La religion Religion et spéculation Laurent Giassi Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. C’est un lieu commun de dire à la suite de Heine 1que la philosophie classique allemande est « la dernière conséquence du protestantisme ». De l’Aufklärung à Feuerbach on peut identifier une séquence historique qui commence par la définition du noyau rationnel de la religion2 et s’achève dans la négation anthropologique de celle-ci. Entre ces deux limites se trouve un moment particulier où les figures éminentes de la spéculation – Fichte 3 , Schelling 4 , Hegel 5 – intègrent la religion à leur système. Cette séquence a ceci d’original qu’elle ne fait pas de la religion un phénomène atavique dépassé car, par la négation anthropologique de la religion, Feuerbach veut aussi préserver le quid proprium de la religion, ce qu’elle a d’essentiel pour l’homme. La philosophie allemande effectue une rationalisation de la religion qui est plus qu’une critique du fait religieux. La religion permet de critiquer le rationalisme froid des Lumières, puis dans la période des grands systèmes elle a une place particulière dans la pensée de l’Absolu et dans l’économie de la Révélation divine. Cela ne va pas sans un coup de force : la religion est dépossédée de son rôle essentiel, pour devenir 1 Heine, De l’Allemagne, Paris, 1855. Lessing, L’éducation du genre humain (1780). 3 Fichte, L’initiation à la vie bienheureuse 4 Schelling, Philosophie de la Mythologie, Philosophie de la Révélation. 5 Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion. 2 www.philopsis.fr une présupposition du discours philosophique autofondateur, ce qui entraîne des résistances de la part de ceux qui soulignent son irréductibilité face à la raison spéculative6. Ensuite il faut bien distinguer ce qui relève de la religion et de la théologie. La théologie comme discipline particulière dans le cadre de la métaphysique occidentale étudie Dieu par la raison. La religion a pourtant une dimension globale : elle englobe ce qui relève de la subjectivité religieuse au sens étroit, la sphère de l’Erlebnis religieuse, mais elle renvoie aussi à l’unification symbolique d’une société par des représentations, des croyances, et elle réalise cette unification par des rites et un culte approprié. Il y a donc une dimension objective, institutionnelle de la religion qui se traduit par la formation d’une ou de plusieurs communautés (Églises). Dire que la religion ne parle que de Dieu, c’est la confondre avec la théologie et donc sacrifier la dimension subjective, intersubjective et institutionnelle de la religion. Dire que la religion présuppose un culte, des rites, des doctrines, c’est considérer que l’approche historique et sociologique est la seule pertinente pour traiter du fait religieux. Considérer la religion à partir de l’Erlebnis religieuse, ce serait affirmer la primauté de l’expérience subjective sur l’institution. Or ce qu’on trouve dans la philosophie classique allemande c’est une analyse de la religion qui fait intervenir ces différents aspects : la dimension subjective, intersubjective et ontologique de la religion. La dimension subjective correspond à l’expérience religieuse sui generis, la dimension intersubjective renvoie à l’Église comme communauté de croyants, la définition ontologique correspond à la représentation religieuse de l’Absolu. Il va de soi que quand on distingue ces trois dimensions, cela ne signifie pas qu’elles sont en soi séparées : par exemple chez Schleiermacher la religion est à la fois subjective – c’est une expérience personnelle, – intersubjective – elle est vécue en communauté, – et ontologique – elle est intuition de l’Infini, de l’Univers. Cependant c’est la dimension personnelle qui l’emporte car chaque individu devient une sorte de médiateur inspiré qui communique aux autres sa vision de l’Univers. On se propose d’illustrer ici chacune de ces dimensions de la religion : la dimension subjective avec Schleiermacher, la dimension ontologique avec Jacobi et Schelling, la dimension intersubjective avec Hegel. I. La dimension subjective de la religion : intuition de l’univers et sentiment de dépendance chez Schleiermacher Par cette expression on entend le primat donné à l’expérience personnelle de la religion, considérée comme expérience valable de plein droit face à la critique des Lumières et à la dogmatique de l’Église. Le sujet éprouve immédiatement la présence du divin en lui et hors de lui, ce qui en fait une expérience supra-rationnelle – ce qui s’oppose aux Lumières qui font de la raison le critère de la religion. L’implication affective, la participation active du sujet dans cette expérience interdisent d’en faire l’application de principes figés – ceci contre la dogmatique. L’auteur qui correspond à cette définition de la religion est le philosophe et théologien 6 Schlegel, Philosophie de la vie. © Philopsis – Laurent Giassi 2 www.philopsis.fr Schleiermacher. Dans les Discours sur la religion à ceux de ses contempteurs qui sont des esprits cultivés (1799) Schleiermacher développe une conception libérale de la religion qui autorise toutes les variations et les variantes personnelles7. Parler de romantisme dans ce cas serait trop général car Schleiermacher défend une conception de la virtuosité religieuse qui fait de la religion une intuition esthétique et cosmique de l’être8. Par là ce que l’orthodoxie traitait comme hérésie, libre interprétation d’un contenu doctrinal, devient le principe même de la croyance car sans cette appropriation personnelle de la religion, la foi resterait lettre morte. Comme l’indique le titre des Reden, il ne s’agit pas de faire une énième apologie de la religion : l’époque où Bossuet voyait le doigt de Dieu dans le changement des Empires est révolue9 et l’apologie de la religion chrétienne par les miracles n’a plus de force après la critique des Lumières. Ce ne sont ni les gentiles ni les athées qu’il faut convaincre mais les hommes cultivés qui tiennent la religion pour une chose du passé, dépassée. Ce qui fait obstacle à la bonne compréhension de la religion, selon Schleiermacher, c’est que les hommes cultivés s’en font une représentation superficielle : « Vous pensez que les pivots de toute religion sont la crainte à l’égard d’un Être éternel d’une part, et d’autre part le calcul sur la croyance en un autre monde ; et cela vous est d’une façon générale odieux. »10 Dès le premier Discours Schleiermacher donne le terme clef qui permettra de lever ces préjugés: la religion est une expérience globale qui saisit le sujet dans une Befindlichkeit spécifique, elle émeut l’esprit et forme une « intuition étonnée de l’Infini »11. En faisant de la religion un point de vue affectif et esthétique sur le monde il est possible de rejeter la conception instrumentale de la religion partagée par ceux qui en font un soutien des pouvoirs établis, y compris les Lumières qui en font une morale pour la masse. Ces préliminaires servent d’arrière-plan à la définition de l’essence de la religion. L’erreur habituelle que l’on commet à son sujet, c’est de la confondre avec la morale et la métaphysique sous prétexte qu’elles ont en commun le même objet, « à savoir l’Univers et le rapport de l’homme avec cet Univers ». C’est pourquoi des concepts métaphysiques et moraux ont pénétré dans la religion et inversement des concepts religieux dans la métaphysique et la morale12. Si l’objet de la religion était un Être Suprême ou le Législateur moral de l’humanité13, l’’expérience religieuse cesserait d’être ce qu’elle est, « création originelle », pour devenir dépendante de la philosophie théorétique et de la philosophie pratique14. 7 Schleiermacher, Discours sur la religion, Aubier, 1944. Dans les éditions ultérieures des Reden, 1806 et 1821, Schleiermacher prendra soin de gommer cette dimension artiste du fait religieux en supprimant le terme de virtuose utilisé quinze fois dans l’édition de 1799. 9 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle. 10 Discours sur la religion, Premier Discours, p. 132. 11 Ibid., p. 135. 12 Second Discours, p. 145. 13 Ibid., p. 147. 14 Ibid., p. 149. 8 © Philopsis – Laurent Giassi 3 www.philopsis.fr « [La religion] ne cherche pas à déterminer et expliquer l’univers d’après sa nature à lui comme fait la métaphysique ; elle ne cherche pas à le perfectionner et l’achever par le développement de la liberté et du divin librearbitre de l’homme ainsi que le fait la morale. En son essence, elle n’est ni pensée ni action, mais contemplation intuitive et sentiment. Elle veut contempler intuitivement l’Univers ; elle veut l’épier pieusement dans les manifestations et les actes qui lui sont propres ; elle veut se laisser, dans une passivité d’enfant, saisir et envahir par ses influences directes. »15 Il ne faut donc pas s’étonner que Schleiermacher rejette l’opposition entre la religion naturelle et les religions positives : chaque religion étant un point de vue particulier sur l’Univers est une manifestation de la « religion éternelle »16, de la religion infinie. Ce qui caractérise individuellement une religion ce n’est pas une quantité déterminée d’intuitions et sentiments que chacun devrait posséder, car toute systématisation de l’intuition religieuse est unilatérale et rend sectaire. On ne saurait mieux dire que l’orthodoxie est par principe une tyrannie spirituelle. Il est impossible de fixer a priori les cadres de l’expérience religieuse : d’abord les croyants n’ont pas une intuition religieuse stable, car celle-ci évolue au cours du temps et de la vie17. Ensuite la religion totale n’existe que « dans une succession infinie de figures qui surgissent et passent », chacune étant une intuition centrale sui generis de l’Univers18. La multiplicité des religions et la totalité de l’Univers se reflètent réciproquement : l’Univers est incommensurable comme les subjectivités religieuses sont uniques et leur vision religieuse du monde originale. La religion naturelle n’est qu’un abstractum de la raison, c’est la réduction de la religion à des vérités morales et philosophiques, bref une religion sans religion, une religion indéterminée, tout au plus, un pressentiment de l’intuition de l’Univers. L’idée d’une religion indéterminée est tout aussi absurde que celle d’une âme qui s’incarne dans l’homme en soi19. Le noyau religieux n’est pas rationnel comme le croient les Lumières car une fois enlevée l’enveloppe historique, la positivité contingente, on trouvera l’intuition religieuse ou intuition infinie 20 . Comme on le voit l’originalité de Schleiermacher est de définir une nouvelle approche de la religion en excluant l’orthodoxie qui a tué l’esprit par la lettre, et en rejetant le rationalisme qui ne voit dans la religion que l’expression naïve de vérités morales universelles. Généralement le retour à l’origine se veut un retour au texte, c’est une approche fondamentaliste. Ici le retour à l’origine n’est pas un retour à la pureté des commencements, au texte débarrassé de ses gloses inutiles, c’est un retour au centre, à l’intuition de l’Univers, donc à la relation du centre à sa périphérie, expérience qui se fait sans dépendre de l’institution religieuse. Pour éviter de donner l’impression d’une indifférence à la qualité de cette intuition Schleiermacher passe de l’essence de la religion à une religion déterminée, la religion chrétienne. Le christianisme serait ainsi supérieur au judaïsme par son intuition de l’Univers : 15 Ibid., p. 151. Cinquième Discours, p. 281. 17 Ibid., p. 284-285. 18 Ibid., p. 289-290. 19 Ibid., p. 299-301. 20 Ibid., p. 304. 16 © Philopsis – Laurent Giassi 4 www.philopsis.fr « Cette intuition n’est autre que celle de l’universelle opposition de tout ce qui est fini à l’égard de l’Unité du tout, et celle de la façon dont la Divinité traite cette opposition, atténue par des médiations cette hostilité à son propre égard, et limite le grandissant éloignement, en parsemant l’ensemble de points isolés, qui participent à la fois du fini et de l’infini, de l’humain et du divin. La corruption et le rachat, l’hostilité et la médiation, sont les deux faces indissolublement unies entre elles de cette intuition21 ». La relation établie par la religion entre l’homme et l’univers diffère de la métaphysique et de la morale, qui partent de l’homme comme centre alors que la religion opère un décentrement radical en faisant de l’homme comme de tout être fini en général « l’Infini, le décalque, la représentation de l’Infini »22. La religion neutralise l’opposition entre la raison théorique et la raison pratique : en elle la liberté est redevenue nature car l’Univers n’est pas un cosmos stable, il est natura naturans, productivité sans limite, et natura naturata, production de formes individuelles dont la religion est le sentiment 23 . L’expérience religieuse authentique est sentiment de la représentation de l’infini dans le fini et non pas connaissance rationnelle de ce qu’est Dieu en soi avant le monde et en dehors de lui, ce qui serait « vaine mythologie »24. Ce sentiment est intuition à chaque fois unique de l’Univers, vision qui fait de tout croyant « un nouveau prêtre, un nouveau médiateur, un nouvel organe »25. Schleiermacher insiste sur la dimension affective et quasi-quiétiste de cette intuition : le sentiment religieux invite l’homme « à la passivité de la calme jouissance », laquelle ne l’incite pas à l’action26. L’intuition de l’Univers se prolonge dans les sentiments religieux, mais ceux-ci ne nous engagent pas à des actions proprement dites27. En fait intuitions et sentiments ne sont pas séparés, c’est la réflexion qui les sépare ; antérieurement à leur séparation il y a un état d’union indivisible entre l’individu et l’Univers décrit par Schleiermacher en termes érotiques, puisque la relation aimant-aimée sert de modèle à cette union28. L’intuition de l’Infini a plusieurs degrés : celle de la profusion et de la diversité de la natura naturata qui se manifeste par l’irrégularité, l’absence d’uniformité29, celle de l’humanité qui reproduit à son échelle la même diversité30. Le croyant devient ainsi celui qui quitte l’hétéronomie de la foi positive pour devenir un cocréateur du contenu évolutif de la foi. Croire ne consiste pas à « admettre ce qu’un autre a fait, vouloir, penser et sentir à la suite de ce qu’un autre a pensé et senti, c’est là un asservissement dur et indigne »31. Certes tout homme a besoin d’un médiateur mais de façon passagère car 21 Ibid., p. 310. Ibid., p. 151. 