La religion
Religion et spéculation
Laurent Giassi
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr
Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute
reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande
d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer
librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.
C’est un lieu commun de dire à la suite de Heine 1que la philosophie
classique allemande est « la dernière conséquence du protestantisme ». De
l’Aufklärung à Feuerbach on peut identifier une séquence historique qui
commence par la définition du noyau rationnel de la religion2 et s’achève
dans la négation anthropologique de celle-ci. Entre ces deux limites se
trouve un moment particulier les figures éminentes de la spéculation
Fichte3, Schelling4, Hegel5 intègrent la religion à leur système. Cette
séquence a ceci d’original qu’elle ne fait pas de la religion un phénomène
atavique dépassé car, par la négation anthropologique de la religion,
Feuerbach veut aussi préserver le quid proprium de la religion, ce qu’elle a
d’essentiel pour l’homme. La philosophie allemande effectue une
rationalisation de la religion qui est plus qu’une critique du fait religieux. La
religion permet de critiquer le rationalisme froid des Lumières, puis dans la
période des grands systèmes elle a une place particulière dans la pensée de
l’Absolu et dans l’économie de la Révélation divine. Cela ne va pas sans un
coup de force : la religion est dépossédée de son rôle essentiel, pour devenir
1 Heine, De l’Allemagne, Paris, 1855.
2 Lessing, L’éducation du genre humain (1780).
3 Fichte, L’initiation à la vie bienheureuse
4 Schelling, Philosophie de la Mythologie, Philosophie de la Révélation.
5 Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion.
www.philopsis.fr
© Philopsis Laurent Giassi
2
une présupposition du discours philosophique autofondateur, ce qui entraîne
des résistances de la part de ceux qui soulignent son irréductibilité face à la
raison spéculative6.
Ensuite il faut bien distinguer ce qui relève de la religion et de la
théologie. La théologie comme discipline particulière dans le cadre de la
métaphysique occidentale étudie Dieu par la raison. La religion a pourtant
une dimension globale : elle englobe ce qui relève de la subjectivité
religieuse au sens étroit, la sphère de l’Erlebnis religieuse, mais elle renvoie
aussi à l’unification symbolique d’une société par des représentations, des
croyances, et elle réalise cette unification par des rites et un culte approprié.
Il y a donc une dimension objective, institutionnelle de la religion qui se
traduit par la formation d’une ou de plusieurs communautés (Églises). Dire
que la religion ne parle que de Dieu, c’est la confondre avec la théologie et
donc sacrifier la dimension subjective, intersubjective et institutionnelle de
la religion. Dire que la religion présuppose un culte, des rites, des doctrines,
c’est considérer que l’approche historique et sociologique est la seule
pertinente pour traiter du fait religieux. Considérer la religion à partir de
l’Erlebnis religieuse, ce serait affirmer la primauté de l’expérience
subjective sur l’institution. Or ce qu’on trouve dans la philosophie classique
allemande c’est une analyse de la religion qui fait intervenir ces différents
aspects : la dimension subjective, intersubjective et ontologique de la
religion. La dimension subjective correspond à l’expérience religieuse sui
generis, la dimension intersubjective renvoie à l’Église comme communauté
de croyants, la définition ontologique correspond à la représentation
religieuse de l’Absolu. Il va de soi que quand on distingue ces trois
dimensions, cela ne signifie pas qu’elles sont en soi séparées : par exemple
chez Schleiermacher la religion est à la fois subjective c’est une expérience
personnelle, intersubjective elle est vécue en communauté, et
ontologique elle est intuition de l’Infini, de l’Univers. Cependant c’est la
dimension personnelle qui l’emporte car chaque individu devient une sorte
de médiateur inspiré qui communique aux autres sa vision de l’Univers.
On se propose d’illustrer ici chacune de ces dimensions de la religion :
la dimension subjective avec Schleiermacher, la dimension ontologique avec
Jacobi et Schelling, la dimension intersubjective avec Hegel.
I. La dimension subjective de la religion : intuition de
l’univers et sentiment de dépendance chez Schleiermacher
Par cette expression on entend le primat donné à l’expérience
personnelle de la religion, considérée comme expérience valable de plein
droit face à la critique des Lumières et à la dogmatique de l’Église. Le sujet
éprouve immédiatement la présence du divin en lui et hors de lui, ce qui en
fait une expérience supra-rationnelle ce qui s’oppose aux Lumières qui
font de la raison le critère de la religion. L’implication affective, la
participation active du sujet dans cette expérience interdisent d’en faire
l’application de principes figés ceci contre la dogmatique. L’auteur qui
correspond à cette définition de la religion est le philosophe et théologien
6 Schlegel, Philosophie de la vie.
www.philopsis.fr
© Philopsis Laurent Giassi
3
Schleiermacher. Dans les Discours sur la religion à ceux de ses
contempteurs qui sont des esprits cultivés (1799) Schleiermacher développe
une conception libérale de la religion qui autorise toutes les variations et les
variantes personnelles7. Parler de romantisme dans ce cas serait trop général
car Schleiermacher défend une conception de la virtuosité religieuse qui fait
de la religion une intuition esthétique et cosmique de l’être8. Par ce que
l’orthodoxie traitait comme hérésie, libre interprétation d’un contenu
doctrinal, devient le principe même de la croyance car sans cette
appropriation personnelle de la religion, la foi resterait lettre morte.
