La danse contemporaine, une révolution réussie

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La danse contemporaine,
une révolution réussie ?
Manifeste pour une danse du présent
et de l’avenir
Patrick Germain-Thomas
éditions de l’attribut
Collection La Culture en questions
éditions de l’attribut
43, rue Bayard 31000 Toulouse
www.editions-attribut.fr
[email protected]
Arcadi
51, rue du faubourg Saint-Denis
CS 10106 - 75468 Paris Cedex 10
www.arcadi.fr
[email protected]
ISBN 978-2-916002-22-4
© éditions de l’attribut et Arcadi, juin 2012, tous droits réservés.
SOMMAIRE
P. 7
P. 15
Introduction
Première partie
La découverte d’un nouveau monde
P. 15 1 - La danse contemporaine : une danse venue d’ailleurs
P. 31 2 - Pourquoi les pouvoirs publics soutiennent-ils
une danse dissidente ?
P. 51 3 - La danse, compagnon de route de la décentralisation
théâtrale
P. 75
Deuxième partie
Le télescopage de la politique et du marché
P. 75 4 - Un art impermanent ?
P. 97 5 - Le marché du spectacle : création à tout prix
P. 123 6 - Les contradictions du marché subventionné
P. 145 Troisième partie
La lutte continue
P. 145 7 - La démocratisation de l’exigence
P. 173 8 - L’enjeu vital de la diffusion
P. 187 Conclusion
À Marie-Gabrielle et Élisa
INTRODUCTION
Jusqu’à la fin des années soixante en France, la danse
classique est le seul style chorégraphique à bénéficier de
subventions publiques. Le Ballet de l’Opéra de Paris draine
l’essentiel de l’aide de l’État, et les troupes rattachées aux
maisons d’opéras de province sont principalement financées
par les municipalités. À cette époque, les aspirations au changement exprimées par les mouvements sociaux de mai 1968
sont aussi très vives dans le milieu de la danse, où se multiplient les démarches innovatrices. Portées par des artistes
dissidents du monde académique mais aussi par des militants
de longue date, ces démarches d’une très grande diversité
s’appuient généralement sur l’héritage de deux courants
majeurs de l’art chorégraphique au XXe siècle : la danse
moderne américaine et la danse d’expression allemande.
D’abord rassemblées sous les termes de danse moderne, elles
s’approprient progressivement le qualificatif de contemporain à partir des années soixante-dix.
Comment expliquer le retournement de l’administration culturelle en faveur de ces démarches iconoclastes
et son intérêt marqué pour un style chorégraphique dont
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LA DANSE CONTEMPORAINE, UNE RÉVOLUTION RÉUSSIE ?
certains représentants opèrent une véritable révolution par
rapport aux codes académiques ? L’étude des raisons et des
modalités de ce soutien suppose à la fois une réflexion globale sur la place de la danse dans les politiques culturelles et
une interrogation sur la façon dont évolue la répartition des
aides entre la danse classique et les autres techniques. Les
acteurs du monde chorégraphique stigmatisent généralement
le peu de place fait à leur discipline considérée comme le
parent pauvre des politiques culturelles. Ainsi que le déclare
le chorégraphe Dominique Dupuy dans un colloque organisé
en 2003 à Avignon, « la danse est toujours placée dans les
points de suspension qui suivent l’et cetera », à la fin d’une
énumération de domaines soutenus. Défenseur de la première
heure des nouvelles formes d’expression chorégraphiques,
Dominique Dupuy occupe entre 1989 et 1991 un poste
d’inspecteur au sein de la direction de la Musique et de la
Danse du ministère de la Culture, et il insiste sur l’opiniâtreté
qui a été nécessaire « pour que le « et de la danse » ne passe
pas à la trappe1 ». Cette rhétorique talentueuse, plaçant la
danse dans les points de suspension des politiques culturelles, renvoie à la réalité d’un art qui dépend effectivement
d’autres disciplines, à la fois dans l’organisation du ministère,
où la danse est rattachée à la musique depuis le milieu des
années soixante jusqu’en 19982, et dans l’exercice concret des
activités de création et de diffusion. Les troupes de ballet
intégrées aux maisons d’opéra sont tributaires de décisions
accordant la priorité à l’art lyrique ; la diffusion de la danse
1. A. Gand et P. Verrièle, Où va la danse ?, Paris, Seuil/Archimbaud, 2005,
pp. 29-30.