23 Ibid., p. 153. 24 Ibid., p. 155. 25 Ibid., p. 159. 26 Ibid., pp. 161-163. La religion ne se justifie pas simplement par le Sein-Sollen comme dans la philosophie pratique de Kant et de Fichte. 27 Ibid., p. 162. 28 Ibid., p. 166. 29 Ibid., p. 173-174. 30 Ibid., p. 175-176. 31 Ibid., p. 197. 22 © Philopsis – Laurent Giassi 5 www.philopsis.fr « chacun doit ensuite voir par ses propres yeux, et produire lui-même la contribution qu’il ajoute aux trésors de la religion ; sinon il ne mérite aucune place dans son domaine, et n’en obtient non plus aucune »32. Cette définition de l’essence de la religion en termes d’intuition et de sentiment n’est pas sans poser de nombreux problèmes au sujet de Dieu, du rôle de Jésus comme médiateur et de la communauté des croyants. En effet que devient Dieu si la religion est essentiellement intuition, sentiment personnel de l’Univers ? Quel est le rôle de Jésus si chaque croyant devient un médiateur ? Enfin comment penser une communauté de croyants si l’Univers intuitionné est le seul facteur commun alors que chaque intuition est en principe différente ? Pour ce qui est de Dieu c’est « l’imagination créatrice » 33 qui transforme l’intuition personnelle de l’Univers en une personne distincte : « Dans la religion, l’Univers est saisi intuitivement, il est posé comme primordialement agissant sur l’homme. Si votre imagination est liée à la conscience de votre liberté au point de ne pas pouvoir penser ce qu’elle est obligée de penser sous une autre forme que celle d’un être libre, soit, l’esprit de l’Univers, elle le personnifiera alors, et vous aurez un dieu. »34 Si la religion est bien intuition de l’univers et non tributaire d’une révélation unique, donnée une fois pour toutes, alors « dans la religion l’idée de Dieu n’a pas une place aussi haute » que les hommes le pensent généralement, l’Univers est plus important encore35. On comprend qu’une telle affirmation soit sujette à caution : si la religion dans ses formes historiques n’est pas liée à la thèse d’un Dieu personnel, comme Schleiermacher part de la vérité de la religion chrétienne qui repose sur une telle thèse, on pourrait l’accuser de dissoudre la spécificité de cette religion dans une sorte de religiosité cosmique aux relents panthéistes. En effet quelques lignes plus loin Schleiermacher brocarde ceux qui croient que l’immortalité personnelle est une sorte de traite sur l’au-delà, qui permettra aux croyants de sauver leur moi. Celui en qui vit l’intuition de l’Univers doit s’efforcer de vivre dans l’unité avec l’Un et le Tout : « Au sein même du fini devenir un avec l’Infini, être éternel dans un instant, voilà l’immortalité de la religion »36. Concernant le second problème, celui de la médiation, Schleiermacher relativise le rôle messianique de Jésus : il cesse d’être l’unique médiateur pour devenir un des innombrables médiateurs qui donnent aux hommes l’impulsion religieuse. L’existence de « médiateurs entre l’homme limité et l’humanité infinie » est un fait historique permanent : ces individus expriment leur vision de l’infini aux autres hommes « sous une forme sensible, en poète ou en voyant, en orateur ou en artiste »37. En droit chacun peut devenir« un nouveau prêtre, un nouveau médiateur, un nouvel 32 Ibid., p. 197-198. Ibid., p. 203. 34 Ibid., p. 202. 35 Ibid., p. 203. 36 Ibid., p. 205. 37 Premier Discours, p. 125. 33 © Philopsis – Laurent Giassi 6 www.philopsis.fr organe » 38 dans une sorte de protestantisme généralisé qui abolit toute hiérarchie ecclésiastique. La médiation n’est que le chemin qui doit reconduire chacun au sentiment immédiat de l’Infini, ce qui explique pourquoi Jésus mérite d’être reconnu comme figure éminente de la médiation et non comme l’unique figure. Ce qui est essentiel dans la figure de Jésus, ce n’est ni sa morale évangélique ni la particularité de son caractère mais « la magnifique clarté qu’a revêtue dans son âme la grande idée qu’il était venu représenter, l’idée que tout ce qui est fini a besoin, pour sa liaison avec la Divinité, de médiations supérieures »39 car une « vivante intuition de l’Univers » remplissait son âme40. Même s’il a laissé des symboles pour une Église ultérieure Jésus n’a jamais prétendu être le médiateur ultime, « il n’a jamais confondu son école avec sa religion »41. De même que les apôtres de Jésus acceptaient les disciples de Jean, de même après Jésus il faut tenir compte d’autres intuitions religieuses. C’est une erreur de faire des saintes écritures un « code fermé de la religion » car c’est prendre le sommeil du Saint Esprit pour sa mort – un autre livre pourrait devenir à son tour une Bible ou s’adjoindre à elle42. Si la religion positive a une durée de vie limitée, l’intuition qui est en son centre est quant à elle éternelle – pour ce qui est du christianisme il annonce certes un dépassement de lui-même lorsque le Père sera tout en tous43. Cette perspective est tellement éloignée de l’homme actuel qu’il faut tabler sur la présence renouvelée de médiateurs pour améliorer l’homme, ce qui correspond à une « palingénésie du christianisme » 44 . Alors que Schleiermacher s’oppose à une conception rationaliste de la religion on ne peut qu’être frappé ici du fait que la fonction de médiateur l’emporte sur la figure concrète et historique de Jésus. De même que l’Univers est plus important que Dieu, de même la médiation l’emporte sur la personne de Jésus, comme si le champ de la controverse théologique était clos sur la nature de l’Homme-Dieu. Le Messie devient le symbole de la vocation messianique de tout homme et en particulier des chefs inspirés des communautés religieuses. Enfin comment rendre possible l’institution de l’Église si la croyance est un phénomène subjectif ? La communauté religieuse cesse d’être une institution rigide avec une hiérarchie et une dogmatique ne varietur, elle est pensée sur le modèle de la réciprocité, plus précisément de la communication réciproque : « Chacun est prêtre dans la mesure où il attire à lui les autres sur le terrain qu’il s’est approprié en particulier, et où il peut se présenter en virtuose ; chacun est laïque dans la mesure où il se conforme à l’art et aux indications d’un autre, qu’il suit, dans le domaine de la religion, sur le terrain où il est lui-même un étranger. 45» 38 Ibid., p. 159. Cinquième Discours, p. 316. 40 Ibid., p. 317. 41 Ibid., p. 318. 42 Ibid., p. 319. 43 Ibid., p. 321. 44 Ibid., p. 322. 45 Quatrième Discours, p. 240. 39 © Philopsis – Laurent Giassi 7 www.philopsis.fr Mais peut-on encore parler réellement d’Église si la tolérance accepte toute manifestation religieuse au nom de la diversité ? Ne risque-t-on pas une sorte d’indifférentisme ? La disparition de la censure au nom du dogme interdit par principe tout monopole de la foi et toute excommunication : « Mystiques et physiciens en religion, théistes et panthéistes, ceux qui se sont élevés à la vue systématique de l’Univers, et ceux qui ne le voient encore intuitivement que dans ses éléments ou dans un obscur chaos, tous doivent cependant ne former qu’une seule unité, un seul lien les enserre tous, et ce n’est que par la violence et l’arbitraire qu’ils peuvent être séparés. »46 L’Ecclesia triumphans ne désigne plus la victoire d’une seule église, d’une seule confession parmi les autres, mais l’ensemble des communautés de croyants, en marge de l’Église officielle qui s’en tient à la lettre morte. Pour donner plus de liberté à la virtuosité religieuse, pour que les « artistes de la religion »47 puissent exercer tous leurs talents, Schleiermacher exige même la séparation de l’Église et de l’État afin de garantir l’indépendance de l’Église. Une expression caractérise tout particulièrement la définition de la religion dans Der christliche Glaube (1821), c’est le sentiment absolu de dépendance ou piété qui exprime la relation de l’homme à Dieu48. On sait le mépris que cette formule inspirait à Hegel qui estimait que si la religion se fondait sur un tel sentiment alors un chien serait un être tout aussi religieux que l’homme49 : pour lui le sentiment relève uniquement de la subjectivité croyante et manque d’universalité, de substance. Il s’agit bien sûr d’une méprise car ce que Schleiermacher entend par là et qu’il appelle aussi la piété c’est la dépendance ontologique de l’homme qui reconnaît sa finitude devant Dieu. Cette dimension est moins soulignée dans les Reden où prédomine le sentiment d’une richesse, d’une fécondité incommensurable de l’Infini diversement exprimée par les virtuoses religieux. Dans Der christliche Glaube Schleiermacher ne s’adresse pas au même public, c’est un traité de dogmatique destiné à préciser des points doctrinaux. Ce qui reste de l’impulsion initiale des Reden c’est la référence incontournable au sujet car la piété et le sentiment de dépendance renvoient à la conscience immédiate. Pour s’expliquer ce sentiment la conscience ne dispose d’aucun autre moyen que d’en faire un effet qui renvoie à une « causalité absolue » (schlechthinnige Ursächlichkeit), corrélat du sentiment absolu de dépendance (schlechthinnige Abhängigkeitsgefühl) 50 . Dans les Reden Schleiermacher insistait cependant sur la dépendance ontologique du fini à l’égard de l’infini : le sentiment religieux, tel que l’exprime Jésus, est que « tout ce qui est fini a besoin, pour sa liaison avec la Divinité, de médiations supérieures »51. En outre on remarquera que la dogmatique parle de la piété (Frömmigkeit) comme d’une Befindlichkeit authentiquement religieuse qui n’est ni un savoir ni un agir (weder ein Wissen noch ein Thun) mais « une 46 Ibid., p. 242. Ibid., p. 265. 48 Schleiermacher, Der christliche Glaube, § 4, 4. 49 Hegel, Préface à la Philosophie de la religion de Hinrichs. 50 Schleiermacher, Der christliche Glaube, prop. 51. 51 Cinquième Discours, p. 316. 47 © Philopsis – Laurent Giassi 8 www.philopsis.fr déterminité du sentiment ou de la conscience de soi immédiate » (eine Bestimmtheit des Gefühls oder des unmittelbaren Selbstbewußtseins »52. Le contenu objectif de la dogmatique se fonde donc toujours sur la subjectivité croyante, ce qui permet de parler d’une sorte de continuité entre les Reden et Der christliche Glaube. II. La dimension ontologique de la religion : A. Jacobi et le passage de la quiddité à la quissité Ce qu’on entend par dimension ontologique c’est la place occupée par la religion dans la pensée humaine, non comme objet de pensée mais comme contribution originale à la pensée de l’Absolu. Schleiermacher avait rejeté la thèse rationaliste faisant de la religion une sorte d’enveloppe sensible de vérités morales car la valeur de la religion ne se mesure pas aux progrès de l’esprit humain. Qu’en est-il si on évalue la religion non pas à l’aune de la raison raisonnante des Lumières mais en fonction de sa capacité à faire accéder à l’Absolu ? La conscience religieuse nous révèle-t-elle quelque chose que la raison est incapable de trouver par ses propres moyens ? Cette question est décisive dans la philosophie post-kantienne qui cherche à dépasser les limites de la noétique et de l’Analytique transcendantale. Si une connaissance absolue est possible, s’il est donc possible de dépasser l’expérience sensible sans passer par la théologie rationnelle, condamnée par la Critique, la religion pourrait donner une voie d’accès privilégié à l’Absolu, ou du moins préparer le terrain pour une connaissance philosophique de l’Absolu. Dans ce cadre la pensée peut prendre deux directions : soit faire de la croyance un médium privilégié pour l’accès à l’être en général et à l’être divin, soit faire de la religion une phénoménologie de l’Absolu en attente de sa relève dans la philosophie. Ces deux positions peuvent être illustrées par Jacobi dans un cas, Schelling et Hegel dans l’autre cas. On traitera ici de Jacobi, Eschenmayer et de Schelling. On traitera du cas de Hegel dans le cadre de la troisième dimension, la dimension intersubjective ou communautaire, car c’est dans la philosophie de la religion de Hegel qu’on trouve une sorte de kénose spéculative : l’Aufhebung totale de la transcendance divine dans l’immanence de la communauté religieuse. Le cas de Jacobi est particulièrement intéressant car il représente une figure de transition entre la dimension subjective et la dimension ontologique de la religion. Comme Schleiermacher, Jacobi part de l’Erlebnis religieux qui devient chez lui conscience, sentiment immédiat et, comme l’auteur des Reden, il rejette le rationalisme borné