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Introduction
Les années 2005 et 2006 auront témoigné du plus grand bouleversement comp-
table d’après-guerre, à savoir l’adoption, par la grande majorité des entreprises
européennes cotées en bourse, d’un référentiel anglo-saxon. Ce dernier, consti-
tué par le corpus des normes IAS/IFRS (ou International Accounting Stan-
dards / International Finanancial Reporting Standards), consacre la transition
d’un droit comptable européen, d’origine à la fois colbertiste (l’ordonnance de
Colbert en 1673 déclina une législation sur les livres de commerce, qui ont
eux-mêmes fondé le Code de Commerce français de 1807) et civiliste, vers une
normalisation d’obédience américaine. Contrairement à la vision européenne
continentale du droit comptable, les normes anglo-saxonnes préconisent le
rapprochement de la mesure du patrimoine comptable de l’entreprise et de sa
valorisation boursière.
Ce basculement comptable modifie le rapport au temps de la reddition des
comptes de l’entreprise. En Europe, le droit comptable est du droit de la
preuve, c’est-à-dire de l’attestation entre commerçants pour faits de commerce,
spécialement en cas de faillite. Cette orientation privilégie des coûts histo-
riques, fiables et vérifiables, permettant de mesurer la valeur originelle des
garanties données par une entreprise à un créancier. Elle mesure donc l’éco-
nomie interne de l’entreprise et sa capacité à honorer ses engagements. Dans
cette orientation, les actionnaires sont considérés comme des acteurs auxquels
sont destinés des flux financiers résiduels, susceptibles d’être distribués sous
forme de dividendes.
Dans les pays anglo-saxons, par contre, la doctrine comptable s’essaye à appré-
hender l’utilité future, et non passée, des actifs et des passifs. Le postulat de
cette approche est que la comptabilité traite de la valeur contemporaine des
actes économiques. Or, la valeur est contredite à chaque instant, comme un
cours de bourse. L’expression comptable de valeurs, et non de coûts, tend donc
au prix d’une volatilité comptable accrue à rapprocher la mesure comptable
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des capitaux propres de l’entreprise vers la création de valeur boursière, qui
constitue elle-même la donnée «patrimoniale» essentielle des actionnaires.
L’antagonisme entre la mesure comptable des coûts ou, au contraire, des
valeurs, correspond à deux approches qui considèrent que la valeur de l’entre-
prise dépend respectivement soit de la pertinence des divers critères associés
à son économie interne, soit de l’appréciation des marchés financiers.
En filigrane de l’adoption des normes anglo-saxonnes, c’est de l’évolution d’une
comptabilité de créanciers vers une comptabilité d’actionnaires qu’il s’agit.
Abordé sous un angle sociologique, le changement de référentiel comptable
consacre la transition vers une comptabilité de marchés financiers.
Par ailleurs, les normes comptables anglo-saxonnes reflètent la typologie
comptable des pays de droit coutumier, au sein desquels les règles imposées
par l’autorité publique sont en nombre limité et laissent une place importante
à l’autorégulation financière. Dans les pays d’Europe continentale, par contre,
l’environnement germano-romain est imprégné d’une forte influence étatique
qui privilégie la stabilité temporelle et spatiale des résultats de l’entreprise.
Mais, plus fondamentalement, l’adoption de normes comptables anglo-saxonnes
oppose les particularités sociologiques, voire religieuses, entre les modes d’or-
ganisation européens, plus collectivistes et hiérarchisés, et donc prudents, à
l’agencement des sociétés anglo-saxonnes caractérisées par une plus grande
exigence de liber individuelle et une volatilité patrimoniale accrue. Cette
évolution révèle l’attitude des collectivités face au risque. Les législations comp-
tables continentales reflètent les certitudes réglementaires, l’uniformité, et une
certaine recherche de la confidentialité, tandis que les normalisations compta-
bles anglo-saxonnes prônent la flexibilité, l’acceptation de l’incertitude et une
meilleure transparence financière.
Du reste, les principes comptables sont toujours contingents à un contexte
socio-économique, c’est-à-dire à la nature des rapports d’échange et du pro-
cessus social au sein des communautés. A ce titre, la comptabilité se forge au
creuset des conflits d’intérêts entre les différents acteurs de l’entreprise. Il serait
donc illusoire de lui attribuer les qualités d’une science exacte, fournissant une
représentation arithmétique et sans biais de la valeur des choses, car l’informa-
tion est, par essence, imparfaite.
* * *
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Malgré les différences conceptuelles entre les deux référentiels comptables,
l’exigence de restitution d’une image fidèle fonde tant le droit comptable euro-
péen que les normes IAS/IFRS.
A première vue, l’exigence d’image fidèle paraît ressortir du domaine de l’évi-
dence et son interprétation et son application sembleraient ne pas devoir sou-
lever de difficultés.
En pratique, le caractère fidèle d’une image comptable est tributaire de l’ap-
plication des conventions ou principes (réglementaires et/ou conventionnels)
adoptés et connus par l’utilisateur de l’information comptable.
