Revue d’études comparatives Est-Ouest http://www.necplus.eu/REC Additional services for Revue d’études comparatives Est- Ouest: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Conit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » L’opposition vue par Russie unie Clémentine Fauconnier Revue d’études comparatives Est-Ouest / Volume 42 / Issue 01 / March 2011, pp 17 - 36 DOI: 10.4074/S0338059911001021, Published online: 24 May 2011 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0338059911001021 How to cite this article: Clémentine Fauconnier (2011). Conit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » L’opposition vue par Russie unie. Revue d’études comparatives Est-Ouest, 42, pp 17-36 doi:10.4074/ S0338059911001021 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/REC, IP address: 88.99.165.207 on 20 Apr 2017 Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2011, vol. 42, n° 1, pp. 17-36 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » L’opposition vue par Russie unie Clémentine Fauconnier Doctorante à l’IEP de Paris, CERI-FNSP/CNRS ([email protected]) Résumé : L’opposition russe est envisagée ici à travers la perception des dirigeants russes et les discours qu’ils formulent à son sujet. Nous examinons plus particulièrement la façon dont les membres de Russie unie légitiment la domination de leur parti à longue échéance. Pour cela nous nous pencherons sur le travail doctrinal effectué pour justifier la polarisation de la vie politique autour du parti du pouvoir. L’enjeu sera alors de voir comment – outre les violences et les difficultés auxquelles sont confrontés les partis d’opposition – cette conception unanimiste, « pragmatique » du politique contribue à la remise en cause des notions mêmes de conflit et de compétition entre différents projets politiques – fondements des systèmes pluralistes. Mots-clés : Russie unie, parti du pouvoir, idéologie, conservatisme, identité partisane, parti majoritaire. 18 Clémentine Fauconnier « Nous revendiquons notre pouvoir et notre droit à être le parti dirigeant tout d’abord parce que nous sommes fermement convaincus qu’il n’y a pas d’alternative à la modernisation telle qu’elle est menée par les conservateurs. Ni les socialistes, ni les libéraux ne sont en mesure, vu leur ancrage idéologique, vu les limites de leur influence, vu leur expérience historique, de proposer une telle modernisation, qui ne mène ni à des affrontements ni à l’aggravation des conflits ethniques et sociaux». Introduction Notre contribution, qui s’inscrit dans une réflexion sur le pluralisme politique en Russie, étudie plus singulièrement la façon dont les représentants du parti du pouvoir, Russie unie (Edinaja Rossija), justifient leur domination et la marginalisation des oppositions. À cette fin, nous analysons la dimension stratégique du discours – de plus en plus systématique à partir de 2005 – de Russie unie qui se présente comme un parti « conservateur ». Comment la réappropriation d’un ensemble de références et d’idées associées au conservatisme participe-t-elle de la tentative de légitimer l’instauration, durant la décennie 2000, d’une « hiérarchie informelle » entre le parti du pouvoir qui domine le jeu politique, les oppositions autorisées mais faibles, et les autres, exclues du processus électoral ? Dès sa première adresse à l’Assemblée, en juillet 2000, Vladimir Poutine avait présenté la politique de recentralisation du pouvoir qu’il comptait mener comme la première étape indispensable pour la construction d’un État « fort » mais aussi « démocratique ». Il affirmait alors : « Un pouvoir faible a besoin de partis faibles. Il lui est plus facile et confortable de vivre selon les règles du marchandage politique. En revanche, un pouvoir fort a besoin de rivaux forts. Un dialogue sérieux sur le développement de notre État n’est possible que dans les conditions de la compétition politique. La Russie a besoin de grands partis soutenus et respectés par la population ». C’est ainsi que, parallèlement au processus de concentration de tous les leviers de pouvoir entre les mains des dirigeants fédéraux, mené sous le double slogan de la « restauration de la verticale du pouvoir » et de la . Déclaration d’Andrej Isaev député à la Douma et adjoint du secrétaire du présidium du conseil général de Russie unie, lors de la présentation le 1er décembre 2009 du projet du parti « Expériences mondiales de modernisation conservatrice» (Mirovoj opyt konservativnoj modernizacii) (http://www.edinros.ru/text.shtml?11/1107,110759). . L’expression est de Vladimir Gel’man ; elle désigne la prédominance du parti du pouvoir, Russie unie, en même temps qu’elle souligne la différence entre les partis satellites autorisés par le Kremlin comme, par exemple, le parti Russie juste et les autres (Gel’man, 2008). . Discours du 8 juillet 2000, accessible en anglais à cette adresse (dernier accès le 10.01.01) : http://www.un.int/russia/pressrel/2000/00_07_00.htm . Pour une présentation de ces réformes, voir Gel’man (2007b). VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » « dictature de la loi », l’adoption à partir de 2001 d’une nouvelle législation sur les partis politiques et les élections a contribué à transformer en profondeur les modalités du jeu politique. Si le but proclamé de ces réformes a été, dans le prolongement du discours de Vladimir Poutine en juillet 2000, de renforcer les partis nationaux dans un système jusque-là décrit comme fragmenté et faible, elles ont avant tout bénéficié à une organisation en particulier : Russie unie, créée le 1er décembre 2001 pour soutenir le Président. Née de la fusion entre les blocs électoraux Unité (Edinstvo) et Patrie- Toute la Russie (Otečestvo-Vsja Rossija) qui s’étaient affrontés aux élections législatives de 1999, Russie unie bénéficie de la majorité absolue des sièges à la Douma d’État – la chambre basse du Parlement – depuis les élections législatives de décembre 2003. Au cours du second mandat de Vladimir Poutine, le parti a progressivement conquis les parlements régionaux et locaux tandis que la très grande majorité des gouverneurs et des maires des capitales régionales adhéraient à Russie unie. En novembre 2008, d’après les chiffres officiels fournis par le parti, parmi les 83 régions russes, 74 avaient un gouverneur membre de Russie unie, tandis que le parti disposait de la majorité des sièges dans 79 assemblées régionales. Par ailleurs, depuis 2007, quatre partis sont représentés à la Douma d’État, ils étaient 43 à l’issue des élections de décembre 1995. À rebours d’une approche socio-historique qui fait du conflit et de la compétition entre les partis – « agent du conflit et instrument de son intégration » – les vecteurs