Les méthodes de l`anthropologie sociale dans les études sur l

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Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
Chantal CRENN, Anne-Elène DELAVIGNE
Mots-clés : alimentation, système alimentaire, anthropologie, méthodologie
Introduction
L’anthropologie de l’alimentation s’est constituée tardivement et
lentement en spécialité (Hubert, Crenn 2006). Le contexte social actuel
a joué dans son développement et son succès : interrogations vis-à-vis
des problèmes de santé liés à l’alimentation, dans le cadre occidental
(obésité, cancer) comme dans le cadre des pays du sud (développement
des maladies chroniques), interrogations sur le modèle occidental
d’alimentation face aux crises sanitaires et sociales (épizooties comme
celle de la « vache folle ») ou en lien avec la notion de « développement
durable » ou encore sous l’influence de l’idée de mondialisation.
Anthropologues, psychologues, historiens, sociologues, géographes
se sont maintenant saisis de ce domaine, engageant un dialogue
dépassant ces disciplines. Le lien entre biologie et alimentation
(Mennel et al 1992) mérite également d’être interrogé car c’est par
lui que, pendant longtemps, la question alimentaire a été traitée.
Ceux qui se sont penchés sur ce phénomène ont eu tendance
à considérer les aliments uniquement comme permettant de
faire fonctionner « la machine-corps ». Or, c’est l’aspect non
nutritionnel qui constitue l’objet de recherche de l’anthropologie
de l’alimentation. Elle consiste en la mise en place d’un dispositif
d’observation scientifique de phénomènes d’ordre symbolique,
émotionnel mais aussi culturel, économique et social et qui,
paradoxalement, occupent une place centrale dans l’état
nutritionnel et ce, de manière universelle.
dans le champ de l’alimentation sans nous appuyer sur cette notion
qui a été schématisée par plusieurs auteurs (J. Goody, J. Barrau,
I. de Garine, A. Hubert, J.-P. Poulain …). Nous retiendrons, pour
cet article, le schéma d’Annie Hubert qui nous semble posséder
une valeur heuristique et pédagogique certaine (Hubert 1991). Il
place au centre de son système l’individu, ce qui nous semble en
anthropologie sociale être au cœur de notre investigation même si,
comme le montre Annie Hubert (cf. figure 1), il est à resituer dans
différents niveaux interdépendants.
Figure 1 : Schéma d’un système alimentaire centré sur l’individu proposé par
A. Hubert (1991)
La notion de système alimentaire
A la suite de Marcel Mauss, les anthropologues considèrent
l’alimentation comme un « fait social total » et évoquent
en filigrane la notion de « système alimentaire » sur
laquelle nous allons insister. En effet, il nous a semblé
impossible d’envisager la méthodologie de la recherche
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Les méthodes de l’anthropologie sociale dans les études sur l’alimentation
Intérêt de l’utilisation des méthodes d’anthropologie sociale
L’alimentation nécessite une anthropologie du privé, une
anthropologie de l’intime et de la longue durée
L’alimentation et la cuisine relèvent de la sphère domestique et de
l’intime et c’est une caractéristique majeure influençant fortement les
conditions des enquêtes. Les méthodes développées par l’anthropologie
sociale sont particulièrement bien adaptées pour gagner la confiance
d’une famille, d’un individu, d’un groupe, d’un réseau (constituant l’unité
d’observation abordable pour un chercheur et au centre de laquelle il
se situe). Pour ce faire, l’anthropologue de l’alimentation adopte donc
une méthode spécifique d’observation : « le terrain ». L’observation dite
« participante », la proximité recherchée avec les enquêté(e)s, l’intérêt
à faire émerger le point de vue propre à ses interlocuteurs(trices) et à
lui donner du sens, la durée longue d’investigation et l’implication de
l’enquêteur(trice) en sont autant d’aspects. C’est lorsqu’on atteint un
certain seuil de familiarité (grâce à l’immersion et la longue durée) avec
un lieu d’observation que l’on peut cesser d’interroger les personnes
que l’on étudie. Les entretiens semi-directifs (relation de « face à face
») se révèlent utiles dans un premier temps car ils permettent d’éviter
les contre-sens, de dépasser la simple description, et d’interroger
le lien entre discursif et pratiques. Car l’anthropologue ne cherche
pas à constituer des données chiffrées ni à émettre des statistiques
mais à rendre compte de la complexité des habitudes alimentaires
prises entre leurs dimensions symboliques et socio-économiques
articulant besoins nutritionnels, habitudes régionales, nationales,
ethniques, familiales, âge de la vie, statut social, genre, etc...
