MÉMOIRE ORIGINAL Pour une vision systémique de la psychiatrie de liaison O. COTTENCIN (1), C. VERSAEVEL (2), M. GOUDEMAND (1) In favour of a systemic vision of liaison psychiatry Summary. One of the problems of consultation-liaison psychiatry is the absence of request of the patient. Indeed, the patients do not recognize their disorder and prefer to go to the emergency unit in a general hospital. Thus, we meet in the emergency unit or in medical unit (liaison psychiatry activity). This is the reason why this first meeting has to be prepared. Consultation-liaison Psychiatry proposes to provide medical staff with the competences developed by psychiatry, and the denomination : Consultation and Liaison Psychiatry, indicates the bipolarity of its practice according to whether the intervention is addressed to the patient (consultation) or to the staff (liaison). However collaboration is sometimes difficult and the psychiatrist often meets with resistance. This is the reason why psychiatrists must work on their integration in the general hospital. Indeed, the psychiatrist works in an institution which is unfamiliar and he/she must adapt and create new practices if it is going to work. It is now clearly established that consultation-liaison psychiatry is not limited to consultations with patients, but is based on collaboration with medical staff. There are various ways of studying human problems : psychoanalysis, cognitive therapy, behavioural therapy. It is also possible to focus interest on the communication between individuals. The systemic therapies are interested in the interactions more than with any other aspect of reality, and this always from a pragmatic point of view. This concept is based on a series of designs. First of all, an intervention by problem solving aims at a change : the question is to know how a problem is maintained, hic et nunc. Secondly, humans are a sum of training by tests and errors. Finally, what we call reality is only our perception of reality : the human conflicts emerge when two persons assign a different direction to a reality which is perceived jointly. The human relationship can be defined as interaction circles, which we propose to use in our practice of consultation-liaison psychiatry. The question is no longer to know why the subject has a problem but to know how to resolve it. The call for a consultation of psychiatry is often the result of an interaction between patient and staff. We propose an assessment of the consultationliaison-psychiatry’s demand so as to offer a concrete response to medical teams and patients. 1. First of all, the claimant should be known. This first question is to be asked before even meeting the patient. In the majority of cases, it is the medical staff that suffers from the situation (and wants a change). To work only on the patient, discredits the psychiatric intervention. 2. The definition of the problem is a concrete question, which we want based on the facts and not on the comments. That which requires the consultation (the patient, his/her family or the medical team) awaits concrete answers from the psychiatrist. It is important that the objectives of the intervention are defined before meeting the patient. These preliminary exchanges facilitate the consultation-liaison intervention. 3. By knowing the solutions tried before the request for psychiatric help, the psychiatrist will be able to know the measures already tried (whether they were effective or not). 4. By proposing minimal changes, it defines small but obtainable objectives, which will be as much as to increase therapeutic alliance and the tolerance of patients sometimes difficult to understand. 5. Finally, the consultation-liaison psychiatrist must know the language of his/her interlocutors. Interdisciplinary alliance is a fundamental condition for the success of the intervention : like the patients, the medical staff must feel understood to be able to cooperate. To develop this alliance and to inhibit resistance, it is important to speak the language of the claimant. The demand will progressively become interventions, more adapted, especially when the psychiatrist is recognized and appreciated by the team, like a (1) Université Lille II, Clinique Hospitalo-Universitaire de Psychiatrie, CHU de Lille. (2) EPSM Lille Métropole (Armentières), Secteur 59 G 07, service du Docteur C. Lajugie, BP 10-59487 Armentières. Travail reçu le 10 août 2004 et accepté le 29 avril 2005. Tirés à part : O. Cottencin (à l’adresse ci-dessus). L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 305 O. Cottencin et al. L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 good consultant, credible and concrete. Thus, mentally distressed patients can benefit from psychiatric care (although they do not request it). However, two phases appear essential. First, we have to define the demand and the claimant (environment, medical staff and patient) and second, we have to support the integration of the psychiatrist in the functioning of the medical unit. Our systemic vision of the consultation-liaison psychiatry proposes a pragmatic collaboration, centred on the problem. This approach allows the patient to prepare to meet the psychiatrist, and does not a priori discredit the intervention. Presented by the staff, who know the problem in concrete terms and are ready to answer it in a concrete way, this mode of intervention is only the first step of subsequent psychiatric care. Key words : Consultation-liaison psychiatry ; Medicine, Psychiatry ; Systemic therapy. Résumé. En tentant de définir le concept et les activités de la psychiatrie de liaison, nous constatons que le psychiatre doit s’adapter à un contexte très particulier : il opère dans une institution qui n’est pas la sienne et rencontre des patients à la demande d’un tiers. Sur le plan théorique, de nombreux auteurs ont utilisé les théories systémiques afin de modéliser différents aspects de la psychiatrie de liaison. Le plus souvent, le psychiatre de liaison est sollicité par un soignant pour donner un avis à propos d’un patient. Pour venir en aide au patient et au soignant demandeur, le psychiatre, confronté aux difficultés relationnelles et institutionnelles inhérentes à cette pratique, doit tenir compte du système. Dans ce contexte où la démarche psychiatrique n’est parfois pas bien comprise par les acteurs des services de soins somatiques, l’analyse systémique et l’application d’une grille de lecture de la demande de consultation de psychiatrie de liaison ont révélé de