des Lumières. Mais, à la différence de Schleiermacher, il n’y a pour lui aucune dimension créatrice de la conscience religieuse : l’originarité remplace l’originalité car l’objectif de Jacobi n’est pas de concilier l’intuition de l’Infini avec la pluralité des 52 Der christliche Glaube, Einleitung, Erstes Kapitel, §3. © Philopsis – Laurent Giassi 9 www.philopsis.fr religions mais de sauver les droits de la conscience en faisant d’elle l’organe privilégié pour accéder à une sorte de vérité ontologique fondamentale où on retrouve la dimension personnaliste du christianisme 53. L’apologie de la religion et a fortiori de la religion chrétienne n’est donc pas l’objectif avoué de Jacobi. S’il intervient dans le débat sur les questions religieuses, c’est afin de protéger l’ontologie personnaliste du christianisme contre l’arrogance de la spéculation. Schématiquement on peut distinguer plusieurs moments dans la pensée de Jacobi : lorsque Vernunft désigne la faculté de penser au service du rationalisme Jacobi souligne le rôle du sentiment, de l’intuition pour l’accès aux vérités fondamentales comme la liberté humaine, l’existence de Dieu. L’adversaire principal de Jacobi est alors le rationalisme nécessitariste qui culmine dans le spinozisme. Ensuite lorsque Jacobi interprète Vernunft à partir de Vernehmen la raison devient faculté du supra-sensible, c’est la philosophie schellingienne de l’Absolu qui est en ligne de mire car elle naturalise Dieu. Dans les deux cas de figure, malgré le changement de terminologie, Jacobi reste cohérent. La sauvegarde de la liberté, de l’identité personnelle du sujet, de l’existence réelle des choses, de la personnalité transcendante de Dieu suppose le rejet du spinozisme, de l’idéalisme kantiano-fichtéen, du naturalisme schellingien. On retrouve ici les composantes du théisme rousseauiste de la Profession de foi du Vicaire savoyard et en ce sens Jacobi n’innove pas et ne prétend pas le faire. Ce qu’on appelle le Pantheismusstreit, la querelle du panthéisme, devrait être aussi bien appelé la querelle du personnalisme car c’est de cela qu’il s’agit. Jacobi accepte le personnalisme comme composante apriorique de la conscience immédiate et ne cherche pas à faire sa genèse. En ce sens il est moins sensible que Schleiermacher à la pluralité du fait religieux car il serait réducteur aux yeux de l’auteur des Reden de faire du théisme la religion κατ' εξοχήν. C’est dans les Lettres sur la doctrine de Spinoza (1789) et David Hume (1787) que Jacobi donne une première version qui combine personnalisme et réalisme : ce qui permet de passer de la défense de la personnalité (de la conscience et de Dieu) à la réalité (du monde, de Dieu) c’est la révélation immédiate de l’être, l’autodonation irréductible à la déduction rationnelle. Il faut donc accepter une révélation primordiale par laquelle l’être se donne à nous et qui précède, conditionne la raison. Dans les Lettres Jacobi utilise le terme de foi (Glaube) pour caractériser la certitude immédiate qui nous apprend que nous avons un corps et qu’il existe d’autres corps hors de nous, c’est une « révélation »54. C’est par cette certitude que nous recevons nos représentations et il n’y a pas d’autre voie pour la connaissance réelle, car « la raison, si elle engendre des objets, ce sont des chimères »55. Cette révélation n’est pas définie comme l’apparition d’une transcendance divine car Jacobi parle tout de suite d’une « révélation de la nature » qui nous contraint d’accepter par la foi les vérités éternelles56. Contre le spinozisme qui est un fatalisme, un nécessitarisme qui choque les données immédiates de la conscience, Jacobi fixe pour but à la philosophie non pas d’expliquer mais de « dévoiler l’être-là, de le révéler », de découvrir 53 La personnalité de Dieu est pour ainsi dire le cadet des soucis de Schleiermacher dans les Reden. 54 Le crépuscule des Lumières, Cerf, 1995, Lettres sur la doctrine de Spinoza, p. 116. 55 Ibid. 56 Ibid. © Philopsis – Laurent Giassi 10 www.philopsis.fr « l’insoluble, l’immédiat, le simple »57. Cette fameuse définition renvoie à une réflexion antérieure à l’affaire du spinozisme de Lessing, comme l’atteste une lettre de Jacobi à Hamann du 13 juin 1785) : « Mir däucht, unsere Philosophie ist auf einem schlimmen Abwege, da sie über dem Erklären der Dinge die Dinge selbst zurückläßt, wodurch die Wissenschaft allerdings sehr deutlich und die Köpfe sehr hell, aber auch in demselben Maße jene leer, und diese seicht werden. Nach meinem Urtheil ist das größe Verdienst der Forschers, Dasein zu enthüllen. Erklärung ist ihm Mittel, Weg zum Ziele, nächster, niemals letzter Zweck. Sein letzter Zweck ist, was sich nicht erklären läßt, das Einfache, das Unauflösliche. (…) Licht ist in meinem Herzen, aber so wie ich es in den Verstand bringen will, erlicht es. Welche von beiden Klarheiten ist die wahre ? die des Vertandes, die zwar feste Gestalten, aber hinter ihnen nur reine bodenlosen Abgrund zeigt ? oder die des Herzens, welche zwar verheißend aufwärts leuchtet, aber bestimmtes Erkennen vermissen läßt ? »58 « Il me semble que notre philosophie s’est engagée dans une funeste impasse, car à force de chercher l’explication des choses, elle perd de vue les choses mêmes. Et ainsi la science devient sans doute très exacte et les esprits très éclairés, mais aussi dans la même proportion la science devient vide, et les esprits plats. À mon avis la fonction essentielle du chercheur consiste à dévoiler l’être-là. Expliquer n’est pour lui qu’un moyen, le chemin qui conduit au but, une fin provisoire, non la fin dernière. Sa fin dernière est ce qui ne se laisse pas expliquer, le simple, l’irréductible à l’analyse. (…) La lumière est dans mon cœur, mais dès que je veux la transporter dans l’entendement, elle s’éteint. Laquelle des deux clartés est la vraie, celle de l’entendement, qui nous présente assurément des formes définies, mais derrière elles un abîme sans fond ; ou celles du cœur qui nous donne sans doute des espérances sur l’au-delà, mais qui ne nous fournit point de connaissance distincte ? » Les Lettres sur la doctrine de Spinoza reprennent cette formule mais comme leur but est de nature polémique on ne trouve pas de précisions sur les modalités de cette découverte de l’être-là. Jacobi ne peut pas tomber luimême dans l’impasse qu’il dénonce : si la conscience de l’être est donation immédiate, elle échappe par principe à l’analyse – la seule procédure admissible est de montrer l’échec de la raison dans son hubris déductive lorsqu’elle veut déduire l’être qu’elle présuppose. C’est dans le David Hume que Jacobi dépasse l’affirmation de principe sur l’existence d’une donation de l’être et fait du réalisme l’ontologie de la croyance : cette croyance est personnelle mais n’a rien d’individuel au sens où elle enfermerait le sujet en lui-même puisqu’elle affirme l’être des choses et de Dieu. Ainsi on comprend le propos énigmatique de Jacobi : 57 58 Ibid., p. 29 http://reader.digitalesammlungen.de/de/fs1/object/display/bsb10063661_00065.html?rotate=0&zoom=0.70000000 00000002 © Philopsis – Laurent Giassi 11 www.philopsis.fr « La différence séparant ma manière de représenter de la manière de la plupart de mes contemporains philosophiques consiste en ce que je ne suis pas cartésien. Comme les orientaux dans leurs conjugaisons, je pars de la 3e et non de la 1e personne et je crois qu’on ne devrait absolument pas ajouter le sum au cogito. »59 Jacobi défend le personnalisme en philosophie mais l’ontologie de son personnalisme est le réalisme : le moi existe, le monde existe, Dieu existe et si on peut dire cogito, c’est au sens où le cogito s’ouvre à l’être et ne le fonde pas. Toute fondation de l’être dans et par le cogito nous fait sombrer dans l’idéalisme, transcendantal ou fichtéen, peu importe aux yeux de Jacobi. Dans le David Hume Jacobi relève le défi de traiter philosophiquement ce qui à l’origine était destinée à limiter la philosophie : la définition humienne de la croyance lui permet de justifier sa position dans le champ philosophique. S’il qualifie la croyance de « vraiment miraculeuse »60, le débat semble étranger à la religion jusqu’au passage où Jacobi relie la primauté de la croyance à l’extra-rationalité de l’existence. Si dans les Lettres c’est l’éternité divine a parte ante qui épouvante le jeune Jacobi61, dans le David Hume c’est la question de l’être-là qui suscite son intérêt, en particulier le mémoire de Kant sur L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu où la définition de l’existence comme position semble confirmer la distinction réelle entre l’existence ou être-là et la raison. La justification d’un sens de l’immédiateté antérieur et supérieur à la raison entraîne cependant Jacobi dans la discussion philosophique et c’est tardivement dans le dialogue qu’il évoque « le pressentiment de Dieu ; pressentiment de Celui qui est ; d’un être qui a sa vie en lui-même »62. À ce moment de la pensée de Jacobi l’originarité de la croyance ou du sens par lequel se révèle, se donne l’être, n’a rien de fidéiste. Il s’agit de renoncer à une connaissance rationnelle au profit d’une ouverture au divin qui n’a rien d’une illumination surnaturelle, à laquelle l’empirisme de Hume et la philosophie du common sense donnent un langage approprié pour se formuler. Les polémiques de Jacobi contre l’idéalisme kantien63 et fichtéen 64 ne changent fondamentalement rien à la pensée de Jacobi : l’idéalisme met en péril le réalisme et le personnalisme constitutifs de la croyance. C’est la querelle avec Schelling qui donne l’occasion à Jacobi de faire de la croyance une révélation du suprasensible alors que, jusque-là, il s’en était tenu à une affirmation de principe : la croyance implique l’existence d’un Dieu personnel. Le terme de raison change alors de sens : elle ne désigne plus la faculté abstraite qui prétend mesurer l’être, réduire l’écart entre le donné et le construit, elle devient la faculté même du suprasensible 59 Lettres sur la doctrine de Spinoza, Seconde édition (1789), p. 157. David Hume, Université de Provence, 1981, p. 301. 61 Lettres, p. 216-217. 62 David Hume, p. 354. 63 La critique détaillée de l’idéalisme transcendantal kantien a lieu dans Über das Unternehmen des Kritizismus, die Vernunft zu Verstande zu bringen, und der Philosophie überhaupt eine neue Absicht zu geben (1801). 64 La critique de Fichte se trouve dans Jacobi an Fichte (1799). 60 © Philopsis – Laurent Giassi 12 www.philopsis.fr contrairement à l’entendement65. La croyance était ouverture à l’être sensible et à Dieu, la raison est ouverture principale à Dieu qui conditionne toute affirmation ultérieure. On ne peut pas parler ici aussi de fidéisme car Jacobi ne sacrifie pas la raison. Si Jacobi donne ainsi la priorité à Dieu, c’est parce qu’entretemps la philosophie de l’identité de Schelling s’est imposée face à la W.L. de Fichte : l’adversaire principal n’est plus l’idéalisme mais le spinozisme transformé qu’est la philosophie de l’identité qui a le tort d’absolutiser la nature. C’est dans Des choses divines et de leur révélation (1811) que Jacobi se lance dans une polémique contre la philosophie schellingienne accusée de naturalisme et d’athéisme. Dans cet écrit c’est à la raison qu’il incombe d’affirmer le dualisme indestructible du surnaturel et du naturel, de la liberté et de la nécessité, la vérité indépassable du théisme. Sans entrer dans le détail de la polémique avec Schelling, qui dépasserait l’objet de cette analyse, on assiste ainsi à la réhabilitation de la raison définie comme « la présupposition incompréhensible d’un être originaire contenant en soi et produisant tout le vrai, le bien, le beau » 66 . Jacobi confirme ultérieurement la primauté donnée à la croyance en Dieu lorsqu’il fait le bilan récapitulatif de sa pensée dans la troisième édition des lettres de Spinoza 67 . Rétrospectivement Jacobi donne alors un sens résolument religieux à Glaube : son but était de « découvrir Dieu comme fondement premier de toute science et de le trouver partout ». C’est la religion qui rend l’homme humain en lui permettant de s’élever au suprasensible : le système abstrait des idées de la raison, Dieu, l’âme, le monde, devient une expérience rationnelle et personnelle à la fois où la croyance en Dieu, en la liberté de l’homme, en la providence se renforce l’une l’autre. La quissité de Dieu remplace la question abstraite de la quiddité et même de la quoddité : la philosophie de Jacobi se demande qui est Dieu et non pas ce que Dieu est. En effet tout « que » appartient à la Nature. « Il n’y a aucune raison si ce n’est dans la personne, ainsi c’est parce que la raison est, qu’un Dieu est et non pas du divin. Ce dernier est créé par la fantaisie flottant au-dessus de l’entendement. Je me déclare pour le christianisme dans la mesure où j’affirme que ceux qui divinisent la Nature nient Dieu.68 » La croyance comme révélation de l’être sensible est ainsi devenue la croyance à la révélation de Dieu où la personne du croyant entre en relation intime avec le Dieu personnel du christianisme. B. Religion et symbole selon Schelling 65 Dans la Préface pouvant servir d’introduction à l’ensemble des écrits philosophiques de l’auteur (1815) Jacobi comprend la Vernunft comme une Wahrnehmungskraft, une Voraussetzung de la vérité qui correspond à ce qu’il appelait Glaube. 66 Von der göttlichen Dinge, 1811, Appendice A, p. 202. 67 Über die Lehre des Spinoza, Erweiterung der dritten Auflage (1819). 