de la construction de l’État et d’un système démocratique, les dirigeants russes affirment qu’un affrontement non maîtrisé des forces politiques ne peut mener qu’au chaos. C’est en particulier à partir du cas russe, qu’en 2007 le politiste américain Thomas Carothers a montré de quelle façon certains dirigeants utilisaient de façon sélective l’enjeu de la construction de l’État contre les opposants politiques pour justifier la mise en place de systèmes autocratiques et consolider leur propre position au pouvoir. Il soulignait alors le caractère illusoire de cette argumentation qu’il qualifie de « séquentialiste » (Carothers, 2007, pp. 13-18) et qui, différant constamment la pluralisation du système, ne serait réalisable qu’une fois la stabilité des institutions acquise ; or T. Carothers fait ressortir qu’un tel atermoiement sape les bases de la mise en place d’un système politique . Les textes de ces lois sont accessible en anglais sur le site Internet de la Commission électorale centrale : http://www.cikrf.ru/eng/law/. Pour une présentation détaillée, voir Wilson (2006). . Sur le système de partis russes dans les années 1990 et ses transformations depuis 2000, voir Gelman (2006). . Créés respectivement en décembre 1998 et avril 1999, les mouvements Patrie et Toute la Russie ont fusionné en août 1999 en un unique bloc électoral. . Les chiffres proviennent du site officiel du parti : http://edinros.er.ru/er/rubr.shtml?110112 (dernier accès le 31.01.10). . L’expression est de Stein Rokkan et Seymour Martin Lipset (Lipset & Rokkan, 2008, p. 11). 19 20 Clémentine Fauconnier compétitif (Carothers, 2007, pp. 13-18). Comme l’indique la déclaration du député, membre de Russie unie, Andrej Isaev, citée en exergue, la définition de Russie unie comme un parti « conservateur » est étroitement liée à ce processus de légitimation du pouvoir et de disqualification des oppositions. Alors que, de 2001 à 2005, les représentants de Russie unie se définissaient comme des centristes mettant en avant leur manque d’intérêt pour les questions idéologiques, de quelle façon, le thème de l’idéologie du parti est-il devenu un argument central dans les processus de légitimation et de distinction vis-à-vis des oppositions ? Comment les revendications de filiation avec d’autres partis conservateurs étrangers, effectuées à cette occasion, constituent-elles pour les dirigeants russes une réponse aux critiques formulées à l’encontre de la domination du parti du pouvoir ? Comme le souligne Alexandre Dézé, l’approche par l’idéologie permet « d’investiguer au moins au moins trois dimensions majeures du phénomène partisan – l’identité, l’organisation et les stratégies » (Dézé, 2007, p. 258). Elle réclame, pour cela d’être mise en relation avec les pratiques des acteurs, et les usages pluriels qu’ils en font (Ibid., p. 284). Dans le contexte de la Russie actuelle, l’enjeu du travail doctrinal effectué par Russie unie n’est pas seulement de se différencier des autres partis mais plus généralement de justifier un système où les oppositions ne peuvent pas gagner. C’est dans cette perspective que nous nous concentrerons ici sur l’analyse des enjeux stratégiques qui sous-tendent le processus d’autodéfinition de Russie unie comme un parti conservateur. Il est nécessaire pour cela d’envisager tout d’abord dans quel contexte ce tournant a eu lieu et la façon dont il s’inscrit dans la stratégie des dirigeants russes à partir du second mandat de Vladimir Poutine. Nous nous intéresserons ensuite aux modalités d’appropriation sélective des références associées au conservatisme afin de voir comment la définition produite par les représentants de Russie unie permet de légitimer la limitation du conflit et de la compétition politique. 1. De la souveraineté au conservatisme : l’enjeu de la modernisation Après le cycle d’élections législative et présidentielle des années 2003 et 2004 qui consacrent le triomphe du Président et du parti du pouvoir, les dirigeants russes traversent une période de difficulté caractérisée par des tensions qui se font jour aussi bien sur le plan international – avec l’étranger proche notamment – que dans les relations entre le pouvoir et la population russe elle-même. Face à cette situation, le parti du pouvoir connaît d’importants changements internes tandis que Vladislav Surkov – premier adjoint du chef de l’administration présidentielle et considéré comme VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » l’éminence grise du Kremlin10 –, jusqu’alors plutôt discret sur la scène politique, élabore la notion de « démocratie souveraine » et assigne au parti du pouvoir la tâche de dominer le paysage politique pendant encore au moins 10-15 ans11. C’est à cette occasion qu’il fait de Russie unie le garant de la modernisation du pays et enjoint ses représentants à se concentrer plus spécifiquement sur la formulation et la diffusion de l’idéologie de leur parti. Quelques semaines après l’arrestation de l’homme d’affaires Mikhajl Khodorkovskij qui avait déjà suscité de nombreuses critiques notamment à l’étranger12, la victoire de Russie unie aux élections législatives de décembre 2003 est interprétée par de nombreux observateurs comme le point d’aboutissement de « la consolidation non-démocratique »13 du régime russe depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. C’est, en effet, la première fois dans la courte histoire de la Russie postsoviétique qu’un « parti du pouvoir14 » soutenu par le Kremlin, gagne les élections et offre à l’exécutif central la majorité absolue des sièges à la Douma. L’OSCE dénonce à cette occasion de multiples entorses dans la préparation et le déroulement de la procédure électorale. Alors qu’en 1999, les auteurs du compte rendu sur le déroulement des élections législatives avaient affirmé « qu’à quelques exceptions près, le déroulement des élections de 1999 témoignaient d’un progrès significatif dans le processus de consolidation de la démocratie représentative en Russie », quatre ans plus tard, ils déplorent « l’accès inégal aux médias, le manque de séparation claire entre l’État et certains partis politiques et l’absence de garantie que les partis bénéficient d’un traitement égal dans la compétition politique »15. La célèbre organisation de défense de la démocratie basée à Washington Freedom House partage cette conclusion et, à l’issue des élections de 2003, classe désormais la Russie parmi les pays « non libres » – elle relevait jusqu’alors de la catégorie intermédiaire, celle des pays « partiellement 10. Sur le parcours et le rôle de Vladislav Surkov dans la vie politique russe comme « manipulateur de symboles », voir Raviot (2007a, p. 122-123). 