multiples intérêts, comme en témoignent les cas cliniques présentés. Qui demande ? Quel est le problème du demandeur ? En cherchant à identifier le demandeur et le pourquoi de sa demande, nous cherchons à identifier le « jeu » relationnel en cours, ce qui nous permet de mieux répondre aux attentes de chacun. Stratégiquement, cette approche aménage une alliance avec le soignant demandeur, permettant une expérience commune des soins. Progressivement, une influence et un apport de connaissances réciproque s’instaurent. La démarche psychiatrique n’est plus rejetée, mais complémentaire : un bénéfice pour le patient ! Mots clés : Psychiatrie de liaison ; Psychiatrie et médecine ; Thérapie systémique brève. INTRODUCTION Un des problèmes de la psychiatrie de liaison réside dans l’absence de demande du patient. Force est de constater que les patients qui souffrent sur le plan psychique ne se rendent pas en priorité dans les centres médico-psychologiques ou dans les hôpitaux psychiatriques dont ils dépendent. Ils consultent d’abord leurs médecins traitants qui les adressent le plus souvent en cabinet libéral grâce à leur réseau personnel. Par ailleurs, ne reconnaissant pas toujours leurs troubles ou ne les admettant que lorsqu’il est trop tard, les patients s’adresseront (ou seront adressés) à la psychiatrie en urgence et se rendront à leur hôpital général de proximité. C’est 306 ainsi qu’ils rencontrent parfois pour la première fois un psychiatre, soit aux urgences soit, dans un service médico-chirurgical (en liaison). Un tel contexte justifie donc de notre part une grande vigilance quant à la qualité de cette première rencontre. C’est donc parce que les patients ne se présentent pas toujours à nous dans le contexte idéal du secret de notre bureau, parce que les patients atteints dans leur corps peuvent exprimer de façon directe ou indirecte une souffrance psychique, parce que les patients présentent parfois une expression somatique de leur angoisse qu’il nous faut adapter nos pratiques. Dans cet état d’esprit, nous avons choisi de formaliser nos interventions de psychiatrie de liaison selon le modèle de l’intervention brève au sens de la psychiatrie d’urgence et de crise. Ceci tient en grande partie aux conditions locales d’organisation de la psychiatrie de liaison au sein de notre hôpital, mais également à la vision interactionnelle et non normative que nous avons développée dans notre pratique personnelle. PSYCHIATRIE DE CONSULTATION-LIAISON : DU CONCEPT À LA PRATIQUE Billings introduit pour la première fois le terme de liaison dans la littérature médicale en 1941 aux États-Unis. Lipowski (9, 10) crée en 1959 un service de psychiatrie de consultation-liaison au Royal Victoria Hospital de Montréal et publie les textes véritablement fondateurs de cette discipline. La psychiatrie de liaison est un concept souhaitant voir l’Homme traité dans sa globalité, ce qui implique que la souffrance mentale soit en constante interrelation avec les difficultés physiques. En France, c’est l’implication de quelques pionniers déjà présents dans les hôpitaux généraux et l’essor de la sectorisation qui a permis son développement. Aucune définition de la psychiatrie de liaison n’est suffisamment précise, puisqu’elle représente davantage le concept d’une pratique psychiatrique dans un contexte particulier et, dans ce domaine, les pratiques sont très diversifiées. Cependant la définition de Zumbrunnen semble la plus réaliste : « la psychiatrie de liaison se propose de mettre au service des patients et des soignants des services de médecine et de chirurgie, les compétences développées par la psychiatrie avec une notion d’extraterritorialité, hors des murs sécurisants des structures de la L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 santé mentale » (18). La dénomination anglo-saxonne de Consultation-liaison psychiatry indique très clairement une bipolarité dans la pratique de la psychiatrie de liaison, selon que l’intervention psychiatrique s’adresse davantage au patient (pôle consultation) ou aux soignants (pôle liaison) (2, 4). Pour le psychiatre, les échanges et la collaboration avec l’équipe soignante sont indispensables. Mais parfois sur le terrain, la collaboration est délicate et l’incompréhension réciproque entre les protagonistes : les bases de la relation d’aide ne sont pas assimilées par les équipes de soins somatiques et les a priori négatifs sur notre profession et sur ce qu’elle a représenté sont encore tenaces. Le psychiatre rencontre encore parfois une grande méfiance. La liaison impose donc au psychiatre de prendre en compte le contexte de la consultation, de promouvoir une action pédagogique auprès des équipes de soins somatiques, d’aider ces derniers à faire face aux situations pénibles et de favoriser son intégration. Le psychiatre de liaison doit réfléchir à la façon de réussir son intégration à l’hôpital général (5, 13). Dans le cas contraire, il prendrait le risque d’être rejeté et donc inutile. Quand un service de soins somatiques demande au psychiatre d’aider un patient dans une institution qui ne lui est pas familière, il doit s’adapter, créer de nouvelles pratiques et de nouveaux outils s’il veut continuer à jouer un rôle. Il est en effet maintenant clairement établi que la psychiatrie de liaison ne se limite pas à des consultations avec des soignés, mais s’appuie fortement sur un travail d’amont et d’aval avec les soignants. Aussi, s’impose à notre pratique la préparation de la rencontre avec le « psy »*. RENCONTRE ENTRE LE COURANT SYSTÉMIQUE ET LA PSYCHIATRIE DE LIAISON Il y a diverses façons d’aborder les problèmes humains. On peut analyser les processus intrapsychiques d’un individu, son mode cognitif, son comportement… Il est également possible de s’intéresser particulièrement à la communication entre les personnes et/ou les groupes humains. Le sujet d’étude, de réflexion et d’action sera alors l’interaction des différentes composantes d’un système humain. Nous pensons que la psychiatrie de liaison plus que tout autre activité psychiatrique doit tenir compte du système dans lequel elle évolue. Car même si le patient est au centre de notre intervention, il y a de nombreux écueils avant de pouvoir lui accéder. Obnubilés par le trouble du comportement ou bien la peur du patient « psychiatrique » qui constituent souvent des motifs de demande de consultation, l’équipe médico-chirurgicale peut comprendre que le patient ne s’agite pas tout seul, même s’il est psychotique et en proie à des hallucinations. Ainsi les équipes doivent