encourus par certaines qui sont infiniment plus élevés que pour d’autres, lors même que les
régions du monde les plus exposées sont souvent celles qui ont le moins participé jadis ou
encore même aujourd’hui à ce que nous identifions désormais en termes de pollution de
l’atmosphère et de changement climatique d’origine anthropique. Ainsi sommes-nous
confrontés à un processus dont une grande majorité des êtres humains ignorent encore tout ou
presque tout, et dont la plupart ne peuvent se penser comme responsables, ni en tant
qu’auteurs, ni en tant qu’ils pourraient en être, quelle que fussent leur prise de conscience et
leur engagement éthique, des « remédiateurs ». Où l’on commence à apercevoir pourquoi une
approche philosophique renouvelée se trouve requise par le constat de ces déplacements –
dont le moins que l’on puisse estimer est qu’ils engagent le philosophe selon des modalités
nouvelles à partir de questions fondamentales relevant de sa réflexion, aussi bien sur la
représentation de l’homme que sur celle de son histoire et de l’histoire du monde. Insistons
sur ce que le changement de paradigme qui vient d’être évoqué modifie dans l’approche
philosophique des questions écologiques.
Lors de la montée en puissance de la problématique environnementale, illustrée
notamment par Hans Jonas (1979), à l’extrême fin d’une séquence en fait déjà débordée par la
suivante, la philosophie a trouvé certains de ses motifs les plus puissants pour faire de ce
terrain une des principales raisons contemporaines de la remise en question de l’humanisme
moderne. Sur la lancée, en particulier, d’une déconstruction de la technique comme
arraisonnant le monde (selon l’un des thèmes les plus célèbres défendus par Heidegger dès les
années 1950) se trouvaient fournis les principaux ingrédients d’une « écophilosophie »
associant l'émergence de l'humanisme et la dévastation de la nature, pour prôner la
réinscription de l’être humain dans ce vis-à-vis de quoi il avait voulu se constituer comme un
règne séparé. À interroger les dérives possibles d’un tel anti-humanisme naturaliste, on
comprendra pourquoi il a pu, notamment par les sacrifices normatifs qu’il demandait à nos
consciences de Modernes, inciter nombre de penseurs et d’intellectuels à se retenir pour un
temps d’intégrer dans leurs réflexions et engagements des considérations environnementales
trop coûteuses sous cette forme. Et ce, d’autant plus que cette désignation du sujet humain
comme voué à maîtriser et à dévaster la nature, faisait l’impasse sur la double accentuation
moderne de la liberté, identifiée soit à celle du sujet proprement dit, soit à celle de l’individu,
avec pour valeurs distinctives celles de l’autonomie et de l’indépendance. Cette distinction, à
l’égard de laquelle la forme d’anti-humanisme qui a longtemps nourri la réévaluation de la
nature a cultivé une superbe indifférence, a ainsi privé des ressources réflexives offertes par la
différence entre un « moi » singulier et un « nous » collectif qui se représenterait comme
l’agent ultime de l’arraisonnement. De ce fait, l’individualisme a alors été tenu pour une
simple variante de l’humanisme avec lequel il s’agissait de rompre au bénéfice de la
reconnaissance par l’humanité d’autres droits que les siens propres, individuels ou collectifs :
droits de la nature, contrat naturel, éthique non humaine, éthique de la terre ou de la nature
sauvage – autant d’avatars d’une même option. Du moins les philosophes qui se sont engagés
dans les années 1970 ou 1980 dans ce type de questionnements puisaient-ils dans les
motivations anti-humanistes de leur démarche de quoi motiver, non sans contradictions
d’ailleurs (dans l’appel à une conscience éthico-environnementale mobilisant des valeurs,
celles du devoir notamment, peu compatibles avec l’option de l’anti-humanisme), les
personnes et les groupes humains à réparer ce que l’humanité moderne avait infligé à la
nature. Le processus qu’il s’agissait de combattre et d’inverser n’était pas sans sujet, mais le
sujet « grand S » qui en était la clé (la technique) pouvait apparaître, à quelques incohérences
près, comme susceptible d’être déconstruit par d’autres choix de valeurs que ceux de la
modernité – à commencer par le choix d’un autre mode d’être-au-monde que celui de
l’arraisonnement.