LA MORALE EN TANT QUE SCIENCE MORALE Collection « Épistémologie et Philosophie des Sciences» dirigée par Angèle Kremer Marietti Angèle KREMER-MARIETTI, Nietzsche: L'homme et ses labyrinthes, 1999. Angèle KREMER-MARIETTI, L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte, 1999. Angèle KREMER-MARIETTI, Comte, Le projet anthropologique d'Auguste 1999. S. LATOUCHE, F. NOHRA, H. ZAOUAL, Critique de la raison économique, 1999. Jean-Charles SACCHI, Sur le développement des théories scientifiques, 1999. Yvette CONRY, L'Évolution créatrice d'Henri Bergson. Investigations critiques, 2000. Angèle KREMER-MARIETTI, La Symbolicité, 2000. Angèle KREMER-MARIETTI (dir.), Éthique et épistémologie autour du livre Impostures intellectuelles de Sakai et Bricmont, 2001. Abdelkader BACHT A, L'épistémologie scientifique des Lumières, 2001. Jean CAZENOBE, Technogenèse de la télévision, 2001. Jean-Paul JOUARY, L'art paléolithique, 2001. Angèle KREMER-MARIETTI, La philosophie cognitive, 2002. Angèle KREMER-MARIETTI, Ethique et méta-éthique, 2002. Michel BOURDEAU (dir.), Auguste Comte et l'idée de science de I'homme, 2002. Jan SEBESTIK, Antonia SOULEZ (dir.), Le Cercle de Vienne, 2002. Jan SEBESTIK, Antonia SOULEZ (dir.), Wittgenstein et la philosophie aujourd 'hui, 2002. Ignace HAAZ, Le concept de corps chez Ribot et Nietzsche, 2002. Pierre-André HUGLO, Approche nominaliste de Saussure, 2002. Jean-Gérard ROSSI, La philosophie analytique, 2002. Jacques MICHEL, La nécessité de Claude Bernard, 2002. Abdelkader BACHT A, L'espace et le temps chez Newton et chez Kant, 2002. Lucien-Smnir OULAHBIB, Éthique et épistémologie du nihilisme, 2002. Anna MAl.JCINI, La sagesse de l'ancienne Égypte pour l'Internet, 2002. Lucien-Satl1ir OULAHBIB, Le nihilisme français contemporain, 2003. Annie PETIT (dir.), Auguste Comte. Trajectoires du positivisme, 2003. Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Bruno BERNARDI (dir.), Rousseau et les sciences, 2003. Angèle KREMER-MARIETTI, Cours sur la première Recherche Logique de Husserl, 2003. Abdelkader BACHT A, L'esprit scientifique et la civilisation arabomusulmane, 2004. Rafika BEN MRAD, Principes et causes dans les Analytiques Seconds d'Aristote, 2004. Monique CHARLES, La Psychanalyse? Témoignage et Commentaires d'un psychanalyste et d'une analysante, 2004. Fouad NOHRA, L'éducation morale au-delà de la citoyenneté, 2004. Edmundo J\I10RIM DE CAR V ALHO, Le statut du paradoxe chez Paul Valéry,2005. Angèle KREMER -MARIETTI, Épistémologiques, philosophiques, anthropologiques, 2005. Taoufik CHERIF, Éléments d'Esthétique arabo-islamique, 2005. Pierre-André HUGLO, Sartre: Questions de méthode, 2005. Michèle PICHON, Esthétique et épistémologie du naturalisme abstrait. Avec Bachelard: rêver et peindre les éléments, 2005. Adrian BEJAN, Sylvie LORENTE, La loi constructale,2005. Zeïneb BEN SAÏD CHERNI, Auguste Comte, postérité épistémologique, et ralliement des nations, 2005. y (dir.), La quantification dans la logique moderne, 2005. Pierre JORA Saïd CHEBILI, Foucault et la psychologie, 2005. Christian MAGNAN, La nature sans foi ni loi. Les grands thèmes de la physique au XXè siècle, 2005. Christian MAGNAN, La science pervertie, 2005. Lucien-Satnir OULAHBIB, Méthode d'évaluation du développetnent hUtnain. De l'étnancipa-tion à l'affinetnent. Esquisse, 2005. Ignace HAAZ, Nietzsche et la lnétaphore cognitive, 2006. HaInadi BEN JABALLAH, Grâce du rationnel, Pesanteur des choses, 2006. Hamadi BEN JABALLAH, Criticisme cartésien, Synthèse newtonienne, 2006. Robert-Michel PALEM, Organodynamisme et neurocognitivisme, 2006. Léna SOLER, Philosophie de la physique, Dialogue à plusieurs voix autour de controverses contemporaines et classiques, 2006. Francis BACON, De lajustice universelle, 2006. Angèle KREMER-MARIETTI, Le Positivisme d'Auguste C01nte, 2006. Joseph-François KREMER, Les formes symboliques de la musique, 2006. Hamdi MLIKA, Quine et l' antiplatonislne, 2007. Jean-Pierre COUT ARD, Le vivant chez Leibniz, 2007. Angèle KREMER-MARIETTI, Philosophie des sciences de la nature, 2007. Angèle KREMER-MARIETTI, Le