LA MORALE EN TANT QUE SCIENCE MORALE

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LA MORALE EN TANT QUE
SCIENCE MORALE
Collection
« Épistémologie et Philosophie des Sciences»
dirigée par Angèle Kremer Marietti
Angèle KREMER-MARIETTI, Nietzsche: L'homme et ses labyrinthes,
1999.
Angèle KREMER-MARIETTI, L'anthropologie positiviste d'Auguste
Comte,
1999.
Angèle KREMER-MARIETTI,
Comte,
Le projet anthropologique
d'Auguste
1999.
S. LATOUCHE,
F. NOHRA,
H. ZAOUAL,
Critique de la raison
économique, 1999.
Jean-Charles
SACCHI, Sur le développement
des théories scientifiques,
1999.
Yvette CONRY, L'Évolution
créatrice d'Henri Bergson. Investigations
critiques, 2000.
Angèle KREMER-MARIETTI,
La Symbolicité, 2000.
Angèle KREMER-MARIETTI
(dir.), Éthique et épistémologie
autour du
livre Impostures intellectuelles de Sakai et Bricmont, 2001.
Abdelkader BACHT A, L'épistémologie
scientifique des Lumières, 2001.
Jean CAZENOBE, Technogenèse de la télévision, 2001.
Jean-Paul JOUARY, L'art paléolithique, 2001.
Angèle KREMER-MARIETTI,
La philosophie cognitive, 2002.
Angèle KREMER-MARIETTI,
Ethique et méta-éthique, 2002.
Michel BOURDEAU
(dir.), Auguste Comte et l'idée de science de
I'homme, 2002.
Jan SEBESTIK, Antonia SOULEZ (dir.), Le Cercle de Vienne, 2002.
Jan SEBESTIK, Antonia SOULEZ (dir.), Wittgenstein et la philosophie
aujourd 'hui, 2002.
Ignace HAAZ, Le concept de corps chez Ribot et Nietzsche, 2002.
Pierre-André HUGLO, Approche nominaliste de Saussure, 2002.
Jean-Gérard ROSSI, La philosophie analytique, 2002.
Jacques MICHEL, La nécessité de Claude Bernard, 2002.
Abdelkader BACHT A, L'espace et le temps chez Newton et chez Kant,
2002.
Lucien-Smnir OULAHBIB, Éthique et épistémologie du nihilisme, 2002.
Anna MAl.JCINI, La sagesse de l'ancienne Égypte pour l'Internet, 2002.
Lucien-Satl1ir OULAHBIB, Le nihilisme français contemporain, 2003.
Annie PETIT (dir.), Auguste Comte. Trajectoires du positivisme, 2003.
Bernadette BENSAUDE-VINCENT,
Bruno BERNARDI (dir.), Rousseau
et les sciences, 2003.
Angèle KREMER-MARIETTI,
Cours sur la première Recherche Logique
de Husserl, 2003.
Abdelkader
BACHT A, L'esprit scientifique
et la civilisation
arabomusulmane, 2004.
Rafika BEN MRAD, Principes et causes dans les Analytiques Seconds
d'Aristote, 2004.
Monique CHARLES,
La Psychanalyse?
Témoignage
et Commentaires
d'un psychanalyste et d'une analysante, 2004.
Fouad NOHRA, L'éducation morale au-delà de la citoyenneté, 2004.
Edmundo J\I10RIM DE CAR V ALHO, Le statut du paradoxe chez Paul
Valéry,2005.
Angèle
KREMER
-MARIETTI,
Épistémologiques,
philosophiques,
anthropologiques,
2005.
Taoufik CHERIF, Éléments d'Esthétique arabo-islamique,
2005.
Pierre-André HUGLO, Sartre: Questions de méthode, 2005.
Michèle PICHON, Esthétique et épistémologie
du naturalisme abstrait.
Avec Bachelard: rêver et peindre les éléments, 2005.