11. Discours intitulé « La démocratie souveraine, synonyme politique de compétitivité » (Suverenitet – eto političeskij sinonim konkurentosposobnosti), accessible en russe à l’ adresse suivante : http://www.kreml.org/media/111622794. 12. Sur l’usage sélectif de la « dictature de la loi » dans la relation entre le Président et les milieux d’affaires, l’on peut se référer à Favarel-Garrigues & Rousselet (2004, p. 98-102). 13. « La consolidation du régime politique en Russie (…) peut conduire au renforcement du statu quo qui est en train de s’installer entre les différentes forces politiques, indépendamment des éventuels changements dans les préférences des électeurs » (Gelman, 2007a, p. 19). 14. Sur l’histoire des « partis du pouvoir » fédéraux depuis le début des années 1990, voir Smyth (2002). 15. Voir les rapports de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe sur les élections législatives de 1999 en Russie : http://www.osce.org/documents/odihr/2000/02/1454_ en.pdf p. 2 et de 2003 : http://www.osce.org/documents/odihr/2004/01/1947_en.pdf, p. 2. 21 22 Clémentine Fauconnier libres ». Pour Jennifer Windsor, directrice exécutive de l’organisation, « la régression de la Russie dans la catégorie des pays non libres est le point d’aboutissement de la tendance grandissante – depuis l’arrivée de Vladimir Poutine – à la concentration de l’autorité politique, le harcèlement et l’intimidation des medias, et la politisation du renforcement du système législatif. Ces changements témoignent d’une évolution inquiétante et dangereuse de la Russie vers l’autoritarisme »16. Ces critiques sont renouvelées à l’automne 2004 lorsque, au lendemain de la prise d’otage de Beslan, le Président russe annonce une série de réformes qui concernent directement les modalités du jeu politique, avec en particulier la suppression de l’élection au suffrage universel des gouverneurs des régions17. En réponse aux réserves émises à leur égard, les dirigeants russes critiquent violemment, dès la fin de l’année 2004, les organisations internationales et un certain nombre de gouvernements occidentaux à l’occasion de la révolution orange. Ils envisagent, en effet, la défaite du candidat pro-russe à l’issue de la réorganisation du second tour de l’élection présidentielle ukrainienne le 26 décembre 2004, comme le fruit de l’ingérence occidentale, notamment par le biais des ONG, dans les processus politiques de l’espace postsoviétique, au détriment de la Russie18. Outre les dissensions qui éclatent au plan international, le pouvoir se heurte au début de l’année 2005 à une vague de mobilisation populaire contre la loi « sur la monétisation des avantages sociaux19 ». Alors que la société russe est volontiers décrite comme apathique et que sa faible réactivité est régulièrement soulignée20, l’ampleur du mouvement de protestation prend de court les dirigeants russes. Vitalij Ivanov, politiste proche du pouvoir et auteur d’un ouvrage sur l’histoire de Russie unie, formule en ces termes leurs inquiétudes vis-à-vis de ces mouvements de protestation qui « ravivent l’optimisme des forces d’oppositions, celles en particulier qui coopèrent avec l’ouest et travaillent à la “démocratisation” en même temps qu’elles minent la souveraineté de 16. http://www.freedomhouse.org/template.cfm?page=363&year=2005 . 17. Si, depuis 1995, les chefs des exécutifs régionaux – appelés de façon générique « gouverneurs » – étaient élus au suffrage universel, depuis février 2005 – date de l’entrée en vigueur de la réforme – ils sont désignés par les assemblées régionales sur proposition du Président. À ce sujet, Darell Slider écrit : « La décision en septembre 2004 de mettre fin à l’élection au suffrage universel des exécutifs régionaux est sans doute le changement le plus significatif que Vladimir Poutine ait apporté au système politique russe. Les conséquences de cette décision sont considérables et constituent rien de moins que la liquidation du peu de démocratie et de fédéralisme qui demeuraient en Russie » (Slider, 2009, p. 106). 18. Sur l’interprétation par les dirigeants russes de la révolution orange et ses conséquences sur la politique intérieure, voir Wilson (2009, p. 369-395). 19. Entrée en vigueur le 1er janvier 2005, la loi fédérale n°122-FZ « Sur la monétisation des avantages sociaux » (O monetizacii l’got) prévoyait de remplacer un certain nombre d’avantages en nature dont bénéficiaient les catégories les moins favorisées de la population – comme les retraités, les anciens combattants et les invalides – par des compensations financières octroyées par les régions (Daucé & Walter, 2006). 20. À ce sujet, voir en particulier Clément (2006). VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » la Russie. Face à ces « ennemis du régime, qui haïssent la stabilité instaurée par Poutine, [qui] relèvent la tête et commencent à promettre ouvertement l’organisation d’une révolution du même genre en 2007-2008 » (Ivanov, 2008, p. 192), la réaction des dirigeants russes s’accompagne de réorganisations importantes au sein de Russie unie avec la création de deux clubs de réflexion : le club de la politique sociale conservatrice et le club du 4 novembre, d’orientation « conservatrice libérale ». Pour reprendre les termes de la charte rédigée par les représentants de ces deux clubs : « alors que les événements qui ont eu lieu en Ukraine ont donné le coup d’envoi anticipé de la campagne électorale (…) il faut honnêtement admettre que nous n’avons aujourd’hui tout simplement pas de conception idéologique claire21 ». La création de ces deux plateformes idéologiques n’est cependant qu’un des premiers jalons de la riposte des dirigeants russes à ceux qu’ils considèrent comme leurs opposants aussi bien en Russie qu’à l’étranger22. C’est surtout dans ce contexte que Vladislav Surkov définit un plan de développement politique de long terme pour la Russie en inventant la « démocratie souveraine ». Dans le discours qu’il prononce en février 2006 devant les cadres de Russie unie, Vladislav Surkov explique que le développement politique mais aussi économique de la Russie ne pourra se faire que si deux conditions stratégiques sont remplies : continuer la « politique de démocratisation23 » c’est-à-dire, précise-t-il, de « stabilisation » telle qu’elle est menée par Vladimir Poutine depuis le début des années 2000 mais aussi garantir la souveraineté de la Russie. Pour Surkov, après l’instauration d’un « régime oligarchique» durant la décennie précédente : « le Président redonne tout son sens au terme de “démocratie” à toutes les institutions démocratiques », à commencer par le fait que sa politique bénéficie du soutien de la majorité de la population. La notion de souveraineté y est envisagée dans le cadre d’une réflexion sur la concurrence à laquelle se livrent les pays dans la globalisation. Citant le poète Joseph Brodsky, Surkov assimile la globalisation à une guerre économique supranationale mais dont la victoire, en définitive, est nationale24. Dans cette situation, le représentant du Kremlin suppose que les États 21. Texte accessible sur le site du Centre pour la politique sociale-conservatrice : http://cskp. ru/about/manifest/31/ 22. Pour une présentation des enjeux, des modalités et des limites de cette riposte, voir Raviot (2008). 