Victor Cousin : Avant-propos des Leçons sur la philosophie de Kant.

Victor Cousin : Avant-propos des Leçons sur la philosophie de Kant.
En avril 1830, V. Cousin [1792-1867] écrit à son ami Georg Wilhelm Friedrich Hegel [1770-1831], qu’il a rencontré
à Heidelberg lors de son premier voyage en Allemagne, vers la fin de l’été 1817, puis à nouveau en 1824 :
« Je songe à entreprendre une traduction ou plutôt une refonte de Kant. Tant que Kant ne sera pas connu, il n’y
aura rien de fait et l’Allemagne n’est pas pour la France. Le père connu au contraire, les enfants et les
petits-enfants le seront bientôt. Mais quelle entreprise ! Mon courage recule ! - Cependant une idée me soutient,
c’est que Kant, une fois mis en Français, et un peu débarbouillé, pourrait se présenter à tout le monde et aller en
Angleterre, en Italie, en Amérique et dans l’Inde. Mais je m’arrête et vous demande votre avis sur cette
idée ! ».
Un peu plus de dix ans plus tard, en 1842, V. Cousin mène à bien ce projet en publiant les Leçons sur la philosophie de
Kant par V. Cousin, tome premier. Paris : Librairie philosophique de Ladrange, in-8, VIII-387 p. [Table : pages 383-387],
1842.
L’ouvrage publie, avec des remaniements, les huit leçons consacrées en 1820, par V. Cousin à Kant.
Ces leçons sur La Philosophie de Kant sont réédités en 1844, avec la même pagination, le même Avant-Propos et le
même texte.
Puis réédité en 1857, comme troisième édition, avec un autre Avant-Propos, signé le 1er août 1857. Enfin réédité en
1864.
On trouvera ci-dessous le texte intégral de l’Avant-Propos qu’il rédige à cette occasion, signé en date du
mardi 15 février 1842.
À la fin de l’année 1815, V. Cousin est choisi par Pierre Paul Royer-Collard pour le suppléer dans le cours
d’Histoire de la philosophie moderne à la Faculté des lettres de Paris. Comme il le raconte lui-même [Préface de
la deuxième édition des Fragmens philosophiques. Juin 1833] : « Je cherchais des maîtres nouveaux : après la France
et l’Écosse, mes yeux se portèrent naturellement vers l’Allemagne. J’appris donc l’allemand,
et me mis à déchiffrer avec des peines infinies les principaux monuments de la philosophie de Kant sans autre secours
que la barbare traduction latine de Born. Je vécus ainsi deux années entières, comme enseveli dans les souterrains de
la psychologie kantienne ».Dès l’année 1817, il parle de Kant dans son enseignement, et à nouveau, beaucoup
plus longuement, en 1820.
L’intérêt que V. Cousin porte à Kant paraît clairement dans les propos libres que permet une correspondance.
Ainsi en novembre 1828 dans une lettre qu’il adresse à Charles de Montalembert [1810-1870] parti en Suède, V.
Cousin écrit : « Non seulement je vous conseille de vous occuper de la philosophie de Kant, mais je vous conseille
même de n’en guère sortir d’ici à un an. C’est une excellente salle d’armes, où il faut
travailler longtemps, ne fût-ce que comme exercice ». Charles de Montalembert travaillera plus tard, en mars 1830, avec
V. Cousin sur une traduction de certains textes de Kant de la Critique de la raison pratique.
En février 1830, V. Cousin fait paraître dans le journal Le Globe, un long article sur Kant dans les dernières années de
sa vie.
Enfin, en novembre-décembre 1836, V. Cousin fait inscrire au concours de l’Académie des sciences morales et
politiques l’ Examen critique de la philosophie allemande, en indiquant dans le programme : « 1. Faire connaître
par des analyses étendues les principaux systèmes qui ont paru en Allemagne depuis Kant inclusivement jusqu’à
nos jours
2. S’attacher surtout au système de Kant, qui est le principe de tous les autres ».
TEXTE DE L’AVANT-PROPOS DE LA PHILOSOPHIE DE KANT. 1842.
