L`humour : entre acte politique et intérêts communs

L’humour : entre acte politique et intérêts communs
Emmanuel Choquette
Université de Sherbrooke
Introduction
En dépit des travaux de plus en plus nombreux liant humour et politique1, certains
doutent encore du sérieux des études en la matière. Ce n’est pas étonnant pourrait-on
croire en raison de la nature du sujet, mais d’autres facteurs peuvent sans doute expliquer
cette perception. On peut par exemple penser que le genre humoristique, souvent associé
aux arts populaires, s’avère de ce fait considéré comme une simple distraction ou un
champ artistique négligeable. Mais plus fondamental encore, d’autres avancent que le
prisme d’analyse des phénomènes politiques tend à se rétrécir, que les recherches
actuelles en science politique laissent peu de place aux objets d'étude moins classiques.
C'est ce qui emmène Franck Leibovici et Valérie Pihet à prétendre qu'il faut élargir les
champs de recherche. « Tout se passe aujourd’hui comme si le politique ne pouvait plus
être synonyme que de pouvoir, dérision, désillusion, militantisme, etc. N’avons-nous pas
d’autres outils à notre disposition pour nous saisir du politique?2 » Il peut donc en
résulter une difficulté parfois plus ou moins grande à considérer l’humour comme un
objet politique3. En effet, il apparaît parfois difficile d’identifier à l’intérieur d’un propos
ou d’un discours humoristique4 certaines composantes propres aux objets de la science
politique, notamment les notions de pouvoir, de puissance, d’intérêts communs, etc. Voilà
pourtant ce qui constitue en grande partie l’élément déclencheur de la rédaction de ce
document.
Partant d'exemple essentiellement québécois, tout en s'attardant légèrement à d'autres
régions du globe, cet article tentera d’identifier et de souligner certaines composantes
politiques se retrouvant de façon parfois explicite, parfois implicite dans le discours
humoristique. Comme on le constate à l’intérieur de la plupart des manifestations
culturelles, la part de politique peut en effet apparaître de façon plus ou moins évidente
selon les intentions de l’auteur ou du transmetteur du message. L’objectif premier est
clair cependant, celui de faire rire. Mais c’est bien connu, le rire comporte plusieurs
1On peut souligner ceux de Robert Aird, de Julie Dufort, de Catherine Côté ou de Jérôme Cotte au Québec
ou ceux de Nelly Quemener en Europe ou les recherches de Aïssa Khelladi en Afrique du Nord ou
encore les travaux phares en matière d’humour et de politique de Joseph Boskin aux États-Unis pour
n’en nommer que quelques-uns.
2Franck Leibovici et Valérie Pihet, « Pour une école des arts politiques? », Tracés. Revue de Sciences
humaines, Hors-Série, no11, 2011, p.117.
3On peut penser entre autres à Bernard Voutat ou à Pierre Favre qui apporte un regard éclairant sur la place
des objets de recherche dans la science politique.
4La majorité du texte se penche sur la part de politique dans le discours des humoristes. Cela dit, les
références aux termes discours ou propos humoristiques visent essentiellement à élargir le champ
considéré comme appartenant au domaine de l’humour. Ainsi, ce document inclut l’ensemble des
procédés humoristiques, notamment présent au cinéma, dans la caricature ou dans les arts de la scène.
Le critère principal étant avant tout celui de la forme du message, c’est-à-dire humoristique. On épouse
ici la position de Patrick Charaudeau qui considère l’humour comme un « acte humoristique ou de
discours humoristique comme stratégie d’échange langagier faisant l’objet de diverses catégories ».
Voir :
Patrick Charaudeau, « De l'ironie à l'absurde et des catégories aux effets », dans María Dolores Vivero
García (dir), Frontières de l’humour, Paris, L’Harmattant, 2013, p.15.
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fonctions. L’une d’entre elles vise justement à calmer les esprits, à réduire les tensions. Et
cette fonction à la limite pacificatrice ou du moins, venant dédramatiser des situations
parfois délicates possède sans contredit une dimension politique. On conviendra en effet
que la dérision représente un outil efficace d’augmentation du niveau de tolérance des
individus.
Plaisanteries, railleries, moqueries sont reconnues dans la littérature
existante comme des formes particulières de communication qui assurent
certaines fonctions de régulation de l'ordre social, permettant ainsi
l'évacuation d'épisodes de stress, de traumatismes, de conflits ou de
tensions5.
