veilleuse image de son éblouissement initial, qu’il semble juste
un moyen de lui survivre.
Puisque ce n’est pas l’amour qui incite les femmes à se
marier, mais bien le désir d’acquérir une légitimité sociale
et de faire accéder l’amour à ce que Kierkegaard nomme le
« stade éthique », le souci de se conformer à une norme (« Il
n’y a aucune raison pour que je ne me marie pas un jour, moi
aussi, comme les autres », dit la jeune fi lle du Square), il n’est
pas très étonnant que le mariage représente le renoncement à
son « aventure individuelle », une formidable machine décep-
tive propre à engendrer toutes les vicissitudes, l’usure du désir,
la lassitude et les frustrations, la déchéance et les privations :
« lorsque l’amour procède d’une entente commune, pratique,
dit Duras, on a affaire soit à un meurtre opéré par le couple sur
lui-même, soit tout simplement à la consécration d’une erreur
même durable » 2. Au prétexte de l’amour dont il est la preuve
contractuelle, non seulement le mariage, triomphe de l’intérêt
bourgeois, ne favorise pas l’épanouissement des partenaires,
mais il ne fait qu’aliéner les partenaires entre eux. Explorant
sans relâche les mystères du mariage, Duras compose un De
matrimonio satirique, une sorte de Physiologie du mariage que
n’aurait pas renié Balzac et qui valut à ce dernier de virulentes
critiques. C’est que le sujet, sous son apparente banalité, est
sensible, et qu’il permet de remettre en cause tout un système
de valeurs (morales, sociales…) en même temps que d’en être
une dénonciation radicale. Ainsi dans l’œuvre de Duras où il
n’y a guère de mariages heureux, ou peu, ou provisoirement,
car le bonheur conjugal se vit dans la hantise de sa précarité et
le ressouvenir permanent de son âge d’or, de ses premières réti-
cences, comme dans Détruire dit-elle où Stein se désole rétros-
pectivement de son mariage : « Même si je me suis prêté à la
comédie du mariage, je n’ai jamais accepté sans ce hurlement
intérieur du refus. Jamais. » Heureux, s’il arrive jamais que des
couples le soient, ce n’est jamais que pour exhiber les failles et
les limites du bonheur conjugal, en attiser le regret ou l’espérer
ailleurs. Duras fustige l’idée que l’on puisse faire du couple
un modèle admirable, digne de fi gurer l’Amour, de sorte que
l’association de deux êtres, à ses yeux, ne s’établirait que sur la
[27]
[un amour sans morale ?]