Le sociologue Jean-Pierre Poulain rappelle combien l’étude
des prises alimentaires par les grandes enquêtes utilisant des
données déclaratives se heurte à la difficulté méthodologique
« de l’objectivation des pratiques » (Poulain 2001 : 103-104).
Seule une collecte de données à partir de la méthodologie de
l’observation et sollicitant les représentations des personnes
(par les entretiens) permet de produire des données fiables.
L’anthropologie du vivant : objets et méthodes - 2010
L’articulation des données « micro » et « macro »
L’anthropologie sociale doit ainsi savoir sortir de sa pratique
méthodologique principale pour donner accès aux forces structurelles
(les dimensions économiques, politiques) et à la dimension
diachronique. En effet, la dimension économique de l’alimentation ne
doit pas être négligée. C’est ce que montrent, dans un autre champ,
M. Selim et L. Bazin (2001). Ils restituent au social et au culturel leur
importance, mais en montrant en quelque sorte comment l’économique
les modifie, voire les transforme. Dans le champ de l’alimentation, le
cas des restaurants ou des commerces dits « ethniques » (dans le
cadre d’une économie globalisée), par exemple, montre comment
ces restaurants travaillent autant l’imaginaire des autochtones que
des allochtones (Raulin 2000 ; Régnier 2004). Il est donc nécessaire
de replacer les individus et groupe étudiés dans les systèmes de
production, de distribution, d’approvisionnement, d’auto-production
dans lesquels ils se situent.
De la même manière, alors que les anthropologues sont très
fréquemment sollicités pour répondre à des « questions de société »,
il est fondamental de resituer les individus et le groupe étudié dans
les campagnes de prévention ou les programmes de santé et ainsi
d’aborder le contexte idéologique de la demande institutionnelle
(Fassin, Memmi 2004).
Description succincte de la méthode
Les données ethnographiques
Après avoir défini un thème de départ (Beaud, Weber 2003)
qui va servir de cadre de réflexion pour démarrer la pré-enquête
puis l’enquête, il s’agit, concrètement, d’effectuer la transcription
complète des conversations et entretiens enregistrés mais aussi
de tenir un journal de terrain où toutes les informations observées
et vécues par le(la) chercheur(e) peuvent être recueillies. Son
utilisation nécessite de la rigueur pour constater la régularité des
faits et des pratiques alimentaires observées (il faut dater, noter
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l’heure) et décrire l’environnement dans lequel les observations sont
effectuées (descriptions des lieux, déplacement des personnes). Le
journal de terrain permet également de noter les mots, les expressions
significatives employées au cours d’un repas, d’un achat ou d’une
préparation culinaire… Décrire les modes de consommation (Raulin
1999), c’est aussi relever les propos qui sont au cœur des interactions
alimentaires. Ne pas noter les paroles, c’est manquer le sens des
actions qu’on observe. Enfin, il est fondamental de rédiger dans ce
journal de terrain les réflexions personnelles et les effets induits par la
présence des anthropologues sur le déroulement de l’observation. Nous
pensons par exemple à l’offre invariable du plat national au moment
de nos observations au Sénégal ou l’exhibition au contraire de plats
exotiques face à l’ethnologue française au Danemark, perçue en vis-àvis de la renommée de la gastronomie française et de la dévalorisation
du modèle culinaire propre (Delavigne 2002), informations nécessaires
aussi pour interroger l’ethnocentrisme du/de la chercheur(e). Que ce
soit à partir des observations ou des entretiens, nous procédons à un
découpage par thème. Ensuite nous analysons le contenu recueilli en
fonction du thème de départ et du cadre conceptuel dans lequel nous
nous inscrivons (la lecture d’ouvrages théoriques et de terrain est
nécessaire). Si possible nous effectuons des enquêtes comparatives
qui sont constitutives de la méthode anthropologique et peuvent être
considérées comme un équivalent de l’expérimentation. Dans le cas
de l’alimentation on peut comparer les « systèmes alimentaires »
entre eux par exemple : environnement physique et social et types
d’agricultures, techniques de récoltes et stockages, cuissons,
politiques alimentaires etc … En anthropologie, la comparaison
a une vertu heuristique ; comparer est intimement lié à la
généralisation (« conférer du sens à la diversité » selon Françoise
Héritier-Augé (1988) mais aussi au fait de dégager des structures
pertinentes tout en restant vigilants quant aux spécificités des
populations étudiées. Comme le souligne Pierre Bouvier (2000)
« l’approche comparative dégage les processus contradictoires
d’unifications et de diversification ». En anthropologie de
l’alimentation nous accordons de l’importance à cet aspect
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contradictoire qui est, à notre avis, l’élément créateur de la démarche
comparative.