Toutefois, l'intention de l'auteur d’un discours humoristique n'est pas toujours de
raffermir le tissu social d'une collectivité ou de dénoncer les excès de pouvoir d'un chef
d'État ou d'un gouvernement. Tout comme le public ne considère pas nécessairement un
spectacle d'humour comme une manifestation politique, tant s'en faut. Est-ce à dire
cependant qu'en raison de la prédominance de la fonction divertissante d'un discours ou
d'un propos humoristique, toutes références à une dimension politique ou à une portée
politique de l'humour soient exclues? Bien sûr que non pourrait-on affirmer, mais en quoi
l'humour dans le sens le plus distrayant du terme peut-il être politique? Voilà une question
qui, semble-t-il, mérite que l'on s'y attarde un peu plus.
1. Problématique
Ce document vise ainsi à mettre en exergue ces deux facettes de l'humour politique et ses
principales composantes. La première, celle de l'humour en tant qu'acte politique ou en
tant que manifestation politique sans équivoque. La seconde, celle de l'humour comme
recelant une ou plusieurs dimensions politiques, de façon intentionnelle ou non. Des
dimensions de l'humour politique que l'on pourrait d'une certaine façon placer sur un
continuum, lequel comporterait alors l'éventail complet des degrés de politisation du
discours humoristique. Un spectre manifestement complexe et diversifié.
1.1 Humour et politique
C’est une évidence, diront plusieurs, le rapport entre humour et politique ne date pas
d’hier. Au rayon de la satire et de la caricature québécoise par exemple, les historiens
Robert Aird et Mira Falardeau nous rappellent « qu’entre 1837 et 1876, une cinquantaine
de journaux humoristiques sont nés dans les seules villes de Montréal et de Québec »6. Et
si l’humour politique demeure, comme tant de manifestations sociales et culturelles, le
produit de son temps, les thèmes abordés possèdent souvent un caractère intemporel.
Quand, dans Les Temps modernes, Charlot peine à visser les boulons des pièces qui
avancent sur un convoyeur qui ne s’arrêtera jamais, ce sont bien les excès ou l’efficacité,
selon les points de vue, de la production de masse et de la modernité que Chaplin vient
souligner à grands traits. Certains diront qu’il s’agit également du conflit entre l’individu
et la collectivité. Jusqu’à quel point doit-on mettre de côté ses aspirations personnelles au
5Laurent Jérôme, « Les rires du rituel : humour, jeux et guérison chez les Atikamekw », Anthropologica,
Vol. 52, No. 1, 2010, p.90.
6Robert Aird et Mira Falardeau, Histoire de la caricature au Québec, Montréal, VLB, 2009, p.7.
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profit de la réussite collective? Ce sont également des thèmes importants dans l’œuvre de
l’humoriste québécois Yvon Deschamps à la fin des années 1960 et au début des années
1970. Dans ses monologues sur son « boss » ou sur les « unions », ce sont les
caractéristiques d’une société en pleine émergence qui sont décrites. Si, sans sombrer
dans la victimisation ou la révolte, Deschamps représente efficacement cet ouvrier
sympathique, plutôt soumis au patronat et à l’autorité et visiblement résigné à son sort,
c’est bien sur tout le contraire que veut exprimer l’humoriste.
Moi ça fait quinze ans que j’travaille à « shop », ça fait quinze ans qu’y a
pas d’union « quossa » donne? On n’a pas d’union pis ça empêche pas que
depuis l’année passée on a la semaine de cinquante-quatre heures. Et puis
on a notre congé à Noël « ou bedon » au Jour de l’an. Et puis l’été on a une
semaine de vacances payées. On la prend pas toujours, mais on l’a pareil7.
La question qu’il pose en filigrane demeure on ne peut plus actuelle et comporte une
véritable portée politique. Comment, en dépit de ses contraintes, de son héritage culturel,
social et politique, un peuple peut-il s’affranchir? Et on peut ultimement se poser la
question : quelle place occupe l’humour dans ce processus?
1.2 Portrait actuel de l'humour
L'humour occupe un large espace dans le paysage culturel, au Québec certainement, mais
aux États-Unis et en France également. Au Québec, les spectacles humoristiques viennent
en tête de la plupart des indicateurs en matière d'offre et de consommation de spectacles.