concept de science positive, 2007. Angèle KREMER-MARIETTI, Auguste Comte et la science politique, 2007. Angèle KREMER-MARIETTI, Le Kaléidoscope épistémologique d'Auguste C01nte. Sentiments Images Signes, 2007. @ 3ème édition, PUF, 1995 @ L'HARMATTAN,2007 5-7, rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan 1cq2wanadoo.fr ISBN: 978-2-296-04116-5 EAN : 9782296041165 Angèle Kremer- Marietti LA MORALE EN TANT QUE SCIENCE MORALE L'HARMATTAN AVANT-PROPOS L'impensé de Socrate Le problème épistémologique de la morale se trouve posé et incarné dans la personne de Socrate. Nietzsche!, que possible reconnaissait dans l'ordre la capacité , dianoétique' qui se méfiait et se défendait autant de Socrate tout en le respectant, lui une double aptitude intellectuelle de l'éthique: pour ainsi dire, à la fois de la 'propédeutique' et de la . En effet, il est possible de donner raison à Nietzsche en voyant bien que la capacité propédeutique, qui est celle d'entraîner et surtout d'aller de l'avant sur la base d'une bonne intuition ou d'un bon instinct, ne requiert aucune justification et, dès lors, Socrate pouvait apparaître lui aussi comme un aristocrate athénien, bien qu'il se moquât lui-même de ce type d'hommes. 1 Vair Par delà le bien et le mal, ~ 191. Par ailleurs, jouait aussi fondamentalement chez Socrate une capacité dianoétique, par laquelle Socrate avait justement la faculté de se justifier comme un véritable plébéien athénien qu'il était avant tout, ne serait-ce que lorsqu'il montrait les cinq doigts de la main à la manière populaire. Au fond, la question qui se pose dans la morale qui se voudrait une' science morale' est la suivante: peut-on entendre raison par et pour la seule raison? Car il s'agirait alors de changer de foi. La tendance aristocratique libérait Socrate de la nécessité de se justifier; l'autre tendance, la plébéienne, l'obligeait à raisonner autant pour se convaillcre lui-même que pour convaincre son interlocuteur. En somme, cette duplicité, qui fait toute l'ambiguïté du personnage, mettait Socrate directement en porte-à-faux entre un penchant d'homme 'noble', qui reconnaît d'emblée le bien, et un penchant d'homme 'vulgaire', qui doute de pouvoir partager sa première intuition, et qui, pour parer à cette difficulté, recherche l'approbation certifiée qu'il devra à son astuce ratiocinante. Alors que, dans la perspective de cette typologie restrictive, Platon serait l'aristocrate pur, Socrate se révèle être un mélange de l'assurance arrogante du maître et de la méfiance cynique de l'esclave. Raison et foi avaient pourtant fondamentalement le même but axiologique chez les deux philosophes. Mais Socrate ne manquait pas d'assimiler « foi» et « tromperie». La connaissance du bien impliquait, directement, pour Socrate, la pratique du bien, puisque Socrate pensait que le bien peut s'enseigner. Au-delà de cette clarté rationnelle, subsistait au fond de Socrate un impensé: il savait indéniablement que les jugements moraux risquent d'être profondément irrationnels. En effet, le caractère d'irrationalité des jugements moraux ne provient-il pas de leur rapport immédiat aux comportements humains dont le propre est de se déployer dans des conditions elles-mêmes souvent irrationnelles? Juillet 20072 2 Le texte qui suit ad' abord été édité, à Paris, aux Presses Universitaires de France en 1982,1991,1995. INTRODUCTION UN CHAMP HORS DE TOUS LES CHAMPS Un ouvrage intitulé La morale pourrait concerner un système normatif des règles de conduite ou un inventaire descriptif des mœurs effectivement pratiquées. Il pourrait, à l'instar des éthiques aristotéliciennes, proposer une liste analytique des vertus ou une discipline des car.actères. Mais une semblable « morale» présupposerait la reconnaissance préalable d'une métaphysique explicitement exposée. Le présent volume comporte une étude et une recherche concernant la morale en tant que théorie d'une discipline pratique universellement accessible. Il constitue le premier volet d'un diptyque consacré à la science morale et met en évidence la nécessité d'un contenu et, précisément, celle de l'obligation ou de la loi morale, d'un point de vue individuel ou collectif et, en particulier, son bien-fondé anthropologique et philosophique. Le second volume inti- tulé L'éthique (1) a pourobjet une méta-éthique, c'est-à-dire les conditions logiques de la possibilité de la science morale. De plus, pour reprendre une critique de l'article défini singulier ici utilisé, de ce « la » qui concerne « la morale» (critique que Michel Foucault a parfaite(1) Cf. L'éthique, PUF, « Que sais-je? .», nouv. éd., 1994. 