Que peut-on opposer à « La raison du plus fort est toujours la

Que peut-on opposer à « La raison du plus fort est toujours la meilleure » ?
Soumis par Daniel Ramirez
05-01-2009
Evidemment, le rapport avec l’actualité ne peut être oublié, et c’est dans ce contexte que le sujet a été
posé. Des guerres si inégales dans le monde actuel qu’à peine méritent le nom de guerres, des écrasements
armés où la loi du plus fort s’impose tout simplement dans les faits mais s’accompagne de palabre, de
justification, de pseudo-diplomatie, de tergiversations internationales, d’hypocrisie et même de lâcheté politique.
Je n’aurais pas eu la conscience tranquille si je n’avais pas pris ce sujet proposé. L’actualité est
toujours un défi à la pensée. Eviter les écueils, dépassionner, si possible, éviter la foire d’empoigne et les
reflexes… essayer de penser.Qui mieux que La Fontaine pour nous inviter à cela !Voilà un sujet complexe. Composé,
d’abord. Une affirmation sur laquelle on pose une question. Nous pourrions bien sûr sauter sur la question pour
essayer tout de suite d’y répondre. Nous dirions peut-être un peu vite que l’on peut opposer la non-
violence, la désobéissance civile ou une autre stratégie. Mais ce n’est pas la façon dont nous essayons de faire
de la philosophie. L'idée c'est d’éviter la facilité d’une simple discussion de bistrot. Donc, piano,
piano… D’abord le sujet n’est pas équivalent et il convient de le distinguer dès le départ de A) « la
raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ? » ainsi que de B) « Que peut-on opposer à la raison du plus fort ? » La
différence tient à ce que la phrase « La raison du plus fort est toujours la meilleure » est une citation, en
l’occurrence des fables de La Fontaine, une maxime, une « morale de l’histoire », elle représente donc
une affirmation canonique, un dire partagé par un certain nombre et qui exprime une croyance populaire, et qui peut,
certes être discutée, mais dont on ne doit pas oublier qu’elle a un origine et une signification assez précise. La
méthode consiste donc en examiner d’abord que veut-elle dire, plus que le bien fondé ou la fausseté de cette
maxime. Il se trouve que c’est l’histoire du Loup et de l’agneau, dont la morale, la phrase citée, est
placée au début, comme si l’histoire n’était qu’une démonstration : Un loup affamé, au lieu de
manger tout bonnement un agneau qui se désaltérait, se met à discuter avec lui, l’accusant de le troubler ;
l’agneau argumente, « je suis trop loin pour te troubler », le loup ajoute d’autres accusations, de griefs
passés, « cela doit-être l’un de tiens » réfutés à leur tour, mais qui tendent à renverser la situation, le loup serait
une victime des agneaux, de ses bergers et leurs chiens. Le loup conclut donc qu’il faut quand même
qu’il se venge, et « sans autre forme de procès », le mange. Histoire exemplaire par sa brièveté, considérée
comme « un objet parfait » par Gide. Nous sommes donc amenés à nous demander qu’est-ce pousse ce loup et
tous les prédateurs qui sont ainsi en situation de force, à chercher des arguments, à faire passer son forfait comme un acte
de justice. Pourquoi donc, parler, argumenter, accuser, justifier ? Pourquoi ne pas se contenter d’écraser,
humilier, imposer sa loi et prendre possession ? Nous touchons ainsi aux sources de la question du pouvoir et de sa
légitimité… pourquoi certains dictateurs sentent le besoin de convoquer à des referendums, faire des élections ?
Pourquoi la tyrannie se déguise en droit et le pouvoir voudrait tenir lieu de justice ? Pourquoi la force doit-il être
accompagnée de raisons ? Parce que pouvoir n’est pas autorité, et loi (imposée) n’est pas
légitimité.Parce que la force pure ne suffit pas à l’homme, bien que naturelle, elle est propre aux loups, aux ours
ou aux aigles, mais l’homme, paradoxalement le prédateur le plus redoutable, ne peut s’y conformer. La
force et la raison sont opposées chez le fabuliste ; la raison démonte les arguments de la force, qui, finissant par
s’exercer tout simplement en tant que force montre qu’elle n’a pas raison, qu’elle
n’est pas la raison. C’est quelque part un jeu de « qui gagne perd » : l’agneau est mangé, mais les
raisons du loup ne sont pas reconnues en tant que telles, il gagne parce qu’il est le plus fort, non point le plus
intelligent. On dit souvent que la justice sans la force est impuissante et que la force sans la justice est tyrannique.