admettre que ce comportement a de * Nous avons choisi de dénommer ainsi les intervenants de la psychiatrie de liaison : psychiatre, psychologue et infirmier des services de psychiatrie. Pour une vision systémique de la psychiatrie de liaison l’importance aussi parce qu’elles sont concernées et qu’il s’inscrit dans une boucle interactionnelle entre elles et le patient ou entre le patient et d’autres éléments de son environnement (l’institution, la famille, la société…) et ce, même s’il est sous-tendu par une pathologie mentale. Parmi les auteurs qui traitent de la consultation de psychiatrie à l’hôpital général, Lipowski (9) constate trois stratégies différentes : l’approche orientée vers le patient, l’approche orientée vers le médecin demandeur et l’approche orientée vers la situation. Dans ce dernier cas de figure, les échanges interpersonnels de tous les membres de l’équipe clinique qui soignent le patient sont pris en considération afin de comprendre le comportement du patient et l’inquiétude du médecin demandeur à son sujet. « Le psychiatre de liaison entre dans ce groupe comme observateur et participant ; de sa position relativement détachée, il applique ses connaissances […] pour tenter d’identifier les sources de tensions et proposer des mesures pratiques pour les atténuer, ce qui a toujours pour objectif, en définitive, de favoriser une amélioration des soins aux patients » (9). La consultation en psychiatrie de liaison représente un écart significatif par rapport à la consultation médicale traditionnelle ; la différence essentielle réside en ce que le psychiatre consultant a conscience « qu’une consultation est incomplète si l’on considère le patient en faisant abstraction du milieu dans lequel il se trouve ». En d’autres termes, le « psy » ne peut pas ne pas tenir compte du système. Nous proposons donc d’exposer une façon d’aborder la pratique de la psychiatrie de liaison au moyen d’un outil psychothérapeutique, qui loin d’exclure tout autre mode d’approche se veut simplement pragmatique et concret pour permettre aux intervenants de suivre une démarche plus adaptée à leur pratique. Les thérapies brèves systémiques s’intéressent aux interactions plus qu’à tout autre aspect de la réalité et ceci toujours dans une vision pragmatique (8, 17). Cette conception se fonde sur une série de prémisses, que nous allons exposer en quelques points. CHANGEMENT En 1955, Grégory Bateson publia en collaboration avec Jürgen Ruesch un ouvrage qui établit les bases de l’approche cybernétique de la communication (1). Les règles d’une relation ne sont pas définies une fois pour toutes. Il existe une perpétuelle adaptation réciproque, consciente ou non : il s’agit d’un processus avec des rétrocontrôles. Tout ce qui vit s’adapte, tout ce qui ne s’adapte pas meurt. C’est vrai du biologique comme du relationnel. Une intervention par résolution de problème vise le changement. Cette conception peut paraître élémentaire, mais « la connaissance d’un supposé pourquoi n’est ni nécessaire, ni suffisante pour changer » (11). La question qui nous intéresse est de savoir comment ce problème est entretenu, ici et maintenant ? La connaissance de causes profondes du passé ne permet que rarement un changement lors d’une intervention dans un service de médecine. 307 O. Cottencin et al. APPRENTISSAGES Nous pouvons tirer profit de nos erreurs et de nos échecs. Procédant par essais et erreurs, le fonctionnement humain peut autant apprendre de ses échecs que de ses réussites. En matière de relations humaines, on apprend en faisant et en faisant progressivement. Une règle d’or sera donc de définir précisément le problème, avant d’imaginer toutes les solutions pour faire enfin notre choix ou pour aider l’équipe en difficulté. Ceci est un point important qui nous impose de comprendre le problème avant de le juger. RÉALITÉ Ce que nous appelons réalité n’est en fait que notre perception de la réalité. En citant Watzlawick et al. (16), nous pourrions dire que les conflits humains surgissent lorsque deux personnes attribuent un sens différent à une réalité qui est perçue en commun. C’est là souvent que le problème commence. Mais c’est là aussi que de grandes opportunités peuvent s’ouvrir. Si nous acceptons l’idée que nos réalités sont toujours des constructions et des explications que nous donnons du monde extérieur, alors nous pouvons commencer à comprendre qu’une bonne intervention peut consister à changer une construction douloureuse de la réalité en une construction moins douloureuse. Ceci ne signifie en aucune manière que cette construction soit plus « réelle » que l’autre. Elle est seulement moins douloureuse. Ainsi les faits en eux-mêmes n’ont pas de sens, mais nous pouvons donner aux mêmes faits des sens différents. C’est ce que l’on appelle le recadrage qui peut être utilisé dans un but psychothérapeutique (11). C’est pourquoi dans ce type d’intervention, il est fondamental de séparer les faits des commentaires. Les faits aideront à préciser le problème, les commentaires nous indiquerons le sens que cette personne leur donne, sa vision des choses, sa façon de voir la réalité. Dans notre pratique de liaison, nous entendons souvent les faits en même temps que les commentaires : « Il est agité parce que c’est un psychotique ». Or l’agitation (qui est un fait) n’est pas toujours en adéquation avec le commentaire, dont on ne peut s’empêcher de remarquer dans sa présentation le lien de cause à effet. C’était la douleur qui était dans ce cas la cause de l’agitation, chez ce patient sans antécédent psychiatrique. DEMANDE DE CONSULTATION DE LIAISON : UNE « BOUCLE INTERACTIONNELLE » Ainsi au regard de ces principes il semble bien que, quelle que soit la cause de la demande, le problème n’est plus de savoir pourquoi le sujet est (ou a) un problème, mais plutôt de savoir comment l’aider à sortir d’une situation de souffrance. Car nous devons admettre que la souffrance du patient prend de l’importance dans la mesure où elle nous concerne en tant que soignant. Nous devons admettre également que la demande qui nous est faite 308 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 s’inscrit dans une boucle interactionnelle et nous nous retrouverons en face de relations entre deux personnes, entre une personne et un groupe ou entre deux groupes. Dans une boucle interactionnelle nous pouvons comprendre qu’il existe des relations linéaires : il y a une cause et une conséquence (par exemple entre un agresseur et une victime) et dans ce cas une solution adaptée serait linéaire (il faut