23. Cette citation et celles qui suivent sont tirées de ce discours « La démocratie souveraine, synonyme politique de compétitivité », accessible en russe à cette adresse : http://www. kreml.org/media/111622794 (dernier accès le 07.01.11). 24. « C’est l’équivalent d’une troisième guerre mondiale qui se dessine (…) Les combats d’une telle guerre auront un caractère supra-national, mais le triomphe sera toujours national – il sera celui du pays d’origine du vainqueur » (Brodsky, 1990, p. 33). 23 24 Clémentine Fauconnier ne seraient « maintenus en vie qu’autant que cela semble nécessaire » et de conclure : « Quand on nous dit que la souveraineté est une notion dépassée, tout comme l’État national, nous devons y réfléchir à deux fois ». L’invention de la doctrine de la démocratie souveraine s’appuie donc sur le constat que les États ne s’affaiblissent pas dans la globalisation25 mais bien au contraire se renforcent et sont même les principaux acteurs de cette guerre économique mondiale. Dans cette perspective, la redéfinition en termes de concurrence économique des relations avec les autres pays – qui, « non comme des ennemis, mais comme des concurrents (…) nous prendront tout jusqu’à la dernière paire de bottes, mais poliment, respectueusement, sans qu’il faille pour autant que nous ayons à nous en offusquer, puisque c’est normal » – permet de délégitimer toute velléité étrangère d’influer sur les processus politiques russes, que Surkov appelle les « technologies oranges », dans la perspective immédiate des élections de 2007-2008. Filant la métaphore économique, Vladislav Surkov définit alors la souveraineté comme « le synonyme politique de compétitivité». Il s’agit de créer les conditions politiques nécessaires pour que la Russie puisse prendre pleinement part à ce processus de globalisation. C’est d’ailleurs au nom d’arguments qu’il qualifie lui-même de « pragmatiques », que Vladislav Surkov montre la « nécessité évidente » pour la Russie d’être une démocratie : « seule une société basée sur l’égalité et la coopération de personnes libres peut être efficace et compétitive. (…) Si nous ne sommes pas une société ouverte démocratique, si nous ne nous intégrons pas dans l’économie mondiale, dans le système mondial de connaissance, alors nous n’aurons pas accès aux technologies contemporaines de l’Ouest, sans lesquelles, à mon sens, la modernisation de la Russie est impossible ». C’est à partir de cet objectif de modernisation que Vladislav Surkov distingue Russie unie de deux grandes tendances parmi les partis d’oppositions : d’une part, « ceux qui veulent faire un pas en arrière » qui seraient conduits aussi bien par les libéraux que les communistes et, d’autre part, « ceux qui veulent faire deux pas arrière » qu’il identifie aux mouvements « isolationnistes », antioccidentaux et racistes. Dès lors, c’est dans le but de mener à bien cette modernisation de la Russie qu’il recommande aux représentants de Russie unie « de tout faire pour garantir la domination du parti pendant au moins les dix-quinze années suivantes ». Affirmant qu’il s’agit d’une bataille qu’il faut aussi gagner sur le plan des idées26, Surkov insiste sur l’importance de l’approfondissement et de la diffusion 25. Sur le redéploiement et la formation des États dans la globalisation, voir Hibou (1999, p. 11-67) et Bayart (2004, p. 28-44). 26. « Au fur et à mesure que se développe la démocratie, la guerre de l’information s’intensifie la bataille pour gagner les esprits », http://www.kreml.org/media/111622794 (dernier accès le 31.01.10). VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » de l’idéologie du parti, qui selon lui, existe mais n’est pas formulée assez clairement pour la population. 2. « La formule des partis conservateurs : État, efficacité, modernisation27 » Dans ce premier long texte28 dont nous n’avons retenu ici que les grands traits, Vladislav Surkov, ne parle pas de conservatisme. Il fournit en revanche un cadre plus large dans lequel doit s’inscrire l’action de Russie unie – désormais censée être le mécanisme central de la continuité du pouvoir – et insiste sur la nécessité dans ce processus que l’idéologie joue désormais un rôle plus important dans l’identité du parti. Indépendamment de leur contenu même, la façon dont les idées interviennent dans la vie des organisations partisanes et la construction de leur identité sur la scène politique est très variable. L’étude comparative menée par le politiste américain Kenneth Janda sur les partis politiques entre 1950 et 1962, avait d’ailleurs montré qu’une petite minorité – 13 % – d’entre eux se référait continuellement à leurs textes là où 63 % ne s’appuyait sur aucun document doctrinal (Janda, 1980, p. 130-131)29. Dans le cas de Russie unie, c’est le manque d’intérêt pour les questions idéologiques au profit d’une rhétorique du rassemblement et de l’efficacité qui a prévalu durant la première phase de construction du parti. Dès avril 2001, dans le manifeste conjointement signé par les représentants des deux blocs électoraux Unité et Patrie-toute-la Russie, ceux-ci affirmaient avoir comme « point commun d’être étrangers au radicalisme et au doctrinarisme idéologique30 ». De même, lors du second congrès du parti en mars 2003, le député à la Douma, Oleg Morozov, affirmait : « un parti qui veut refléter l’opinion de la majorité doit placer les objectifs nationaux plus haut que n’importe quelle idéologie31 ». Et si les représentants de Russie unie, durant les premières années de son existence, se référaient au conservatisme, c’était davantage pour caractériser leur approche de l’action politique32 que pour définir de façon précise l’idéologie de leur parti. Celle-ci 27. Titre du chapitre d’introduction du tome consacré aux partis politiques conservateurs (Simonov, 2006, p. 3). 28. Le discours de février 2006 est le premier d’une série d’autres interventions de Vladislav Surkov dont les principales ont été réunies dans Surkov, 2008. 29. Sur la différenciation des partis du point de vue de leur « intensité doctrinale », voir Dézé, 2007, p. 260 et 280-281. 30. http://old.edinros.ru/news.html?rid=296&id=76940 (dernier accès le 10.01.11). 