68 Ibid. © Philopsis – Laurent Giassi 13 www.philopsis.fr La controverse de Eschenmayer avec Schelling a été l’occasion pour ce dernier de consacrer un essai spécifique au rapport de la philosophie et de la religion69 . Ce texte montre bien les limites oscillantes entre spéculation, théologie et religion. Parler de la religion dans le système de Schelling ce n’est pas parler de Dieu car, d’une certaine façon, toute la philosophie schellingienne, à partir des textes de l’identité, traite de Dieu. Parler de la religion c’est évoquer la partie idéale de la philosophie. Avant de rappeler la nature de la controverse on rappellera brièvement la place de la religion dans le système et pour cela on partira du système de Würzburg 70complété par les Leçons sur les études académiques, La Philosophie de l’Art. Dans la période de la philosophie de l’identité la religion intéresse Schelling pour deux raisons : d’une part la religion comme doctrine de la félicité appartient à la partie idéale de la philosophie, d’autre part la religion chrétienne fait l’objet d’une construction historique. Le système de Würzburg de (1804) présente ainsi la totalité de la philosophie : Première partie Philosophie universelle (§§1-61) ↙ A) Naturphilosophie universelle ou construction de la nature ou du tout réal (§§ 62-117) Deuxième partie ↘ C) Partie idéale de la philosophie (§260-326) B) Naturphilosophie particulière ou construction des puissances singulières de la nature (§§118-259) Dans la partie idéale de la philosophie la triade Savoir-Agir-Art correspond respectivement à la puissance idéale, réale et au potenzlos, à l’unification des deux puissances. Le rapport entre morale et religion est traité dans la seconde puissance : la religion comme doctrine de la félicité dépasse la finitude du sujet moral. Schelling rappelle le contexte qui permet de penser ce rapport autrement que dans l’idéalisme critique. Il commence ainsi par une remise en cause du dualisme des substances, ce qui semble logique dans une philosophie de l’identité où la différence qualitative est impossible, a fortiori une dualité de genre d’êtres. L’âme est dans l’idéal ce que le corps est dans le réal : « tout ce qui semble se développer dans le monde idéal par la liberté se trouve à l’état de possible dans la matière »71. Comme c’est la substance qui est fondamentalement identité de l’idéal et du 69 Schelling, Philosophie und religion (1804). Schelling, Ausgewählte Schriften, Bd 3, 1804-1806, System der gesammten Philosophie un der Naturphilosophie insbesondere (1804), Suhrkamp, 1995. 71 §306. 70 © Philopsis – Laurent Giassi 14 www.philopsis.fr réal, dans le cas de l’action individuelle se pose le problème de savoir qui agit : qu’il s’agisse d’une action bonne ou d’une action mauvaise ne change rien, ce qui agit dans les deux cas c’est la substance mais de manière différente. Dans le cas de l’action mauvaise l’agent se croit libre et ne l’est pas car c’est la substance qui agit à travers lui ; au contraire dans le cas de l’action bonne c’est toujours la substance ou Dieu qui agit à travers l’agent, l’action découlant des idées adéquates qui expriment l’essence du divin dans l’âme. La liberté que s’attribue l’individu n’est pas une liberté véritable, elle est la simple tendance à demeurer absolument en soi-même, tendance qui en soi n’est rien. La finitude de l’homme repose justement sur la séparation des choses particulières qui ne sont pas quand elles ont quitté leur centre, Dieu72. La finitude du sujet n’a plus pour corrélat une infinité pratique (le progrès moral à l’infini) comme dans la philosophie transcendantale mais une infinité au sens ontologique, celle du Dieu-substance : ce qui explique pourquoi la partie idéale est plus courte généralement que la Naturphilosophie 73 , car elle n’est qu’un retour à la substance, un dépassement de la finitude. L’identité absolue de la liberté et de la nécessité ne peut être produite dans les actions particulières que si elle existe déjà en soi, c'est-à-dire que si elles découlent immédiatement de l’idée de Dieu74. La connaissance adéquate de Dieu est une et identique avec le principe absolu de l’action : la séparation entre l’action et la connaissance est véritablement le lieu du péché alors que l’état d’unité est l’amour intellectuel de Dieu. L’âme doit s’identifier à Dieu, et cette identification ne se fait pas par contrainte ou par l’obéissance à des préceptes moraux. Cette doctrine s’oppose donc à toute Sittenlehre soit sous sa forme mosaïque (Dieu comme législateur) soit sous sa forme moderne, celle qui veut déduire Dieu à partir des exigences de la Sittenlehre, comme un postulat de la raison pratique. Quand une telle conception ne fait pas de Dieu un moyen (politique) pour tenir en respect les masses, elle suppose que l’homme pourrait être quelque chose hors de Dieu, ce qui n’est pas le cas : à la place de la Sittlichkeit il faut poser la religion, cette unité de l’âme et de Dieu, définie comme « religion, héroïsme, foi, confiance à l’égard de soi-même et de dieu » 75 . L’agent religieux est parvenu à une telle unité de l’action et du savoir qu’il ne peut agir en contradiction avec son savoir : l’action se produit alors sans réflexion préalable, et sans recours à une quelconque liberté du vouloir car la foi à l’égard de Dieu exclut tout choix76. L’identité de l’homme avec Dieu ne peut être atteinte par l’amélioration philanthropique et l’activisme qui en découle : l’idée d’un âge d’or de l’humanité, héritage des Anciens, montre bien qu’il ne faut pas chercher cet état dans le futur, c'est-à-dire qu’il faut se situer du point de vue de l’identité qui est retour à l’unité avec l’absolu. Au niveau de la raison il ne peut y avoir de progrès, celui-ci ne vaut que du côté de l’entendement. La prétendue perfectibilité de l’homme repose sur un usage du principe de continuité que l’on veut appliquer à tout prix à l’histoire : cette continuité est inadéquate au mode d’apparition du divin ou 72 73 §307. Aussi bien dans le système de 1804 que dans la philosophie de Schelling en général. 74 §309. § 310, p. 581. 76 §311. 75 © Philopsis – Laurent Giassi 15 www.philopsis.fr de l’absolu, où réapparaît la même chose mais à une puissance autre. Le progrès à l’infini est ainsi remplacé par le retour (Widerkher) à l’origine, grâce au schéma des puissances où prévaut la logique quantitative du même77. Chaque âme est unie à la part immortelle de son individualité qui est en Dieu et fait partie de l’auto-affirmation ontologique de Dieu où il n’y a aucune différence entre une vie présente, passée ou future. Si le monde temporel est le phénomène de ce qui n’est en soi rien face à Dieu, il n’y a pas à redouter la disparition de ce qui en fait partie, et la possibilité de ne pas redouter la mort repose sur la capacité à exprimer l’éternité en son âme78. La piété consiste à tout attendre de Dieu, bonheur ou malheur : c’est la seule attitude possible pour celui qui sait que ses action et son destin, rapportés à l’absolu, ne sont ni libres, ni nécessaires mais des phénomènes de l’identité absolue de la liberté et de la nécessité79. La religion n’est cependant pas la fin de partie idéale de la philosophie et doit être complétée par l’art. La synthèse du savoir et de l’action est l’art qui apparaît ainsi comme une action sachante ou un savoir agissant80. Le concept éternel de l’homme, qui est l’identité de la liberté et de la nécessité, devient objectif quand il devient l’âme d’une chose singulière existante où sont posés comme égaux le fini et l’infini, c'est-à-dire l’œuvre d’art81. Dans l’œuvre d’art forme et matière sont identiques comme dans l’organisme et quand l’art se réalise dans une matière organique, déjà informée, la matière devient une symbolique universelle et l’art « la répétition de la première symbolique de Dieu dans la Nature »82. Cette matière symbolique se retrouve dans la mythologie où les dieux sont à la fois des individus et des puissances naturelles. Dans l’art le principe de la connaissance absolue qui est en même temps le principe de l’agir devient objectif 83 . L’identité absolue de l’infini et du fini objectivement intuitionnée dans la copie est la beauté84. La beauté suprême est en Dieu car en lui se trouvent les concepts de toutes les choses finies en relation d’identité absolue avec l’infini85 . La béatitude suprême de tout homme réside ainsi dans l’intuition intellectuelle de la beauté originaire86. Ainsi se confirme dans le cadre de la philosophie néo-spinoziste de l’identité la place centrale accordée à l’art dans le Système de l’idéalisme transcendantal de 180087. L’expression du potenzlos, là où s’unissent la science, la religion et l’art de manière vivante est l’État. De même que dans la Nature la substance devient objective dans les astres et les puissances du monde réal, pesanteur, lumière et organisme étant les attributs de chaque 77 §313. §315. 79 §316. 80 §317. 81 §318. 82 §319, p. 581. 83 §320. 84 §321. 85 §323. 86 §324. 87 Schelling, Système de l’idéalisme transcendantal, Peeters, 1978, p. 259 : « Si l’intuition esthétique n’est que l’intuition transcendantale devenue objective, il est évident que l’art est le seul organon véritable et éternel de la philosophie en même temps que le seul document qui rend toujours et sans cesse témoignage à ce que la philosophie ne peut exposer extérieurement, à savoir l’inconscient dans l’agir et la production, et son identité originaire avec le conscient ». 78 © Philopsis – Laurent Giassi 16 www.philopsis.fr astre, de même la substance devient objective dans l’État dans le monde idéal88. Ce que l’État est objectivement la philosophie l’est subjectivement comme jouissance harmonieuse et participation à ce qui est bon et beau dans la vie publique. La vie publique de l’État est ainsi ce dans quoi la philosophie veut se contempler : la philosophie se rapporte à l’État comme la raison se rapporte à la structure du monde89. Comme on peut s’en apercevoir, la coloration spinoziste que Schelling donne à sa philosophie de l’identité explique d’une part le faible développement de la partie idéale et les considérations succinctes sur la religion. Si tout est l’Absolu et si la finitude est un accident ontologique par rapport à la plénitude intégrale de l’être, la religion et les états d’âme spécifiquement religieux ne sont plus le couronnement de la philosophie pratique comme dans la philosophie transcendantale mais sa relativisation. Le rejet de la Sittlickeit englobe aussi bien le Dieu pensé comme législateur moral (Kant) que le Dieu comme ordre moral du monde (Fichte) : la béatitude spinoziste remplace l’idée d’un progrès moral à l’infini et l’intuition de l’éternité dépasse les limites de l’infinité temporelle qui ne fait pas sortir de la finitude. La marginalisation de la philosophie pratique se vérifie par le fait que la religion n’est que la puissance idéale dans la partie idéale : il lui manque la réalité et cette réalité se trouve dans l’art qui donne un corps aux idées de l’absolu, comme ne cessera de le souligner Schelling dans la Philosophie de l’art. « La philosophie présente non pas les choses effectives, mais leurs archétypes ; l’art en fait tout autant, et les archétypes dont celles-ci ne sont, selon les preuves de la philosophie, que les pâles imitations, sont les mêmes en tant qu’archétypes – donc dans leur perfection, s’objectivent dans l’art et présentent le monde intellectuel dans le monde réfléchi lui-même. Pour donner quelques exemples la musique n’est ainsi rien d’autre que le rythme archétypique de la nature et de l’univers même, et qui, au moyen de cet art, fait intrusion dans le monde recopié. Les formes parfaites que la plastique produit sont les archétypes, présentés objectivement, de la nature organique même. L’épopée homérique est l’identité elle-même, telle que dans, dans l’Absolu, elle est sous-jacente à l’histoire. Chaque tableau ouvre le monde intellectuel. »90. C’est la raison pour laquelle, dans la période de la philosophie de l’identité, Schelling a consacré des cours détaillés à l’art alors que la doctrine de la religion est moins développée et l’écrit de 1804 Philosophie et Religion ne change rien à cette situation. Les considérations sur la religion chrétienne ne changent pas cet état de fait : ce que Schelling appelle « la construction historique du christianisme » 91 part d’une théorie du symbole, ce qui confirme la primauté de l’esthétique sur la religion. Schelling compare les mérites respectifs de la religion païenne et de la religion chrétienne dans leur 88 System der gesamten Philosophie, §325. §326. 90 Schelling, Philosophie de l’art, Millon, 1999, p. 59-60. 91 Philosophies de l’Université. L’idéalisme allemand et la question de l’Université, Payot, 1979, Schelling, Leçon sur la méthode des sciences académiques, 8ème Leçon, Sur la construction historique du christianisme. 