se protéger). Mais il existe également des relations circulaires, au sein desquelles chacun doit comprendre qu’il est partie prenante dans la relation. À chaque étape de la relation (aussi dégradée soit-elle), nous avons la possibilité de faire un autre choix qui modifiera la boucle suivante. C’est ainsi que l’on définit une interaction symétrique (plus il crie, plus je crie ; plus il ment, plus je mens) ou une interaction complémentaire (plus il m’écrase, plus je m’aplatis ; plus il ment, plus je continue à lui faire confiance). Escalades complémentaire et symétrique sont le résultat de la persévérance et de l’intensification de l’un de ces processus jusqu’à un état de déséquilibre problématique du système : il y a crise, comme le conçoit De Clercq (6). L’appel du « psy » peut résulter d’une telle crise au sein d’un service et, d’un point de vue systémique, pour sortir d’une escalade symétrique, on pourra proposer d’être complémentaire et inversement. Parmi les théories considérant l’homme dans son environnement social, la pensée systémique offre des modèles de compréhension du processus de consultation et des modalités d’intervention en psychiatrie de liaison. Pour Mohl (12), deux éléments ont favorisé l’application des notions de systémique en psychiatrie de liaison : d’une part, la difficulté d’être confronté à une écrasante somme de données qu’il convient d’organiser et d’autre part, la difficulté d’accès au patient, dépendant de la demande du médecin somaticien. Il cite différentes applications du courant systémique s’y appliquant. Miller par exemple, applique la théorie générale des systèmes pour le traitement des données et l’aide à la prise de décision en psychiatrie de liaison. Il argumente que le psychiatre consultant peut organiser et interpréter les données à chacun des trois niveaux suivants : biologique, psychologique et sociologique. Chaque niveau comporte de multiples systèmes conceptuels. Un exemple serait celui d’un patient mutique dans un service de cancérologie : l’utilisation d’un niveau biologique peut mener au diagnostic de syndrome cérébral organique et au traitement pharmacologique. L’utilisation du niveau psychologique peut mener à un diagnostic de dépression, rendant nécessaire une psychothérapie de soutien. Si l’on considère le niveau social, le diagnostic de crise familiale peut aboutir à des réunions de groupe. Aucun diagnostic ne serait faux et toutes les interventions seraient probablement utiles. Guggenheim (7), quant à lui, s’intéresse principalement à la satisfaction du médecin demandeur et examine les éléments qui permettent une meilleure utilisation du service de psychiatrie de liaison. Il perçoit le psychiatre de liaison comme un « ambassadeur » et un « vendeur » : son produit est la consultation de psychiatrie, le médecin demandeur est le consommateur (le client) du produit. L’application de ce plan et l’évaluation du devenir sont comparées à la phase de « marketing » (terme également proposé par Silla M. Consoli). Cette L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 démarche répond à un besoin d’appréhender des aspects interactionnels et institutionnels. Même si le patient est au centre de notre intervention, il existe de nombreux écueils avant de pouvoir accéder jusqu’à lui et lui rendre service. Avec près de 3 000 lits, le CHU de Lille constitue un site hospitalier démesuré. Bien que nous développions des liens institués avec quelques services, les services de médecine et de chirurgie nous demandent majoritairement une intervention rapide et répondant à un problème concret. Ils attendent un changement (de préférence une amélioration de la situation) et ceci ne laisse que peu de place aux interventions programmées. C’est en partie ce contexte particulier qui nous a poussé à proposer une grille de lecture systémique. UNE GRILLE DE LECTURE POUR LES DEMANDES DE PSYCHIATRIE DE LIAISON Qui demande ? Question fréquente en psychiatrie : en effet, certains de nos patients nous consultent, poussés par leur famille ou la société. Nous serions vite tentés d’amener à la table de discussion celui qui « porte le symptôme ». Mais ceci induit, nous le savons, de nombreuses résistances chez ces « faux clients » peu convaincus d’avoir un problème ou d’avoir à changer. Pour qui est-ce un problème ? Qui souffre de la situation ? Qui est en difficulté et a ressenti la nécessité d’une aide psychiatrique ? C’est le demandeur que la situation embarrasse, qui souhaite voir se produire un changement et c’est avec lui que le psychiatre peut commencer à travailler, car il est l’un des moteurs du changement. C’est souvent le médecin somaticien ou l’équipe soignante que la situation embarrasse, qui demandent l’intervention ; c’est en eux que le psychiatre peut trouver une aide pour la résolution du problème. La question n’est plus « Qui a un problème ? », ce qui implique l’interlocuteur médical comme souffrant, mais « Qui veut que cela change ? », ce qui implique cette fois l’interlocuteur médical comme demandeur d’aide et comme partenaire thérapeutique. En signifiant au demandeur son implication, il s’investit davantage. Faire prendre conscience à l’équipe qu’elle est en demande, c’est aussi lui permettre de se réapproprier la prise en charge globale du patient. Bien souvent, dès qu’un trouble psychique est identifié, nous constatons que le patient ainsi étiqueté perd sa place au sein de la filière de soins habituelle. Or, ce patient reste sous la responsabilité de l’équipe d’accueil et notre intervention ne doit pas se limiter à orienter ces derniers dans les hôpitaux psychiatriques, mais bien plus d’aider une équipe à aider un patient qui doit être maintenu au sein de l’hôpital général. L’intervention auprès de l’équipe permet de lutter contre la dichotomie soma-psyché et de faire comprendre la globalité de la prise en charge. Une seconde raison pour laquelle il faut d’abord travailler avec le demandeur est celle de donner cohérence à notre intervention. Il serait illogique de ne pas informer le demandeur et ceci ferait perdre du sens à notre intervention. Pour une vision systémique de la psychiatrie de liaison Une modalité particulière de prescription du « psy » assez courante s’exprime ainsi : « Vous n’avez rien, c’est psychologique ; il faut aller voir un psy ». Chemin faisant, l’intervention psychologique est assimilée à « s’occuper de rien » et le clivage psyché/soma est accentué (14). L’intervention du psychiatre, amené à rencontrer un patient qui ne l’a pas demandé, met en scène des situations parfois