L’agneau répresente ici est la justice sans la force, le loup la force sans la justice. A la question A, donc, on doit
répondre : Non. La raison du plus fort n’est pas la meilleure, elle n’est même pas une raison. A la
question B, on doit répondre : Rien. On ne peut rien opposer à la raison du plus fort, mais on doit tout opposer à sa force.
Mais quoi au juste ?La « morale » est donc bizarrement démentie par l’histoire qui est sensé la prouver (est-ce
pour cela qu’elle figure au début ?). Génie de l’écrivain, qui, par réduction à l’absurde et jeu de
miroirs montre comment dans la réalité politique du monde cela se passe souvent à l’envers : les raisons du plus
fort sont bel et bien ténues pour des raisons, et pas seulement à l’époque de Louis IV ! Et la justice des
vainqueurs tient vraiment lieu justice. Et elle est acceptée ! Servitude volontaire, si bien décrite par La Boetie, veulerie
et lâcheté font leur œuvre dans l’histoire, si bien que nous ne trouvons pas grande chose à opposer à cela. On
peut dire, cependant, que la culture des vaincus termine par envahir les vainqueurs, la Grèce vaincue hellénise la Rome
conquérante, le judéo-christianisme fini par la christianiser. Staline ne peut rien contre Soljenitsyne ni Pinochet contre
Neruda. Mais c’est bien ce qui était démontré par La Fontaine : les raisons du plus fort ne sons jamais les
meilleures. Nous ne sommes pas plus avancés puisque cela n’empêche nullement exécutions et holocaustes,
écrasements et massacres. A ce stade, oui, on peut citer la non-violence, celle de Gandhi, mais en ajoutant
qu’en face y avait les anglais, quand même inventeurs de l’habeas corpus et des droits de la personne.
Gandhi exerçait de fait une sorte de force, une force morale et exemplaire dont la réussite – bien éphémère
– restera comme un cas presque unique. Que peut-on opposer d’autre à la force, pour que les raisons du
plus fort ne soient pas toujours (considérées hypocritement comme) les meilleurs ? Quoi d’autre que la raison
– impuissante ? L’amour ? Tendre l’autre joue ? Peut-être. La mansuétude, la méditation ou la
prière ? Pourtant même les tibétains se posent la question maintenant, et la stratégie si prestigieuse du Dalaï-lama est
remise en cause. Lorsque les décennies passent et que rien ne change, que la réal-politique et les compromissions
avec le plus fort continuent à régner sans partage… à force de pressions économiques et de menaces aux bonnes
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affaires (les raisons non avouées du plus fort).Il y a donc une autre solution – la politique du pire ? – la
stratégie de la victimisation. On nous fait mal, regardez les brutes en face, des enfants meurent, le peuple est écrasé !
