Vers un renouveau de l`État développeur en Asie

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63
Revue comparative de sciences sociales
Thema
Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ?
Le concept d’État développeur formulé au début des années 1980 décrivait les modalités
d’intervention de l’État dans le processus de développement du Japon puis de la Corée du Sud et
de Taïwan. Il a été ensuite enrichi pour rendre compte des stratégies de développement d’autres
pays. À partir des études empiriques de cinq pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Inde
et Kazakhstan), ce dossier veut montrer que, si elles engagent nécessairement une évolution des
modalités d’intervention de l’État, les caractéristiques du capitalisme contemporain ne rendent
pas pour autant caduque la possibilité d’un État développeur. Il s’agit plutôt d’un changement qui
implique une évolution du contenu idéationnel de l’État développeur et la prise en compte des
facteurs politiques structurels ainsi que des croyances des acteurs. Un autre signe de ce renouveau
réside dans le fait que ce concept ne concerne plus seulement les pays en voie de développement
mais aussi les pays que l’on peut désormais considérer comme développés, l’État pilotant alors les
stratégies de croissance et d’innovation.
Revue comparative de sciences sociales
63
L’ascension du capitalisme chinois :
l’interdépendance n’empêche pas les tensions
par Tobias ten Brink
La résurgence du concept d’État développeur :
quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ?
par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier
La dynamique de statu quo :
financements innovants et taxe sur les transactions financières (2008-2014)
par Julien Meimon
Lecture longue
Surmonter l’orientalisme : nouvelles approches de l’histoire moderne des Balkans
par Constantin Iordachi
Derniers thema parus :
Économie politique des soulèvements arabes Politiques du changement climatique
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62
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ISSN 1290-7839
9 782724 633498
Vers un renouveau de l'État développeur en Asie ? / avril-juin 2014
Compatriotes de l’atome ?
La coopération nucléaire franco-indienne, 1950-1976
par Jayita Sarkar
Critique-couverture - N63-7mm.indd 1
63
Vers un renouveau
de l’État développeur en Asie ?
Varia
ISBN 978-2-7246-3349-8
avril-juin 2014
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais
par Takaaki Suzuki
La reconstitution de l’alliance développementaliste
en Corée du Sud et à Taïwan
par Yin-wah Chu
L’État développeur : défense du concept
par Elizabeth Thurbon
L’État et le développement industriel en Inde :
de la petite industrie aux zones économiques spéciales
par Loraine Kennedy
Vers un État développeur au Kazakhstan ?
Les bases institutionnelles de la transition économique
par Joachim Ahrens et Manuel Stark
14/04/2014 14:57
Numéro 63 – avril-juin 2014
Trimestriel
Critique
internationale
Revue comparative de sciences sociales
CIN63.indb 1
09/04/2014 10:32
Critique internationale
Revue comparative de sciences sociales
Rédaction
CERI. 56 rue Jacob, 75006 Paris
Tél. 01 58 71 70 77. Fax. 01 58 71 70 91
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Responsable de la rubrique Lectures Nadège Ragaru
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un enjeu majeur
de l’évolution internationale
Responsable éditoriale Catherine Burucoa
Rédaction Jenny Andersson, Laetitia AtlaniDuault, Antonela Capelle-Pogăcean, Hélène
Combes, A
­ndrew J. Diamond, Gilles Favarel-­
Garrigues, François Foret, Chloé Froissart, †Bastien
Irondelle, Jeanne Lazarus, ­
­
Sébastien Lechevalier,
Benjamin Lemoine, Catherine Perron, Sandrine
Perrot, Franck Petiteville, Nadège Ragaru, Sandrine
Revet, Antoine Roger, Daniel Sabbagh, Hélène
Thiollet, Antoine Vauchez, Douglas Webber
Conseil scientifique
Président Frédéric Mion
Alban Bensa, John R. Bowen, Hamit Bozarslan, JeanGrunberg,
Luc Domenach, A.J.R. Groom, Gérard ­
Pierre Hassner, Christopher Hill, Christophe J­ affrelot,
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Directeur de la publication Alain Dieckhoff
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Couverture et illustrations Elsa Mathern
Critique internationale
un aperçu de la recherche
en mouvement
est une revue de
Sciences Po (Fondation nationale des sciences politiques
et Institut d’études politiques de Paris), publiée avec le
concours du Centre national de la recherche scientifique
et du Centre national du livre.