31. http://old.edinros.ru/news.html?id=2753 (dernier accès le 10.01.11). 32. Ce dont témoigne le Manifeste du parti adopté en mars 2003 : « Cela ne veut pas dire que nous sommes contre le changement : nous sommes pour les changements en faveur de la société dans son ensemble. Nous observons le principe suivant : garder, tout ce qu’il ne faut pas ne pas garder, changer tout ce qu’il ne faut pas ne pas changer ! », http://old.edinros. ru/news.html?id=3452 (dernier accès le 10.01.11). 25 26 Clémentine Fauconnier est invoquée dans la construction de l’identité partisane de Russie unie non pas au moment de la création du parti et de la conquête de la majorité mais, dans un second temps, en tant que facteur de consolidation et de garantie de sa domination à plus long terme. Le renforcement idéologique au sein de Russie unie suit bien les recommandations émises par Vladislav Surkov à la fin de son discours de février 2006, néanmoins, la doctrine de la « démocratie souveraine » n’intervient pas sur le même plan stratégique que le conservatisme. Interrogé à ce sujet, l’un des représentants du Centre de la politique sociale-conservatrice (Centr social’no-konservativnoj politiki)33 précise que la théorisation de la démocratie souveraine s’adresse prioritairement aux « partenaires extérieurs » à la Russie alors que l’assimilation du conservatisme comme idéologie de Russie unie vise à mieux déterminer la place et le rôle du parti du pouvoir dans le paysage russe34. Cependant, l’utilisation du terme de « conservatisme » inscrit de fait le parti du pouvoir au sein d’une famille politique qui dépasse les frontières nationales tout en fournissant aux dirigeants russes des éléments de réponse aux critiques extérieures. Le bénéfice qu’ils tirent de l’emploi de ce mot est double : ils peuvent prétendre que la Russie n’a pas à justifier le fonctionnement de son système politique tout en revendiquant une certaine normalisation en comparant Russie unie à d’autres partis à l’étranger. La reformulation – par Vladislav Surkov – des relations entre les États en termes de compétition économique visait, en effet, moins à affirmer l’idée d’une voie de développement spécifique qu’à rendre suspecte toute critique de la trajectoire politique de la Russie formulée depuis l’étranger. Elle n’interdisait alors pas la réappropriation stratégique – « pragmatique » – des objectifs de « démocratie» ou de « modernisation »35. La définition de Russie unie comme un parti conservateur procède de la même logique. Elle permet, en effet, aux représentants du parti de revisiter de façon sélective un certain nombre de références théoriques et de se réclamer de partis politiques étrangers pour produire leur propre définition du conservatisme. La publication en 2006 d’une série de trois ouvrages, rédigés sous la direction d’Oleg Morozov – premier adjoint du Président de la Douma et membre du bureau du conseil suprême de Russie unie – constitue l’un 33. Un laboratoire d’idées créé en 2005 et chargé de coordonner les activités entre les clubs de discussion rattachés au parti. 34. Entretien mené en octobre 2009 dans les locaux du Centre de la politique sociale-conservatrice à Moscou. 35. Dans la définition de ces termes, Vladislav Surkov soulignait la distinction entre les discours tenus aux dirigeants russes et le mode de fonctionnement des régimes démocratiques. Sur cet écart, voir notamment le thème du renforcement des États dans la globalisation dans la première partie. VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » des premiers résultats de l’activité doctrinale conduite par Russie unie. Intitulés respectivement, Idées, Leaders et Actions, chaque tome – consacré à la présentation de penseurs, de dirigeants et de partis politiques « conservateurs » russes et étrangers – s’ouvre sur un texte d’introduction36 qui synthétise l’apport de ces différentes expériences dans l’élaboration du portrait de l’homme politique conservateur russe. L’homme politique conservateur est tout d’abord présenté comme un modernisateur. Le premier enjeu est de clarifier un possible malentendu – qui d’ailleurs ne serait pas propre à la Russie mais toucherait les conservateurs en général37 – et de montrer comment l’action politique telle que les conservateurs l’envisagent consiste non pas à vouloir empêcher tout changement mais, bien au contraire, à le réaliser dans les meilleures conditions possibles afin qu’il aboutisse. Konstantin Simonov38 dans l’introduction du tome consacré aux partis politiques précise ainsi d’emblée : « très souvent on considère les conservateurs comme des réactionnaires qui combattent le moindre changement et rêvent de figer la société. Cette interprétation a fait long feu… » (Simonov, 2006, p. 3). La modernisation que les conservateurs mènent est « raisonnée » et ne s’effectue pas « pour le plaisir de changer mais pour augmenter l’efficacité du système politique et économique » (Ibid. p. 3). Ce n’est donc pas le refus du changement qui fait la spécificité des conservateurs mais les moyens qu’ils utilisent et les fins qu’ils poursuivent. Dans ses actions, le conservateur est réaliste : « son but n’est pas de faire du bruit, de chercher à se couvrir de gloire mais d’apporter des solutions aux questions les plus simples mais les plus importantes pour les gens » (Morozov, 2006b). En cela, le conservatisme se définit moins par un contenu idéologique – la défense d’un système politique en particulier, d’un modèle de régulation économique39 – que par une approche, une façon de conduire la modernisation, progressive, concrète, avant tout respectueuse des institutions sociales déjà existantes et de la population. 36. Outre quelques pages de présentation rédigées par Oleg Morozov, les introductions de chacun de ces tomes ont été rédigées par, ceux que l’on appelle dans la langue politique russe, des polittekhnolog – des politistes proches du pouvoir, qui se chargent de la communication des hommes et des partis politiques –, Konstantin Simonov, Dmitrij Orlov et Leonid Poljakov. 37. « Depuis 1848, les partis conservateurs ont pour la plupart cessé d’être réactionnaires, mais on continue à tort à les considérer comme tels » (Simonov, 2006, p. 3). 38. Konstantin Simonov est professeur au département de philosophie politique du MGU. Au moment de la rédaction de ces ouvrages, il présidait le Centre de la conjoncture politique russe (Centr političeskoj kon’’junktury Rossii), laboratoire d’idées proche du pouvoir. Le vice-président de ce club était alors Vitalij Ivanov, l’auteur de l’ouvrage précédemment cité : Istorija Edinoj Rossii. 39. « Peut-on dire que le conservateur défend un système politique en particulier, un modèle de régulation économique ou d’une doctrine ? Bien sûr que non » (Orlov, 2006c, p. 3). 