2. En 1998, est créée une direction transversale regroupant l’ensemble des
disciplines du spectacle vivant.
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PATRICK GERMAIN-THOMAS
moderne s’effectue principalement dans des établissements
d’abord consacrés au théâtre et dans les conservatoires dirigés par des musiciens, assimilant l’enseignement de la danse
à celui d’un instrument parmi d’autres.
Poussé à l’extrême, ce constat d’une position faible
et indistincte de la danse dans les priorités de l’administration
culturelle pourrait mettre en question l’existence même
d’une politique dans ce domaine. N’est-il pas excessif de
parler de politique chorégraphique si la danse est toujours
portée par d’autres secteurs, comme dépendante de deux
parents « la musique qui la nourrit […] et le théâtre qui la
loge », pour reprendre l’image forgée par la chorégraphe
Anne-Marie Reynaud dans le cadre d’un colloque organisé en
1987 à Montpellier3 ? C’est sans doute à partir des résultats
de l’action publique dans le secteur chorégraphique, en se
plaçant au point d’arrivée de plus d’un quart de siècle d’intervention, que l’on peut le mieux répondre à cette question.
L’autonomie de l’art chorégraphique, tant réclamée par les
danseurs, n’est pas totalement acquise mais d’importants
progrès ont été réalisés dans ce sens. Au début des années deux
mille, plusieurs réalisations concrètes illustrent ces progrès :
– il existe un réseau de 19 centres chorégraphiques nationaux
(CCN), financés en partenariat par l’État et les collectivités
locales, et ces organismes, dirigés pour la plupart par des
chorégraphes, sont installés dans des locaux indépendants ;
– un Centre national de la danse est créé en 1998, ayant
pour principales missions le développement de la culture
3. A.-M. Reynaud, « Dépendanse ou indépendanse », in Cenam,
Les Collectivités territoriales face à la danse, Actes du colloque Montpellier
Danse, 7-8 juillet 1987, pp. 11-12.
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LA DANSE CONTEMPORAINE, UNE RÉVOLUTION RÉUSSIE ?
chorégraphique sur l’ensemble du territoire et l’aide aux
professionnels ;
– la programmation de spectacles chorégraphiques devient
un axe central des missions du Théâtre national de Chaillot
et une chorégraphe, ancienne codirectrice du CCN de
Créteil, est placée à sa tête en 2008.
Parallèlement à ce mouvement d’autonomisation, la
danse contemporaine devient une catégorie d’intervention à
part entière. Ce style chorégraphique, dont l’existence ne
reposait jusqu’au début des années soixante-dix que sur des
démarches isolées d’artistes militants, a pris sa place dans tous
les domaines : il est enseigné dans les conservatoires,
programmé dans les réseaux de diffusion nationaux et il
draine une part des aides à la création. Mais le processus de
reconnaissance du courant contemporain n’est pas pour
autant achevé : il reste peu connu du grand public, beaucoup
de chorégraphes peinent à trouver des débouchés et les
pièces sont parfois abandonnées après quelques représentations sans avoir pu exprimer leur potentiel sur scène. Les subventions du ministère de la Culture et des collectivités locales
ont favorisé l’existence d’une offre d’une richesse sans doute
inégalée à l’échelle internationale, mais les compagnies ne
disposent pas de lieux de spectacles et dépendent donc des décisions des programmateurs de structures de diffusion pluridisciplinaires ou de festivals spécialisés pour présenter leurs créations
au public. Le développement de l’offre s’est en outre appuyé sur
l’existence du régime spécial d’assurance chômage des artistes et
des techniciens du spectacle, et la segmentation du monde chorégraphique en fonction des styles de danse se recoupe avec
celle des formes d’emploi : les compagnies contemporaines
emploient principalement des danseurs intermittents alors que
les emplois permanents restent, à quelques exceptions près,
l’apanage des troupes de danseurs de formation classique.