Adrian BEJAN, Sylvie LORENTE, La loi constructale,2005.
Zeïneb BEN SAÏD CHERNI, Auguste Comte, postérité épistémologique,
et ralliement des nations, 2005.
y (dir.), La quantification dans la logique moderne, 2005.
Pierre JORA
Saïd CHEBILI, Foucault et la psychologie, 2005.
Christian MAGNAN, La nature sans foi ni loi. Les grands thèmes de la
physique au XXè siècle,
2005.
Christian MAGNAN, La science pervertie, 2005.
Lucien-Satnir
OULAHBIB,
Méthode d'évaluation
du développetnent
hUtnain. De l'étnancipa-tion
à l'affinetnent. Esquisse, 2005.
Ignace HAAZ, Nietzsche et la lnétaphore cognitive, 2006.
HaInadi BEN JABALLAH,
Grâce du rationnel, Pesanteur des choses,
2006.
Hamadi BEN JABALLAH,
Criticisme cartésien, Synthèse newtonienne,
2006.
Robert-Michel
PALEM, Organodynamisme
et neurocognitivisme,
2006.
Léna SOLER, Philosophie
de la physique, Dialogue à plusieurs voix
autour de controverses contemporaines et classiques, 2006.
Francis BACON, De lajustice universelle, 2006.
Angèle KREMER-MARIETTI,
Le Positivisme d'Auguste C01nte, 2006.
Joseph-François
KREMER, Les formes symboliques de la musique, 2006.
Hamdi MLIKA, Quine et l' antiplatonislne, 2007.
Jean-Pierre COUT ARD, Le vivant chez Leibniz, 2007.
Angèle KREMER-MARIETTI,
Philosophie
des sciences de la nature,
2007.
Angèle KREMER-MARIETTI,
Le concept de science positive, 2007.
Angèle KREMER-MARIETTI,
Auguste Comte et la science politique,
2007.
Angèle
KREMER-MARIETTI,
Le
Kaléidoscope
épistémologique
d'Auguste C01nte. Sentiments Images Signes, 2007.
@ 3ème édition, PUF, 1995
@ L'HARMATTAN,2007
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
harmattan 1cq2wanadoo.fr
ISBN: 978-2-296-04116-5
EAN : 9782296041165
Angèle Kremer- Marietti
LA MORALE EN TANT QUE
SCIENCE MORALE
L'HARMATTAN
AVANT-PROPOS
L'impensé de Socrate
Le problème épistémologique de la morale se
trouve posé et incarné dans la personne de
Socrate.
Nietzsche!,
que possible
reconnaissait
dans l'ordre
la capacité
,
dianoétique'
qui se méfiait et se défendait autant
de Socrate tout en le respectant, lui
une double aptitude intellectuelle
de l'éthique: pour ainsi dire, à la fois
de la 'propédeutique'
et de la
.
En effet, il est possible de donner raison à
Nietzsche en voyant bien que la capacité
propédeutique, qui est celle d'entraîner et surtout
d'aller de l'avant sur la base d'une bonne intuition
ou d'un bon instinct,
ne requiert aucune
justification et, dès lors, Socrate pouvait
apparaître lui aussi comme un aristocrate
athénien, bien qu'il se moquât lui-même de ce
type d'hommes.
1
Vair Par delà le bien et le mal, ~ 191.
Par ailleurs, jouait aussi fondamentalement chez
Socrate une capacité dianoétique, par laquelle
Socrate avait justement la faculté de se justifier
comme un véritable plébéien athénien qu'il était
avant tout, ne serait-ce que lorsqu'il montrait les
cinq doigts de la main à la manière populaire.
Au fond, la question qui se pose dans la morale
qui se voudrait une' science morale' est la
suivante: peut-on entendre raison par et pour la
seule raison? Car il s'agirait alors de changer de
foi.