« J’avais pris pour sujet de mes leçons, dans les années 1819 et 1820, l’histoire de la philosophie morale
en Europe au XVIII° siècle. Cette histoire devait comprendre les systèmes moraux sortis de l’école sensualiste, et
les systèmes opposés sortis de l’école spiritualiste divisée elle-même en deux écoles différentes qui en
représentent en quelque manière les deux degrés, je veux dire la philosophie écossaise et la philosophie de Kant. En
1819, j’embrassai et terminai toute l’école sensualiste ainsi que l’école écossaise :
l’année 1820 fut consacrée à la philosophie morale de Kant qui avait déjà trouvé une place dans le cours de 1817,
mais que je pus exposer alors avec des développements bien plus étendus et avec une critique un peu plus avancée.
M. Vacherot a publié toutes les leçons de 1819 d’après les rédactions qu’en avaient faites les élèves de
l’Ecole normale. Il vient même de mettre au jour les premières leçons de 1820 dans lesquelles, sur la demande
de l’auditoire, j’avais rassemblé les idées générales, les principes qui dominaient l’enseignement
historique de ces deux années. Je me suis chargé de revoir moi-même les autres leçons de l’année 1820 dont
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la matière était la philosophie morale de Kant ; et voici un premier volume qui contient le système métaphysique sans
lequel la morale, destinée à achever ou à réparer ce système, serait absolument inintelligible.
Ce volume est donc un examen de la métaphysique kantienne, une critique de la Critique de la raison pure spéculative.
Ce grand ouvrage, qui est le point de départ et le fondement de toute la philosophie allemande, est ici exposé avec
l’exactitude la plus rigoureuse et avec des développements qui embrassent tout ce qu’il contient ou
d’important en soi ou qui ait exercé quelque influence sur les systèmes venus après celui du philosophe de
Koenigsberg. On a dû respecter la langue technique du kantisme, tout en s’efforçant de l’éclaircir. On a
même donné des traductions des passages les plus importants pour faire mieux saisir la manière de ce grand penseur.
Voilà pour l’exposition ; nous la croyons assez fidèle pour tenir lieu de l’ouvrage original qui, par ses
longueurs et par ses obscurités, ne convient guère au lecteur français, nous pourrions dire au lecteur européen. Pour la
critique, nous espérons qu’on la sentira toujours mêlée d’un profond respect et d’une admiration
sincère pour un homme d’un incontestable génie ; mais nous avouons que nous préférons encore le sens
commun au génie et l’esprit de tout le monde à celui d’un homme quel qu’il soit. On le sait : nous
faisons profession de n’avoir aucune opinion particulière en philosophie, et notre prétention est de nous tenir
fermement dans la grande route où marche l’humanité tout entière, bien convaincus que tous les sentiers
détournés où se laisse entraîner le génie lui-même n’aboutissent qu’à des précipices. L’originalité
de notre philosophie consiste précisément à ne rechercher aucune originalité. Le caractère de la philosophie du XIX°
siècle, nous le répétons avec une conviction de jour en jour croissante, doit être de n’épouser aucun système,
de savoir les comprendre tous, d’y discerner la part de vérité qui les a fait naître et qui les soutient, et de reporter
sans cesse ses regards de ces copies brillantes mais imparfaites sur leur immortel exemplaire, si ample à la fois et si
harmonieux, à savoir la nature humaine.
Pour descendre à une considération assez peu philosophique, nous ajouterons qu’après avoir lu cette critique de
la Critique on n’accusera plus la nouvelle école française de manquer de nationalité en philosohie.
Nous sommes pour le concert et non pour la division de toutes les forces européennes dans la poursuite de la vérité ;
mais si on veut mettre du patriotisme dans des choses qui intéressent toute l’humanité, on verra qu’ici la
patrie de Descartes n’a point été abaissée devant celle de Leibnitz.
