5
« Il essaya de fuir, mais où qu’il se tournât, il était constamment face à lui-même, emmuré en lui-même. »
La ville de Locarno peut devenir un labyrinthe tridimensionnel sous forme de maquette (Moser, Modell
Skulptur Locarno, 1969). Dans les villes, l’angoisse guette dans les entrailles du sous-sol : à la station de métro
Pigalle, par exemple (Varlin, Metrostation Place Pigalle in Paris, 1957). L’animalité se retrouve emprisonnée
dans le « Jardin des Plantes » de Moser (1946), tandis que le monde se divise entre le bien et le mal (Erni, Dies-
seits von Gut und Böse, 1944). Et les masques, quant à eux, attendent dans le « Im Hades » de Dürrenmatt
(1987).
« Il dansa la n du labyrinthe, l’engloutissement retentissant de ses parois et de ses miroirs. »
De même, si l’on prend le portrait de Varlin, l’ami peintre de Dürrenmatt, son alter ego, on constate que
dans les replis des draps du lit de mort, ce n’est plus l’ami qui gît, mais un cadavre. L’anatomie des côtes
et des doigts osseux illustrent le masque railleur de la mort en rouge (Schärer, Madonna,1975).
« Il dansa son approche, elle dansa sa dérobade, il dansa sa pénétration, elle dansa son enlacement. Ils dansaient
et leurs images dansaient, et il ne sut pas qu’il prit la jeune lle, il ne pouvait pas savoir non plus qu’il la tua. »
L’informe et le chaos pointent derrière la façade de la normalité : entre le raidissement de l’ossature et la
raideur des structures de la raison, l’instinct a coutume de faire des ravages. Même chez la colombe, sym-
bole de la paix (von Moos, Eingeweide der Taube, 1941). Peu à peu, les orteils deviennent des monstres
(Boiard dans : Documents I, 1929).
« Il souleva le bras gauche de la jeune lle, il retomba, le droit, il retomba, partout des bras tombaient. »
Pour Dürrenmatt, la mort de sa chienne a anticipé de manière inquiétante la mort de sa première femme
Lotti (Varlin, Die tote Hündin Zita, 1973). Boursoué comme un noyé, le corps du comédien de Dür-
renmatt, Ernst Schröder, otte sur le lit dans l’immensité de l’universel et du néant (Varlin, Der Schaus-
pieler Ernst Schroeder auf dem Bett, vers 1972). Et le « Weltmetzger » (1965) de Dürrenmatt abat tout ce
que cuisine l’hôtelier en tablier blanc (Dürrenmatt, Porträt eines Hoteliers: Hans Liechti, 1976).
« Il la lécha de son énorme langue, le visage, les seins, la jeune lle restait immobile, toutes les jeunes lles
restèrent immobiles. »
Le boucher pèse la vie comme il pèse la mort (Masson, Le boucher, 1929). C’est dans son antre que
s’ouvre la porte de la chambre froide de Varlin, où l’on aperçoit un porc qui saigne (Varlin, Das geschlach-
tete Schwein, 1972).
« L’homme-taureau dans sa rage arrachait des membres à l’amas humain, buvait du sang, brisait des os. »
Ce que nos imaginations et nos angoisses ont d’informe dérive dans les profondeurs marines (lm ano-
nyme, Les Vers marins, 1912), ou explose dans le ciel comme la puissance du soleil dans la bombe ato-
mique (von Moos, Emanation, 1964). Désespérés, les hommes et les animaux s’agrippent tant bien que
mal à la vie – et violent l’Autre (Dürrenmatt, Minotaurus, eine Frau vergewaltigend, 1975 et 1976, et
Picasso Taureau caressant une Dormeuse, 1933). Au nal, la vie implose autant qu’elle explose dans le cri
de Varlin (Varlin, Der Mann mit dem Hund, 1971–1972).
« Et son mugissement était un cri monstrueux, un irréel cri cosmique. »
Et dans le lm « Portrait d’une Planète » (1984) de Charlotte Kerr, Dürrenmatt rêve, dans le centre d’insé-
mination et d’élevage, d’un univers rempli de clones de Dürrenmatt. Dans son imagination, ses sperma-
tozoïdes dansent, comme les reets du Minotaure sur les parois du Centre Dürrenmatt, sur les pages de
ses écrits et celles de ses dessins.
« La haine l’envahit, que l’animal a pour l’homme qui domestique, bafoue, chasse, abat, mange l’animal,
la haine fondamentale qui couve en chaque animal. »