vides de sens pour le patient, le psychiatre ou le personnel soignant. Le psychiatre consultant doit aider quelqu’un qui ne le demande pas : il ne pourra recadrer une telle demande qu’en la triangulant (6). En réunissant le patient, le psychiatre et le médecin demandeur, ce dernier peut déclarer être l’instigateur du recours au psychiatre, nous présenter, expliquer au patient ses doutes et ses hypothèses diagnostiques et ainsi, l’intervention du psychiatre de liaison est mieux comprise et acceptée. Il peut également la refuser, mais ce sera dans ce cas en toute connaissance de cause. Toutefois, il existe un danger à vouloir à tout prix identifier le demandeur : celui de ne travailler qu’avec lui. Même s’il n’est pas explicitement demandeur, le patient a donné à voir un symptôme (au moins par son comportement) et il nécessite de toute façon une aide personnalisée. L’intervention en liaison perdrait son sens si elle oubliait que l’amélioration des soins au patient est son principal but. Nous ne devons donc pas nous focaliser uniquement sur le demandeur : il est important de rencontrer tous les patients qui ont fait l’objet d’une demande. La vision systémique de la liaison ne se conçoit pas uniquement parce que les médecins demandent, mais aussi parce que les patients ne demandent pas… alors qu’ils souffrent. Dans un second temps, le psychiatre pourra définir le problème avec le patient (qui n’est pas nécessairement celui du médecin demandeur) et le laisser se positionner lui-même en tant que demandeur. Nous pouvons donc compter plusieurs « clients », avec leurs problèmes et leurs attentes respectives parfois contradictoires. La position du « psy », paradoxalement mandaté pour aider des patients qui ne le demandent pas, ne peut être que celle d’un médiateur s’il ne veut pas être disqualifié par l’une ou l’autre des deux parties. Quel est le problème ? Cette question montre toute la vision pragmatique des thérapies brèves, fondées sur les faits (les comportements) et non sur les commentaires (les interprétations). Le « psy » questionnera en termes concrets (Quels sont les faits et les comportements précis ?) mais également en termes interactionnels (Qui fait quoi à qui ? Dans quel contexte ? Pourquoi maintenant ?). Le psychiatre doit éloigner ses interlocuteurs des abstractions. La description du problème doit être non normative. Celui qui demande a toujours sa propre façon d’envisager le problème et nourrit souvent des attentes construites au sujet de l’intervention à venir. Ces échanges préliminaires facilitent l’intervention future et permettent d’atténuer les attentes utopiques. Par ailleurs, il n’est pas question pour le psychiatre de s’irriter de certains énoncés du problème par l’équipe : « M. X doit rencontrer un psychiatre car il a 309 O. Cottencin et al. fait une tentative d’autolyse et il est sortant demain ». Nous pensons qu’il est nécessaire de reconnaître la définition du problème telle quelle, de l’accepter pour mieux l’utiliser dans un travail ultérieur. S’opposer à une équipe même pour un bon motif sera préjudiciable pour le principal intéressé, le patient, alors qu’une démarche d’accompagnement sera source de dialogue et de réflexion. Quelles sont les tentatives de solution essayées jusqu’à maintenant ? Si l’équipe n’a pas résolu les difficultés, c’est aussi parce que ses tentatives de solution sont inadéquates et entretiennent le problème dans une boucle interactionnelle. Cette escalade de solutions inefficaces peut alimenter et entretenir le problème. Il est important que le consultant connaisse toutes les solutions déjà essayées pour qu’il sache, à défaut de ce qu’il doit faire, au moins ce qu’il doit éviter de faire. Quelles solutions ont amélioré ou aggravé le problème ? Quel est le fil conducteur de ces tentatives de solution inadéquates qui amène à penser que le problème… était la solution envisagée auparavant ? Cette prise de conscience par l’équipe est déjà une solution différente des précédentes. Par exemple, en milieu médicalisé le patient qui quitte son lit est une gêne. Une gêne pour l’équipe qui n’est pas habituée à ce type de fonctionnement, une gêne pour le patient lui-même qui doit rester alité en raison de sa pathologie et une gêne pour les autres patients qui ont également besoin de repos. Pour ces raisons, une manie cortico-induite en hématologie doit être rapidement sédatée. Mais il est aussi intéressant de se rendre compte qu’audelà des considérations pharmacologiques, le patient se calme avec telle ou telle infirmière, ou lorsqu’on laisse la lumière allumée, ou à l’arrivée de sa femme (une confusion mentale se calme plus facilement avec un membre de la famille proche). Il est également notable que ce patient « empoisonné » par les infirmières mange avec sa fille alors qu’il s’agite d’autant plus qu’on lui dit de se calmer. En effet, demander à un sujet agité de se calmer nous semble logique, mais si cette demande réitérée ne fait qu’aggraver l’agitation, ne serait-il pas judicieux de faire autrement ? Ce peut être l’objet d’une réflexion, d’un nouvel apprentissage et donc d’une nouvelle façon de travailler pour l’équipe demandeuse. Nous noterons ici que notre rôle n’est pas de faire à la place des équipes mais de les aider à faire. Aider à gérer et apprendre à sédater un patient confus le temps du bilan étiologique ne doit pas signifier que nous « prenons en charge » ce patient. Nous tentons simplement d’apprendre aux équipes à gérer le suivant. Il est préjudiciable pour une équipe que le psychiatre pense à sa place. En revanche, nous pouvons lui expliquer comment communiquer avec un patient confus, agité, délirant. Nous apprendrons également à certaines équipes comment annoncer les mauvaises nouvelles, plutôt que de leur laisser croire que cela pourrait être le rôle des « psy ». L’équipe peut enfin se réapproprier la globalité du soin au patient. 