Comme l’indique le titre des Reden, il ne s’agit pas de faire une
énième apologie de la religion : l’époque Bossuet voyait le doigt de Dieu
dans le changement des Empires est révolue9 et l’apologie de la religion
chrétienne par les miracles n’a plus de force après la critique des Lumières.
Ce ne sont ni les gentiles ni les athées qu’il faut convaincre mais les hommes
cultivés qui tiennent la religion pour une chose du passé, dépassée. Ce qui
fait obstacle à la bonne compréhension de la religion, selon Schleiermacher,
c’est que les hommes cultivés s’en font une représentation superficielle :
« Vous pensez que les pivots de toute religion sont la crainte à l’égard
d’un Être éternel d’une part, et d’autre part le calcul sur la croyance en un
autre monde ; et cela vous est d’une façon générale odieux. »10
Dès le premier Discours Schleiermacher donne le terme clef qui
permettra de lever ces préjugés: la religion est une expérience globale qui
saisit le sujet dans une Befindlichkeit spécifique, elle émeut l’esprit et forme
une « intuition étonnée de l’Infini »11. En faisant de la religion un point de
vue affectif et esthétique sur le monde il est possible de rejeter la conception
instrumentale de la religion partagée par ceux qui en font un soutien des
pouvoirs établis, y compris les Lumières qui en font une morale pour la
masse. Ces préliminaires servent d’arrière-plan à la définition de l’essence
de la religion. L’erreur habituelle que l’on commet à son sujet, c’est de la
confondre avec la morale et la métaphysique sous prétexte qu’elles ont en
commun le même objet, « à savoir l’Univers et le rapport de l’homme avec
cet Univers ». C’est pourquoi des concepts métaphysiques et moraux ont
pénétré dans la religion et inversement des concepts religieux dans la
métaphysique et la morale12. Si l’objet de la religion était un Être Suprême
ou le Législateur moral de l’humanité13, l’’expérience religieuse cesserait
d’être ce qu’elle est, « création originelle », pour devenir dépendante de la
philosophie théorétique et de la philosophie pratique14.
7 Schleiermacher, Discours sur la religion, Aubier, 1944.
8 Dans les éditions ultérieures des Reden, 1806 et 1821, Schleiermacher prendra soin
de gommer cette dimension artiste du fait religieux en supprimant le terme de virtuose utilisé
quinze fois dans l’édition de 1799.
9 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle.
10 Discours sur la religion, Premier Discours, p. 132.
11 Ibid., p. 135.
12 Second Discours, p. 145.
13 Ibid., p. 147.
14 Ibid., p. 149.
www.philopsis.fr
© Philopsis Laurent Giassi
4
« [La religion] ne cherche pas à déterminer et expliquer l’univers
d’après sa nature à lui comme fait la métaphysique ; elle ne cherche pas à le
perfectionner et l’achever par le développement de la liberté et du divin libre-
arbitre de l’homme ainsi que le fait la morale. En son essence, elle n’est ni
pensée ni action, mais contemplation intuitive et sentiment. Elle veut
contempler intuitivement l’Univers ; elle veut l’épier pieusement dans les
manifestations et les actes qui lui sont propres ; elle veut se laisser, dans une
passivité d’enfant, saisir et envahir par ses influences directes. »15
Il ne faut donc pas s’étonner que Schleiermacher rejette l’opposition
entre la religion naturelle et les religions positives : chaque religion étant un
point de vue particulier sur l’Univers est une manifestation de la « religion
éternelle »16, de la religion infinie. Ce qui caractérise individuellement une
religion ce n’est pas une quantité déterminée d’intuitions et sentiments que
chacun devrait posséder, car toute systématisation de l’intuition religieuse
est unilatérale et rend sectaire. On ne saurait mieux dire que l’orthodoxie est
par principe une tyrannie spirituelle. Il est impossible de fixer a priori les
cadres de l’expérience religieuse : d’abord les croyants n’ont pas une
intuition religieuse stable, car celle-ci évolue au cours du temps et de la
vie17. Ensuite la religion totale n’existe que « dans une succession infinie de
figures qui surgissent et passent », chacune étant une intuition centrale sui
generis de l’Univers18. La multiplicité des religions et la totalité de l’Univers
se reflètent réciproquement : l’Univers est incommensurable comme les
subjectivités religieuses sont uniques et leur vision religieuse du monde
originale. La religion naturelle n’est qu’un abstractum de la raison, c’est la
réduction de la religion à des vérités morales et philosophiques, bref une
religion sans religion, une religion indéterminée, tout au plus, un
pressentiment de l’intuition de l’Univers. L’idée d’une religion indéterminée
est tout aussi absurde que celle d’une âme qui s’incarne dans l’homme en
soi19. Le noyau religieux n’est pas rationnel comme le croient les Lumières
car une fois enlevée l’enveloppe historique, la positivité contingente, on
trouvera l’intuition religieuse ou intuition infinie20 . Comme on le voit
l’originalité de Schleiermacher est de définir une nouvelle approche de la
religion en excluant l’orthodoxie qui a tué l’esprit par la lettre, et en rejetant
le rationalisme qui ne voit dans la religion que l’expression naïve de vérités
morales universelles. Généralement le retour à l’origine se veut un retour au
texte, c’est une approche fondamentaliste. Ici le retour à l’origine n’est pas
un retour à la pureté des commencements, au texte débarrassé de ses gloses
inutiles, c’est un retour au centre, à l’intuition de l’Univers, donc à la
relation du centre à sa périphérie, expérience qui se fait sans dépendre de
l’institution religieuse. Pour éviter de donner l’impression d’une indifférence
à la qualité de cette intuition Schleiermacher passe de l’essence de la religion
à une religion déterminée, la religion chrétienne. Le christianisme serait ainsi
supérieur au judaïsme par son intuition de l’Univers :