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09/04/2014 10:32
Critique
internationale
n° 63
–
avril- juin
2014
s
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Éditorial5
Thema
Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ?
Sous la responsabilité de Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier
La résurgence du concept d’État développeur :
quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ?
par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais
par Takaaki Suzuki
La reconstitution de l’alliance développementaliste
en Corée du Sud et à Taïwan
par Yin-wah Chu
L’État développeur : défense du concept
par Elizabeth Thurbon
9
19
41
59
L’État et le développement industriel en Inde :
de la petite industrie aux zones économiques spéciales
par Loraine Kennedy
77
Vers un État développeur au Kazakhstan ?
Les bases institutionnelles de la transition économique par Joachim Ahrens et Manuel Stark
95
Varia
L’ascension du capitalisme chinois :
l’interdépendance n’empêche pas les tensions
par Tobias ten Brink
113
Compatriotes de l’atome ?
La coopération nucléaire franco-indienne, 1950-1976
par Jayita Sarkar
131
La dynamique de statu quo : financements innovants
et taxe sur les transactions financières (2008-2014)
par Julien Meimon
151
Lectures
Surmonter l’orientalisme : nouvelles approches
de l’histoire moderne des Balkans
Lecture croisée de Conflicting Loyalties in the Balkans:
The Great Powers, the Ottoman Empire and Nation-Building
de Hannes Grandits, Nathalie Clayer, Robert Pichler (eds),
et de Society, Politics and State Formation in Southeastern
Europe during the 19th Century de Tassos Anastassiadis,
Nathalie Clayer (eds)
(Constantin Iordachi)
De Vichy à la Communauté européenne de Antonin Cohen
(Marc Olivier Baruch)
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4 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Roads to the Temple: Truth, Memory, Ideas, and Ideals in the
Making of the Russian Revolution, 1987-1991 de Leon Aron
(Guillaume Sauvé)
The International Politics of Recognition de Thomas Lindemann
et Erik Ringmar (eds), et Causes of War: The Struggle for Recognition
de Thomas Lindemann
(Vincent Touze)
Abstracts
Note aux contributeurs
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Éditorial
Pour cette livraison de printemps, Critique internationale poursuit son exploration du domaine de l’économie politique et pose cette fois la question du
« renouveau de l’État développeur en Asie ». Dirigé par Pauline Debanes
(doctorante à l’EHESS) et Sébastien Lechevalier (maître de conférences à
l’EHESS, membre du comité de rédaction de Critique internationale), ce
« thema » présente les premiers résultats des travaux d’un réseau de recherches consacré aux capitalismes asiatiques créé en 2011 au sein de la
Society for the Advancement of Socio-Economics (SASE, https://sase.org/),
à l’occasion d’un congrès au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Son objectif est de promouvoir les analyses en termes de diversité des capitalismes sur le terrain asiatique, et de dépasser, ce faisant, le prisme américano-européo-centré qui domine la littérature.
La plupart des contributions réunies ici sont donc issues d’un colloque consacré
au capitalisme asiatique qui s’est tenu en juin 2012 au MIT. Constatant non
sans surprise que quinze des présentations portaient sur le rôle de l’État
développeur, les pilotes du dossier ont choisi d’approfondir cette question
pour Critique internationale en cherchant non seulement à analyser l’évolution des politiques de développement dans les pays où ce modèle d’État
s’est historiquement constitué (Japon, Corée du Sud, Taïwan) mais aussi
à comprendre ses adaptations dans des pays asiatiques aux trajectoires
moins connues comme l’Inde et le Kazakhstan. Takaaki Suzuki (directeur des
études asiatiques et professeur associé de sciences politiques à l’Université
de l’Ohio) s’intéresse à l’évolution de la politique économique japonaise, et
montre que, malgré la néolibéralisation, l’État demeure omniprésent dans
la sphère économique. Elizabeth Thurbon (docteur en sciences politiques
et administratives de l’Université de Sydney et maître de conférences de
relations internationales à la Faculté des sciences sociales de l’Université de
Nouvelles Galles du Sud en Australie) s’appuie sur l’exemple de la Corée du
Sud pour développer une analyse théorique du concept d’État développeur
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6 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
et pour montrer les continuités dans les pratiques au-delà de la néolibéralisation du discours sur l’économie. Yin-wah Chu (professeure associée
de sociologie à l’Université baptiste de Hong Kong), quant à elle, regarde
en perspective comparée les trajectoires coréenne et taïwanaise à partir
de l’observation du secteur des télécommunications dans les deux pays,
et démontre la persistance d’un leadership économique de l’État malgré
les transformations politiques et institutionnelles. Loraine Kennedy (socioéconomiste, directrice de recherche CNRS au Centre d’études de l’Inde et
de l’Asie du Sud (CNRS-EHESS) à Paris) analyse l’évolution des politiques industrielles indiennes qui reposent très largement sur l’échelon local. Enfin,
Joachim Ahrens (professeur d’économie internationale à la Business School
de l’Université privée des sciences appliquées de Göttingen) et Manuel
Stark (chercheur à la Business School de l’Université privée des sciences
appliquées de Göttingen et consultant auprès de Bearing Point) étudient le
retour de l’État développeur au Kazakhstan dans le contexte de la mise en
place d’une économie rentière de marché depuis les années 1990.