27 28 Clémentine Fauconnier « L’antidogmatisme fait la force du conservateur, la capacité à trouver et formuler des idées et des valeurs, grâce auxquelles il entend préserver les fondements de la société » (Orlov, 2006c, p. 4). C’est en cela que le conservatisme se distingue du libéralisme et du socialisme – identifiés comme les deux autres principales idéologies –, tous deux qualifiés de « radicalisme » dans la mesure où leurs représentants, en cherchant à remplacer rapidement les anciennes institutions par de nouvelles, « mettent en œuvre des ingénieries sociales utopiques » (Ibid., p. 7) qui fragilisent voire détruisent les fondements mêmes des sociétés. Aux yeux des conservateurs, ces deux idéologies s’avèrent donc non seulement contreproductives mais aussi coûteuses pour la population. En ce sens, ces derniers estiment que le respect des traditions, de l’ordre qui préexiste constitue non pas un obstacle mais une ressource, la condition même de la réussite de la modernisation qu’ils mènent. « La responsabilité devant la société et chacun de ses membres est le trait distinctif de l’homme politique conservateur russe » (Ibid., p. 6). Les représentants de Russie unie, lorsqu’ils se réfèrent à cette notion de responsabilité, récurrente dans les discours qu’ils tiennent depuis la fondation du parti, cherchent à préciser la nature du lien instauré entre le pouvoir et la population. Le respect de l’ordre préexistant, la mise en œuvre de réformes progressives sont, dans leur esprit, autant de moyens de ne pas imposer à la population des réformes violentes, mal menées, souvent assimilées à des expérimentations dangereuses : « Les conservateurs ont peur que le développement de la société suive une voie délétère, que l’État soit sapé par des expérimentations politiques et économiques inconséquentes » (Simonov, 2006, p. 3). Konstantin Simonov enchaîne alors : « les conservateurs sont des gosudarstvenniki – les partisans non pas d’un État total mais d’un État efficace» (Ibid., p. 4)40. Dans cette perspective, c’est l’État qui est le garant de la stabilité. Lui seul peut assurer que le respect des institutions sociales déjà existantes et le processus de modernisation économique et politique sont bien compatibles. De même Dmitrij Orlov, dans l’introduction du tome consacré aux dirigeants conservateurs, décrit l’État comme une « valeur inaliénable : c’est lui – et seulement lui qui peut être le principal acteur de la politique conservatrice » (Orlov, 2006c, p. 4). À ce titre, il faut – et c’est la tâche des conservateurs – non seulement le préserver, œuvrer à sa construction mais encore en faire l’acteur même de la modernisation. 40. Sur le patriotisme russe comme étatisme, « c’est-à-dire un attachement à l’État, à ses incarnations symboliques, à son histoire, à sa souveraineté, à sa puissance ainsi qu’aux titulaires des plus hautes fonctions de l’État », Raviot (2007b, p. 10). VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » 3. L’approche « conservatrice », garante de la construction de l’État face au radicalisme des oppositions Le contenu donné à la notion de conservatisme pour caractériser à partir de 2006 l’idéologie de Russie unie ne semble guère correspondre à la conception historique du conservatisme né au début du XIXe siècle en réaction à la Révolution française et à la montée du libéralisme41. Elle diffère également de la définition spontanée et plus large du conservatisme comme défense des traditions (Parenteau & Parenteau, 2008). Certes, le tome consacré aux penseurs conservateurs fait référence à Edmund Burke et Michael Oakeshott, mais il cite également Confucius et Platon élargissant alors considérablement le corpus traditionnellement rattaché au conservatisme (Hoffman & Graham, 2006, p. 197-207). En cela, la définition du conservatisme proposée ici relève bien d’un « bricolage idéologique »42, qu’il est sans doute moins heuristique d’envisager du point de vue de l’histoire des idées43 que de celui des transformations des stratégies de légitimation du pouvoir et de disqualification des oppositions. « Qu’y a-t-il de commun entre Ivan III et Richelieu, Alexandre III et Théodore Roosevelt, Winston Churchill et Charles de Gaulle, Ronald Reagan et Deng Xiaoping ? Avant tout le traditionalisme vis-à-vis des institutions sociales déjà existantes, la capacité à prendre les décisions optimales dans des situations qui n’ont rien d’idéal » (Orlov, 2006c, p. 3). L’énumération faite par le politiste Dmitrij Orlov en introduction de l’ouvrage Leaders est révélatrice de l’usage des exemples historiques, russes ou étrangers, dans la recherche – ou l’invention – d’une tradition conservatrice dont les représentants de Russie unie pourraient se réclamer. Ces références montrent que, pour ses tenants, le conservatisme est une approche de l’action politique, dictée par des conditions historiques spécifiques, au-delà des distinctions entre les régimes politiques. Bien qu’ils ne remettent pas explicitement en question la compétition politique, les représentants de Russie unie, en se réclamant des exemples japonais, allemands ou français d’après guerre44, insistent sur la façon dont, dans les 41. Dan et Ianic Parenteau soulignent que si l’ouvrage publié en 1790 par Edmund Burke, Réflexions sur la révolution de France, « représente la première tentative de théorisation du conservatisme », ils précisent néanmoins que « c’est l’écrivain français Chateaubriand qui, en fondant dans les années 1820 un journal nommé Le conservateur, aurait pour la première fois utilisé ce terme dans le sens qu’on lui prête encore aujourd’hui» (Parenteau & Parenteau, 2008, p. 67). 42. Dans ce cas, l’expert s’apparente à un « conseiller du prince », il produit une théorie ajustée aux exigences partisanes ou les seconderait (Matonti, 1996, p. 95). 43. En se fondant sur une définition a priori du conservatisme, l’on envisagerait celle produite par les représentants de Russie unie. Une telle approche s’inscrit dans le prolongement de la démarche de Sergej Prozorov, (Prozorov, 2005, p. 122). 