un amour sans morale ?
Si Duras a souvent excellé dans lart de la controverse sur le
sujet de lamour, ce nest pas par simple goût de la provocation,
dont elle nétait du reste pas dépourvue, mais, plus subtilement
sans doute, parce que lamour ne relevait, pour elle, daucune
morale et ne pouvait en conséquence jamais mieux s’appréhen-
der que dans lintelligence de ses contradictions, lexercice de
ses intermittences, loin des normes et des valeurs que l’insti-
tution bourgeoise, donc religieuse, a érigé pour dompter les
affects et rendre contractuelles les passions humaines. Il peut
étonner que la question de la morale ait aussi peu intéressé les
nombreux critiques universitaires qui se sont attelés à lautopsie
minutieuse de lœuvre de leur idole, dans la mesure où cette
question, absolument centrale quant à lamour, y fait lobjet
dune délibération constante et interroge de façon critique,
souvent subversive, non seulement la manière dont il convien-
drait daimer pour soi, mais la valeur dun amour qui répudie-
rait toute morale, ou ne saurait y consentir sans labuser, sans la
détourner à la seule fi n den refonder une propre sur les ruines
de sa réfutation. Duras, qui évite l’écueil consistant à répudier
l’idée même de morale puisqu’il en faut bien une, et, avec
elle, satisfaire à certains devoirs, pour aimer ou savoir aimer
— ébauche moins, en effet, une réfl exion sur la possibilité de
se priver dune morale que sur les conditions pour en refonder
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une nouvelle. Il ne s’agit pas tant de la répudier que de gommer
son caractère prescriptif, pas tant de la condamner que de l’ac-
cepter à certaines conditions : lamour durassien implique évi-
demment bien une morale, mais une morale conditionnelle,
qui interprète si librement les valeurs de la morale bourgeoise
quelle donne aux garants de cette même morale limpression
de nen être pas une ou den être une douteuse.
Que la morale sexcepte au point de vouloir se refonder, ne
doit guère surprendre chez un écrivain aussi activement engagé
dans la politique et dont les inclinations partisanes qui lont fait
adhérer un temps au Parti communiste, épouser les combats
de la révolution sexuelle, les revendications féministes de son
époque, ne pouvaient que l’ériger contre les valeurs, réaction-
naires, hypocrites et oppressantes à son goût, de linstitution
bourgeoise ; quune morale de l’amour cherche ainsi à se redé-
nir contre linstitutionnelle ne doit pas faire douter de cette
morale pour la raison précise quelle nobéit à rien de ce quon
lui impose : quand bien même il le faudrait, quand bien même
cette morale serait douteuse, elle ne le serait que pour remettre
en cause la morale commune, ainsi que l’atteste ce dialogue
entre le Japonais et la Française dans Hiroshima mon amour :
— Je suis dune moralité douteuse, tu sais.
— Qu’est-ce que tu appelles être dune moralité douteuse ?
— Douter de la morale des autres.
Ce serait ainsi faire un procès dintentions à lœuvre de
Duras que de la moraliser, quand, faisant de l’Amour un Graal,
un Bien transcendant, dintentions, elle nen a, au fond, que
de vertueuses et dobligeantes pour latteindre, lAmour. Ainsi,
sa morale tient lamour en si haute estime que non seulement
elle admet la trahison mais la pardonne, se plie à un devoir de
charité et de bienveillance sans réserve qui, expurgeant de ses
préceptes toute idée de faute ou de péché, pourrait se donner
comme devise : rien nest péché si l’amour permet tout, et si
péché il y a, ce serait de s’interdire daimer au nom de la morale.
Dès lors, une fois admise lidée que l’amour se dote dune
morale aussi vertueuse que la morale institutionnelle, à laquelle
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[dans le séjour des corps]
elle s’oppose en principe, il importe de s’intéresser aux fonde-
ments de cette morale et dexaminer la manière par laquelle
celle-ci œuvre en vertu du bien et s’oblige à un « bien aimer »
supérieur. Lexemple concret de lin délité permettra de vérifi er
cette hypothèse, et notamment, la défi nition paradoxale quen
donne l’auteur dans une interview au journal Le Monde, sou-
cieux, comme souvent, dabolir les antagonismes élémentaires :
« Lamour est un devenir constant comme la révolution. Le
mouvement peut s’inscrire soit dans un couple, soit, dramati-
quement, le dépasser. Quest-ce que l’in délité sinon la fi délité
à lamour » 1, se demande Duras dont lœuvre, dans le sillage du
roman moderne de la fi n du XVII
e
siècle qui accorde une place
prépondérante à la problématique du mariage, du couple et de
ladultère, ne cesse de décliner le motif et fait fructifi er lhéri-
tage dune abondante littérature sur la question — La Prin-
cesse de Clèves de Madame de Lafayette, La Nouvelle Héloïse de
Rousseau, Les Af nités électives de Goethe, Anna Karénine de
Tolstoï, Madame Bovary de Flaubert, LAmant de Lady Chat-
terley de Lawrence…
Cette formule très rhétorique propose une conception pour
le moins inattendue de l’infi délité, qui ne doit plus se conce-
voir comme un acte de déloyauté mais comme une déclaration
damour faite à lAmour même. En assimilant lin délité à une
autre sorte de fi délité, non seulement Duras contrevient à lidée
commune dune opposition radicale entre les deux notions,
mais elle pose aussi comme principe la distinction entre deux
types particuliers de fi délité : la fi d é l i t é e n a m o u r s’inscrit dans
le respect dune prise dengagements, dobligations et de devoirs
moraux, tandis que la délité à l’amour concerne une dévotion
religieuse à lAmour. La formule est également intéressante en
ce que, inversant la conception des moralistes qui trouvaient
le vice derrière chaque vertu, elle prône lindistinction même
du vice et de la vertu : lin lité durassienne se fait garante
dune morale positive selon laquelle lapparente impiété naît
dune piété singulière, et le péché, dans cette religion dévolue à
lAmour, signe pour ses fi dèles un véritable acte de foi.