Les deux prochains numéros (64 de juillet-septembre et 65 d’octobre-décembre)
seront consacrés à une comparaison internationale des conflits au travail.
Ce double dossier sera dirigé par Maxime Quijoux (chargé de recherche
CNRS au laboratoire PRINTEMPS - Professions, Institutions, Temporalités Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines).
Pour l’année 2015, Isabelle Gouarné et Paul Boulland codirigeront un dossier
consacré aux circulations transnationales du communisme et de la révolution, tandis que Nadège Ragaru rassemblera les auteurs de son « thema »
autour de la question de l’usage des sources visuelles dans l’écriture de
l’histoire.
Bonne lecture
La rédaction
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Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ?
Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier
Takaaki Suzuki
Yin-wah Chu
Elizabeth Thurbon
Loraine Kennedy
Joachim Ahrens et Manuel Stark
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La résurgence
du concept d’État
développeur : quelle
réalité empirique
pour quel renouveau
théorique ?
par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier
e
n appelant à une intervention visible et massive des
pouvoirs publics, la crise de 2008 a remis au premier plan le rôle de l’État
dans la régulation de l’économie, ou a justifié du moins son intervention en
dernier ressort. Sans entraîner une remise en cause structurelle du discours
néolibéral1, elle a ainsi renouvelé l’intérêt pour les politiques industrielles
dans une sorte de double mouvement polanyien 2 qui fait s’opposer des forces
régulatrices et des forces pro-marché. Depuis la remise en cause, au début des
années 2000, des recommandations serinées jusque-là par les organisations
internationales (FMI et Banque mondiale en tête) sous l’égide du tryptique
stabilisation-libéralisation-privatisation, la politique industrielle a fait l’objet
1. Jamie Peck, Nik Theodore, Neil Brenner, « Neoliberalism Resurgent? Market Rule after the Great
Recession », South Atlantic Quarterly, 111 (2), 2012, p. 265-288.
2. Karl Polanyi, La Grande Transformation : aux origines économiques et politiques de notre temps, Paris, Gallimard,
1982 ; Fred Block, « Polanyi’s Double Movement and the Reconstruction of Critical Theory », Revue
Interventions économiques, Papers in Political Economy, 38, 2008, « Le renouveau de la pensée polanyienne ».
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10 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
d’une réhabilitation progressive dans le champ des stratégies de développement.
C’est la crise asiatique de 1997 et ses répercussions en Russie puis en Amérique
latine qui ont été les catalyseurs de cette remise en cause du « Consensus
de Washington ». J. Stiglitz, président de la Banque mondiale entre 1997
et 2000, a fustigé lesdites recommandations de libéralisation financière et
d’ouverture du compte de capital des pays, largement responsables, selon lui,
de la crise asiatique. Les remèdes imposés aux pays touchés – des politiques
fiscale et monétaire restrictives aux conséquences procycliques – ont été tout
aussi critiqués3. Notons que ces politiques concernent également, depuis, des
pays membres de l’OCDE.