La tendance aristocratique libérait Socrate de la
nécessité de se justifier; l'autre tendance, la
plébéienne, l'obligeait à raisonner autant pour se
convaillcre lui-même que pour convaincre son
interlocuteur. En somme, cette duplicité, qui fait
toute l'ambiguïté du personnage, mettait Socrate
directement en porte-à-faux entre un penchant
d'homme 'noble', qui reconnaît d'emblée le bien,
et un penchant d'homme 'vulgaire', qui doute de
pouvoir partager sa première intuition, et qui,
pour parer à cette difficulté, recherche
l'approbation certifiée qu'il devra à son astuce
ratiocinante.
Alors que, dans la perspective de cette typologie
restrictive, Platon serait l'aristocrate pur, Socrate
se révèle être un mélange de l'assurance arrogante
du maître et de la méfiance cynique de l'esclave.
Raison et foi avaient pourtant fondamentalement
le même but axiologique
chez les deux
philosophes.
Mais Socrate ne manquait pas
d'assimiler
« foi»
et
« tromperie».
La
connaissance
du bien impliquait, directement,
pour Socrate, la pratique du bien, puisque Socrate
pensait que le bien peut s'enseigner.
Au-delà de cette clarté rationnelle, subsistait au
fond
de Socrate
un impensé:
il savait
indéniablement
que les jugements
moraux
risquent d'être profondément
irrationnels. En
effet, le caractère d'irrationalité
des jugements
moraux ne provient-il
pas de leur rapport
immédiat aux comportements
humains dont le
propre est de se déployer dans des conditions
elles-mêmes souvent irrationnelles?
Juillet 20072
2
Le texte qui suit ad' abord été édité, à Paris, aux Presses
Universitaires
de France en 1982,1991,1995.
INTRODUCTION
UN CHAMP HORS DE TOUS LES CHAMPS
Un ouvrage intitulé La morale pourrait concerner
un système normatif des règles de conduite ou un
inventaire descriptif des mœurs effectivement
pratiquées. Il pourrait, à l'instar des éthiques aristotéliciennes, proposer une liste analytique des vertus
ou une discipline des car.actères. Mais une semblable
« morale» présupposerait
la reconnaissance préalable
d'une métaphysique
explicitement
exposée. Le présent volume comporte une étude et une recherche
concernant
la morale en tant que théorie d'une
discipline pratique
universellement
accessible. Il
constitue le premier volet d'un diptyque consacré
à la science morale et met en évidence la nécessité
d'un contenu et, précisément,
celle de l'obligation
ou de la loi morale, d'un point de vue individuel
ou collectif et, en particulier, son bien-fondé anthropologique et philosophique.
Le second volume inti-
tulé L'éthique
(1)
a pourobjet une méta-éthique,
c'est-à-dire les conditions logiques de la possibilité
de la science morale.
De plus, pour reprendre une critique de l'article
défini singulier ici utilisé, de ce « la » qui concerne « la
morale» (critique que Michel Foucault a parfaite(1) Cf. L'éthique,
PUF, « Que sais-je?
.», nouv.
éd., 1994.
3
ment développée à propos de « la » psychiatrie ou
de toute autre science dont l'histoire est faite, sinon
de « ruptures », du moins de discontinuités), y a-t-il
un domaine permanent et scientifiquement défini
qui puisse être désigné comme « la morale» ?
