Miklos VETÖ GABRIEL MARCEL Les grands thèmes de sa philosophie OUVERTURE PHILOSOPHIQUE GABRIEL MARCEL LES GRANDS THÈMES DE SA PHILOSOPHIE © L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-03128-6 EAN : 9782343031286 Miklos Vetö GABRIEL MARCEL LES GRANDS THÈMES DE SA PHILOSOPHIE L’Harmattan Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Miguel ESPINOZA, Repenser le naturalisme, 2014. NDZIMBA GANYANAD, Essai sur la détermination et les implications philosophiques du concept de « Liberté humaine », 2014. Auguste Nsonsissa et Michel Wilfrid Nzaba, Réflexions épistémologiques sur la crisologie, 2014. Pierre BANGE, La Philosophie du langage de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), 2014. Marc DURAND, Médée l’ambigüe, 2014. Sous la direction d’Aline CAILLET et Christophe GENIN, Genre, sexe et égalité, 2014. Benoît QUINQUIS, L’Antiquité chez Albert Camus, 2014. Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l’identité, 2014. Jean PIWNICA, L’histoire : écriture de la mémoire, 2014. Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné, 2014. Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux mimétiques de la vérité. Badiou « ou /et » Derrida ?, 2014. Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014. Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014. Pascal GAUDET, Penser la liberté et le temps avec Kant, 2014. Aklesso ADJI, Ethique, politique et philosophie, 2014. DU MÊME AUTEUR La Métaphysique religieuse de Simone Weil, Paris, Vrin, 1971, 3e éd., L’Harmattan, Paris 2014, (traductions américaine, italienne, hongroise et japonaise). Le Fondement selon Schelling, Bibliothèque des Archives de Philosophie. Beauchesne, Paris, 1977 ; 2e éd. L’Harmattan, Paris, 2002. Le Mal. Éléments d’une doctrine chrétienne du Mal, St Thomas More Lectures 1979, Vrin, Paris, 1981 La Pensée de Jonathan Edwards avec une concordance des différentes éditions, Cerf, Paris, 1987 ; nouvelle édition remaniée, L’Harmattan, Paris, 2007, (traduction américaine en préparation) Pierre de Bérulle. Opuscules de Piété 1644, Texte précédé de La Christo-logique de Bérulle par Miklos Vetö. J. Millon, Grenoble, 1997 Études sur l’Idéalisme Allemand, L’Harmattan, Paris, 1998 De Kant à Schelling. Les deux voies de l’Idéalisme Allemand III, J. Millon, Grenoble, 1998-2000, (traduction allemande en préparation) Le Mal. Essais et Études, L’Harmattan, Paris, 2000 Fichte. De l’action à l’image, L’Harmattan, Paris, 2001 La Naissance de la Volonté, L’Harmattan, Paris, 2002 ; (traduction brésilienne) Philosophie et Religion. Essais et Etudes, L’Harmattan, Paris, 2006 (traduction hongroise) Nouvelles Etudes sur l’Idéalisme Allemand, L’Harmattan, Paris, 2009 L’Élargissement de la Métaphysique, Hermann, Paris, 2012 Explorations métaphysiques, Paris, L’Harmattan, Paris, 2012 ABRÉVIATIONS BM = Pierre Boutang interroge Gabriel Marcel DH = La dignité humaine EA = Être et avoir Ess. = Essai de philosophie concrète Fragm. = Fragments philosophiques HCH = Les hommes contre l’humain (Présence de Gabriel Marcel) HP = L’homme problématique (Présence de Gabriel Marcel) HV = Homo Viator JM = Journal Métaphysique ME = Le mystère de l’être MR = Entretiens Gabriel Marcel-Paul Ricoeur (Présence de Gabriel Marcel) PA = Positions et approches PI = Présence et immortalité (Présence de Gabriel Marcel) Royce = La métaphysique de Royce ST = Pour une sagesse tragique Tr. = R. Troisfontaines, De l’existence à l’être 1. vol. RMJ = Paul Ricoeur : Gabriel Marcel et Karl Jaspers A Madame Anne Marcel LIMINAIRE Avant de partir à la retraite, j’ai voulu faire mon dernier cours sur Gabriel Marcel. En hommage à l’homme qui a joué un grand rôle dans ma vie, au philosophe dont j’ai beaucoup appris. Le petit livre qui suit reproduit ce cours inchangé, sinon pour quelques corrections et compléments. Il n’a pas été rédigé et professé avec l’intention d’une publication. Or vu la quasiabsence de travaux récents sur l’œuvre de ce grand penseur, j’ai cru utile de le faire imprimer. Il n’a aucune autre ambition que d’introduire le lecteur à la philosophie de Gabriel