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PATRICK GERMAIN-THOMAS
La réflexion sur l’avenir de la danse contemporaine
en France se situe donc au croisement de trois registres
d’interrogation : l’action publique, le marché du spectacle et
les formes d’emplois. Dès la fin des années soixante-dix, se
met en place un système d’économie mixte où l’intervention
publique – subventions aux compagnies et aux structures de
diffusion – va de pair avec le libre jeu de mécanismes marchands impliquant à la fois la demande intermédiaire
– échanges entre les compagnies et les diffuseurs dans le
cadre de la vente de spectacles – et la demande finale des
spectateurs. J’emploie la dénomination de marché subventionné pour désigner cette configuration où ni l’offre, ni les
intermédiaires, ni la demande finale, n’existeraient dans des
proportions comparables sans aide publique. Un tel rapprochement entre les termes de marché et de subvention peut
paraître paradoxal, mais il reflète bien la réalité du secteur de
la danse contemporaine : tout en apportant des ressources
essentielles, les tutelles laissent les échanges se dérouler de
façon relativement autonome. Il ne s’agit pas pour autant
d’une sorte de Monopoly où chaque joueur utiliserait les
fonds publics comme mise de départ, car les spectateurs
contribuent pour une part significative aux recettes des
diffuseurs et les taux de fréquentation des spectacles sont
examinés de près par les responsables de l’administration
culturelle. La question est d’appréhender les conséquences
d’une telle imbrication de l’action publique et du marché sur
les activités artistiques et sur la place de la danse contemporaine dans la société. La dynamique du marché subventionné
favorise-t-elle une réduction de l’écart entre les spectacles et
les conceptions et attentes du public, et donc une familiarisation accrue de l’ensemble du corps social avec l’histoire et les
techniques spécifiques de la danse contemporaine ?
Afin de comprendre cette dynamique, j’ai mené
une enquête empirique approfondie au sein du monde
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LA DANSE CONTEMPORAINE, UNE RÉVOLUTION RÉUSSIE ?
chorégraphique prenant en compte les points de vue de tous
les acteurs concernés : les compagnies de danse, les structures de diffusion, les instances publiques nationales et locales,
les critiques. Je me suis entretenu de façon répétée avec plus
d’une centaine d’interlocuteurs différents – des chorégraphes
et administrateurs de compagnie, des danseurs, des programmateurs, des acteurs publics et des critiques – et j’ai systématiquement complété ces entretiens par le recueil de sources
documentaires concernant les situations étudiées (documents administratifs et comptables, budgets, contrats et
conventions). Pour replacer ces informations dans une perspective historique, j’ai également exploité des fonds d’archives : notamment ceux des compagnies de Régine Chopinot
et de Dominique Bagouet, respectivement déposés au Centre
national de la danse (CND) et à l’Institut mémoires de
l’édition contemporaine (IMEC).
La richesse de cette enquête provient des témoignages
et des documents livrés avec générosité par les professionnels rencontrés. La première partie expose les raisons de
l’initiation d’un soutien public à la danse contemporaine en
France et les étapes de la construction d’une politique dans
ce domaine. Son objectif est aussi de comprendre les
conceptions ou définitions implicites de ce style chorégraphique qui sous-tendent l’action de l’administration culturelle. Dans la deuxième partie, l’investigation se situe au cœur
même des activités professionnelles, en étudiant la réalité
concrète des interactions entre les artistes, les diffuseurs et
les tutelles. Cherchant à expliquer le déséquilibre structurel
du marché du spectacle, elle met au jour l’existence de
facteurs endogènes entretenant les difficultés de diffusion.
La troisième partie explore les prolongements possibles de la
lutte pour une véritable reconnaissance de la danse contemporaine dans toute sa spécificité. Cette reconnaissance
implique une réflexion renouvelée sur la relation entre les
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PATRICK GERMAIN-THOMAS
domaines de la pédagogie et de la création. La danse contemporaine allie la liberté de l’invention et la rigueur du travail
corporel, seule la démocratisation de cette exigence peut
réconcilier les notions de politique et de marché.
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