310 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 Changement minimal Quel est le plus petit changement possible qui soit suffisamment petit pour être faisable et suffisamment différent pour être vraiment un changement ? Ce type d’approche du changement minimal est très utile lorsqu’on est en présence de malades chroniques. Les équipes souvent très impliquées émotionnellement s’épuisent. Elles ne voient aucun changement et attendent pourtant une amélioration spectaculaire bien souvent impossible et souvent relayée par le « fantasme » de guérison. Il convient alors de se fixer un objectif réaliste à court terme. La projection d’une amélioration dans l’avenir aide les équipes à reprendre confiance dans leurs actes, les réconforte dans leurs fonctions de soignants (et non pas de guérisseurs), pourvu qu’il s’agisse de petits changements réalisables. Quand ce changement minimal sera constaté, le client (l’équipe ou le patient) va vivre ce sentiment de satisfaction comme une expérience émotionnelle correctrice qui va modifier sa vision souvent monolithique du problème. À la suite de ce petit changement peut se produire un effet « boule-deneige » dans le système : dans le meilleur des cas les améliorations se suivent en cascade, dans le pire des cas le patient sera mieux accepté par l’équipe. Quelles sont les croyances de nos interlocuteurs (équipe, patient, famille) ? L’alliance interdisciplinaire est une condition fondamentale pour la réussite de l’intervention : les équipes soignantes doivent se sentir entièrement comprises pour pouvoir coopérer. Pour rendre possible une alliance collaborative et inhiber la résistance, il convient de parler le langage de nos « clients ». Les valeurs du service seront les moteurs et les leviers du changement souhaité. Avant d’intervenir, il convient donc de connaître ce que le demandeur ressent et pense du problème, de son origine, de la façon dont il imagine l’aide du « psy », etc. « Les fous vont à l’hôpital psychiatrique ». « Les psychiatres sont incompréhensibles ». « L’examen ne montre rien : le patient simule ». « On n’y connaît rien en psychiatrie ». « On ne parle pas du suicide aux suicidants ». Autant de cognitions, de fantasmes, de non-dits qu’il faut connaître pour mieux comprendre dans quel milieu et avec quelles personnes nous travaillons à l’hôpital général. Tout comme certains de nos patients, certaines équipes soignantes ne sont pas prêtes à entendre nos propos et nos conclusions. Nous devons comprendre ce phénomène et l’accepter comme faisant partie de nos conditions de travail en psychiatrie de liaison. Nous ne pouvons pas amener des personnes au changement en utilisant ce qu’elles ne peuvent concevoir. En revanche, une majorité des soignants saura reconnaître le psychiatre qui parle leur langage, accepte leurs croyances, prend son temps avec le patient et l’équipe pour envisager des solutions pragmatiques. Cependant parler le langage du « client » n’est pas y adhérer pour autant. Une distance est nécessaire (y compris physique). En effet, un « psy » vacataire du service (parfois trop intégré) sera un jour ou un autre forcé d’adhé- L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 rer au mythe du service. En revanche, un « psy » « institutionnel » appartenant à un service de psychiatrie à l’hôpital général pourra maintenir cette distance, même s’il n’en a pas avec l’institution dans son ensemble. Bien connaître un service ne signifie pas signer un pacte avec lui mais un contrat, un contrat de psychiatrie de liaison intégrée mais pas ingérée. CAS CLINIQUES Aider une patiente qui ne le demande pas Madame L., 40 ans, est atteinte d’une maladie de Crohn. Elle est enceinte de 6 mois lorsqu’elle ressent de violentes douleurs qui témoignent d’une occlusion intestinale rendant la chirurgie nécessaire. Dans les suites de cette opération se produit un avortement spontané. Des complications postopératoires, à type de fistules, prolongent l’hospitalisation. Des pleurs et un certain repli ont été constatés par l’équipe soignante et son mari. L’impossibilité de la réconforter motive le recours au psychiatre. Quand l’interne de chirurgie lui a annoncé notre passage, elle n’a pas refusé catégoriquement, mais a affirmé qu’elle n’avait aucunement envie de rencontrer un psychiatre. Nous rencontrons d’abord l’équipe soignante pour connaître leurs attentes et leur vision des événements : constatant la tristesse et le repli de Madame L., les infirmières ont déployé un effort particulier pour la soutenir. Malheureusement, plus elles s’occupaient de la patiente et plus elle semblait triste et distante. Le recours au psychiatre était donc envisagé en tant que soutien psychologique plus conséquent. Au premier contact, Madame L. apparaît défensive. Nous commençons notre entretien par un interrogatoire médical classique, au moyen de questions ouvertes. Nous nous renseignons sur les antécédents médicaux et chirurgicaux, sur l’histoire de la maladie, sur des éléments de biographie et sur son environnement familial. Nous passons plus rapidement sur les éléments qui provoquent des pleurs, comme l’évocation de ses avortements spontanés antérieurs. Au cours de cet entretien, nous constatons qu’il n’existe pas de trouble thymique ni de troubles anxieux constitués. La symptomatologie présentée correspondait à une tristesse réactionnelle adaptée à une problématique de deuil périnatal. Au terme de cet entretien, aucune allusion n’a été faite au sujet de sa grossesse avortée, mais le climat de la relation thérapeutique s’est considérablement amélioré et nous possédons des éléments sur sa façon de faire face aux situations stressantes. Nous constatons une évacuation plus ou moins complète des idées perturbatrices avec des mécanismes de minimisation, de banalisation : « J’ai l’habitude ! », de répression émotionnelle et d’évitement sélectif « Je ne parle pas de certaines choses ! ». Elle met également un point d’honneur à « s’en sortir seule ». Nous lui répondons que puisqu’elle avait bien traversé toutes ces années sans l’aide de personne, elle serait probablement assez « forte » pour faire face aux difficultés présen- Pour une vision systémique de la psychiatrie de liaison tes. Nous respectons ses croyances et parlons son langage : elle semblait soulagée. Elle accepte un second entretien à notre demande dans quelques jours. En sortant de la chambre, une infirmière nous questionne sur le déroulement de l’entretien. Nous lui répondons que la patiente souffre d’une tristesse réactionnelle dont l’évolution devrait être favorable après quelques séances de psychothérapie de soutien : nous répondons en cela à la demande du service. Une semaine plus tard, les infirmières nous assurent que la patiente paraît moins triste et qu’une certaine complicité est apparue avec certains membres du personnel. Puis nous rencontrons la patiente qui s’interroge : « Je ne comprends pas, vous me dites que je suis assez forte pour m’en sortir seule et c’est la seconde fois que vous venez me voir… ». Nous devons bien admettre que sa réflexion est logique et nous place dans une situation inconfortable. Comment justifier nos visites sans envisager l’aspect de soutien psychologique ? Nous