Marcel. Paris, février 2014 Introduction La philosophie du XXe siècle peut être considérée quasiment comme surgie en réaction à celle du XIXe, comme une véritable révolte contre le scientisme et le positivisme. Cette révolte est menée avant tout par Bergson, et puis dans une moindre mesure par Whitehead et encore avant Whitehead par les grands américains, notamment William James. Or une seconde révolte commence à partir des penseurs de l’existence. Elle est chronologiquement parallèle à la phénoménologie, et le plus souvent en est tributaire, mais elle a aussi des origines plus anciennes. Bergson s’était tourné contre l’a-philosophisme des positivistes, les philosophes de l’existence auront, eux, un adversaire bien plus noble : c’est l’idéalisme spéculatif allemand mais aussi anglais (Bradley). Le grand prédécesseur de toute philosophie de l’existence est Kierkegaard qui s’oppose à l’héritage de Hegel du point de vue de l’individu et de la foi. On pourrait aussi renvoyer à Nietzsche s’il s’agissait simplement du refus du système… La « tradition » veut que la philosophie de l’existence – plus vulgairement l’existentialisme – soit née à peu près en même temps en France et en Allemagne. En Allemagne, il s’agit de Jaspers, puis de Heidegger, en France, c’est d’abord Marcel et bien après lui, Sartre. Marcel a toujours admiré Heidegger mais il a combattu Sartre dès le commencement, dès la lecture de L’Être et le Néant (1943). Marcel appelle Heidegger, en dépit de ses « ambiguïtés », « le philosophe le plus profond de notre temps »1. Il a beaucoup lu et a beaucoup admiré Jaspers dont « les antinomies » lui semblent exprimer ses propres intuitions fondamentales2. En revanche, quant à Sartre, il l’exècre. Il dénonce chez lui « cette volonté de désacralisation des conditions de l’existence »3, et parle dès la parution de son grand ouvrage, du « refus luciférien » de cette « individualité ivre 1 HP 147. Ess. 357. 3 HP 154. 2 LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL d’elle-même »4 qu’il désigne ailleurs comme philosophe « de la désinvolture ». Sartre était imbu de haine pour son temps et pour son monde bourgeois quand Marcel qui se définissait comme « dreyfusard » a été anti-communiste, souvent conservateur, mais il entendait ne pas mélanger « conformisme sociologique et transcendance spirituelle »5. La seconde partie de sa carrière d’écrivain se déploie surtout dans le contexte de la fascination marxiste de l’intelligentsia française, néanmoins il va déclarer dans un ouvrage de 1968 : « c’est avec Nietzsche bien plus qu’avec Marx et ses épigones qu’une explication s’impose aujourd’hui »6.Or avant de discuter cela, il faudrait rappeler quelques repères. Gabriel Marcel naît en 1889 dans une famille agnostique, hautement cultivée. Son père lui lit Ibsen quand il a 9 ans. A la sortie de sa première classe de philo, il déclare à sa famille qu’il va être philosophe. Il occupera effectivement plusieurs postes de lycée mais vivra essentiellement de sa plume : de la critique théâtrale et musicale et de la direction de collections littéraires. Surtout, après 1945, il fera beaucoup de voyages dans divers pays européens, en Amérique, au Japon. Il est admiré, étudié, se verra attribuer des honneurs. Dans les années cinquante et soixante, il s’avère comme un défenseur ardent des libertés, viendra à l’aide des réfugiés des pays communistes. Mais l’événement fondateur de cette grande figure intellectuelle du XXe siècle est la conversion au Catholicisme. L’enfant Marcel n’était pas baptisé mais la problématique religieuse n’a cessé de le fasciner depuis ses années d’étudiant. Finalement, en 1929, l’illumination arrive. « J’ai enfin été cerné par le christianisme ; et je suis submergé. Bienheureuse submersion »7. Or même après sa confession de foi chrétienne, Gabriel Marcel resta toujours discret. Il est certes, considéré comme le philosophe chrétien, auteur de « »la pensée la plus directe et la plus neuve de notre temps »8, mais il n’est pas pour autant un penseur ecclésial. 4 HP 243. J. Bouëssée, Du côte de chez Gabriel Marcel, Paris, 2003, p. 71. 