89 © Philopsis – Laurent Giassi 17 www.philopsis.fr capacité à présentifier l’infini : la religion grecque intuitionne l’infini objectivement, sous forme de symboles, alors que la religion chrétienne l’intuitionne temporellement, dans l’histoire. Dans la Philosophie de l’art Schelling distingue en ces termes le symbole, le schématisme et l’allégorie. Dans le schématisme l’universel signifie le particulier, dans l’allégorie le particulier signifie l’universel alors que le symbole est l’unité absolue de l’universel et du particulier92. Schelling donne les exemples suivants : Allégorie Schématisme Symbole matière lumière organisme arithmétique géométrie philosophie musique peinture plastique poésie lyrique poésie épique poésie dramatique Autrement dit il y a un progrès qui fait passer de l’allégorie au symbole : dans les cours consacrés à l’art, c’est la mythologie grecque qui présente symboliquement l’Absolu dans l’indifférence du particulier et de l’universel93 sous la forme d’un monde des dieux alors que la religion chrétienne est privée de cette ressource. En effet la religion chrétienne ne possède pas de symboles94 mais seulement des actions symboliques car le fini n’a pas de valeur en tant que tel, il est toujours transition vers l’infini : ces actions sont la cène et le baptême, où fini et infini sont unis. C’est l’Église qui est le corps visible de Dieu dont tous les individus sont membres, elle s’est constituée elle-même par l’action, ce qui fait que la vie de l’Église est elle-même symbolique, son culte étant une œuvre d’art vivante. Certes Schelling admet que le miracle pourrait donner une matière mythologique à la religion chrétienne mais il doute que cela soit suffisant pour créer une authentique mythologie capable de rivaliser avec la religion grecque. En d’autres termes Schelling doute de la capacité de la religion chrétienne à se renouveler et de proposer une synthèse de l’idéal et du réal, du divin et de la nature. Même s’il y a des traces de symbolique dans la religion chrétienne, formellement elle correspond au stade de l’allégorie95 : le fini n’est que l’allégorie de l’infini, il n’a plus la consistance ontique suffisante pour présenter l’infini, ce qui se traduit par une dévalorisation de la nature au profit de l’histoire. L’Église et l’État sont les deux moyens de parvenir à l’unité de l’idéal et du réal, deux façons de rendre symbolique ce qui échappe au symbole : « [La manière de pérenniser l’action de Dieu dans l’histoire doit être] une manifestation qui soit à la fois infinie et cependant limitée, une manifestation qui elle-même ne soit pas à son tour réale, comme l’État, mais idéalement, et qui expose, à titre de présence immédiate, l’unité de tous dans 92 Schelling, Philosophie de l’art, §39. §39. 94 Les anges ne sont pas suffisamment individualisés comme les dieux antiques pour être considérés comme de véritables symboles (Philosophie de l’art, § 42). 95 Leçon sur la méthode des études académiques, 8ème Leçon, p. 108-109. 93 © Philopsis – Laurent Giassi 18 www.philopsis.fr l’Esprit malgré la séparation des individus. Cette intuition symbolique, c’est l’Église en tant qu’œuvre d’art vivante. 96» La référence au paradigme esthétique est réaffirmée : si l’Église est une œuvre d’art vivante, cela n’a rien à voir avec la virtuosité au sens de Schleiermacher. Ce que ce dernier exprime comme intuition esthétique de l’Infini devient chez Schelling une œuvre, un produit où se réalise l’idéal. Avant que Schelling ne se lance dans une quête de l’Unvordenkliche Sein avec les Âges du monde et la philosophie positive, c’est bien le paradigme ontologique de l’art qui permet de comprendre la place accordée à la religion dans le système de l’identité absolue. En rejetant le transcendantalisme fichtéen Schelling renonce au Sein-Sollen au profit d’une conception néospinoziste de la béatitude. C’est ce qui explique le dialogue de sourds entre Schelling et Eschenmayer. Ce dernier contestait le dépassement du point de vue de la religion par la spéculation en distinguant la raison et la foi, l’infini et l’éternel : « Il est certain que la connaissance réside dans le domaine élargi qui s’étend du fini à l’Absolu et que, par suite, elle est l’objet total et achevé de la spéculation. De même il est certain que la foi ne se trouve pas dans la sphère de la connaissance : elle est l’objet total et achevé de la non-spéculation (Nichtspekulation) et, par suite, réside au-delà de l’absolu. Il est manifeste que ni la connaissance par concepts ni la connaissance par idées ne nécessitent la félicité ; <il est donc manifeste> que la félicité, qui remplit notre essence tout entière, doit bien être une puissance encore plus haute que celle de l’éternel »97. Pire, Eschenmayer considère que la spéculation est l’opposé de la foi, ce qui signifie que la philosophie de l’identité ne tient pas ses promesses : elle n’a pas aboli toute séparation, toute opposition de l’infini et du fini. La raison absolue comme autoconnaissance de l’Absolu demeure prisonnière de la médiation qui aura besoin elle aussi d’être médiatisée : « Ce qui nous est ici révélé par la foi seule sera au-delà encore objet de connaissance, et cette opposition par laquelle la raison elle-même se trouve encore médiatisée sera une opposition à son tour médiatisée par la raison. A la place de la foi interviendra une intuition plus claire de la Divinité, et notre muette prière se transformera en parole intelligible. L’asymptote de la félicité que nous nommons en ce bas monde (hienieden) la Divinité deviendra à son tour la tangente d’un degré supérieur, et ce degré aura, quant à lui, la Divinité pour asymptote. Telle est l’image d’une infinie métamorphose, dont la durée d’une vie humaine n’implique que le premier moment »98. 96 Ibid., p. 113. C. A Eschenmayer, La philosophie dans son passage à la non-philosophie, Vrin, 2005, §21, p. 169. 98 Ibid., § 68, p. 198. 97 © Philopsis – Laurent Giassi 19 www.philopsis.fr On comprend que, piqué au vif, Schelling réponde vivement à Eschenmayer dans Philosophie et Religion. Admettre une distinction entre l’infini et l’éternel c’est régresser en-deçà de la spéculation : séparer Dieu et l’Absolu de la raison est aussi absurde que distinguer l’Absolu de luimême99. Contre l’antériorité et la supériorité de la foi qui impliquerait la supériorité de la religion sur la spéculation, Schelling utilise le langage de la religion pour penser de manière figurée la relation du fini à l’infini. En effet comme il n’y a « aucun passage de l’Absolu à l’effectif » l’origine (Ursprung) du monde sensible ne peut venir que d’une rupture complète avec le monde des idées, d’un saut (Sprung) à partir de lui. Si la raison d’être des choses finies ne peut venir de l’Absolu, il reste qu’elle ne peut venir que d’un éloignement (Entfernung), d’une chute (Abfall) par rapport à l’Absolu100 qui confère à sa réplique sa propre indépendance, l’être en soimême qui se retrouve sous forme fragmentaire dans le monde phénoménal, dans le monde déchu (die abgefallene Welt)101 . Cet emprunt au langage religieux ne modifie en rien les bases de la philosophie de l’identité : c’est dans la nature que l’âme perdue dans la finitude, incapable de parvenir à la contemplation des archétypes dans l’Absolu trouve les images des idées, dans les corps célestes et la lumière qui représente la trace de l’idéal dans les ruines du monde phénoménal102. La félicité attendue dans un au-delà du temps est possible dans l’identification du sujet à l’Absolu, ce qui rend vain la tentative d’Eschenmayer de relativiser la spéculation. Les travaux ultérieurs de Schelling éloigneront Schelling de l’analyse de la religion : plus il traitera de Dieu, du procès par lequel Dieu se sépare de son fondement, de la mythologie dans l’économie générale de la Révélation, moins il s’intéressera à la religion comme fait total. Dans la Philosophie de la Révélation on trouve une correspondance entre différents types de religion et les parties du système103. Selon Schelling le genus de la religion se divise ainsi : Religion ↘ ↙ Religion scientifique Religion non scientifique (Religion de la raison) ↙ Religion naturelle (Mythologie) ↘ Religion surnaturelle (Monothéisme) « La religion naturelle est le commencement, c’est la première religion, elle est, pour une époque du genre humain, la religion universelle. La religion purement naturelle est en même temps comme telle la religion nécessaire, aveugle, non libre, la religion de la superstition, si l’on prend ce 99 Schelling, Philosophie et Religion, p. 99 in La liberté humaine et Controverses avec Eschenmayer, Vrin, 1988. 100 Ibid., p. 115. 101 Ibid., p. 116. 102 Ibid., p. 123. 103 Schelling, Philosophie de la Révélation, Livre II, PUF, 1991, Leçon IX, p. 38-39. © Philopsis – Laurent Giassi 20 www.philopsis.fr mot en son sens le plus profond. La Révélation est le procès par lequel l’humanité est délivrée de la religion aveugle, non libre, par lequel donc la vraie religion, la religion spirituelle – la religion de la libre contemplation, de la libre connaissance – peut seulement médiatement être rendue possible.104 » Par la suite Schelling se consacre à montrer l’articulation des puissances dans la mythologie et dans le christianisme dans le contexte d’une refondation de la philosophie où il s’agit de montrer la différence complémentaire entre une philosophie négative – qui pense l’Existant nécessaire – et une philosophie positive – qui part de l’Existant pour aboutir au Dieu Seigneur de l’Être. L’intitulé du cours de Schelling est bien Philosophie de la Révélation et pas philosophie de la religion, ce qui est significatif : c’est une question précise qui intéresse Schelling, celle de la quissité divine à partir d’un fond praeterdivin qui prend la forme ample de la mythologie, procès théogonique dû à la chute de l’homme. Finalement comme Jacobi, Schelling privilégie la quissité de Dieu, à ceci près qu’il conserve l’ambition intellectuelle de l’intégrer à l’ontologie traditionnelle de la quidditas et de la quodditas. III. Concept et communauté religieuse chez Hegel Après avoir rappelé l’intérêt de Hegel pour la religion, on soulignera ici plusieurs points au sujet de la philosophie hégélienne de la religion : la signification de la religion révélée dans l’économie du système ; la fin du mystère avec la traductibilité intégrale du langage religieux dans le langage de la spéculation ; l’identification de la parousie divine à la communauté des croyants. Ce dernier point sera l’occasion de mentionner les ambiguïtés de la philosophie hégélienne de la religion qui ouvre la voie à une forme de religion athée. A. La religion révélée A la différence de Schelling la question de la religion aura intéressé Hegel tout au long de sa carrière, et ce dès les premiers travaux de jeunesse : à Tübingen, Berne, Francfort, Iéna, Berlin, on voit Hegel traiter de questions relatives à la religion dans ses multiples dimensions. Sans remonter jusqu’aux notes prises par l’élève Hegel au Gymnasium de Stuttgart105 on note un intérêt précoce pour la religion. A Tübingen Hegel rejette le rationalisme de l’Aufklärung en voyant dans la religion un médium efficace pour agir sur une communauté humaine106. À Berne la tonalité est plus 104 105 1974. Ibid., p. 39. Hoffmeister, Dokumente zur Hegels Entwicklung, Stuttgart, Fromann-Holzboog, 106 Fragment de Tübingen, in Le jeune Hegel et la naissance de la pensée romantique, Bruxelles, Ousia, 1980. © Philopsis – Laurent Giassi 21 www.philopsis.fr critique à l’égard du christianisme : d’abord le christianisme n’a pas donné lieu à une religion populaire, il est impossible qu’un peuple se constitue selon ses principes ; ensuite le christianisme n’est même pas une religion morale, comme religion objective il ne constitue pas un moyen correct pour favoriser la moralité des hommes ; enfin historiquement la naissance du christianisme s’explique par la décadence de l’Empire romain qui va de pair avec un repli de l’individu sur soi 107 . Il préconise même à l’instar de Mendelssohn108 une séparation de l’Église et de l’État afin de mettre un terme à l’immixtion du temporel dans le spirituel, à l’obligation pour un croyant d’accepter un credo figé109. Comme on le voit il n’y a là rien de bien original par rapport à ses contemporains. La situation change à Francfort où Hegel consacre des analyses beaucoup plus substantielles à la religion juive et à la religion chrétienne dans le cadre d’une ontologie de la vie religieuse qui résout les contradictions de la réflexion finie quand elle objective l’infini110 . La religion juive est présentée négativement comme l’antagoniste irréductible de la religion grecque, religion de la beauté : à l’immanence des dieux grecs s’oppose la transcendance du monothéisme abrahamique qui a pour symptôme le nomadisme des Hébreux. Le judaïsme a désacralisé le monde et imposé la figure d’un Dieu tyrannique qui domine l’homme, préfiguration du formalisme kantien avec sa loi morale qui opprime l’homme. La religion chrétienne échappe en partie à ce reproche car Jésus a remplacé le Dieu-maitre par un Dieu-Père et l’Homme-Dieu semble réconcilier la nature humaine et la nature divine. Mais Jésus est resté une belle âme dont l’amour, en retrait de toute positivité, de tout engagement concret dans le monde, a finalement succombé à celui-ci. L’amour est objectivement la réunion des termes séparés mais en réalité cet amour n’arrive pas être objectif comme le montre le sens symbolique de la Cène pour Hegel. En partageant le pain et en buvant le vin Jésus et ses disciples parviennent au sentiment d’unité (l’amour), mais l’absorption immédiate de ces substances rend cette unité précaire. Ce manque d’objectivité ne laisse pas à l’action le temps de devenir religieuse car l’imagination ne peut réunir la chose et son sens dans quelque chose de beau comme c’était le cas dans la religion grecque de la beauté. C’est ce qui explique la particularité des Chrétiens : normalement après une action religieuse l’âme est satisfaite, pourtant on a chez les Chrétiens « une gaîté douloureuse » car le divin promis a littéralement fondu dans la bouche111. Au lieu d’une communion réelle entre Jésus et ses disciples on n’a donc qu’un faux-semblant d’unité, de même que ni Jésus, ni ses disciples ne peuvent s’unir avec le monde extérieur112. L’unité divino-humaine cristallise alors dans le souvenir de la communauté de croyants sous la forme d’un attachement fétichiste à la personne de Jésus113. Si on a cité cette analyse c’est parce que dès cette période le fait religieux est pour Hegel un fait communautaire, ce n’est pas l’expression des états d’âme d’une subjectivité face à l’infinité cosmique. 