Il nous apprend que derrière cette façade énigmatique il y a un vécu d’étouffement,
d’enfermement, de souffrance car les émotions ne peuvent être exprimées avec suffisamment
de nuances.
Lui, jeune chinois de 19 ans débarquant à Paris après la deuxième guerre mondiale ignore tout
de la langue française. Epreuve matérielle et morale : « l’exilé, écrit-il, éprouve la douleur de
tous ceux qui sont privés de langage et se rend compte combien le langage confère la
légitimité d’être ».
La langue maternelle est associée aussi à la question du deuil et de la perte.
Kateb Yacine
(4),
lui, fait son entrée dans « la gueule du loup » de la langue française comme
liée à la fois à la perte de la mère et à la séduction de l’institutrice.
C’est pourtant cette « gueule du loup » qui fit de lui un écrivain par les ruptures qu’elle
introduisit dans son être le plus intime.
Acquérir une autre langue peut mettre le sujet dans un état de flottement entre deux
langues, deux cultures, deux pays, comme le souligne très bien Zerdalia Dahoun
(5)
dans le
prologue de son livre « les couleurs du silence » :
« A cause de l’école, j’ai basculé dans un autre monde ce qui m’a séparée des miens. J’ai
longtemps ressenti un écart entre les deux langues. On n’est pas la même et on ne dit pas les
choses de la même façon dans deux langues différentes. Dans ce souvenir précis où je suis
avec l’aïeule, je ressens la langue arabe qui me berce comme un murmure tendre ».
Elle ajoute plus loin : « l’attachement que je porte à ma langue maternelle n’est-il pas lié aux
personnes chères qui la pratiquaient. Plus que les mots eux-mêmes n’était-ce pas la musique
des sons que l’aïeule prononçait de sa voix chaude qui donne à cette langue une saveur à nulle
autre pareille que je ressens comme intime »
Pour beaucoup d’autres, chaque langue, dans ses particularités phonétiques, syntaxiques,
exerce une influence sur l’expression de soi, de ses émotions, de ses sentiments et de sa
pensée. Il reste toujours de l’intraduisible.
Gao Xingjian
(6)
écrivain chinois déclare « je n’imiterais pas en français la manière de parler
chinois. Ce serait faux… Il y a une sensibilité, une mentalité, une façon de faire qui s’impose
à travers une langue ».
Nous jouons la même musique mais avec des instruments différents déclare l’africain Alioum
Fantoure
(7)
« En soussou, malinke, peul, il serait impossible de raconter une histoire à la manière
européenne directe. Quand un narrateur traditionnel s’exprime, il parle en paraboles, il avance
en oblique, jamais tout droit. Parler directement ce serait inadmissible, ce serait blesser la
réalité ».
Abandonner sa langue maternelle peut être vécu comme une mutilation ou
démembrement.
Nancy Huston
(8),
canadienne, interprète la paralysie de ses jambes, à un moment de sa vie,
comme la métaphore du gel de ses racines. Elle avait abandonné sa langue maternelle,
l’anglais, qu’elle ne voulait plus entendre parce que le français avait tout l’attrait de la
nouveauté :
« J’ai compris que c’était de la mutilation de m’en priver complètement, de refuser d’y
toucher. Je me suis remise à lire de la poésie anglaise, des romans en anglais et enfin j’ai
commencé à écrire en anglais.