3 ment développée à propos de « la » psychiatrie ou de toute autre science dont l'histoire est faite, sinon de « ruptures », du moins de discontinuités), y a-t-il un domaine permanent et scientifiquement défini qui puisse être désigné comme « la morale» ? L'anthropologie culturelle nous a montré que toujours et partout des règles existent et sont suivies strictement dans toutes les sociétés humaines, dans lesquelles l'expression des contraintes est consciente aux individus, suffisamment pour que puisse se bâtir finalement une anthropologie qui soit une « science des mœurs ». Mais cette anthropologie ellemême projette la lumière sur des phénomènes culturels objectifs qui sont de l'ordre de l'inconscient collectif; elle ne saurait donc s'identifier avec « la morale ». L'article défini se justifierait pleinement, toutefois, s'il désignait une partie; et il serait possible de parler de « la morale antique» ; car celle-ci s'identifie aisément à la lecture des textes anciens et, en général, dans l'histoire de l'Antiquité. Alors il y a lieu de distinguer plusieurs textes et plusieurs histoires, c'est-à-dire aussi plusieurs morales. On en dirait autant pour toute les époques. Et l'article défini touche tout ce qui peut se définir, c'est l'évidence même. A partir des particularités historiques et géographiques, sociales et économiques, il serait sans doute possible de découvrir, de proche en proche, le dénominateur commun à toutes les théories des pratiques humaines. Auguste Comte l'avait prévu, ce devait être «la morale », en effet, ou « l'anthropologie » comprise. comme intégrale: à la fois tournée vers l'individu et sommée vers l'humanité. En fait, chaque fois qu'il est question de « la » morale, il est généràlement question d'un ensemble constitué, d'un corps de pensées et de théories, de lois et de règles, destinées à régler, légiférer la 4, conduite humaine, qu'elle soit individuelle ou collective, privée ou publique. En ce cas, « la morale », serait-ce encore le droit, qu'il soit coutumier ou écrit, le code, qu'il soit conscient ou inconscient? Mais, dans les sociétés dotées d'un temps plus rapide, les codifications se montrent comme non immuables; et, si elles changent, c'est relativement à une exigence qui leur est extérieure et qui viendrait précisément de « la » morale qui demeure notre problème... Dans cette perspective, il n'est donc pas évident de pouvoir affirmer pertinent de traiter de « la » morale il faut qu'elle soit antique ou chrétienne, prolétarienne ou bourgeoise, économique ou sociale, etc. On le voit, le défini doit encore se particulariser pour gagner le sens que chacun attend d'après l'exigence de sens à laquelle nous sommes définitivement sensibles. Et toutes ces morales sont par trop différentes pour être envisagées comme étant « la » morale, sans relever d'un syncrétisme par trop inexpérimenté ou intempestif. Si une telle morale devait pouvoir se représenter pour ce qui est de son contenu, fût-elle universelle, elle serait essentiellement inintéressante et dénuée de sens; et l'homme, privé de liberté. Retenons, toutefois, ce champ de réflexion que nous nous donnons hors de tous les champs, et qui, alors qu'il semble abandonné à la liberté de chacun, est en fait, dans sa diversité limitée, dépendant de la constellation entière des données sociales et culturelles qui sont les siennes, et dans lesquelles vivent les hommes, ceux d'aujourd'hui, tout comme ceux d'autrefois. Ce qui reste et dont il peut s'agir plus vrai- - - semblablement et plus