L'anthropologie culturelle nous a montré que toujours et partout des règles existent et sont suivies
strictement dans toutes les sociétés humaines, dans
lesquelles l'expression des contraintes est consciente
aux individus, suffisamment pour que puisse se
bâtir finalement une anthropologie qui soit une
« science des mœurs ». Mais cette anthropologie ellemême projette la lumière sur des phénomènes culturels objectifs qui sont de l'ordre de l'inconscient
collectif; elle ne saurait donc s'identifier avec « la
morale ». L'article défini se justifierait pleinement,
toutefois, s'il désignait une partie; et il serait possible de parler de « la morale antique» ; car celle-ci
s'identifie aisément à la lecture des textes anciens
et, en général, dans l'histoire de l'Antiquité. Alors
il y a lieu de distinguer plusieurs textes et plusieurs
histoires, c'est-à-dire aussi plusieurs morales. On
en dirait autant pour toute les époques. Et l'article
défini touche tout ce qui peut se définir, c'est l'évidence même. A partir des particularités historiques
et géographiques, sociales et économiques, il serait
sans doute possible de découvrir, de proche en
proche, le dénominateur commun à toutes les théories des pratiques humaines. Auguste Comte l'avait
prévu, ce devait être «la morale », en effet, ou « l'anthropologie » comprise. comme intégrale: à la fois
tournée vers l'individu et sommée vers l'humanité.
En fait, chaque fois qu'il est question de « la » morale, il est généràlement question d'un ensemble
constitué, d'un corps de pensées et de théories, de
lois et de règles, destinées à régler, légiférer la
4,
conduite humaine, qu'elle soit individuelle ou collective, privée ou publique. En ce cas, « la morale »,
serait-ce encore le droit, qu'il soit coutumier ou
écrit, le code, qu'il soit conscient ou inconscient?
Mais, dans les sociétés dotées d'un temps plus rapide,
les codifications se montrent comme non immuables;
et, si elles changent, c'est relativement
à une exigence qui leur est extérieure et qui viendrait précisément de « la » morale qui demeure notre problème...
Dans cette perspective, il n'est donc pas évident
de pouvoir affirmer pertinent de traiter de « la »
morale
il faut qu'elle soit antique ou chrétienne,
prolétarienne
ou bourgeoise,
économique
ou sociale, etc. On le voit, le défini doit encore se particulariser pour gagner le sens que chacun attend
d'après l'exigence de sens à laquelle nous sommes
définitivement
sensibles. Et toutes ces morales sont
par trop différentes pour être envisagées comme
étant « la » morale, sans relever d'un syncrétisme
par trop inexpérimenté
ou intempestif.
Si une telle
morale devait pouvoir se représenter
pour ce qui
est de son contenu, fût-elle universelle, elle serait
essentiellement
inintéressante
et dénuée de sens;
et l'homme, privé de liberté.
Retenons,
toutefois,
ce champ de réflexion que
nous nous donnons hors de tous les champs, et qui,
alors qu'il semble abandonné à la liberté de chacun,
est en fait, dans sa diversité limitée, dépendant de
la constellation entière des données sociales et culturelles qui sont les siennes, et dans lesquelles vivent
les hommes, ceux d'aujourd'hui,
tout comme ceux
d'autrefois.
Ce qui reste et dont il peut s'agir
plus vrai-
-
-
semblablement
et plus
prudemment
-,
c'est un
domaine culturel qui peut varier, se diversifier jusqu'à un certain point, mais qui pourtant se reconnait
5
comme étant le domaine de l'action et de la ré..
flexion humaines. Soit implicitement,
soit explici..
tement, ce domaine culturel peut délivrer un contenu
pratique et un contenu spéculatif. Certains encore
voudront en faire une science; le philosophe Ferdinand Gonseth s'est, en tout cas, posé la question:
« La morale peut-elle faire l'objet d'une recherche
de caractère scientifique?
» (Revue universitaire de
science morale, na 1) : et ce mathématicien
montre
que l'application
des mathématiques
à une science,
fût-ce la physique, n'en fait pas pour autant une
discipline foncièrement
rationnelle,
même si elle
lui garantit un certain type d'objectivité.
Il ajoute,
en outre, qu' « il n'est pas certain d'autre part que
tout ce qui peut être nommé puisse aussi se prêter
à cette façon d'être connu ». D'autres verront dans
le domaine moral le lieu d'une prise de conscience,
et même au second degré: une prise de conscience
de la « conscience morale ». C'est alors le feu vert
pour l'analyse réflexive avec tout ce qu'elle implique
de postulats, le cogito y compris et sa transparence
présupposée:
nous sommes conviés au spectacle de
la représentation
d'une « conscience morale» s'assumant avant de s'engager, posant clairement ses déterminations finales et ses principaux moyens autorisés.