6 ST 15. 7 EA 17. 8 E. Gilson, Un exemple. Existentialisme chrétien : Gabriel Marcel, Paris, 1947, p. 3 in Tr 40. 5 12 INTRODUCTION Marcel écrivit pendant une très longue période : son important mémoire sur Schelling et Coleridge est de 1909, ses premiers fragments philosophiques publiés datent de 1911. Puis vient le célèbre Journal Métaphysique que prolonge l’Être et Avoir. Après ce sont des recueils de grands essais : De refus à l’Invocation : réédité comme Essai de philosophie concrète et Homo Viator. Et finalement, en 1951 paraît une espèce d’exposé de l’essentiel de son système : Le mystère de l’être. À partir des années 50, Marcel multiplie les conférences et les articles, il publiera aussi de nouveaux livres mais les travaux de ses deux dernières décennies ne contiennent plus rien de vraiment neuf, neuf d’un point de vue proprement philosophique9. Á l’intérieur de sa création philosophique, on pourrait distinguer trois périodes mais qui ne sont pas pour autant clairement séparables. Il y a d’abord Le Journal Métaphysique dont surtout la première partie est d’une lecture difficile : il dira lui-même à Ricoeur que cette première partie « m’exaspère »10. Être et Avoir sont à la charnière de deux périodes : entre la spéculation du Journal et les essais « concrets » de la seconde période. Finalement, on a la moisson abondante des textes moraux-politiques… Marcel regrettera de n’avoir jamais pu présenter un « traité » systématique11 : sa pensée est mouvante, en constant déploiement. Et il fera remarquer : il ne faut pas parler d’un travail d’« évolution de ma pensée mais plutôt d’une lente et progressive orchestration d’un certain nombre de thèmes initialement donnés »12. Ou, comme il le dira vers la fin de sa vie : mes écrits présentent une « identité dans l’aimantation »13. C’est peut-être un commentateur américain qui a le mieux compris le caractère essentiel de cette pensée. Elle est éprise de l’exigence de l’universel, aspire aux profondeurs mais demeure 9 Quant à sa volumineuse œuvre théâtrale, si Marcel lui-même l’a considérée comme un véritable pendant de ses écrits philosophiques, elle n’a trouvé que très peu de reconnaissance de la part des contemporains et encore mois de la postérité. 10 RM 13. 11 HV 5. 12 ME 2 7. 13 ST 9. 13 LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL toujours « itinérante ». Il ne cesse de répéter des expressions comme « le chemin sinueux », « l’itinéraire », etc.14. C’est un penseur religieux à la quête du salut, mais le salut est à concevoir plutôt comme un chemin qu’un état15. Et Marcel lui-même présente une formule essentielle dans le premier volume du Mystère de l’Être : ma pensée est une « exploration », une recherche, mais « entre la recherche elle-même et son aboutissement il existe un lien qui ne peut pas être rompu sans que cet aboutissement lui-même perdît toute réalité »16. Et c’est cette vision de la philosophie qui fonde et explique l’autointerprétation de sa pensée. Marcel a été désigné dès les années trente comme existentialiste, existentialiste chrétien bien sûr, mais il finit par trouver le terme « existentialisme » vulgaire et revendique plutôt l’appellation de « néo-socratisme » ou de socratisme chrétien. En réalité, Marcel est opposé à tous les ismes, sa réflexion se déploie comme une philosophie vivante, celle des interrogations, elle reste viscéralement opposé à tout ce qui pourrait apparaître comme une structure orgueilleuse et figée. La genèse de la pensée marcellienne accuse une profonde imprégnation par la spéculation mais aussi un violent rejet, une contestation de sa validité. Marcel n’est ni pessimiste ni irrationaliste, mais il sait que le monde a un fond d’« opacité »17, qu’il présente un fond d’« irréductible » devant la raison18. L’opaque du monde répond fidèlement à la non-transparence du Cogito. D’où son anti-cartésianisme et aussi son antirationalisme. Marcel reconnaît la fascination native de l’esprit par les idées : ce sont des universaux, mais elles sont aussi et surtout le « déguisement » que l’esprit se donne à lui-même19. Et la vénération pour les idées ne doit pas nous empêcher de reconnaître les périls qu’elles impliquent. Les grandes philosophies du passé présentent d’admirables édifices rationnels, or on ne saurait assez mettre en garde contre la 14 T. Gallagher, The philosophy of Gabriel Marcel, New York, 1962, p. 7ss. ME 2 183. 