107 1987. Fragments de la période de Berne, trad. R. Legros et F. Verstraeten, Paris, Vrin, 108 Mendelssohn, Jérusalem, 1783, Paris, 1982. La positivité de la religion chrétienne, Paris, P.U.F., 1983. 110 Premiers écrits, Francfort, 1797-1800, Paris,Vrin, 1997. 111 Ibid., p. 279. 112 Ibid., p. 319. 113 Ibid., p. 328. 109 © Philopsis – Laurent Giassi 22 www.philopsis.fr Dans la Phénoménologie de l’Esprit cette dimension communautaire de la religion est analysée dans sa dimension intersubjective à la fin de la section Esprit, et la Religion comme apparaître de l’Esprit dans le temps fait l’objet d’une section propre114. On rappellera que Hegel fait émerger Dieu au sein de la dialectique qui oppose la conscience qui juge et la conscience qui agit, au terme d’une longue séquence où Hegel montre les contradictions qui affectent la certitude morale de l’agent moral. Pour ce qui est de la religion dans le Système, formellement, la religion relève de l’Esprit absolu, troisième section de la Philosophie de l’Esprit, plus précisément elle occupe une place médiane entre l’art et la philosophie. L’Encyclopédie de 1827-1830 identifie l’essence de la religion à la religion révélée (die geoffenbarte Religion), ce qui est significatif : la religion révélée est la religion ultime dans la philosophie de la religion, elle est celle où l’Esprit est entièrement manifeste, révélé à l’esprit humain. La religion révélée est donc la religion de la religion si l’on pouvait employer cette expression, là où s’achève l’apparaître de l’Esprit absolu qui se sait comme tel alors que dans les autres formes de religion il ne se manifeste que dans des moments, c'est-à-dire partiellement. Dans la religion révélée Dieu s’ouvre totalement et complètement à l’homme : il n’y a plus rien de caché ou comme le dit Hegel Dieu n’est pas jaloux, ne conserve rien par-devers soi. « Dans le concept de la religion vraie, c'est-à-dire de celle dont le contenu est l’esprit absolu, il est impliqué essentiellement qu’elle soit révélée et, à la vérité, révélée par Dieu. Car, en tant que le savoir, le principe par lequel la substance est esprit, est, comme la forme infinie étant pour soi, le savoir s’auto-déterminant, il est sans réserve l’acte de manifester – l’esprit n’est esprit que dans la mesure où il est pour l’esprit, et, dans la religion absolue, c’est l’esprit absolu qui manifeste, non plus des moments abstraits de lui-même, mais lui-même. »115 On reconnaît là un des thèmes majeurs de la Préface de la Phénoménologie de l’Esprit : penser l’Absolu dans son effectivité c’est penser Dieu sa présence, dans son auto-présentation, ce qui correspond au devenir-sujet de la substance. Si Dieu est Esprit, alors il est automanifestation active, série d’apparitions dans un médium naturel puis dans l’Esprit lui-même comme réalité du concept de l’esprit. Ce devenir-sujet de l’Absolu est en même un devenir-substance du sujet : « Dieu n’est Dieu que dans la mesure où il se sait lui-même ; son savoir de soi est, en outre, sa conscience de soi dans l’homme, et le savoir que l’homme a de Dieu, savoir qui progresse en direction du savoir de soi de l’homme en Dieu »116. En d’autres termes la religion n’est pas une fiction de l’esprit humain, un égarement de la raison : l’homme est la conscience de soi de l’Esprit divin, dans une unité humano-divine dont le théologème de l’incarnation est à la fois le chiffre et la révélation. 114 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Gallimard, 1993. Encyclopédie, III, Vrin, 1988, § 564, p. 354. 116 Ibid., p. 355. 115 © Philopsis – Laurent Giassi 23 www.philopsis.fr La lecture de la section Religion dans la Phénoménologie, les paragraphes de la philosophie de l’Esprit absolu de l’Encyclopédie, les Leçons sur la philosophie de la religion attestent que pour Hegel la question n’est plus d’opposer la religion rationnelle aux religions positives mais d’identifier le noyau proprement spéculatif dans la religion chrétienne. En un sens Hegel opère une critique aussi radicale que celle de l’Aufklärung en désacralisant la religion – puisque son contenu est entièrement rationnel – et en supprimant tout mystère dans la Révélation de Dieu. Cet exercice de traduction intégrale du contenu religieux est rendu possible par le rôle que joue le Logos chez Hegel : l’identité spéculative de l’être et de la pensée autorise le philosophe spéculatif à parler de l’Idée117, c'est-à-dire de l’unité du concept et de l’objectivité, là où le théologien ou le croyant parle de Dieu. Là où le théologien parle de « Dieu » comme d’un être réel ou d’une personne le philosophe spéculatif traduit dans le langage approprié, c'est-àdire le langage du concept. Il s’agit d’une traduction, pas d’une substitution d’un sujet (le Concept) à un autre sujet (Dieu). Le langage de la spéculation traduit en termes de concept et de syllogismes ce que le discours du théologien et le credo du croyant représentent sous la forme d’une histoire. La processualité dialectique qui fait que Dieu se réalise par autonégation prend la forme d’un événement et d’un engendrement. Les paragraphes de l’Encyclopédie qui présentent « le « syllogisme un de la médiation de l’esprit avec lui-même »118 font correspondre à chaque moment de la vie divine une détermination conceptuelle précise : l’identité du concept riche de ses différences à l’état implicite correspond à l’universalité119 ; la création du monde correspond à la particularité du jugement, ce moment de la séparation, de la production ontologique des différences120 ; la vie temporelle de Jésus, sa mort et sa résurrection correspondent au moment de la singularité121. La Trinité divine et l’économie de la Révélation sont ainsi pensées à partir des catégories de l’Essence et du Concept. On remarquera cependant que c’est le lexique de l’Essence qui prédomine comme l’indique le §566. Le contenu absolu de la religion révélée se diffracte en sphères séparées à cause du médium représentatif122 où il s’expose et ce contenu absolu s’expose « (…) α) en tant que contenu éternel, demeurant chez soi dans sa manifestation, β) en tant que différenciation de l’essence éternelle (als Unterscheidung des ewigen Wesens) d’avec sa manifestation (Manifestation), laquelle, du fait de cette différence (Unterschied), devient le monde phénoménal (die Erscheingunswelt), dans lequel entre le contenu, γ) en tant qu’infini retour [en soi] et réconciliation du monde, séparé par son extériorisation, avec l’essence éternelle (ewigen Wesens), que l’acte par 117 Il est impossible de citer tous les passages où Hegel affirme la dimension logicoontologique de « Dieu » : par exemple dans le § 51 du Concept préliminaire où il polémique contre la critique kantienne de la preuve ontologique, Hegel écrit : « C’est cette unité du concept et de l’être [c'est-à-dire l’Idée] qui constitue le concept de Dieu » (Encyclopédie, I, Vrin, 1986, p. 315). 118 Encyclopédie, III, §571, p. 358. 119 Ibid., §567. 120 Ibid., §568. 121 Ibid., §569. 122 Encyclopédie, III, §565, P ; 355-356. © Philopsis – Laurent Giassi 24 www.philopsis.fr lequel celui-ci revient, du phénomène (Erscheinung), dans l’unité de sa plénitude. »123 Cette prédominance du lexique de l’Essence s’explique par des raisons de structure : chaque nouvelle sphère répète la triplicité ÊtreEssence-Concept, ce qui correspond ici à la série Art-Religion-Philosophie, et la représentation qui sépare le contenu en moments différents contribue à essentialiser Dieu 124 , c'est-à-dire à en faire un être séparable de sa manifestation et en rapport réflexif avec elle. L’Encyclopédie fait l’économie des religions déterminées car le cœur spéculatif de la religion est formé par la Trinité que Hegel présente dans une série de syllogismes qui articulent les déterminations du Concept. L’Esprit se développe à chaque fois dans une détermination du Concept où toutes les déterminations sont présentes et immanentes. De ces syllogismes on ne citera que ceux qui concernent la vie intratrinitaire et la relation ad extra de Dieu en conservant pour la suite les considérations relatives à la communauté. Le syllogisme du Père : Père-Fils-Esprit / Universel-ParticulierSingulier « Dans le moment de l’universalité, la sphère de la pensée pure ou l’élément abstrait de l’essence, c’est donc l’esprit absolu qui est tout d’abord l’[être] présupposé, ne restant pas, toutefois, fermé en lui-même, mais étant comme puissance substantielle dans la détermination réflexive de la causalité, créateur du Ciel et de la Terre, et qui, pourtant, dans cette sphère éternelle, n’engendre plutôt que lui-même comme son Fils, reste dans une identité originaire avec cet [être] différencié, tout aussi bien que cette détermination – consistant à être ce qui est différencié de l’essence universelle – se supprime éternellement, et que c’est essentiellement par cette médiation de la médiation qui se supprime que la première substance est en tant que subjectivité et singularité concrète, – l’esprit »125. La formulation du paragraphe montre la correspondance entre le lexique spéculatif et le Credo religieux : l’aséité divine, Dieu avant toute création, est « l’élément abstrait de l’essence » –abstrait car un Dieu qui ne se manifeste pas n’est pas un Dieu effectif ; « la puissance substantielle » de Dieu correspond à l’ouverture de la substance qui s’accidentalise, ce qui se traduit dans la représentation de la création. Le rapport intra-divin du Père et du Fils exprime par l’image naturelle de l’engendrement (Erzeugung) ce qui est propre au concept, le développement (Entwicklung) immanent des déterminations. Ce que la religion présente comme le passage de Dieu en soi à la création du monde par l’intermédiaire du Logos, son fils, est réalisation de Dieu selon les déterminations du Concept où la réflexion extérieure qui se 123 Ibid.,§ 566, p. 356. Dieu n’est pas qu’essence, il est Esprit, auto-manifestation. 125 Encyclopédie, III, §567, p. 356. 124 © Philopsis – Laurent Giassi 25 www.philopsis.fr présuppose un être est dépassée par l’ouverture immanente de la substance divine. Le syllogisme Universel du Fils : Fils-Esprit-Père/Particulier-Singulier- « Mais, dans le moment de la particularité du jugement, cette essence éternelle concrète est le présupposé, et son mouvement est la création du phénomène, le brisement du moment éternel de la médiation, du Fils unique, en l’opposition subsistante-par-soi, [celle] d’un côté, du Ciel et de la Terre, de la nature élémentaire et concrète, de l’autre, de l’esprit en tant qu’il se tient dans un Rapport avec elle, par conséquent de l’esprit fini ; celui-ci en tant que l’extrême de la négativité qui est dans elle-même, se donne la subsistance-par-soi du Mal, et il est un tel extrême par sa relation à une nature [lui] faisant face et par sa propre naturalité ainsi posée, [et], dans celleci, en tant que pensant, il se tient, en même temps, tourné vers l’éternel, mais dans une relation extérieure à lui.126 » Dans le deuxième syllogisme prédomine le moment de la différence, ce qui correspond techniquement à la particularité comme ouverture à l’altérité, à la contingence. C’est la finitisation de l’Esprit qui se traduit sous la forme de l’opposition entre la nature et l’esprit fini : le moment logique par lequel le concept se différencie (le jugement) renvoie ici au mythe de la chute, lorsque le premier couple est censé avoir été expulsé du Paradis à cause de la désobéissance à l’égard de Dieu. On notera toutefois que Hegel n’évoque pas une telle chute, ou du moins que c’est l’existence immédiate de l’esprit, son rapport à la nature, qui explique pourquoi Hegel parle de « Mal ». Le mal n’est pas ici la conséquence d’une tentation ou l’expression d’une volonté de sédition mais l’isolement d’un moment du concept qui se fixe dans son opposition à l’universel. Le syllogisme de l’Esprit : Esprit-Père-Fils/Singulier-UniverselParticulier « Dans le moment de la singularité en tant que telle, c'est-à-dire de la subjectivité et du concept même – en tant que l’opposition de l’universalité et de la particularité, qui a fait retour dans son fondement identique – il se présente 1) comme présupposition, la substance universelle qui, à partir de son abstraction, s’est réalisée effectivement en une conscience de soi singulière, puis celle-ci en tant qu’immédiatement identique à l’essence – ce Fils, évoqué ci-dessus, de la sphère éternelle, qui s’est engagé dans la temporalité –, [et], en elle, le Mal comme en soi, supprimé, mais, en outre, cette existence immédiate, et, par là, sensible, de l’[être] absolument concret, qui se pose dans le [partage originaire] du jugement et se meurt en la douleur de la négativité, dans laquelle il est en tant que subjectivité infinie, identique à lui-même, [et] telle que c’est comme retour absolu [en soi-même] à