elle ne m’appartient pas. Je ne suis
qu’une voix au service de l’Inconnue qui a bien voulu me choisir pour s’extérioriser.
Une grande joie très discrète seulement, si parfois je puis sentir que je ne l’ai pas trahie.
Mais sur ma passerelle quel sentiment différent ! Cette fois je suis le maître : je commande
et suis seul responsable des ordres que je donne. Je sens sous mes pieds mon bateau comme
un cavalier son cheval, frémissant, nerveux, prêt a s’emporter au hasard, et qui pourtant,
maîtrisé, suit la route que lui impose son maître, passe là où son maître veut qu’il passe.
Aussi quel orgueil lorsque je réussis une manœuvre difficile, lorsque je sens que j’ai
dominé les éléments.
Puis vient la décision de mettre en musique " Polyphème " d’Albert Samain :
Depuis longtemps certes, je désirais vivement composer une œuvre lyrique, mais j’avais
presque renoncé à trouver le poème de mes rêves. Et je revois toujours cette belle après-
midi d’été 1919,
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en rade de Brest. J’étais à bord, et je feuilletais paresseusement un
volume de la Revue de Paris quand soudain mes yeux tombent sur les vers de Polyphème de
Samain que je ne connaissais pas. Une émotion violente s’empare de moi. C’est lui, c’est le
poème rêvé, j’en suis sûr, et cependant je ne l’ai pas lu encore. Tout disparaît autour de
moi, rien n’existe plus que ces lignes que je parcours fiévreusement. Je note déjà les thèmes
qui d’eux-mêmes viennent se placer çà et là sous les vers du poète. Je ne suis plus libre, une
volonté supérieure à la mienne a choisi l’œuvre à laquelle je vais désormais me consacrer
avec la ferveur d’un disciple docile.
Pendant deux ans j’accumule aussi des matériaux, fidèle à mon habitude d’attendre, pour
écrire la première ligne d’une œuvre, de savoir quelle en sera la dernière. Puis, sûr du
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