prudemment -, c'est un domaine culturel qui peut varier, se diversifier jusqu'à un certain point, mais qui pourtant se reconnait 5 comme étant le domaine de l'action et de la ré.. flexion humaines. Soit implicitement, soit explici.. tement, ce domaine culturel peut délivrer un contenu pratique et un contenu spéculatif. Certains encore voudront en faire une science; le philosophe Ferdinand Gonseth s'est, en tout cas, posé la question: « La morale peut-elle faire l'objet d'une recherche de caractère scientifique? » (Revue universitaire de science morale, na 1) : et ce mathématicien montre que l'application des mathématiques à une science, fût-ce la physique, n'en fait pas pour autant une discipline foncièrement rationnelle, même si elle lui garantit un certain type d'objectivité. Il ajoute, en outre, qu' « il n'est pas certain d'autre part que tout ce qui peut être nommé puisse aussi se prêter à cette façon d'être connu ». D'autres verront dans le domaine moral le lieu d'une prise de conscience, et même au second degré: une prise de conscience de la « conscience morale ». C'est alors le feu vert pour l'analyse réflexive avec tout ce qu'elle implique de postulats, le cogito y compris et sa transparence présupposée: nous sommes conviés au spectacle de la représentation d'une « conscience morale» s'assumant avant de s'engager, posant clairement ses déterminations finales et ses principaux moyens autorisés. Jean-Paul Sartre nous a habitués à ces analyses phénoménologiques d'un sujet interloqué, en situation. Aussi bien, si nous abordons un tel champ de réflexion, c'est d'abord pour nous demander en quoi consiste ce domaine, ce qu'il peut bien vouloir signifier, comment il serait possible de l'expliciter sans le faire disparattre de nos yeux, car s'il y a partout et toujours « morale », celle-ci n'est pas toujours pratiquée ouvertement ni directement comme étant le domaine universel de « la » morale. En somme, ce qui demeure provocant dans un 6 tel champ hors de tous les champs, c'est qu'il se pose comme le titre isolé d'un contexte qui nous le ferait reconnattre autrement que comme une abstraction vide de sens précis. A moins que l'énoncé même n'implique une référence tacite, le rapport à une moralité de référence que les interlocuteurs connaissent et pratiquent selon les us et coutumes. Même dans un mutisme averti se trouve pris un complexe d'habitudes et de pensées habituell~s qui ne sont pas nécessairement présentes à nous. Certes, de la morale, sous une forme ou sous une autre, il est question partout. Et, très évidemment, en politique. N'est-ce pas en son nom, même s'il n'apparatt pas comme formulé, que se font les prises de position - qu'on attaque et qu'on défend ici et là, qu'on établit des « programmes », qu'on propose des améliorations, des aménagements, etc. ? Ce qui est chaque fois sous-entendu, c'est une idée moyenne, souvent inconsciente et très flottante, de cette morale au nom de quoi tout s'agite. A dire vrai, la politique n'est pas seulement régie par la morale, ni par un corpus de règles concernant la pratique humaine; elle obéit aussi le plus souvent à des impératifs utilitaires; mais, là encore, tout se tient, et même pour les réalistes, ne s'agit-il pas d'aller au plus urgent, à l'assise matérielle, à cette condition du « vivre » qu'affirmait Aristote comme étant la condition du « hien vivre », d'ailleurs inséparable du « survivre» ? Et même quand l'ordre des urgences semble reléguer les principes théoriques purs, ne fait-il pas autrement que d'assurer les hases qui leur donneront l'assise indispensable? Toute la vie sociale se trouve constamment mise en question par les controverses dans lesquelles les présupposés renvoient toujours à des systèmes de valeurs, en désaccord ou en lutte, mais aussi '1 venant se placer quotidiennement à la place même que l'urgence des nécessités leur réserve. Si l'escalade de la croissance économique, par certains aspects, peut être suicidaire, des « réactions» s'exerceront ou des « oppositions» se feront connaltre, au nom d'une nouvelle appréciation des