16 ME 1 12. 17 EA 11 n 1. 18 EA227. 19 JM 101. 15 14 INTRODUCTION conception « d’un mécanisme de la raison qui fonctionnerait pour ainsi dire tout seul »20. En fait, cette méfiance – couplée par un sens profond pour le concret, pour le charnel – permet à Marcel, comme le dira Ricoeur, le retour du « Cogito cartésien à la certitude existentielle »21. En fait, il ne s’agit pas simplement d’un retour à l’expérience, au concret, même pas de cet « empirisme supérieur » à la Schelling que Marcel pourtant invoque souvent. L’esprit de ma philosophie – dira-t-il à Aberdeen – est « essentiellement anti-cartésien ». Néanmoins, il ajoutera : « Il ne suffit pas de dire que c’est une métaphysique de l’être : c’est une métaphysique du nous sommes par opposition à une métaphysique du je pense »22. Á partir de cet énoncé, on voit l’essentiel : les grandes catégories métaphysiques de l’existence, l’avoir, la seconde réflexion sont au service d’une philosophie qui pense l’être par et en des êtres, essentiellement des êtrespersonnes. Après les difficiles développements sur la foi, la réflexion, l’objectivation, il y a une espèce de percée et Marcel découvre, fasciné, « le mystère ontologique ». Or ce mystère ontologique, on ne l’expose qu’à travers la notion épistémologico-métaphysique de la seconde réflexion, et en opposition clairement marquée et assumée au raisonnement, à la démonstration. Le mystère ontologique prend corps, se déploie à travers une réflexion à double foyer : l’immédiateté de mon corps mais aussi et surtout les thèmes de la fidélité, de la paternité, de la disponibilité, autant d’eidê de l’intersubjectivité qui deviennent sous la plume de Marcel des catégories métaphysiques stricto sensu. Des catégories de l’intersubjectivité que Marcel annonce et énonce avec une magnifique formule de l’Être et Avoir : « Aucun homme, fût-ce le plus éclairé, le plus sanctifié, ne sera jamais arrivé avant que les autres, tous les autres se soient mis en marche vers lui »23 ! Nous allons déployer à travers l’ouvrage qui suit ces thèmes plus en détail. En attendant, nous voudrions donner une « 20 JM 75. RMJ 106. 22 ME 2 12. 23 EA 297. 21 15 LA PENSÉE DE GABRIEL MARCEL caractérisation » générale de la métaphysique marcellienne. Son secret ou plutôt son ressort principal c’est la relation mouvante mais harmonieuse entre deux éléments. En tant que métaphysicien, le penseur doit discerner une continuité entre l’essence de l’être et l’essence de soi-même. À 19 ans, Marcel écrit « ce qu’il y a en nous de meilleur et de supérieur ne peut pas être absolument sans relation avec ce qui est au fond des choses, et il doit y avoir quelque analogie profonde entre le principe interne qui les anime et le ressort même de notre activité »24. Or cette continuité n’est pas la manifestation d’un monisme quelconque, mais révèle plutôt ce dualisme imparfait qui anime la plupart des grandes métaphysiques. Tout cela est énoncé et résumé par la magnifique intuition du Mystère de l’Être : il ne faut pas confondre différence et dualité, pouvoir réverbérateur et causalité ! Pas de béance infranchissable ni de dérivation mécanique mais des discontinuités que mitige et surtout imprègne la continuité. C’est Paul Ricoeur, le disciple et le compagnon fidèle et profond qui met le mieux en valeur ces intuitions et ces thèmes. Dans les Entretiens de 1967, il attire l’attention à ce que, chez Marcel, l’exigence ontologique est pour ainsi dire « l’armature d’une protestation contre le fait »25, contre les faits qui sont certes effectivement, mais qui devraient être autrement C’est une philosophie qui est et qui se veut tragique mais non pas en tant que pessimisme, héroïsme désespéré et amer. Marcel est souvent révolté ou excédé, voire exaspéré mais il n’est jamais ni sombre ni désespéré. En fait, une fois de plus, c’est Ricoeur qu’il faut écouter. Il dit à Marcel : votre pensée porte le double sceau de l’espérance et de l’itinérance. C’est « un diagnostic alarmé des signes du temps » mais aussi et autant « une célébration réfléchie de l’incarnation, de l’être concret »26. Or il faut aller plus loin et rappeler avec clarté et détermination : sur le plan le plus général, l’appel à l’existence et au concret ne saurait jamais masquer le respect inconditionnel pour le profond et pour l’intelligible. 