Ce qui constitue la nouvelle philosophie française, c’est sa méthode, cette grande méthode de
l’observation appliquée à l’âme humaine, c’est-à-dire la méthode psychologique, entrevue par Socrate
et par Descartes, et que Kant s’est en vain proposé de suivre. Avec cette méthode il fait aisément justice des
hypothèses les plus célèbres ; mais la peur bien légitime de l’hypothèse le pousse dans un excès contraire, vers
cet autre écueil de la philosophie, le scepticisme. Entre le scepticisme et l’hypothèse, est la conscience avec la
souveraine évidence des faits qui lui appartiennent, faits incontestables que nulle accusation d’hypothèse ne
peut atteindre, et qui sont invincibles à tous les efforts du scepticisme. Là est la certitude primitive et permanente où
l’homme se repose naturellement, et où doit revenir le philosophe après tous les circuits et souvent les
égarements de la réflexion. Qui rejette le témoignage de la conscience, ébranle, il est vrai, toute philosophie, mais en
même temps le scepticisme lui-même. Car où est alors le droit de douter ? Douter, c’est supposer au moins
que l’on doute, par cet unique motif qu’on en a conscience ; et cette conscience, que le scepticisme ne
peut pas ne pas reconnaître pour s’autoriser lui-même, en l’autorisant, le renverse. Or la conscience,
lorsqu’une étude sérieuse nous introduit dans ses profondeurs, peu à peu se déclare à nous comme la raison
devenue immédiate à elle-même, l’universelle et éternelle raison réfléchie dans ce point de l’espace et
du temps, nous apparaissant nécessairement sous l’angle étroit de notre personnalité mais avec une
perspective infinie, tombant sous l’observation et la surpassant, tout ensemble relative et absolue, humaine et
divine.
C’est à la théorie de la conscience qu’il faut rappeler aujourd’hui l’éternelle question de la
certitude. C’est sur ce ferme terrain que la nouvelle philosophie a jeté avec confiance ses fondements. Hors de là
il n’y a qu’hypothèse et scepticisme, dans un cercle sans repos et sans fin. Les hypothèses brillantes de la
fin du XVII° siècle ont engendré peu à peu, dans leur décadence inévitable, en Angleterre le scepticisme de Hume, en
France celui de Voltaire, si on peut mettre Voltaire parmi les philosophes, et, en Allemagne celui de Kant qui, par un
retour nécessaire, a frayé la voie aux nouvelles hypothèses, lesquelles, bientôt décriées, pourraient amener, si on
n’y prend garde, ce scepticisme énervé et impuissant qu’on appelle l’indifférence.
Je souhaite d’autres destinées à la philosophie de mon pays. Après tant d’illustres naufrages, la sagesse
lui commande de jeter l’ancre dans la conscience. La pensée, il faut bien qu’on le sache, est un océan
qui n’a point de ports ; les systèmes philosophiques sont condamnés à de perpétuelles vicissitudes ; mais dans
ce mouvement sans terme, mais non pas sans loi, nous avons du moins une boussole, nous avons un ciel toujours
visible pour diriger notre course. Cette boussole est la méthode psychologique ; ce ciel est la raison manifestée dans la
conscience.
Je termine par où j’aurais dû commencer et à quoi j’aurais pu me borner. Les rédactions de l’année
1820, sur lesquelles j’ai travaillé, sont l’ouvrage les unes de M. Paravey, aujourd’hui maître des
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requêtes au conseil d’État, les autres d’un jeune homme qui donnait de si belles espérances interrompues
par une noble mort, M. Farcy, tué devant les Tuileries, le 28 juillet 1830. Je me suis contenté de corriger un peu ces
rédactions ; j’ai ajouté la traduction de plusieurs morceaux de Kant, et j’ai récrit moi-même presque
toute la sixième leçon, où je responds à la dialectique transcendentale, et la partie de la septième où j’examine la
manière dont Kant croit rétablir en morale ce qu’il a détruit en métaphysique. »
V.C. Ce 15 février 1842.
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