lui répondons tout d’abord que le seul fait de rentrer dans sa chambre, sans même lui parler, pouvait entraîner des répercussions positives. Madame L. semble perplexe et sceptique… Nous lui expliquons que nous sommes intervenus parce que l’équipe soignante le jugeait utile et qu’ils attendaient de nous d’entreprendre un soutien psychologique. Le fait de s’entretenir avec elle répondait à leurs attentes, représentait leur tentative de solution du problème et leur permettait d’être soulagés. La concernant, nous l’informons qu’à notre avis et paradoxalement, une psychothérapie de soutien n’est pas indiquée, compte tenu de son fonctionnement psychique que nous respectons. Dorénavant, elle se sentait au centre d’une intervention thérapeutique qui la replaçait dans un contexte et qui n’était pas synonyme d’une « faiblesse » (une de ses craintes). À notre grand étonnement, la patiente aborda alors spontanément la pénibilité du deuil périnatal. Elle n’avait pas voulu voir ni toucher le corps du fœtus quand on le lui avait proposé. Nous l’avons accompagnée dans une verbalisation des affects ; un travail d’élaboration du deuil semblait s’amorcer. La patiente est restée hospitalisée plusieurs mois car une surveillance chirurgicale et une nutrition parentérale ont été nécessaires. Actuellement, Madame L. est suivie en ambulatoire par un gastro-entérologue ; l’humeur est stable. L’intervention stratégique a permis de répondre à la demande du service d’une part et de respecter le fonctionnement de la patiente d’autre part, ce qui semblait pourtant contradictoire de prime abord. L’intervention demandée résultait d’une crise de l’équipe, noyée dans une escalade symétrique : plus elle soutenait Madame L., plus elle semblait souffrir. Aussi, leur ultime solution a été de faire appel au psychiatre pour un soutien psychologique plus important (toujours plus de la même chose). L’erreur aurait été de soutenir une patiente qui ne le demandait pas. Mais une erreur bien plus grave encore aurait été de ne pas répondre à la demande de l’équipe. L’intolérance de la patiente au soutien psychologique provient de sa personnalité et de ses mécanismes de coping (14). Dans ces conditions, il nous fallait tourner le dos au 311 O. Cottencin et al. bon sens et nous démarquer franchement des solutions déjà épuisées. Analyser le contexte de la demande Le Docteur B. émet une demande pour qu’un patient hospitalisé en réanimation depuis quatre mois puisse bénéficier d’un « suivi psychiatrique ». Au téléphone, la situation est décrite comme complexe et urgente, mais nous n’obtenons que très peu de renseignements. En nous rendant dans le service le Docteur B. tient à nous recevoir en privé dans son bureau. En 1998, le diagnostic de cardiomyopathie est posé pour Monsieur C., un homme de 50 ans. Progressivement, une transplantation cardiaque est envisagée. Une assistance circulatoire extracorporelle temporaire est posée en attente de greffe. Le service de réanimation définit implicitement un projet médical dans un registre curatif : la prise en charge intensive de Monsieur C. pour permettre la greffe. Les médecins et l’ensemble de l’équipe soignante investissent ce projet commun dans un premier temps. Durant trois mois et malgré quelques difficultés, les médecins et le personnel paramédical travaillent ensemble, selon leurs compétences, pour que ce projet puisse aboutir. L’équipe médicale utilise son savoir biomédical, alors que les infirmières et les aides-soignantes, plus proches du patient, effectuent les soins spécifiques et l’accompagnement au quotidien. Alors que l’assistance circulatoire et la prise en charge intensive en réanimation devaient permettre la greffe, l’hypertension artérielle pulmonaire, les foyers infectieux et l’altération de l’état général la contre-indiquent. Le projet médical est alors dans une impasse : on est dans l’attente d’une greffe cardiaque impossible. Les médecins intellectualisent la situation et évitent de se rendre au chevet du malade. L’équipe paramédicale quant à elle, plus engagée affectivement accepte difficilement le statu quo. Une tension se crée au sein du service entre les médecins et l’équipe paramédicale. D’abord larvé, le conflit prend de l’ampleur : sur le tableau des transmissions médicales, les infirmières écrivent : « Que fait-on de Monsieur C. ? ». C’est à la suite de cet épisode que l’équipe médicale a pensé nous contacter en « dernier recours ». Ce cas illustre l’intérêt d’une approche systémique et d’une stratégie de la consultation en psychiatrie de liaison orientée vers la situation. Le demandeur est donc le Docteur B. et son problème est la dégradation des relations dans l’équipe soignante. Explicitement, ce médecin nous demande d’aider psychologiquement son patient mais implicitement, il espère que les tensions relationnelles vont disparaître. Lors de la première rencontre avec le service de réanimation, nous avons rencontré l’ensemble des personnes concernées (médecin, équipe et patient). L’ensemble des informations a permis d’orienter nos interventions selon deux axes : soutenir psychologiquement le patient et sa famille et éliminer la tension au sein de l’équipe soignante. Le patient présentait une symptomatologie anxieuse avec quelques éléments dépressifs. Nous avons 312 L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 pu envisager avec lui différentes possibilités d’amélioration de sa situation présente. Nous n’avons abordé que les sujets qu’il pouvait métaboliser aisément, en raison de son épuisement physique. Concernant le deuxième axe, nous avons tout d’abord entrepris un recadrage des objectifs de soins. Après avoir permis aux soignants d’exprimer leurs difficultés, un temps essentiel de notre travail a consisté à transmettre ce message aux médecins, infirmières et aides-soignantes : la fonction essentielle de la médecine est de soigner et de soulager, ce qui ne veut pas dire obligatoirement guérir. Aider ou même accompagner un malade fait partie de notre exercice. Il est alors possible d’adopter une attitude rationnelle et professionnelle. Puis nous avons cherché à définir des objectifs précis et à court terme en concertation avec l’équipe et le patient : améliorer le confort, obtenir un sommeil sans produit anesthésique, réussir l’extubation, favoriser l’exercice physique. En fixant avec les médecins des objectifs concrets réalisables à court terme, une collaboration de bonne qualité s’est instaurée entre les différents groupes soignants du service. L’équipe retrouvait cohérence et confiance en elle. Les