partir d’elle et comme unité universelle de l’essentialité universelle et de 126 §568, p. 356-357. © Philopsis – Laurent Giassi 26 www.philopsis.fr l’essentialité singulière qu’il est devenu pour lui-même – l’Idée de l’esprit en tant qu’éternel, mais vivant et présent dans le monde.127 » L’économie de la Révélation qui implique la chute, l’incarnation, le supplice du Dieu-Homme, la résurrection et la rédemption est traduite logiquement par l’unité de « l’essentialité universelle et de l’essentialité singulière », laquelle implique que la singularité immédiate (Jésus) renonce à son existence naturelle par la mort (« douleur de la négativité ») et coïncide avec l’universel. Quand l’essentialité devient pour soi, se singularise, cela signifie que le Père et le Fils ne sont pas séparés, que le Père devient dialectiquement le Père par son autonégation dans le Fils et le Fils confirme la paternité du Père par sa négation. La Révélation chrétienne est en son fond spéculatif un infanticide qui atteste de la prééminence de la paternité mais cette paternité est illusoire si elle ne sacrifie pas, si Dieu ne se livre pas à l’altérité : le parricide est le complément de l’infanticide. B. Représentation et religion Ce qui est au cœur de cette opération de traduction spéculative c’est le statut de la représentation dans l’économie de la pensée. « L’esprit absolu, dans la suppression de l’immédiateté et de la réalité sensible de la figure et du savoir, est, suivant le contenu, l’esprit étant en et pour soi de la nature et de l’esprit, tandis qu’il est, suivant la forme, tout d’abord pour le savoir subjectif de la représentation. Celle-ci (…) donne aux moments du contenu de l’esprit absolu une subsistance-par-soi, et fait d’eux, les uns à l’égard des autres, des présuppositions, et des phénomènes qui se suivent les uns les autres, ainsi qu’une connexion de l’advenir suivant des déterminations-de-la-réflexion finies. (…) »128 La religion est par excellence le domaine où la représentation produit ses effets anti-conceptuels. Si Hegel voit souvent dans l’entendement la cause de l’immobilisation des déterminations-de-pensée par son pouvoir de discrimination et de fixation129 , c’est principalement à la représentation qu’il s’en prend lorsqu’il veut désigner un mode de pensée extra- voire infraconceptuel130. D’un côté l’entendement présuppose la représentation qu’il décompose en moments abstraits, par ce pouvoir spécifique de convertir le négatif en être131; de l’autre la représentation suppose une réflexion propre à l’entendement, la réflexion extérieure, car le régime représentatif de la connaissance suppose une extériorité du sujet et de l’objet ainsi que des 127 §569, p. 357. §565, p. 355-356. 129 Doctrine de l’Être (1812), Aubier-Montaigne, 1972, Préface, p. 6 ; Doctrine du Concept (1816), Aubier-Montaigne, 1986, p. 81. 130 Les reproches sont constants tout au long de la Grande Logique : la représentation est « l’être-en-dehors de soi du concept » (Doctrine de l’Être, p. 98, Doctrine du Concept, p. 308-310), elle est l’origine de la séparation des moments de l’unité et de la multiplicité (Doctrine de l’Être, p. 140) ou des moments du concept (Doctrine du Concept, p. 94). 131 Phénoménologie, Préface, p. 93-94. 128 © Philopsis – Laurent Giassi 27 www.philopsis.fr éléments constitutifs de l’objet. C’est ce qui fait que si l’entendement et la représentation ne sont pas identiques, ils renvoient l’un à l’autre, du fait de ce même régime logique 132 . L’inadéquation de la représentation et du concept vient du rapport privilégié que la représentation a avec la sphère de l’expérience : la représentation vient de l’expérience, elle est sa première intériorisation encore abstraite, c'est-à-dire qui demeure extérieure. Dans la Philosophie de l’Esprit la représentation est une étape cruciale dans la psychologie : elle constitue l’intériorisation du donné immédiat mais elle est encore affectée par une immédiateté résiduelle –la première intériorisation demeure encore première et ce n’est qu’au terme du processus par lequel le donné immédiat est converti en signe, lorsque la naturalité immédiate devient le corps du sens spirituel, c'est-à-dire le son, que la représentation cède la place à la pensée. Rappelons le passage de l’Encyclopédie qui indique la définition générale de la représentation : « La représentation est, en tant qu’intuition rappelée à elle-même par intériorisation, le milieu entre le se-trouver-déterminé immédiat de l’intelligence et celle-ci en sa liberté, la pensée. La représentation est, pour l’intelligence, ce qui est sien, encore lié à [une] subjectivité unilatérale, en tant que ce sien est encore conditionné par l’immédiateté, qu’il n’est pas, en lui-même, l’être. Le chemin de l’intelligence dans les représentations consiste autant à rendre intérieure l’immédiateté, à se poser intuitionnante dans elle-même, qu’à supprimer la subjectivité de l’intériorité et à se séparer d’avec elle-même dans elle-même par extériorisation, ainsi qu’à être dans elle-même au sein de sa propre extériorité. Mais, en tant que l’acte de se représenter part de l’intuition et de son matériau trouvé, cette activité est encore affectée de cette différence, et ses productions sont, en elle, encore des synthèses, qui ne deviennent que dans la pensée l’immanence concrète du concept.133 » Se représenter une chose ce n’est pas la penser si penser c’est unifier des déterminations opposées, c’est commencer à la dégager de sa gangue d’immédiateté, la sortir de son contexte tout en lui conservant ses caractéristiques d’origine – la dispersion dans l’espace et le temps, la forme de l’extériorité en général. Si on applique cela à la religion chrétienne, la dimension narrative de ce que fait Dieu et de ce qui arrive à Jésus saute aux yeux et traditionnellement l’exégèse est le complément obligé de la diégèse134. La spéculation hégélienne déjoue la distinction entre la lettre et l’esprit : la philosophie de la religion ne prend pas le texte biblique à la lettre mais elle ne s’en abstrait pas non plus pour faire une variation sur le sens de ce qui est dit. La traduction conceptuelle des théologèmes (création, 132 Dans la Doctrine du concept, p. 48, Hegel précise ainsi la relation entre les moments de la philosophie de l’esprit et les moments logiques : « les déterminations pures d’être, d’essence et concept constituent aussi, à vrai dire, la base et l’armature simple intérieure des formes de l’esprit ; l’esprit comme intuitionnant, pareillement comme conscience sensible, est dans la déterminité de l’être immédiat, de même que l’esprit comme représentant, comme aussi comme conscience percevante, s’est élevé de l’être au degré de l’essence ou de la réflexion ». 133 Encyclopédie, III, §451, p. 246-247. 134 On pense ici tout particulièrement à la doctrine des quatre sens exposée par Henri de Lubac dans Exégèse médiévale, Les quatre sens de l’Écriture, Paris, 1959. © Philopsis – Laurent Giassi 28 www.philopsis.fr résurrection, rédemption, etc.) suppose qu’on prenne au sérieux le langage de départ, il faut bien que les termes de « Dieu », de « création » aient un sens. Là où les Lumières voyaient une fable, le produit d’une superstition, de l’égarement de la raison, la spéculation voit un langage qui se perd dans l’énoncé de ce qui est dit135 . Le problème que pose cette traduction c’est la possibilité de séparer la forme et le contenu : la traduction suppose que « quelque chose » subsiste dans ce passage, qu’un sens soit isolable des signes par lesquels on l’exprime136. La question est alors de savoir si la spéculation comme métalangage rend compte du langage de niveau 1, le langage religieux par une sorte de formalisme supérieur ou bien si un tel procédé est contestable. C. La fin du mystère et la parousie communautaire Répondre à cette question implique de revenir aux syllogismes de la religion révélée, en particulier à l’identification entre la parousie divine et la communauté des croyants. « Cette totalité objective est la présupposition, qui est en soi, pour l’immédiateté finie du sujet singulier, ce qui fait qu’elle est pour lui, tout d’abord, quelque chose d’autre et d’intuitionné, mais l’intuition de la vérité qui est en soi ; du fait d’un tel témoignage de l’esprit en lui, [et] en raison de sa nature immédiate, il se détermine tout d’abord, pour lui-même comme ce qui est du néant et comme le Mal ; et, ensuite, selon l’exemple de sa vérité, moyennant la croyance en l’unité, accomplie en soi dans celle-ci, de l’essentialité universelle et de l’essentialité singulière, il est aussi le mouvement de se déposséder de sa déterminité-de-nature immédiate ainsi que de [sa] volonté propre, et de s’enchaîner, dans la douleur de la négativité, avec cet exemple-là et son en-soi, et ainsi, de se connaître comme étant réuni avec l’essence ; 3) cette essence, par cette médiation, se produit comme habitant dans la conscience de soi, et elle est la présence effective de l’esprit étant en et pour soi comme de l’esprit universel.137» Le croyant imite l’exemple de Jésus qui sacrifie sa naturalité immédiate pour s’unir avec le Père : le culte opère cette unification du croyant avec Dieu, ce qui réactualise la mort du Fils et ainsi Dieu est effectif comme « esprit universel » dans la communauté des croyants. Dans la dialectique de la vie divine c’est donc la communauté qui forme le point terminal, là où Dieu est devenu concret, effectif. Alors que les religions de la nature divinisent un élément naturel, la religion révélée abolit la naturalité de l’esprit fini, en spiritualisant l’esprit si l’on peut dire, en le faisant coïncider avec sa propre essence. Comme on le sait d’après l’analyse hégélienne du langage, l’esprit n’est jamais autant assuré de coïncider avec lui-même que 135 On ne peut même pas comparer le langage de la représentation religieuse au mythe platonicien car, comme le rappelle à juste titre Luc Brisson, il n’y a pas de vérité du mythe chez Platon alors que Hegel avec Creuzer pense qu’une telle vérité existe et est livrée par la philosophie (Luc Brisson, Introduction à la philosophie du mythe, Vrin, 1996). 136 Or selon le propos fameux de Hegel on pense dans les signes, ce qui laisse douter de la possibilité de séparer le sens et les signes qui l’expriment… 137 Encyclopédie, III, §370, p. 357-358. © Philopsis – Laurent Giassi 29 www.philopsis.fr dans un médium spirituel, suffisamment transparent pour que l’altérité ne soit pas la menace d’une perte irréversible dans l’extériorité. Cette fois c’est l’autonégation de l’esprit naturel, la mort de Jésus, qui constitue la médiation par laquelle l’Esprit divin se manifeste. En d’autres termes la communication divine – Dieu n’est pas jaloux138 – s’accomplit dans la communauté des croyants : l’inhabitation de Dieu en l’homme signifie alors l’immanence de Dieu à la communauté, ce qui rend vain l’espoir d’une parousie, d’un retour du médiateur, puisque la médiation s’est opérée, s’opère éternellement ainsi que la médiation de la médiation. Il est temps de revenir au rapport du langage de la spéculation et du langage religieux. Hegel considère que la philosophie spéculative a le droit d’opérer le passage du langage 1 (langage religieux) au métalangage de la spéculation. Cette traduction est imparfaite et donne une sorte de style hybride, comme on l’a vu dans le cas des syllogismes de l’esprit, où alternent concepts philosophiques et termes du Credo. Le prix à payer est cependant considérable : la fin de tout mystère et la désauratisation du religieux. Un Dieu qui n’est Dieu que par la création du monde, un Dieu qui n’est tel que par son aliénation dans le Fils, un Dieu qui est identique à la communauté dans croyants – un tel Dieu correspond par certains traits à ce que la théologie chrétienne dit de Dieu mais c’est un Dieu sans mystères, dont la personnalité est douteuse. Après la mort de Hegel, d’ailleurs, la polémique portera justement sur ces points litigieux : d’un côté les hégéliens de droite comme Rosenkranz soutiendront l’orthodoxie de Hegel concernant l’immortalité de l’âme et la personnalité de Dieu contre l’accusation de panthéisme et de panlogicisme 139 , alors que d’autres verront dans la philosophie de la religion un athéisme déguisé140 . On citera pour mémoire le propos rapporté par Heine où Hegel se moque de façon acerbe de ceux qui s’imaginent mériter la vie éternelle par une vie pieuse et conforme à la morale : « Vous voulez donc encore un pourboire pour avoir fait votre devoir dans la vie, pour avoir soigné votre mère, pour ne pas avoir affamé votre frère et pour n’avoir donné aucun poison à vos ennemis.141 » On ne peut rien induire de ce propos mais on rappellera que la polémique sur la fonction du monarque constitutionnel renvoie à un contexte où on ne peut pas tout dire142 . A fortiori quand il s’agit de Dieu et de la religion on comprend bien qu’on ne puisse ni tout dire ni tout écrire. Paradoxalement, dans le cas de Hegel, c’est la difficulté de pénétrer son style 138 Ibid., §564, p. 354. Rosenkranz, Kritische Erlaüterungen des Hegel’schen Systems, 1840, par exemple la recension Göschel’s Entwickelung der hegel’schen Unsterblichkeitslehre (1835). 140 Bruno Bauer, La trompette du jugement dernier contre Hegel, l’athée et l’antéchrist. Un ultimatum (1841), Aubier-Montaigne, 1972. 141 Nicolin G., Hegel in Berichten seiner Zeitgenossen, Meiner, 1970, témoignage n° 363. 