Nonobstant l’introduction des normes IAS/IFRS, la portée et la signification de
l’exigence d’image fidèle font l’objet, dans divers pays de l’Union européenne,
d’interprétations divergentes nées de traditions et d’environnements juridiques
différents. A l’examen, ces divergences ont des effets considérables non seule-
ment dans la pratique de l’établissement de leurs comptes par les entreprises,
mais aussi en ce qu’elles portent sur la signification et le caractère contraignant
des directives européennes comme des législations nationales dans lesquelles
celles-ci ont été transposées. Par ailleurs, force est de constater qu’en Belgique
comme à l’étranger, cette exigence a parfois été invoquée à l’appui d’imputa-
tions comptables et de présentations d’états financiers, inspirées davantage par
des préoccupations d’opportunité fiscale ou financière, que par un souci de
reddition correcte de comptes et d’informations. En matière de consolidations,
l’application de l’exigence d’image fidèle s’est posée également en matière
d’inclusion ou d’exclusion de filiales dans le périmètre de consolidation, et
quant aux entreprises associées devant être traitées dans les comptes consoli-
dés selon la méthode de la mise en équivalence.
La variété des interprétations de l’exigence d’image fidèle souligne qu’au-delà
de la similarité d’objectifs dans des protocoles comptables différents, la comp-
tabilité est autant un système d’information qu’une pratique sociale. La vérité
comptable n’est pas arithmétique, mais constitue une représentation conven-
tionnelle, contingente à un contexte socio-économique ou à une réalité secto-
rielle, et donc un reflet imparfait du réel. Cette constatation reflète d’ailleurs
une des stipulations réglementaires du droit comptable belge qui indique que
toute entreprise doit tenir une comptabilité adaptée à la nature et à l’étendue
de ses activités.
Par ailleurs, la perception de l’information comptable est fonction de paramè-
tres liés à la communauté d’appartenance. L’image fidèle est, en fait, un concept
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ambigu. Dans les environnements d’Europe continentale, elle est une éma-
nation du droit positif. En même temps, l’absence de codification de l’image
fidèle singularise le droit comptable et dissocie ce dernier de ses fondements
conceptuels, à savoir le Code civil. Par ailleurs, son absence de définition, et
l’affirmation universelle de son expression, en fait un objectif impossible à
atteindre comme si l’image fidèle n’avait pas de fin extérieure mais constituait
l’objectif ultime, et donc inatteignable, de la comptabilité.
Le présent ouvrage s’essaye à développer certaines considérations concernant
le concept de l’image fidèle. Il en constate l’absence d’unicité, souligne son
caractère circonstanciel et inachevé, et conclut à l’opportunité de la coexistence,
dans certaines limites, de référentiels comptables différents, phénomène déjà
constaté en Belgique au travers de la coexistence de comptabilités sectorielles,
notamment pour les établissements de crédit et les entreprises d’assurances.
Notre réflexion tente de discriminer les images fidèles exprimées. Elle conduit
à les distinguer en tant qu’objectif endogène aux normes comptables des
pays anglo-saxons (auquel les normes IAS/IFRS ressortissent), ou en tant que
contrainte exogène et supplétive d’un ensemble de postulats juridiques, ce qui
correspond à la réglementation comptable belge. A notre estime, il pourrait
même être argumenté que ce n’est pas l’exigence d’une image comptable fidèle
qui rassemble les normes, mais le caractère normatif, en tant que tel, qui consti-
tue la poursuite de l’image fidèle, dans son acception anglo-saxonne. Dans les
pays anglo-saxons pour lesquels la comptabilité ne constitue pas véritablement
une branche du droit, cette exigence d’image fidèle a d’ailleurs conduit à l’éla-
boration d’un recensement autonome de ces conventions regroupées dans un
cadre conceptuel (ou conceptual framework).
Dans cette perspective, et compte tenu des attributs différents des images
fidèles, nous n’appuyons pas une application généralisée des normes IAS/IFRS
à toutes les entreprises, tout en prônant, entre les systèmes comptables, un
dialogue, voire certains rapprochements dans l’application pratique de l’image
fidèle.
Cet opuscule n’a pas la prétention de commettre une réflexion complète, ni
d’apporter des réponses définitives à des interrogations dont les facettes ressor-
tissent à plusieurs disciplines. L’interprétation nuancée de l’exigence d’image
fidèle dans les comptes sociaux et non consolidés n’est, par exemple, pas
abordée.
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L’étude est organisée autour des thèmes suivants. Après la description du cadre
de la réflexion, le premier chapitre examine les attributs comptables associés
aux contextes d’Europe continentale et des pays anglo-saxons. Dans le sillage
de cet examen, le deuxième chapitre étudie les acceptions de l’image fidèle
dans les deux courants comptables. Le troisième chapitre souligne quelques
axes de la recherche empirique. Le quatrième chapitre examine certaines facet-
tes de la transposition de l’image fidèle en droit fiscal belge. Le cinquième cha-
pitre commet certaines réflexions relatives à l’image fidèle, avant la conclusion
de l’essai. Ce dernier conclut à la pluralité, voire à l’impossibilité de réconci-
liation, des images fidèles, et donc à la disqualification de la supériorité d’une
acception particulière de cette exigence.
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