L’analyse des faits
A partir de tous les éléments pris en compte conjointement (histoire,
économie, rapports hiérarchiques, rapports Nord/Sud, par exemple)
et à partir des données ethnographiques recueillies sur le terrain,
nous parviendrons à la définition d’un « système alimentaire ». Une
fois le système alimentaire, au sein duquel se trouvent les personnes
concernées par l’enquête, observé, décrit, et replacé dans 1’ensemble
de la société, il faudra tenter d’analyser la signification de toutes
les actions et éléments qui s’y imbriquent : production et acquisition
des aliments, techniques de stockage et de transformation, repas,
habitudes alimentaires du groupe et des catégories d’individus,
transmission et apprentissage, rôle des aliments dans la vie sociale,
religieuse, économique et politique. Nous tenterons alors de mettre
en évidence la manière dont, à travers ce système, un groupe exprime
ses valeurs, sa structure sociale et ses croyances. Dans cette
approche, nous considérons la nourriture comme 1’instrument d’une
expression sociale. C’est concevoir 1’aliment comme un symbole pris
dans des rapports sociaux. L’anthropologie de l’alimentation, avec
sa démarche scientifique de terrain, permet de mettre en évidence
comment les comportements alimentaires ont une logique interne,
souvent non biologique, et compréhensible à 1’analyse.
Conclusion : les recherches en anthropologie de
l’alimentation ; au carrefour de l’interdisciplinarité
On l’aura bien compris, les enquêtes sont qualitatives et se basent
sur la recherche de régularité mais aussi de singularités. Les
données recueillies sont fines et fiables du fait de l’implication du
chercheur sur la longue durée mais aussi à cause du phénomène
de saturation pris en compte (Berthaux 2005). L’avantage de ce type
d’enquête tient à l’accès à des données inaccessibles lors d’enquête
quantitatives menées à grande échelle… L’inconvénient est le temps
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(et de ce fait le coût) nécessaire pour recueillir ces données de l’intime.
Cette méthode de recherche en anthropologie sociale par l’alimentation
s’accommode fort utilement de l’interdisciplinarité car elle permet, on l’a vu,
une interprétation fine grâce à des enquêtes qualitatives basées sur des
pratiques réelles et non construites par les enquêteurs mais elle permet
également d’affiner des résultats quantitatifs comme l’ont démontré Guy
de Thé et Annie Hubert (1988) dans le cas de la recherche effectuée sur
le cancer du rhino pharynx.
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Les auteurs
Chantal CRENN
Maitre de Conférence en Anthropologie sociale Université de Bordeaux III
UMI 3189 «Environnement, Santé, Sociétés»
CNRS (France) - Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal) - CNRST (Ouagadougou,
Burkina-Faso) - Université de Bamako (Mali)
courriel : [email protected]
Anne-Elène DELAVIGNE
Chercheure Post-Doctorante
UMR 7206 « Eco-anthropologie et Ethnobiologie » (Paris, France)
CNRS/MNHN
courriel : [email protected]
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