Jean-Paul Sartre nous a habitués à ces analyses phénoménologiques
d'un sujet interloqué, en situation.
Aussi bien, si nous abordons un tel champ de
réflexion, c'est d'abord pour nous demander en quoi
consiste ce domaine, ce qu'il peut bien vouloir
signifier, comment il serait possible de l'expliciter
sans le faire disparattre
de nos yeux, car s'il y a
partout et toujours « morale », celle-ci n'est pas
toujours
pratiquée
ouvertement
ni directement
comme étant le domaine universel de « la » morale.
En somme, ce qui demeure provocant dans un
6
tel champ hors de tous les champs, c'est qu'il se
pose comme le titre isolé d'un contexte qui nous le
ferait reconnattre
autrement
que comme une abstraction vide de sens précis. A moins que l'énoncé
même n'implique
une référence tacite, le rapport
à une moralité de référence que les interlocuteurs
connaissent et pratiquent
selon les us et coutumes.
Même dans un mutisme averti se trouve pris un
complexe d'habitudes
et de pensées habituell~s qui
ne sont pas nécessairement
présentes à nous.
Certes, de la morale, sous une forme ou sous une
autre, il est question partout. Et, très évidemment,
en politique. N'est-ce pas en son nom, même s'il
n'apparatt
pas comme formulé, que se font les
prises de position - qu'on attaque et qu'on défend
ici et là, qu'on établit des « programmes », qu'on
propose des améliorations, des aménagements,
etc. ?
Ce qui est chaque fois sous-entendu,
c'est une idée
moyenne, souvent inconsciente
et très flottante,
de cette morale au nom de quoi tout s'agite. A
dire vrai, la politique n'est pas seulement régie par
la morale, ni par un corpus de règles concernant la
pratique humaine;
elle obéit aussi le plus souvent
à des impératifs utilitaires;
mais, là encore, tout se
tient, et même pour les réalistes, ne s'agit-il pas
d'aller au plus urgent, à l'assise matérielle, à cette
condition du « vivre » qu'affirmait
Aristote comme
étant la condition du « hien vivre », d'ailleurs inséparable du « survivre» ? Et même quand l'ordre des
urgences semble reléguer les principes théoriques
purs, ne fait-il pas autrement
que d'assurer les
hases qui leur donneront l'assise indispensable?
Toute la vie sociale se trouve constamment
mise
en question par les controverses
dans lesquelles
les présupposés renvoient toujours à des systèmes
de valeurs, en désaccord ou en lutte, mais aussi
'1
venant se placer quotidiennement à la place même
que l'urgence des nécessités leur réserve. Si l'escalade de la croissance économique, par certains
aspects, peut être suicidaire, des « réactions» s'exerceront ou des « oppositions» se feront connaltre,
au nom d'une nouvelle appréciation des valeurs ou
bien au nom d'une révision des valeurs. Car l'échelle
de l'appréciation des valeurs est mobile, analogue
en cela à celle des valeurs en bourse, sans que ces
dernières dictent nécessairement leurs lois aux valeurs éthiques:
mais les valeurs financières ne
reflètent-elles pas, souvent à notre insu, nos valeurs
morales? Le « vivre» élémentaire lui-même, mis
en question, n'en sortirait-il pas incriminé de s'exercer au nom de fausses valeurs? Dès lors, on ne
pourrait plus douter de l'empire de la morale!