D'après un rapport de Claude Fortier de l'Observatoire de la culture et des
communications du Québec, l'assistance à des spectacles d'humour est en hausse
constante et les revenus de billetterie ont connu une augmentation de 41 % en 2012 par
rapport à 20118. Le rapport mentionne aussi que « la part des entrées aux spectacles
présentés en périphérie de l’île de Montréal est passée de 26 % à 38 % pour la chanson
francophone et de 30 % à 48 % pour l’humour »9. S'ajoute à ce portrait l’existence du
Festival Juste pour rire, une des activités estivales les plus courues depuis plus de trente
ans au Québec et la création, il y a 25 ans, de l'École nationale de l'humour. Depuis ses
débuts, plus de 400 humoristes et auteurs d'humour sont d'ailleurs diplômés de cette
institution reconnue par le Ministère de l'Éducation, loisirs et sports du Québec10. Dans la
province, les humoristes possèdent ainsi un véritable statut professionnel. Il s'agit ainsi
d'un métier que l'on peut apprendre à l'école, au même titre que tant d'autres professions.
Ce portrait démontre sans aucun doute que le domaine de l'humour ne peut être considéré
comme simple objet de divertissement. Du seul point de vue économique, on peut
convenir du poids substantiel que représente cette industrie, parce qu'il s'agit bien d'une
industrie, dans le marché de l'offre culturelle du Québec. Plus important encore, du moins
7Transcription du monologue d’Yvon Deschamps Les unions « quossa » donne? Le propos est rapporté
dans sa forme originale incluant le respect des expressions typiquement québécoises. Voir :
Yvon Deschamps, Les unions « quossa » donne? Disque vinyle, Étiquette Polydor, 1969.
8Claude Fortier, « La fréquentation des arts de la scène en 2012 », Optique culture, Institut de la statistique
du Québec, Observatoire de la culture et des communications du Québec, no 28 , 2013, p.1.
9Claude Fortier, « La fréquentation des arts de la scène en 2012 » , […], p.1
10École nationale de l'humour, Nos diplômés, http://www.enh.qc.ca/index.php/diplomes/, consulté le 4
juillet 2014.
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en ce qui nous concerne, l’omniprésence du discours humoristique dans l’espace culturel
québécois vient justifier que l'on s'y attarde sur les plans social et politique. Et ce lien
entre la dimension sociale et la dimension politique de l'humour s'il est souligné au
Québec, s'avère aussi relevé aux États-Unis comme le démontrent les récents travaux de
Rachel V. Kutz-Flamenbaum.
Humor is fundamentally contextual and interactional. Humor is a cultural
product that relies upon shared norms and ideas. In order for a joke to
make sense it needs to reference recognizable cultural symbols and ideas
that are shared by both the joker and the audience11.
Ce document rejoint en tout point la perspective de Kutz-Flamenbaum. À notre avis,
parce qu'il participe à la construction du contexte social et politique d'une société, le
discours humoristique mérite que l'on s'y attarde, non seulement dans une perspective
sociale, mais également dans une perspective scientifique.
2. Considération théorique
Bien que l’humour (politique ou non) ne soit pas nécessairement au centre des
préoccupations ou des enjeux de recherche en science politique, on peut tout de même
souligner des éléments théoriques pouvant s’y appliquer en totalité ou en partie. Si
certains auteurs abordent directement le sujet, d’autres en traitent indirectement ou
soulignent des notions conceptuelles transposables au procédé humoristique et à ses
répercussions. De fait, l’analyse des phénomènes politiques nous emmène souvent à
élargir les champs à considérer en tant qu’objets d’étude. On parlera ici de la part du
politique dans l’analyse du discours humoristique. Et c’est ici que se complexifie la tâche.
De fait, si l’on convient que l’humour peut comporter une dimension politique (le
discours politique lui-même n’est pas étanche au genre humoristique comme le souligne
Maria-Aldina Marques 12 ), il demeure passablement difficile d’en identifier avec
précisions les constituantes. À l’instar des autres phénomènes sociaux et culturels,
l’humour possède cette part d’intangibilité, voire d’insaisissable limitant la capacité
d’isoler des variables et des indicateurs précis. Comme le précise Jean-Herman Guay,
contrairement aux sciences naturelles où l’on peut maîtriser les principaux éléments
d’une expérience en laboratoire, « [c]es possibilités expérimentales sont rares, voire
impossibles, du côté des sciences sociales »13. Il devient donc encore plus ardu d’évaluer
l’impact d’un discours humoristique sur les dynamiques politiques. C’est d’ailleurs en
partie à cause de ce constat que ce document propose avant tout une réflexion sur la
nature du lien entre humour et politique.