44. Ces trois exemples – PLD, CDU et parti gaulliste – sont présentés dans le tome consacré aux « partis conservateurs », ils sont repris par Andrej Isaev dans son discours de présentation du projet « Expériences mondiales de modernisation conservatrice » évoqué en intro- 29 30 Clémentine Fauconnier régimes démocratiques, ces processus de modernisation ont souvent été permis par la suprématie – à plus ou moins long terme45 – d’un parti dans le paysage politique. En ce sens, la conception qu’ont les représentants de Russie unie du conservatisme vient étoffer l’argumentaire « séquentialiste » – évoqué en introduction – utilisé par les dirigeants russes et selon lequel la construction de l’État, la stabilisation politique que garantit la domination de Russie unie constitue une première étape indispensable avant toute pluralisation du régime. Par ailleurs, ces partisans en se disant conservateurs identifient les « libéraux » et les « socialistes »46 comme leurs opposants. Si, dans son texte de février 2006, Vladislav Surkov avait évoqué deux catégories d’opposition47, de toute évidence, les représentants de Russie unie ne se concentrent plus que sur les oppositions autorisées. Celles-ci sont considérées comme des formes de « radicalisme » et, bien que porteuses de deux idéologies concurrentes, elles tendent à être confondues ; leur assimilation permet de faire ressortir non pas la volonté de modernisation de Russie unie – par opposition à ceux qui la refuseraient – mais sa façon de la conduire. La définition – particulièrement souple – du conservatisme, se réfère moins à un contenu doctrinal précis qu’à une conception de l’action politique ; elle prolonge la stratégie « centriste » des premières années d’existence du parti et, ce faisant, met doublement en porte à faux les oppositions. Tout d’abord, la condamnation des réformes rapides et violentes au nom de la mise en danger de l’État et du préjudice porté à la population permet, dans la continuité du discours sur la démocratie souveraine, de délégitimer les mouvements ou velléités révolutionnaires48 mais aussi tout candidat à l’alternance, laquelle constitue l’interruption forcément préjudiciable d’une action politique qui se veut harmonieuse et régulière sur le long terme. De plus, le fait que l’homme politique conservateur soit supposé agir duction. Voir : http://www.edinros.ru/text.shtml?11/1107,110759 (dernier accès le 10.01.11). 45. Le cas du Parti Libéral-Démocrate– qui a dominé le paysage politique japonais presque sans discontinuer entre 1955 et 2009 – est ainsi souvent repris dans les discours des représentants du parti pour montrer que la prépondérance sur le long terme d’une force politique n’est pas incompatible avec un régime démocratique. 46. Voir la seconde partie. Si le parti Russie juste se réclame bien du socialisme, le terme désigne cependant l’opposition de la gauche représentée à la Douma en général c’est-à-dire Russie juste et le Parti Communiste. 47. Les libéraux et les communistes qui veulent « faire un pas en arrière » d’une part, les mouvements « isolationnistes, anti-occidentaux et racistes » qui veulent « faire deux pas en arrière », d’autre part, voir la fin de la première partie. 48. Si une telle définition du conservatisme comme pensée antirévolutionnaire vise en premier lieu à rendre illégitimes les révolutions colorées, elle distingue aussi le conservatisme défendu par Russie unie des thèses prônées par la droite russe extraparlementaire qui se réclament de la « révolution conservatrice » et dont il n’est – à notre connaissance – pas fait mention dans les ouvrages et les documents consacrés à l’idéologie de Russie unie. VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » en s’adaptant au contexte concret dans lequel il se trouve lui octroie – au moins sur le plan rhétorique – une grande marge de manœuvre. Il peut ainsi, dans le contenu même de son action politique, s’inspirer tantôt du libéralisme tantôt du socialisme, sans avoir à justifier ses revirements autrement que par les circonstances qui l’exigent. Cette souplesse autorise même la création d’ « hybrides »49 que sont les clubs social-conservateur et libéral-conservateur50. Si on peut s’interroger sur la façon dont l’existence de ces clubs permet de garantir un relatif pluralisme à l’intérieur du parti, précisons qu’ils ne sont toutefois pas destinés à devenir des fractions internes qui représenteraient des tendances au sein de Russie unie. Il est vrai qu’ils visent à organiser – et mettre en avant – une certaine délibération au sein de Russie unie. Cependant, les représentants du Centre de la politique sociale-conservatrice51 insistent sur le fait que l’appartenance à un club ne concerne, pour l’instant, qu’une minorité des représentants et élus de Russie unie et surtout, elle relève moins d’un choix idéologique – puisque tous ont en commun d’être conservateurs – que des thématiques concrètes qui y sont rattachées ou encore des champs de compétence des intéressés52. En outre, l’organisation depuis 2008 à Moscou, 2010 dans certaines régions, d’ « écoles de politique russe » (Školy Rossijskoj politiki) constitue la première tentative systématique de formation idéologique des cadres de Russie unie. Destinées prioritairement aux « jeunes » – âgés de 22 à 35 ans –, ces sessions permettent durant une ou deux semaines aux participants de rencontrer les représentants des clubs de Russie unie. En trois ans, une centaine de personnes ont suivi ces stages, parmi lesquels très peu d’élus. Ainsi, en dépit de cette tentative de propager leur conception du conservatisme, l’activité idéologique des partisans de Russie unie demeure – pour le moment et même si elle tend à se développer – assez circonscrite au sein du parti53. Enfin, les références au socialisme et au libéralisme permettent autant de relier l’action de Poutine à l’histoire récente de la Russie en visant notam49. C’est ainsi que Leonid Poljakov les qualifie dans le chapitre qu’il consacre à l’histoire de Russie unie, en introduction au tome sur les penseurs conservateurs (Poljakov, 2006a, p. 7). Le terme d’ « hybride », n’a cependant pas été repris ensuite par les représentants du parti. 50. Tous deux ont été créés durant l’année 2005, avant la création début 2008 du club « étatico-patriotique » (gosudarstvenno-patriotičeskij klub). 51. Évoqué dans la seconde partie et chargé d’organiser les discussions entre ces clubs. 52. C’est ce qui ressort d’un entretien mené à Moscou avec l’un des fondateurs du Centre en avril 2010. 53. Lors d’une enquête de terrain réalisée à l’automne 2010 dans la région de Novgorod, la plupart des élus régionaux et locaux de Russie unie, interrogés sur leur positionnement par rapport à la notion de conservatisme et le travail idéologique mené à l’intérieur du parti, ont ainsi répondu qu’ils n’étaient pas compétents pour répondre et qu’il fallait pour cela s’adresser « à ceux qui sont chargés de ces questions dans le parti ». 