Une longue et bien méditerranéenne histoire du sacrificiel est là pour servir cette idéologie du martyre. L’agneau
devient (redevient ?) l’agneau du sacrifice, celui qui dans la fable plus ancienne, celle d’Abraham, vient se
substituer à Isaac (ou à Ismaïl), comme pour signaler la fin de sacrifices humains. Triste retournement, ce sont toujours des
humains, et même des enfants, qui sont assassinés (il ne faut plus dire sacrifiés), sans que rien ne vienne s’y
substituer. Logique sinistre, utilisée de deux côtés, d’ailleurs. Par où l’on revient à la « guerre des mémoires
» évoquée dans notre article Devoir de mémoire, droit à l’oubli : Qui a commencé ? Qui a versé le premier sang
? Quel peuple a été persécuté, chassé, déporté le premier ? Qui était là avant ? A qui appartenait la terre ? Et puis,
qui a raté le premier des chances de la paix? Qui a boycotté les négociations ? Qui a plus profité des ces échecs
?Or, tout sang versé est ancestral, tout ancêtre enterré, tout héros tombé sort du temps historique pour rejoindre le
temps mythique et son tombeau sort de l’espace profane pour rejoindre le sacré. Et le tout sort ainsi et bien vite
du champ de la raison. La violence mimétique, le désir et l’appel à la vengeance, attentats suicides, tirs dérisoires
de fusées pour provoquer des nouvelles attaques, des nouvelles victimes, de nouveaux martyres qui appelent des
nouvelles vengeances… ce n'est même plus un cercle vicieux ni une « spirale de la violence », c’est un
manège diabolique, une ronde macabre. Tout cela n’a pas la moindre apparence de quelque chose comme « la
raison du plus faible », que pourrait susciter un élan de solidarité, une intervention nette de L’ONU, ou même,
pourquoi pas, des sortes de brigades internationales.Bien sûr, ce serait différent si le peuple opprimé en question était
non-violent, raisonnable, démocrate et équilibré… S’il y avait plus de Martin Luther King, des
Mandela… Cela se passerait peut être à la façon sino-tibétaine… Est-ce mieux ? Mais surtout : comment
demander à un peuple spolié, encerclé, appauvri, affamé et même assoiffé, humilié, privé de droits, de territoire,
d’Etat, de souveraineté, de liberté et de dignité… comment lui demander d’être raisonnable,
patient, pacifique et juste ? Guerre d’intérêts (un pays qui n’était pas sans peuple donné à un peuple
sans pays), continuation permanente de la politique, − qui n’a jamais les moyens − par
d’autres moyens, logique de la vengeance, redoublée (et si c’était là la clé de notre impuissance ?) de
choc de civilisations ? Impossibilité de se comprendre, faillite du langage, ruine du logos. Nous ne trouvons donc pas
quoi opposer à cette logique infernale. Nos institutions, règles de droit, mécanismes de légitimité, instances de dialogue
et de débat international, nos valeurs, nos principes même, sont humiliées par cette ignominie. Nous ne savons pas «
quoi dire, quoi faire, quoi penser »… Prendre la plume, comme La Fontaine ? Mais des poètes, intellectuels, des
Edward Saïd, Mahmoud Darwich, Tahar Ben Jelloun, Amos Oz, Daniel Barenboïm, David Grossman, l’ont si bien
fait... sans grand écho. Les philosophes ? Pas grand-chose à se mettre sous la dent. Et cela peut-être par ce qui vient
d’être dit : ce satané choc de civilisations, cette démission de la raison et cet échec de l’humanisme.
Nous avons beaucoup œuvré pour approfondir, développer et améliorer la pensée politique, les théories de la
justice pour nos démocraties et pour développer les droits de l’homme, imbus d’universalisme. Mais sans
voir l’ethnocentrisme qui s’y cachait. Sans se soucier de ceux qui ne pensent pas comme nous, et même
sans se soucier de ce qu’ils pensent de nous. Ce qui a permit et même causé de retranchements irrationnels,
de réflexes archaïques et laissé la haine s’emparer des injustices et inégalités bien réelles et tenir lieu de raisons
du plus faible. Permettant à son tour aux plus forts d’exercer la force et perpétuer l’imposture. Celle qui fait
encore mentir La Fontaine dans sons dessein et confirmer l’amère morale de cette histoire qu’il
s’agissait justement de réfuter. Les raisons du plus fort continuent à usurper la place de la raison tout court,
démissionnaire, désertée. L’étonnement navré vers la fin de notre parcours, de ne pas trouver de réponse à la
question posée (sans pouvoir, finalement, partir la conscience tranquille), nous mène à prendre la mesure des tâches si
difficiles qui attendent la philosophie au tournant. Merci aux participants, pour cet exercice de pensée collective,
courageux et sans débordement, ce qui n'était pas évident. Nous ne sommes, malgré tout, peut-être qu’aux
débuts d’une humanité que pourrait se regarder en face, dignement, dans les miroirs qui continuent à nous tendre
des gens comme La Fontaine. Sujet connexe : Comment se débarrasser de la violence sans être violent ? par Carlos ;
par Gérard ; par Marc
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