Sans retracer continûment une histoire de la
morale, ni proposer en exemple la diversification
des morales, nous n'évitons pas cependant de nous
représenter ce que « la ))morale implique, dans telle
action ou dans telle autre. Et, s'il n'est guère possible, en pratique, de désolidariser la morale du développement historique et social dans laquelle elle
est compromise, il n'en est pas moins vrai que les
moralistes observant l'action des hommes dans
l'histoire ont pu atteindre à des formules qui ne
sont pas sans nous concerner. Pour l'œil historique,
là où il n'y a que simple mise en ordre, la morale
sera la mise en ordre des principes de la pratique,
inhérents à la pratique des hommes dans l'histoire.
Il y aura alors succession de mises en ordre pour
une humanité faisant son histoire. Mais cette histoire elle-même qui est, comme le. remarque Claude
Lévi-Strauss, toujours une « histoire pour »),n'estelle pas, à sa manière, une réflexion morale, soit
comme philosophie de l'action consécutive à l'action,
8
Boit même comme philosophie de l'action que l'histoire veut imposer à l'action future? Ne faut-il pas
y voir les deux béquilles de cette dite « marche de
la civilisation », selon les termes par lesquels Auguste Comte désignait l'histoire se faisant ou l'histoire-progrès, telle qu'elle était prise dans la culture
de son siècle ? Avec les Leçons sur la philosophie de
l'histoire de Hegel, d'ailleurs, il s'agissait toujours
d'une m~me « histoire pour », de l'histoire occidentale, comme elle résultait du destin de la raison,
son « daimon ». Or, cette histoire constitue-t-elle
toute l'histoire?
Poser une telle question n'a pas pour fatal effet
d'entrainer la disparition de cette histoire; ce n'est
ici que l'élémentaire précaution d'un présent qui,
dans le monde, est loin de former un concert d'intentions au rythme irrésistiblement apaisant! C'est
surtout réfléchir un instant à l'issue des millénaires
de labeurs: ainsi fit Nietzsche dans la désespérance,
mais il le fit en donnant ainsi le précieux signal dont
nous devons aujourd'hui mesurer toute la grandeur.
Au-delà de l'abstraction que peut constituer pour
nos contemporains « la morale », il y a chaque jour
les réalités appréhendées par la vie en société et
dans l'histoire: l'individu même peut s'y régénérer
dans le rapport à sa communauté.
Certes, une philosophie peut guider notre examen
de « la morale ». Elle le doit même. Nous ne proposons cependant pas de couper en deux le fil de
l'histoire du monde à la manière de Nietzsche ou
de Marx. Mais il est bien question de considérer
plutôt
selon trois attitudes
globales, dont la
dernière retournerait à la première avec le savoir
en plus, si possible
qu'il Y eut d'abord une philosophie de l'Etre en tant qu'Etre, florissant sur
la pensée du mythe grec, conservée sous la forme
-
-
,
du logos comme fit Platon (2) -, pensée de !'Etre
qui se continua jusqu'aux
confins des aventures
monothéistes, venues développer et accomplir l'Etre
de ce logos philosophique par une longue tradition
métaphysique;
qu'il Y eut ensuite une ère des soupçons qui commença très tôt avec Machiavel, et
dont témoignera tout le XIXe siècle que nous continuons, héritiers que nous sommeso de ce siècle scrutateur, si riche en injonctions
et en conclusions.
Mais le monde ne s'achève pas encore. Même dans
l'héritage de nos désillusions, il nous paraît qu'audelà de la transition du soupçon peut s'ouvrir une
nouvelle civilisation philosophique
dans laquelle,
et en dernier ressort, se fait déjà ressentir le poids
des aventures
de domination,
et qui vient basculer en nous un état de fait, un « ordre des choses »,
non point pour notre entrée en servitude, mais pour
une nouvelle mise en équation, la mise en équation
d'une situation possible, née d'un équilibre encore
jamais imaginé, et que nous commençons à vouloir
penser pour l'objectiver, mais peut-être avant même
de le pouvoir pleinement.