15 Ibid., p. 151.
16 Cinquième Discours, p. 281.
17 Ibid., p. 284-285.
18 Ibid., p. 289-290.
19 Ibid., p. 299-301.
20 Ibid., p. 304.
www.philopsis.fr
© Philopsis Laurent Giassi
5
« Cette intuition n’est autre que celle de l’universelle opposition de
tout ce qui est fini à l’égard de l’Unité du tout, et celle de la façon dont la
Divini traite cette opposition, atténue par des médiations cette hostilité à
son propre égard, et limite le grandissant éloignement, en parsemant
l’ensemble de points isolés, qui participent à la fois du fini et de l’infini, de
l’humain et du divin. La corruption et le rachat, l’hostilité et la médiation,
sont les deux faces indissolublement unies entre elles de cette intuition21 ».
La relation établie par la religion entre l’homme et l’univers diffère de
la métaphysique et de la morale, qui partent de l’homme comme centre alors
que la religion opère un décentrement radical en faisant de l’homme comme
de tout être fini en général « l’Infini, le décalque, la représentation de
l’Infini »22. La religion neutralise l’opposition entre la raison théorique et la
raison pratique : en elle la liberté est redevenue nature car l’Univers n’est pas
un cosmos stable, il est natura naturans, productivité sans limite, et natura
naturata, production de formes individuelles dont la religion est le
sentiment 23 . L’expérience religieuse authentique est sentiment de la
représentation de l’infini dans le fini et non pas connaissance rationnelle de
ce qu’est Dieu en soi avant le monde et en dehors de lui, ce qui serait
« vaine mythologie »24. Ce sentiment est intuition à chaque fois unique de
l’Univers, vision qui fait de tout croyant « un nouveau prêtre, un nouveau
médiateur, un nouvel organe »25. Schleiermacher insiste sur la dimension
affective et quasi-quiétiste de cette intuition : le sentiment religieux invite
l’homme « à la passivité de la calme jouissance », laquelle ne l’incite pas à
l’action26. L’intuition de l’Univers se prolonge dans les sentiments religieux,
mais ceux-ci ne nous engagent pas à des actions proprement dites27. En fait
intuitions et sentiments ne sont pas séparés, c’est la réflexion qui les pare ;
antérieurement à leur séparation il y a un état d’union indivisible entre
l’individu et l’Univers décrit par Schleiermacher en termes érotiques,
puisque la relation aimant-aimée sert de modèle à cette union28. L’intuition
de l’Infini a plusieurs degrés : celle de la profusion et de la diversité de la
natura naturata qui se manifeste par l’irrégularité, l’absence d’uniformité29,
celle de l’humanité qui reproduit à son échelle la même diversité30. Le
croyant devient ainsi celui qui quitte l’hétéronomie de la foi positive pour
devenir un cocréateur du contenu évolutif de la foi. Croire ne consiste pas à
« admettre ce qu’un autre a fait, vouloir, penser et sentir à la suite de ce
qu’un autre a pensé et senti, c’est un asservissement dur et indigne »31.
Certes tout homme a besoin d’un médiateur mais de façon passagère car
21 Ibid., p. 310.
22 Ibid., p. 151.
23 Ibid., p. 153.
24 Ibid., p. 155.
25 Ibid., p. 159.
26 Ibid., pp. 161-163. La religion ne se justifie pas simplement par le Sein-Sollen
comme dans la philosophie pratique de Kant et de Fichte.
27 Ibid., p. 162.
28 Ibid., p. 166.
29 Ibid., p. 173-174.
30 Ibid., p. 175-176.
31 Ibid., p. 197.
1 / 35 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !