Notes fauniques de Gembloux 2005 57, 29-48 M. Dethier & J.-M. Hubart
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phylogénétique : les espèces les plus avancées dans ce
processus seraient entrées dans le milieu souterrain
longtemps avant les autres. Il distingue donc des
troglobies anciens et récents et explique ces invasions
successives par la géologie et la paléoclimatologie de
la région, lesquelles auraient joué le même rôle que
les glaciations chez nous.
On a souvent considéré la dépigmentation (ou, plus
exactement, la perte des pigments mélaniques
tégumentaires) comme un caractère dégénératif des
espèces troglobies. Ginet (1973) s’est demandé si, au
contraire, ce facteur n’avait pas favorisé la
conservation des lignées sénescentes en déclenchant
un comportement photophobe qui les a conduites à
chercher refuge dans le domaine souterrain. Là, en
effet, l’aspect négatif des autres caractères
dégénératifs des troglobies (perte des structures
oculaires, métabolisme réduit,…) est atténué. Dans
cette optique, la perte des pigments tégumentaires
pourrait être considérée comme un facteur d’évolution
plutôt positif, puisqu’elle a permis la survie de lignées
entières. Il faut vraisemblablement attribuer la perte
de ces pigments au métabolisme réduit des troglobies.
En effet, mélanines et ommochromes représentent le
plus souvent des résidus métaboliques, en particulier
chez les Arthropodes. Si le métabolisme se réduit, ces
substances sont évidemment produites en moins
grandes quantités, voire pas du tout.
La pigmentation des animaux épigés est stable,
permanente : des Asellus aquaticus (L.) soustraites à
la lumière pendant des mois ne perdent pas leurs
couleurs et leur descendance est normalement colorée
(mais nous avons observé, dans la grotte de Hotton,
des Gammarus dépigmentés !). A l’opposé, des
troglobies anciens ont perdu leurs pigments
mélaniques tégumentaires de manière définitive et les
exposer à la lumière, même de façon prudente et
progressive, ne leur a jamais rendu des couleurs. Mais
entre ces deux extrêmes, il existe un bon nombre de
cas où l’on constate un état d’instabilité de la
pigmentation : le Protée, normalement d’un rose très
clair, prend une teinte violette à noirâtre lorsqu’il est
exposé (prudemment !) à la lumière. Nous avons
nous-mêmes souvent observé des populations épigées
de l’Isopode Androniscus dentiger Verhoeff d’une
belle teinte orangée, tandis que les individus de la
grotte voisine étaient blancs.
2. L’anophthalmie
Ce caractère est aussi couramment considéré comme
typique de la faune cavernicole. Si, statistiquement, il
est plus fréquent chez les animaux des grottes, ces
derniers n’en ont pas pour autant l’exclusivité.
Comme la dépigmentation, on le rencontre chez
beaucoup de représentants de la pédofaune
(Symphyles, Géophiles, Palpigrades, Cryptops,…),
ainsi que chez les espèces abyssales, tant marines que
lacustres. Mais ici encore, il faut constater que le
parallélisme entre l’anophthalmie et l’obscurité est
loin d’être absolu. Ce phénomène semble aussi propre
à certaines lignées phylétiques : c’est ainsi que
seulement 1% des crabes abyssaux sont
anophthalmes, tandis que plus de 10% des Mysidacés
sont dépourvus d’yeux. La régression et la disparition
des structures oculaires est d’autant plus poussée
qu’elle est phylétiquement plus ancienne et elle peut
également affecter des espèces épigées, qui adoptent
alors des comportements nocturnes, comme l’a
montré Wilkens (1973), en parallèle avec la
dépigmentation.
Les modalités de la régression oculaire dépendent de
plusieurs facteurs :
- La complexité de l’œil : elle se déroule plus vite
chez les Planaires que chez les Arthropodes.
- L’âge phylogénétique : elle est plus complète chez
les troglobies anciens que chez les troglobies
récents (cf. supra). Cette constatation semble être
une règle assez générale dans l’évolution des
espèces troglobies.
La régression se déroule le plus souvent selon le
schéma suivant :
- Disparition préliminaire des structures
périphériques, c'est-à-dire de l’appareil dioptrique
(facettes cornéennes, cônes réfringents).
- Régression et disparition subséquentes des parties
profondes, sensorielles et nerveuses (cellules
rétiniennes, nerf optique), apparemment plus
stables.
Strauss (1909), étudiant les Amphipodes marins
abyssaux, a établi une série régressive, dont il a
nommé les stades à partir de noms de genres
caractéristiques (Liljeborgia, Tryphosa, Harpinia,
Andaniexis). Turquin (1973) a tenté d’établir des
corrélations entre la série régressive de Strauss et les
observations faites sur les Niphargidae, mais la
disparité des techniques histologiques, les difficultés
systématiques et les malentendus entre auteurs
rendent la tâche malaisée. Il est néanmoins évident
que tous les Niphargus (s.l.) ne sont pas au même
stade de régression oculaire.
Il convient aussi de noter que le schéma esquissé ci-
dessus ne s’applique pas aux Insectes. Chez ces
derniers, on observe un arrêt du développement des
structures oculaires au stade d’ébauches, alors que
chez d’autres animaux, le développement est d’abord
normal (bien que souvent ralenti), puis suivi d’une