11Rachel V. Kutz-Flamenbaum, « Humor and Social Movements », Sociology Compass, no 8, vol.3, 2014,
p.296.
12Marques affirme en effet que « l’humour, bien qu’épisodique et contrôlé, n’est pas absent des discours
politiques. C’est le cas, par exemple, des débats parlementaires, où l’humour sert une stratégie de
confrontation et de construction d’un éthos d’homme d’esprit intellectuellement stimulant ». Voir :
Maria-Aldina Marques, « Politique, humour et campagne électorale. Les enjeux d’une politique-
spectacle », Mots. Les langages du politique, no101, 2013, p.62.
13Jean-Herman Guay, Statistiques en sciences sociales avec R, Québec, PUL, 2013, p.2.
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2.1 Humour et action politique
Sans prétendre que l’humour peut constituer l’élément déclencheur d’une révolution ou
de profonds bouleversements au sein d’une société, il peut incarner à tout le moins
l’expression d’une résistance. C’est aussi ce que constate María Dolores Vivero García
dans son texte portant sur le rôle de l’humour dans la littérature française et espagnole en
précisant que « [l]’humour apparaît dans les deux contextes littéraires comme une arme
redoutable au service de l’écriture engagée »14. Et cet acte tantôt de contestation, tantôt
de dénonciation, bien que mis en forme à travers un procédé humoristique, n’en demeure
pas moins un acte politique. Cela peut être intentionnel ou accidentel et à la limite ce ne
sera pas nous ou les humoristes eux-mêmes qui pourront en juger. Ce sera le public et
plus largement la société en fonction de la portée des mots ou des gestes et le chemin
qu’ils auront parcouru dans son histoire. Il est vrai que, comme l'affirme Étienne Brown,
toute action politique doit être remise en contexte. C'est d’ailleurs en grande partie la
considération de ces éléments contextuels qui permet d'en apprécier de façon plus juste
les effets.
Lanalyse de l’action devra donc être menée dans une perspective
contextualiste : il s’agira bien entendu de cerner les motifs réels de l’action
politique, mais ces motifs ne devront jamais être envisagés comme
complètement indépendants des croyances sociales et historiques qui
modèlent l’identité et le comportement des acteurs15.
Dans cette citation, on relève deux éléments fondamentaux se retrouvant au cœur de tout
acte politique. Le premier, l’action posée doit avoir des velléités politiques, c’est-à-dire
qu’elle est d’abord motivée par une volonté de provoquer un changement ou a minima
une réflexion sur la dynamique politique en place. Mais à ce moment, on demeure au
stade intentionnel. Le second élément réside dans la dimension contextuelle. Ainsi, la
volonté d’agir politiquement prend un sens concret dans la mesure où l’on peut témoigner
de l’implication d’un individu dans un contexte politique précis. On comprend donc que
c’est avant tout l’intentionnalité de l’acteur doublée d’une action manifeste, ne serait-ce
que la prise de parole, qui prédomine dans l’acte politique. Dans cette perspective, la
preuve irréfutable d’un changement politique causé par cette action est secondaire.
D’autant que, comme précédemment souligné, les éléments contextuels rendent difficile
l’identification de liens de causalité sans équivoque.
Voilà, selon certains, ce qui distingue clairement l’humour politique des autres types
d’humour. Mais il y a l’humour à teneur politique et l’humour qui, même en l’absence
d’un propos politique, comporte une ou plusieurs dimensions politiques.
14Vivero García, María Dolores, « La contestation par l’humour. Étude contrastive de l’humour dans la
littérature espagnole et française contemporaine », Cahiers de Narratologie, no25, 2013, p.12.
15Étienne Brown, Comment penser le politique? Les tâches contemporaines de la philosophie politique
selon Raymond Geuss, Chantal Mouffe et Pierre Manent, Mémoire de maîtrise, Université d'Ottawa,
2011, p.35.
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