18-a-Vioulac_Mise en page 1 20/02/14 14:32 Page132 « Les eaux glacées du calcul égoïste » Jean Vioulac* LA question du nihilisme s’impose en philosophie dans les années 1880 avec Nietzsche, qui le définit comme « dévalorisation de toutes les valeurs » : notre époque est alors comprise comme étape terminale de ce processus, où il n’y a plus de valeur absolue, où conséquemment tout se vaut pareillement, et où finalement plus rien ne vaut. La valeur est pourtant aussi un concept économique, et l’avènement du nihilisme est contemporain de cette révolution économique totale qu’est la mise en place du dispositif capitaliste de production. Aucune pensée du nihilisme ne peut donc se passer d’une confrontation avec le seul philosophe à avoir pensé le capitalisme, à savoir Karl Marx. Le concept de nihilisme n’intervient qu’une fois dans le Capital, quand Marx définit la paupérisation comme processus par lequel le prolétaire est « réduit à une position nihiliste1 » : mais en vérité, toute sa pensée peut être abordée à partir de cette question. Marx inaugure en effet son itinéraire par un débat avec Hegel : à l’ontologie de provenance grecque qui définit l’être par l’universalité abstraite du concept et voit dans les existences individuelles de simples phénomènes de l’Idée absolue, Marx oppose une ontologie des sujets incarnés vivant en communauté, dont les idées et théories ne sont jamais que des productions idéologiques. Marx commence donc par une question ontologique fondamentale portant sur la réalité et l’apparence, l’être et le néant : il conquiert sa pensée propre en reprochant à l’idéalisme métaphysique une * Enseignant en philosophie, il a récemment publié la Logique totalitaire, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2013. 1. Karl Marx, le Capital. Livre premier, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, p. 672. Mars-avril 2014 132