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[un amour sans morale ?]
le « de matrimonio » durassien
Il se peut que le soupçon que l’institution du mariage
inspire à lauteur soit né du dépit d’y avoir longtemps cru,
peut-être dy avoir sacri é ses idéaux, puisque si Duras, elle-
même, na pas résisté à la tentation de se marier, elle a investi
ses héroïnes de ses propres doutes sur le sujet et, partant, a
poursuivi la réfl exion à travers des doubles qui, à son image,
semblent s’être résolus à faire comme tout le monde, résignés à
faire comme les autres femmes, c’est-à-dire à adopter, au nom
de la raison, une morale légitimante, en conformité avec linsti-
tution. Faut-il que l’amour ait perdu ses dernières illusions, que
le romantisme des premiers élans se soit mué au fi l du temps
en une trop tendre affection pour que le mariage soit présenté
comme un consentement étranger à lamour, supposé rendre
aux partenaires lillusion qu’il existe toujours et que, ainsi légi-
timé par linstitution, il se renouvellera dans des proportions
dignes de ce qu’il était dans les premiers moments : le narra-
teur du Marin de Gibraltar montre ainsi peu denthousiasme
à lidée d’épouser Jacqueline : « On va se marier. Elle y tient
beaucoup, elle ne sera heureuse que lorsquon sera mariés. » La
sorte détrangeté manifestée à légard de sa compagne — qui
nest pas sans rappeler celle qu’éprouve Meursault pour Marie
dans L’ É t r an g er —, son détachement, ne proviennent pas là
dune posture masculine du mépris, mais bien des hésitations
coupables de l’idéaliste qui aime trop aimer pour voir son
amour se détériorer et laisser au temps qui passe, à lhabitude
qui enlise, la charge dun abandon grossier. Dans le lexique
durassien, les termes « contrat » et « engagement social » sont
bannis : ils faussent l’amour. Duras oppose aux sentiments
contractuels une conception trop pure pour ne pas être inno-
cente, selon laquelle l’idée de lamour — à savoir la construc-
tion sociale que nous nous en faisons, la représentation sociale
que nous en avons — limite l’amour même. C’est ainsi parce
que le mariage arrive après lamour, dont ne subsisteraient plus
que le souvenir nostalgique, l’invisible trace de lidéal, la mer-
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[dans le séjour des corps]
veilleuse image de son éblouissement initial, qu’il semble juste
un moyen de lui survivre.
Puisque ce nest pas lamour qui incite les femmes à se
marier, mais bien le désir dacquérir une légitimité sociale
et de faire accéder lamour à ce que Kierkegaard nomme le
« stade éthique », le souci de se conformer à une norme (« Il
ny a aucune raison pour que je ne me marie pas un jour, moi
aussi, comme les autres », dit la jeune fi lle du Square), il n’est
pas très étonnant que le mariage représente le renoncement à
son « aventure individuelle », une formidable machine décep-
tive propre à engendrer toutes les vicissitudes, lusure du désir,
la lassitude et les frustrations, la déchéance et les privations :
« lorsque lamour procède dune entente commune, pratique,
dit Duras, on a affaire soit à un meurtre opéré par le couple sur
lui-même, soit tout simplement à la consécration dune erreur
même durable » 2. Au prétexte de lamour dont il est la preuve
contractuelle, non seulement le mariage, triomphe de lintérêt
bourgeois, ne favorise pas l’épanouissement des partenaires,
mais il ne fait qualiéner les partenaires entre eux. Explorant
sans relâche les mystères du mariage, Duras compose un De
matrimonio satirique, une sorte de Physiologie du mariage que
naurait pas renié Balzac et qui valut à ce dernier de virulentes
critiques. C’est que le sujet, sous son apparente banalité, est
sensible, et qu’il permet de remettre en cause tout un système
de valeurs (morales, sociales…) en même temps que den être
une dénonciation radicale. Ainsi dans lœuvre de Duras où il
ny a guère de mariages heureux, ou peu, ou provisoirement,
car le bonheur conjugal se vit dans la hantise de sa précarité et
le ressouvenir permanent de son âge dor, de ses premières réti-
cences, comme dans Détruire dit-elle où Stein se désole rétros-
pectivement de son mariage : « Même si je me suis prêté à la
comédie du mariage, je nai jamais accepté sans ce hurlement
intérieur du refus. Jamais. » Heureux, s’il arrive jamais que des
couples le soient, ce nest jamais que pour exhiber les failles et
les limites du bonheur conjugal, en attiser le regret ou lespérer
ailleurs. Duras fustige l’idée que l’on puisse faire du couple
un modèle admirable, digne de fi gurer lAmour, de sorte que
lassociation de deux êtres, à ses yeux, ne s’établirait que sur la
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