valeurs ou bien au nom d'une révision des valeurs. Car l'échelle de l'appréciation des valeurs est mobile, analogue en cela à celle des valeurs en bourse, sans que ces dernières dictent nécessairement leurs lois aux valeurs éthiques: mais les valeurs financières ne reflètent-elles pas, souvent à notre insu, nos valeurs morales? Le « vivre» élémentaire lui-même, mis en question, n'en sortirait-il pas incriminé de s'exercer au nom de fausses valeurs? Dès lors, on ne pourrait plus douter de l'empire de la morale! Sans retracer continûment une histoire de la morale, ni proposer en exemple la diversification des morales, nous n'évitons pas cependant de nous représenter ce que « la ))morale implique, dans telle action ou dans telle autre. Et, s'il n'est guère possible, en pratique, de désolidariser la morale du développement historique et social dans laquelle elle est compromise, il n'en est pas moins vrai que les moralistes observant l'action des hommes dans l'histoire ont pu atteindre à des formules qui ne sont pas sans nous concerner. Pour l'œil historique, là où il n'y a que simple mise en ordre, la morale sera la mise en ordre des principes de la pratique, inhérents à la pratique des hommes dans l'histoire. Il y aura alors succession de mises en ordre pour une humanité faisant son histoire. Mais cette histoire elle-même qui est, comme le. remarque Claude Lévi-Strauss, toujours une « histoire pour »),n'estelle pas, à sa manière, une réflexion morale, soit comme philosophie de l'action consécutive à l'action, 8 Boit même comme philosophie de l'action que l'histoire veut imposer à l'action future? Ne faut-il pas y voir les deux béquilles de cette dite « marche de la civilisation », selon les termes par lesquels Auguste Comte désignait l'histoire se faisant ou l'histoire-progrès, telle qu'elle était prise dans la culture de son siècle ? Avec les Leçons sur la philosophie de l'histoire de Hegel, d'ailleurs, il s'agissait toujours d'une m~me « histoire pour », de l'histoire occidentale, comme elle résultait du destin de la raison, son « daimon ». Or, cette histoire constitue-t-elle toute l'histoire? Poser une telle question n'a pas pour fatal effet d'entrainer la disparition de cette histoire; ce n'est ici que l'élémentaire précaution d'un présent qui, dans le monde, est loin de former un concert d'intentions au rythme irrésistiblement apaisant! C'est surtout réfléchir un instant à l'issue des millénaires de labeurs: ainsi fit Nietzsche dans la désespérance, mais il le fit en donnant ainsi le précieux signal dont nous devons aujourd'hui mesurer toute la grandeur. Au-delà de l'abstraction que peut constituer pour nos contemporains « la morale », il y a chaque jour les réalités appréhendées par la vie en société et dans l'histoire: l'individu même peut s'y régénérer dans le rapport à sa communauté. Certes, une philosophie peut guider notre examen de « la morale ». Elle le doit même. Nous ne proposons cependant pas de couper en deux le fil de l'histoire du monde à la manière de Nietzsche ou de Marx. Mais il est bien question de considérer plutôt selon trois attitudes globales, dont la dernière retournerait à la première avec le savoir en plus, si possible qu'il Y eut d'abord une philosophie de l'Etre en tant qu'Etre, florissant sur la pensée du mythe grec, conservée sous la forme - - , du logos comme fit Platon (2) -, pensée de !'Etre qui se continua jusqu'aux confins des aventures monothéistes, venues développer et accomplir l'Etre de ce logos philosophique par une longue tradition métaphysique; qu'il Y eut ensuite une ère des soupçons qui commença très tôt avec Machiavel, et dont témoignera tout le XIXe siècle que nous continuons, héritiers que nous sommeso de ce siècle scrutateur, si riche en injonctions et en conclusions. Mais le monde ne s'achève pas encore. Même dans l'héritage de nos désillusions, il nous paraît qu'audelà de la transition du soupçon peut s'ouvrir une nouvelle civilisation philosophique dans laquelle, et en dernier ressort, se fait déjà ressentir le poids des aventures de domination, et