tensions relationnelles entre les médecins et les paramédicaux se sont estompées. Nous pensons qu’ici une réunion de service se serait terminée en pugilat. Nous avons préféré, à partir d’éléments concrets, rendre chacun acteur du changement. Par ailleurs, les entretiens réguliers avec le patient nous ont permis de constater une amélioration constante de sa symptomatologie (objectif fondamental de l’intervention de liaison). Le suivi psychologique individuel (au sens d’un espace de parole retrouvé) et le dépassement du conflit d’équipe centré sur l’orientation des choix thérapeutiques ont permis une action synergique. Dès lors, l’attente de la transplantation s’est faite dans un climat serein pour tous. Malheureusement, aucun greffon compatible ne fut disponible durant de longues semaines. Une défaillance multiviscérale d’origine indéterminée a entraîné le décès du patient. Malgré l’investissement de l’équipe, le décès de Monsieur C. n’a pas bouleversé l’équipe qui nous a confié par la suite qu’elle pensait avoir fait le maximum pour le soigner et le soutenir, dans la mesure du possible. DISCUSSION Que faire pour que les patients en souffrance puissent accéder aux soins psychiatriques alors qu’ils ne le demandent pas ? Que proposer pour que des soignants réticents acceptent plus facilement de solliciter le psychiatre pour les aider à aider leurs patients ? Nous remarquerons tout d’abord qu’il ne faut pas brûler les étapes et qu’il faut s’assurer que les actions développées par la psychiatrie de liaison répondent bien aux attentes et aux besoins de l’équipe soignante concernée. Nous constatons que dans un premier temps le « psy » doit réfléchir à optimiser son intégration au sein des services. Cette intégration ne peut se faire qu’en parlant le langage de ceux qui nous appellent. Que demandent les équipes à la psychiatrie de liaison ? Tout d’abord d’être « effi- L’Encéphale, 2006 ; 32 : 305-14, cahier 1 cace », qu’il s’agisse de calmer l’angoisse envahissante ou l’agressivité d’un patient, de rendre coopérants les opposants aux soins. Le psychiatre doit développer certaines conduites s’il veut nouer de bonnes relations avec les somaticiens. Zumbrunnen (18) expose les caractéristiques du psychiatre de liaison afin que son travail soit respecté : « il doit être disponible, veiller à entretenir des relations de bonne qualité avec les différents membres de l’équipe soignante, respecter le modèle biomédical, se montrer utile et privilégier une approche pragmatique ». L’approche systémique brève de la demande de consultation en psychiatrie de liaison montre ici de multiples avantages. En répondant au demandeur, nous respectons le contexte qui permet notre intervention. Mais l’objectif n’est ni d’être reconnu, ni de plaire à nos collègues, mais de s’intégrer pour jouer notre rôle : avoir accès aux patients en souffrance dans de meilleures conditions et promouvoir une médecine globale. Les cas cliniques illustrent bien cette stratégie utilisationnelle. Dans le premier cas, en recadrant notre intervention auprès de la patiente, nous avons pu l’aider alors qu’elle ne le désirait pas, tout en soulageant une équipe qui s’épuisait en soutien. Dans le deuxième exemple, l’analyse interactionnelle de la demande d’aide psychiatrique a davantage orienté notre intervention vers l’équipe, au bénéfice du patient. Lors de cet accompagnement le psychiatre a pu transmettre certaines de ses connaissances et compétences qui ont aidé l’équipe à mieux faire face à la situation. Silla Consoli propose deux axes de travail auprès des patients : « aider à faire face », « aider à penser » (renforçant sur un autre plan la bipolarité de la psychiatrie de liaison). Nous proposons ici que, dans le cadre de l’activité de liaison, l’équipe puisse bénéficier de nos connaissances sur la communication pour faire face aux difficultés interpersonnelles qu’elle rencontre. En prenant en compte la demande de l’équipe, en s’efforçant d’être davantage clinique et concret, le psychiatre sera mieux intégré et jouira d’une certaine légitimité pour sensibiliser ses partenaires de soins. Puis à son contact, les soignants prendront conscience des problèmes auparavant occultés. Le psychiatre quittant son rôle d’observateur neutre, propose des « outils » aux soignants qui leur permettent de se réapproprier la globalité du soin au patient. Progressivement, parce qu’il aura tissé ces liens le psychiatre ne sera plus appelé sur un mode défensif, mais de façon concertée… voire dans un souhait de comprendre pour redonner sens à une activité souvent débordée par le quotidien. Se focaliser sur le « faire face » comporte le risque de court-circuiter une réflexion et un travail psychique potentiellement fertiles (3). Mais sans cette première étape d’intégration et de « faire face », jamais les équipes ne pourront apprécier l’intérêt de réunions, de groupes de parole. Des groupes qui ne seront plus constitués sur la logique de l’échec, mais sur celui de la réussite des expériences antérieures. Pour une vision systémique de la psychiatrie de liaison CONCLUSION La psychiatrie à l’hôpital général pousse à l’innovation des techniques thérapeutiques. L’outil systémique en est un qui nous semble parfaitement adapté à l’initiation puis au maintien d’une activité qui a lieu chaque fois en territoire inconnu. Sur un plan théorique, la systémique se prête bien à la modélisation de cette activité. Sur un plan pratique, cette approche semble répondre en partie aux difficultés rencontrées. Ces échanges, ces reformulations du demandeur en réponse au questionnement du psychiatre de liaison, qui précèdent et suivent la rencontre du patient sont des moments qui pourront engendrer un travail de réflexion plus profond sur nos missions et la qualité de nos soins. Cette approche brève, concrète, communicationnelle, très « marketing » n’est pas meilleure qu’une autre. Tout au plus est-elle plus pragmatique et plus en accord avec une psychiatrie dans un environnement qui ne lui est pas familier. Nous prônons une psychiatrie de liaison qui cherche à s’intégrer en répondant dans un premier temps aux attentes des somaticiens. Ainsi, au fur et à mesure de notre pratique, nous permettons aux équipes d’abandonner les jugements de valeur et les réactions passionnées pour les remplacer par des connaissances psychiatriques, des attitudes professionnelles, rationnelles et empreintes de psychologie médicale dans une pratique commune des soins. Références 1. BATESON G, RUESH J. 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