Ni domaine exclusif ni domaine lacunaire,
ce
champ hors de tous les champs est néanmoins présent à tous les autres. Car il relève de la totalité
des systèmes de signes qui sont les nôtres, compris
qu'ils sont tous ensemble dans le système de signes
de la société. Notre examen n'est pour nous qu'une
autre façon d'aborder la question que nous nous
posons et qui regarde les tenants et les aboutissants
de nos processus de symbolisation qui, insidieusement
en nous, s'ordonnent
à des prérogatives
sur lesquelles nous devons nous interroger.
(2) Cf. notre
philosophique,
10
article, Platon et le mythe, in Revue de l'Enseignement
février-mars
1981,
3, p. 34..58.
n°
CHAPITRE
PREMIER
LA LOI DU SYMBOLE
Indiquons immédiatement
que nous ne nous mettons pas, ici, devant la loi gouvernementale,
volontaire, eXplicite... Cette loi extérieure aussi, cependant, est appelée à jouer dans la constitution
du
sujet le rôle incitateur;
mais s'il n'y avait déjà
une autre loi
que certains disent, peut-être,
« naturelle»
? (mais sûrement pas nous) - et qui,
en fait, n'est que plus intime, plus proche de
l'individu et plus interne à la société dans laquelle
il vit, cette loi extérieure
n'aurait
que peu de
chances d'aboutir à ébranler l' « animal capable de
promesses»
que nous sommes, selon l'expression
nietzschéenne. Dans la réalité symbolique, au niveau
de l'opération du sujet s'y constituant,
les diverses
lois humaines possibles ont toutes leurs chances,
et d'être prises pour la Loi, et de constituer le sujet
qu'elles visent.
Aussi, en pensant maintenant
« le sujet de la
Loi », nous n'allons pas nécessairement
dissocier
les unes des autres les diverses lois humaines:
à
supposer qu'une société n'ait « aucune loi» (et pas
même de « lois de structure sociale» 1), elle aurait,
à tout le moins, la loi du langage qu'elle parle, la
loi de ses symboles_ A utiliser le modèle linguistique
en anthropologie,
on en arrive à oublier que, par-
-
Il
delà les phénomènes culturels inconscients, ou même
plutôt dans leur en deçà, se parle une langue qui,
elle, du moins, n'oublie pas sa loi!
Généralement
se distinguent
la loi morale et la
loi politique. En outre, les anthropologues
distinguent, quant à eux, les lois de structure des sociétés
qu'ils analysent structurellement.
Les linguistes, de
leur côté, font comprendre quelle légalité inconsciente légifère les langages et, en particulier,
la
langue que nous parlons dans la société où nous
vivons. Il faut admettre, dans ce concert de découvreurs de lois, la psychanalyse lacanienne qui s'est
montrée sensible à l'impact de la loi du langage
dans laquelle tout jeune enfant entre au tournant
de la première "année de son existence, et, y entrant,
entre dans une société humaine qui le fait humain
de par la loi de la tribu que, désormais, il partage,
et dans laquelle il est, durant son éducation, partie
essentiellement
prenante,
obligeant
tous
autour
de
lui,pour ainsi dire conscients des devoirs que leur
imposent les droits de ce nouvel impétrant dans la
communauté.
Si nous en étions à nous demander où situer la
morale, gênés que nOUBétions par les connaissances
actuelles en sciences humaines et par tout ce qu'elles
impliquen~, sur un fond d'histoire qui relativise les
absolus et sécularise les valeurs, c'est que, d'une
part, nous percevions la réalité symbolique de la
morale, et que, d'autre part, nous ne pouvions en
faire une entité crédible, telle qu'elle était encore,
abandonnée
à son fond de métaphysique
et de
religion, ou en danger de virer à la « science positive » au sens strict du terme, quand ce n'est
pas à l'idéologie politique. Nos prédécesseurs
en
matière de « traité de morale », ou bien se posaient
dans le lieu utopique de la philosophia. perennis
12
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