qui vient basculer en nous un état de fait, un « ordre des choses », non point pour notre entrée en servitude, mais pour une nouvelle mise en équation, la mise en équation d'une situation possible, née d'un équilibre encore jamais imaginé, et que nous commençons à vouloir penser pour l'objectiver, mais peut-être avant même de le pouvoir pleinement. Ni domaine exclusif ni domaine lacunaire, ce champ hors de tous les champs est néanmoins présent à tous les autres. Car il relève de la totalité des systèmes de signes qui sont les nôtres, compris qu'ils sont tous ensemble dans le système de signes de la société. Notre examen n'est pour nous qu'une autre façon d'aborder la question que nous nous posons et qui regarde les tenants et les aboutissants de nos processus de symbolisation qui, insidieusement en nous, s'ordonnent à des prérogatives sur lesquelles nous devons nous interroger. (2) Cf. notre philosophique, 10 article, Platon et le mythe, in Revue de l'Enseignement février-mars 1981, 3, p. 34..58. n° CHAPITRE PREMIER LA LOI DU SYMBOLE Indiquons immédiatement que nous ne nous mettons pas, ici, devant la loi gouvernementale, volontaire, eXplicite... Cette loi extérieure aussi, cependant, est appelée à jouer dans la constitution du sujet le rôle incitateur; mais s'il n'y avait déjà une autre loi que certains disent, peut-être, « naturelle» ? (mais sûrement pas nous) - et qui, en fait, n'est que plus intime, plus proche de l'individu et plus interne à la société dans laquelle il vit, cette loi extérieure n'aurait que peu de chances d'aboutir à ébranler l' « animal capable de promesses» que nous sommes, selon l'expression nietzschéenne. Dans la réalité symbolique, au niveau de l'opération du sujet s'y constituant, les diverses lois humaines possibles ont toutes leurs chances, et d'être prises pour la Loi, et de constituer le sujet qu'elles visent. Aussi, en pensant maintenant « le sujet de la Loi », nous n'allons pas nécessairement dissocier les unes des autres les diverses lois humaines: à supposer qu'une société n'ait « aucune loi» (et pas même de « lois de structure sociale» 1), elle aurait, à tout le moins, la loi du langage qu'elle parle, la loi de ses symboles_ A utiliser le modèle linguistique en anthropologie, on en arrive à oublier que, par- - Il delà les phénomènes culturels inconscients, ou même plutôt dans leur en deçà, se parle une langue qui, elle, du moins, n'oublie pas sa loi! Généralement se distinguent la loi morale et la loi politique. En outre, les anthropologues distinguent, quant à eux, les lois de structure des sociétés qu'ils analysent structurellement. Les linguistes, de leur côté, font comprendre quelle légalité inconsciente légifère les langages et, en particulier, la langue que nous parlons dans la société où nous vivons. Il faut admettre, dans ce concert de découvreurs de lois, la psychanalyse lacanienne qui s'est montrée sensible à l'impact de la loi du langage dans laquelle tout jeune enfant entre au tournant de la première "année de son existence, et, y entrant, entre dans une société humaine qui le fait humain de par la loi de la tribu que, désormais, il partage, et dans laquelle il est, durant son éducation, partie essentiellement prenante, obligeant tous autour de lui,pour ainsi dire conscients des devoirs que leur imposent les droits de ce nouvel impétrant dans la communauté. Si nous en étions à nous demander où situer la morale, gênés que nOUBétions par les connaissances actuelles en sciences humaines et par tout ce qu'elles impliquen~, sur un fond d'histoire qui relativise les absolus et sécularise les valeurs, c'est que, d'une part, nous percevions la réalité symbolique de la morale, et que, d'autre part, nous ne pouvions en faire une entité crédible, telle qu'elle était encore, abandonnée à son fond de métaphysique et de religion, ou en danger de virer à la « science positive » au sens strict du terme, quand ce n'est pas à l'idéologie politique. Nos prédécesseurs en matière de « traité de morale », ou bien se posaient dans le lieu utopique de la philosophia. perennis 12