142 Rappelons que dans le cours de 1822-1823 où Hegel commente le §280 des Principes de la philosophie du droit Hegel avait défini le monarque comme « un homme qui dit oui, qui place le point sur l’i ». Dans le cours de 1824-1825 il parle même du « vide je veux » ! (Henri Denis, Hegel penseur du politique, chap. 1 La nature de l’État hégélien, L’Âge d’homme, 1989, p. 176-177). 139 © Philopsis – Laurent Giassi 30 www.philopsis.fr qui l’a protégé de son vivant contre de trop violentes attaques. Tout bien considéré qu’est-ce qui est le plus dangereux pour la religion ? Est-ce une critique virulente menée au nom de la raison ? Ou est-ce une rationalisation intégrale de la religion qui perd ainsi tout mystère ? Ce qui est peut-être le plus troublant c’est cette transparence totale de la Révélation à la raison fondée sur une conception de la raison spéculative qui dédramatise l’incarnation grâce à l’unité des opposés. Bien entendu c’est la double dimension de la raison qui permet cette euphémisation du drame divinohumain de l’Incarnation : la raison englobe à la fois « le côté dialectique ou négativement rationnel » et « le côté spéculatif ou positivement rationnel »143. Que l’Homme-Dieu et la théologie chrétienne aient eu ou pas une influence déterminante sur la constitution de l’idéalisme hégélien144, cela ne change rien à la chose. La rationalisation de la religion chrétienne est la conséquence de la promotion spéculative de l’Idée comme catégorie suprême de la Logique : le Bien n’est pas un au-delà du temps présent – la verticalité métaphysique qui faisait du Bien le sommet de la hiérarchie intelligible et qui dans la philosophie pratique de l’idéalisme transcendantal formait un horizon inatteignable en l’espèce d’un Souverain Bien est ici convertie dans l’horizontalité de l’effectivité, une présence qui déborde le seul présent au sens temporel145. Le Bien n’est pas plus étranger au cours du monde que Dieu n’est étranger à la nature et à l’esprit. Les termes même d’immanence et de transcendance ne sont plus pertinents pour désigner cette philosophie de la présence totale qui abolit, avant Nietzsche, l’idée de tout arrière-monde, et ruine l’idée de l’aséité divine pourtant nécessaire dans l’ontologie chrétienne qui distingue le créateur de la créature. La présentification de Dieu dans la communauté rend aussi inopérante la distinction de l’Ecclesia militans et de l’Ecclesia triumphans puisque ce serait séparer temporellement ce qui est toujours déjà accompli dans la communauté qui par ses rites et son culte rejoue la mort de la mort du médiateur. En affirmant que le savoir de soi est sa « conscience de soi dans l’homme »146, en identifiant la parousie divine à la communauté actuelle des croyants, Hegel ouvre la voie à une forme de religion athée. Personne ne saura jamais ce que pensait Hegel à titre d’individu privé – même s’il se déclarait luthérien – et les textes disponibles ne permettent pas de parler de l’athéisme de Hegel. En revanche ce qu’on sait c’est que, après la mort de Hegel, ce qu’on appellera la gauche hégélienne déconstruit la magistrale synthèse spéculative du maître. Avec Strauss 147 et Feuerbach la relation religieuse spécifique entre l’esprit humain et l’Esprit divin devient incompréhensible et la subordination de la religion à la philosophie rend vaine la fiction d’une traduction du langage religieux dans le métalangage spéculatif. Aussi bien Strauss que Feuerbach étaient à l’origine des disciples de Hegel et leur évolution intellectuelle est particulièrement significative des difficultés que pose la synthèse hégélienne. On peut toujours dire que ces 143 Encyclopédie, I, §13, p. 188. Benz, Les sources mystiques de la philosophie allemande (1968), Vrin, 1987. Voir en particulier le chapitre. III où l’auteur montre l’influence de la pensée mystique de Bengel et Oetinger sur la pensée religieuse de Schelling et de Hegel. 145 Encyclopédie, I, §234-235. 146 Encyclopédie, III, §564, p. 355. 147 David Friedrich Strauss (1818-1874). 144 © Philopsis – Laurent Giassi 31 www.philopsis.fr auteurs ont mal compris le maître mais c’est là une facilité que peut se permettre l’historien qui se tient dans une position de surplomb où il peut rétablir le sens du texte face à des déviations possibles. C’est supposer qu’il y aurait un sens défini et définitif de la philosophie hégélienne de la religion, ce qu’on se gardera bien d’affirmer ici. Dans sa Vie de Jésus (1835) Strauss tire les conséquences de l’Aufhebung de la religion par la spéculation : ce que Hegel appelait représentation devient chez Strauss une mythologie élaborée autour de la personne de Jésus que la communauté chrétienne, puis l’Église ont inventée comme le Messie 148 qui correspondait à ce qu’annonçait l’Ancien Testament. Selon Strauss, Hegel a eu raison, dans sa christologie spéculative, d’insister sur l’unité de Dieu et de l’homme. Cependant l’Idée ne se réalise pas dans une seule personne mais dans l’humanité tout entière : « Elle ne prodigue pas toute sa richesse à une seule copie pour être avare envers toutes les autres ; elle ne s’imprime pas complètement dans cette copie unique, pour ne laisser jamais dans toutes les autres qu’une empreinte corporelle ; mais elle aime à déployer ses trésors dans une variété de copies qui se complètent réciproquement, dans une alternative d’individus qui viennent et qui passent à leur tour. Et n’est-ce pas là une vraie réalité de l’idée ? L’idée de l’unité des natures divine et humaine n’est-elle pas, si j’en conçois l’humanité comme la réalisation, une idée réelle dans un sens infiniment plus élevé que si je limite cette réalisation à un individu ? Une incarnation éternelle de Dieu n’est-elle pas plus vraie qu’une incarnation bornée à un point dans le temps ? 149» La clef de toute la christologie est que le sujet des attributs que l’Église donne au Christ est non pas un individu ou une idée abstraite mais « une idée réelle ». Les propriétés qui se contredisent lorsqu’on les place dans un individu s’accordent dans l’idée de l’espèce : l’humanité est la réunion des deux natures, enfant de l’esprit et de la nature ; elle fait des miracles comme le montre le cours de l’histoire où l’esprit maîtrise de plus en plus la Nature au dedans et au dehors de l’homme ; elle est impeccable car son développement est irréprochable ; elle est ce qui meurt, ressuscite et monte au ciel, car elle procède par une négation de sa naturalité et de sa sensibilité 150 . Schleiermacher avait raison lorsqu’il affirmait que l’école spéculative ne laissait guère de place à la personne physique du Rédempteur, car c’est là le progrès de la science que de partir comme le dit Hegel de l’histoire sensible d’un individu pour contempler dans l’histoire « le mouvement de l’idée »151. La dévalorisation de la personne du Christ comme médiateur n’enlève cependant rien à la signification essentielle de la religion. La christologie scientifique qui remplace la christologie spéculative doit certes s’élever au-dessus de Jésus en tant que personne historique, mais il faudra toujours qu’elle revienne à lui car il est un génie dans la religion, tout 148 Jésus a existé réellement comme personnage historique mais sa fonction médiatrice est une fiction devenue croyance collective. 149 Strauss, Vie de Jésus, t. 2, p. 755 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64873k). 150 Ibid., p. 756. 151 Ibid., p. 757. © Philopsis – Laurent Giassi 32 www.philopsis.fr comme il existe des génies dans d’autres domaines152. La religion est en effet le centre des différents domaines, c’est en elle que l’esprit divin tombe immédiatement sous la conscience de l’esprit humain, et comme Jésus est l’auteur de la plus haute religion, il dépasse les autres fondateurs de religion153. Quant à Feuerbach il transforme la spéculation sur l’unité divinohumaine en une relation purement spéculaire qui fait de Dieu l’essence de l’homme objectivée sous une forme imaginaire. Comme l’indique Feuerbach dans un passage consacré à la doctrine spéculative hégélienne : « Pourquoi assigner à Dieu l’essence et à l’homme simplement la conscience ? Dieu a-t-il sa conscience dans l’homme et l’homme a-t-il son essence en Dieu ? Le savoir que l’homme a de Dieu est-il le savoir que Dieu a de lui-même ? Quelle séparation contradictoire ! En renversant, tu as la vérité : le savoir que l’homme a de Dieu est le savoir que l’homme a de luimême, de sa propre essence. Seule l’unité de l’essence et de l’existence est vérité. Là où se trouve la conscience de Dieu, se trouve aussi l’essence de Dieu – donc dans l’homme ; dans l’essence de Dieu c’est ta propre essence seulement qui t’est objet, en elle se présente devant ta conscience seulement ce qui se trouve derrière ta conscience. Si les déterminations de l’être divin sont humaines, alors les déterminations divines sont de nature divine.154 » Feuerbach a bien intégré la leçon de Hegel sur le renversement du sujet et du prédicat, opération nécessaire pour penser Dieu comme Esprit vivant, effectif et non comme un sujet inerte – sauf qu’il faut opérer une sorte de renversement du renversement pour comprendre que Dieu n’est qu’un sujet imaginaire car le sujet réel est du côté des qualités attribuées à Dieu, lesquelles renvoient in fine à l’humanité. « La nécessité du sujet a son lieu seulement dans la nécessité du prédicat. (…) Ce qu’est le sujet n’a son lieu que dans le prédicat ; le prédicat est la vérité du sujet ; le sujet n’est que le prédicat personnifié, existant. Sujet et prédicat se séparent seulement comme existence et essence. La négation des prédicats est par suite la négation du sujet. Que te reste-t-il de l’être humain, si tu lui ôtes les qualités humaines.155 » Voici par exemple ce que donne le renversement dans le cas de l’amour divin qui n’est qu’une divinisation de l’amour : « Dieu est amour. Cette proposition est suprême dans le christianisme. Mais la contradiction de la foi et de l’amour est déjà contenue dans cette proposition. L’amour n’est qu’un prédicat, Dieu étant sujet. Mais en quoi ce sujet est-il distinct de l’amour ? Et pourtant il est nécessaire que je pose ainsi la question, que je fasse cette distinction. La nécessité de cette distinction 152 Ibid., p. 759. Ibid., p. 760. 154 Feuerbach, L’Essence du christianisme, Maspero, 1973. 155 Ibid., p. 136. 153 © Philopsis – Laurent Giassi 33 www.philopsis.fr serait supprimée si l’on disait inversement : l’amour est Dieu, l’amour est l’être absolu. Dans la proposition “Dieu est amour”, le sujet constitue l’obscurité derrière laquelle la foi se cache ; le prédicat est la lumière qui éclaire en soi le sujet obscur. Dans le prédicat j’affirme l’amour, dans le sujet, la foi. L’amour seul ne remplit pas mon esprit : je laisse une place libre pour mon absence d’amour en pensant Dieu comme sujet distinct du prédicat. Il est donc nécessaire que tantôt je perde la pensée de l’amour, tantôt je sacrifie à la divinité de l’amour la personnalité de Dieu, tantôt l’amour à la personnalité de Dieu. L’histoire du christianisme a suffisamment prouvé cette contradiction. (…) La foi s’en tient à l’autonomie de Dieu ; l’amour la supprime. »156 Le retour de Dieu à lui-même par la négation de la négation devient la découverte de l’essence cachée de la théologie et de la religion, c'est-à-dire l’anthropologie. La Révélation devient la médiation de la propre essence de l’homme et de lui-même : c’est l’homme qui se détermine à recevoir de Dieu la révélation. « Ce qui passe de Dieu à l’homme, passe simplement de l’homme en Dieu à l’homme, c'est-à-dire de l’essence de l’homme à l’homme conscient, du genre à l’individu. Donc entre la révélation divine et ce qu’on appelle la raison ou la nature humaines, il n’y a rien qu’une différence illusoire – le contenu de la révélation divine possède lui aussi une origine humaine, car il tire son origine non point de Dieu en tant que Dieu, mais du Dieu déterminé par la raison humaine, par le besoin humain, c'est-à-dire directement de la raison et du besoin humains. Ainsi dans la révélation l’homme ne s’éloigne de lui-même que pour revenir à lui par un détour ! Aussi se confirme de la manière la plus frappante à propos de cet objet le fait que le mystère de la théologie n’est autre que l’anthropologie »157 . Ce faisant Hegel et la postérité hégélienne représentent parfaitement une tendance répandue au XIXe siècle, celle qui consiste à voir l’intérêt de la religion alors que l’ancienne subordination de la raison au pouvoir spirituel de l’Église s’est effondrée. De ciment essentiel pour une collectivité158 à l’ouverture d’un futur pour l’homme démocratique159 la religion ne cesse d’être questionnée dans son rôle après la critique destructrice des Lumières. On ne peut plus croire comme jadis avec la foi du charbonnier et les idéaux progressistes de la bourgeoisie européenne n’ont pas encore eu le temps de devenir l’horizon indépassable de la modernité. C’est durant cette phase de transition que la religion a pu être appréciée pour son rôle individuel et social, avant que les religions séculières comme le marxisme ne l’emportent sur elle. La série de positions que nous avons étudiées dans la philosophie allemande permet de comprendre en partie la logique des jugements de valeur au sujet du fait religieux. 156 Ibid., p. 419. Ibid., p. 356-357 158 Comte, Durkheim, la tradition sociologique ou ce qui deviendra tel. 159 Tocqueville, la tradition libérale. 157 © Philopsis – Laurent Giassi 34 www.philopsis.fr © Philopsis – Laurent Giassi 35