24 Coleridge et Schelling, Paris, 1971, p. 242. RM 37. 26 RM 120s. 25 16 INTRODUCTION Homo Viator déclare fort et haut – contre les nietzschéens – que « l’exigence d’universalité est imprescriptible »27. Toutefois, cette exigence ne se fera pas valoir par des procédés rationalistes –mesquins ou orgueilleux – mais à travers des réalités qui sont de l’ordre spirituel, personnel. « Les approches concrètes du mystère ontologique devraient être cherchées non point dans le registre de la pensée logique… mais plutôt dans l’élucidation de certaines données purement spirituelles, telles que la fidélité, l’espérance, l’amour où l’homme nous apparaît aux prises avec la tentation du reniement, du repliement sur soi, du durcissement intérieur… »28. Le mystère – lit-on dans Être et Avoir – se déploie à travers les hauts phénomènes de l’intersubjectivité et il permet à la pensée tragique de ne pas perdre ses assises et ses amarres dans L’Eternel. Peut-être la meilleure caractérisation de cette dualité imparfaite, de la manière dont l’individu surmonte les diverses fragmentations se trouve toujours sur la même page de l’Être et Avoir : ce qui nous est demandé – et ce qui nous reste possible – ce n’est pas l’Aufhebung mais 1’Überwindung29. Les différences – on préfère ne pas dire, les dualités – de notre existence ne vivent pas et ne se surmontent pas par le devenir logique de l’essence mais par les combats amoureux de la personne. 27 HV 33. EA 173. 29 EA 173. 28 17 1. De l’objectivation à l’invérifiable La pensée marcellienne se comprend comme un long parcours où la philosophie se libère lentement de la carapace de l’idéalisme spéculatif sans pour autant tomber dans les ornières d’un empirisme quelconque. C’est une philosophie de l’existence, mais qui se préoccupe moins des structures de l’être que des conditions de son affirmation30. C’est une philosophie réflexive mais qui se trouve aux antipodes de tout intellectualisme. Il assume avec vigueur le combat pour l’universel mais rejette toute tentative d’assimilation à la science. En fait, cette philosophie se définit en opposition systématique et féconde à toute technique et à toute science, bref, à toute entreprise d’objectivation. Dans un premier moment, nous allons voir l’opposition entre attitude scientifique et attitude philosophique en termes de contraste entre l’impersonnel et le personnel. Cette opposition a aussi comme corollaire le contraste entre le neutre et l’engagé. Et surtout : la philosophie qui se dégage de ces préoccupations est fondée sur une conception de la vérité où l’accueil est condition du sens. Cet accueil passionné est adressé à des réalités qui relèvent de la vérité, mais d’une vérité se trouvant au-delà de la possibilité de la vérification. Effectivement, un critique italien, P. Prini a caractérisé la pensée marcellienne avec une formule heureuse, une « méthodologie de l’invérifiable »31. L’invérifiable que Marcel a toujours compris dans une acception, dans un sens « positif et concret »32, n’est pas en deçà mais au-delà de la charge de vérité propre aux résultats de la science : il est à comprendre comme la notion emblématique d’une philosophie itinérante, une philosophie de l’exploration, du courage et de l’affirmation. Marcel a été préoccupé toute sa vie de la déshumanisation de l’existence, de l’image d’« un monde cassé »33 où les hommes, privés de leurs racines et livrés au pouvoir des forces qu’ils 30 RMJ 363. P. Prini, Gabriel Marcel et la méthodologie de l’invérifiable, Paris, 1953. 32 PI 187. 33 Le Monde Cassé, Paris, 1933. 31