31 32 Clémentine Fauconnier ment les échecs des réformes libérales durant les années 1990 que de viser l’opposition de gauche portée par le mécontentement social né de la loi sur la monétisation des avantages sociaux. Pourtant, lorsque Konstantin Simonov compare les conservateurs actuels à « des équipes de secours qui corrigent les erreurs des socialistes et des libéraux » (Simonov, 2006b, p. 4), il n’évoque pas seulement l’action des dirigeants russes actuels mais aussi un certain nombre de d’hommes et de femmes politiques, Ronald Reagan et Margaret Thatcher notamment, qui, durant les années 1980 ont dû, selon lui, « remédier aux échecs des sociaux-démocrates » (Ibid.). Ainsi l’intérêt de la définition du conservatisme produite par les représentants de Russie unie réside dans la combinaison entre les comparaisons diachroniques et synchroniques. La diversité de ces références montre, en effet, que les stratégies de légitimation des dirigeants russes ne se réduisent pas à une argumentation culturaliste fondée sur l’affirmation de l’exceptionnalité d’une trajectoire politique. Elles visent, au contraire, à inscrire le projet du parti du pouvoir dans un courant, une famille de pensée politique plus générale dont on souligne l’actualité. De nouveau, c’est l’opposition entre conservatisme d’une part, libéralisme et socialisme d’autre part qui rend possible cette articulation : « chaque pays a son propre conservatisme – à la différence du socialisme et du libéralisme –, ce n’est pas un emprunt » (Morozov, 2006a, p. 4). Au pragmatisme de Vladislav Surkov qui justifie en partie la nécessité de construire l’État russe au nom du renforcement général des États dans la globalisation, répond le constat de Konstantin Simonov sur les succès rencontrés par les partis conservateurs dans de nombreux pays : « on observe actuellement dans le monde une nouvelle montée en puissance des partis conservateurs. Ils ont obtenu la majorité en Allemagne et au Japon, c’est un président conservateur qui effectue son second mandat à la maison blanche américaine, les conservateurs sont à la tête des exécutifs italiens et français » (Simonov, 2006b, p. 3)54. Conclusion En septembre 2005, Boris Gryzlov – le chef du conseil suprême de Russie unie et Président de la douma – accordait à la presse russe une interview dans laquelle il revenait sur l’importance du rôle que devaient jouer les partis dans la vie politique. Il expliquait alors que l’une des causes de l’échec du PCUS avait été de ne pas comprendre que la société était plurielle et qu’un parti – par définition – ne peut refléter qu’une fraction de la société55. Cette première citation fait écho au commentaire du 54. Rappelons que ce texte date de 2006. 55. Voir la retranscription de l’interview du 20 septembre 2005 sur le site du parti : http:// www.edinros.ru/text.shtml?5/2155,[rubrid] (dernier accès le 01.02.10) VOLUME 42, mars 2011 Conflit et compétition politiques dans la « démocratie souveraine » Secrétaire régional de Russie unie dans l’oblast de Novgorod qui, à l’issue des élections locales qui s’étaient tenues en 2008, avait déclaré : « Le résultat des élections passées souligne la maturité des liens qui se forment entre les partis politiques. (…) Je voudrais citer le Président, les batailles politiques ne doivent pas faire basculer dans le chaos le système qui est en train de voir le jour dans notre pays. Chaque parti a sa place et son travail. Pour nous la victoire, c’est une responsabilité56 ». La théorisation du conservatisme, tel que les représentants de Russie unie s’en réclament, se situe dans la continuité de ces deux déclarations. Elle prolonge ainsi la politique conduite par le Kremlin consistant à reconnaître le droit à ce qu’un certain pluralisme politique soit représenté – par les partis autorisés –, tout en délégitimant d’emblée l’éventuel avènement d’un pluralisme politique au sens fort57. Comme nous l’avons soulevé, la référence au conservatisme s’accompagne, en effet, d’une description plus générale du paysage politique russe où les conservateurs ont pour opposants les libéraux d’une part et les socialistes d’autre part. Ceux-ci sont néanmoins présentés comme légitimes dans la mesure où ils sont chargés d’incarner la diversité de la société, d’autant que les partis qui les représentent peuvent prendre part aux élections, à la différence des groupes politiques que les différentes réformes sur les partis et les élections ont exclu du jeu électoral. En distinguant d’une part les conservateurs – ou, en d’autres termes, les « partisans de l’État » (gosudarsvenniki) – aux libéraux et socialistes – supposés agir au nom de différents groupes de la société dont les intérêts peuvent rentrer en conflit –, Russie unie entend surplomber ce que ses idéologues qualifient de « radicalisme». Dans un contexte où les dirigeants russes font de l’État le garant contre le conflit auquel aboutiraient immanquablement les disparités entre les différentes franges de la société, le caractère intégrateur du conservatisme, tel qu’il est défini par Russie unie – qui peut, selon les circonstances, être libéral-conservateur ou social-conservateur – participe ainsi de cette entreprise de création par le haut d’un système partisan. Décrit à l’aide de catégories générales grâce 56. Notons qu’à l’issue de ces élections locales, organisées en même temps que les élections présidentielles, Russie unie avait conservé la mairie de Velikij Novgorod avec le soutien proclamé de Russie juste, de Pouvoir Civil (Graždanskaja Sila) et le parti agrarien – tandis que celle pour la Douma de la capitale administrative ont débouché sur la création d’une fraction unique – celle de Russie unie –, les autres élus étant des indépendants. Voir la déclaration de Sergej Fabričnyj sur le site de la fédération régionale de Russie unie dans l’oblast de Novgorod : http://edinros.nov.ru/index.php?mmm=news&year=2008&month=03&id=18 1 (dernier accès le 01.02.10). 57. C’est-à-dire l’affrontement de différentes forces dans le cadre d’une compétition électorale à l’issue de laquelle l’opposition pourrait gagner sans que le régime n’ait, pour autant, à traverser une crise. Pour plus de précisions sur cette définition minimale de la démocratie, voir Schumpeter (1990, pp. 354 et suivantes). 33 34 Clémentine Fauconnier auxquelles il peut se rapprocher de tel ou tel modèle étranger, ce système se distingue par l’asymétrie entre le parti du pouvoir qui domine et les oppositions minoritaires mais néanmoins autorisées à la différence des forces politiques marginalisées qui, évincées du paysage politique, ne sont même plus mentionnées. Références bibliographiques Bayart Jean-François (2004), Le gouvernement du monde, Paris : Fayard. Brodsky Joseph (1990), « Vu d’un manège », Le courrier de l’UNESCO, Juin, pp. 31-36 ; http://unesdoc.unesco.org/images/0008/000860/086025fo.pdf Burke Edmond (1790), Réflexions sur la révolution de France, et sur les procédés de certaines sociétés, relatifs à cette révolution. Extrait du livre de M. Burke, London ; Paris : chez les marchands de nouveautés. 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