Le renouveau du rôle de l’État dans l’économie
et les stratégies de développement
Le paradigme de développement promu par le Consensus de Washington
a été largement critiqué par l’analyse des trajectoires des pays d’Asie orientale qui avaient privilégié le modèle d’« État développeur », pivot de leurs
stratégies de rattrapage respectives. Ce concept a été formulé en 1982 par
Chalmers Johnson pour qualifier le rôle de l’État, certes central mais selon
lui sous-estimé dans l’analyse du « miracle japonais » qui valorisait plutôt les
grandes entreprises conglomérales ou le confucianisme4. D’après C. Johnson,
l’État japonais, tout en favorisant les mécanismes de marché, est intervenu
stratégiquement, voire systématiquement, dans l’économie nationale pour
promouvoir le développement. Sur l’exemple du Japon et sur celui du rattrapage, en des termes relativement similaires, de la Corée du Sud et de Taïwan,
a été proposé un paradigme d’industrialisation tardive, caractérisé par une
intervention de l’État « distordant les prix »5 et « gouvernant le marché »6,
pour permettre, in fine, une meilleure intégration au marché mondial. Les
caractéristiques clés de l’État développeur sont une volonté politique développementaliste, une bureaucratie autonome mais enchevêtrée dans l’espace
social, et une relation privilégiée de l’État avec les milieux d’affaires.
Ainsi conceptualisé, l’État développeur réactive l’analyse par Alexander
Gerschenkron7 de l’industrialisation des pays retardataires à la fin du XIXe siècle
et au début du XXe. S’opposant à une vision linéaire du développement telle
que celle proposée par Walt Rostow dans les années 1960 avec plusieurs étapes
3. Joseph Stiglitz, « Capital Market Liberalization, Economic Growth, and Instability », World Development,
28 (6), 2000, p. 1075-1086.
4. Chalmers Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford,
Stanford University Press, 1982.
5. Alice Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, Oxford, Oxford University Press, 1992.
6. Robert Wade, Governing the Market: Economic Theory and the Role of Government in East Asian Industrialization,
Princeton, Princeton University Press, 1990.
7. Alexander Gerschenkron, Economic Backwardness in Historical Perspective, Boston, Harvard University Press, 1966.
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La résurgence du concept d’État développeur — 11
nécessaires et immuables vers le capitalisme anglo-saxon, A. Gerschenkron
avance l’idée d’un « avantage des retardataires » qui pourraient tirer parti,
pour rattraper les pays déjà industrialisés, du sous-développement (ou de
l’inexistence) de leur secteur industriel par le biais des transferts de technologies et d’expériences. Selon lui, le rattrapage nécessite des innovations
institutionnelles permettant de subvenir aux manques des pays en développement en termes de facteurs de production. L’ampleur des innovations
institutionnelles dépendant de celle du retard et des potentialités de chaque
pays, l’État peut être amené à jouer un rôle majeur dans la mobilisation du
capital et du travail nécessaires à l’enclenchement du processus d’industrialisation ainsi que dans la justification politique et sociale de ce processus.
La théorisation de l’État développeur n’a eu de cesse de décloisonner le concept
de l’expérience spatiale et temporelle du rattrapage des pays d’Asie orientale.
Le premier mouvement, dans les années 1980, a été la reconsidération du
rôle de l’État (Bringing the States Back In8), qui s’est appuyée sur le prérequis
wébérien d’une organisation bureaucratique insulaire tout en soulignant le
caractère institutionnel de celle-ci, c’est-à-dire relevant d’un processus de
construction long et historique. L’efficacité de l’intervention étatique s’appuie
sur l’autonomie de l’administration, cruciale pour la provision des biens publics,
tandis que l’enchevêtrement de l’État dans l’espace social prévient sa dérive
vers un État prédateur. L’« autonomie enchevêtrée » de l’appareil étatique
est ainsi une délicate association permettant des mécanismes de rétroaction
entre les élites, les politiques et les groupes sociaux nécessaires à la reproduction du système9. Dans un deuxième mouvement, c’est le politique qui a
été reconsidéré (Bringing the Politics Back In10) afin de prendre en compte les
processus sous-jacent à un État développeur. La subordination de la société
civile a été proposée comme autre caractéristique clé de l’État développeur,
et cette proposition a ouvert le débat, toujours d’actualité, sur la possibilité
de construire un État développeur dans une démocratie, compte tenu des
contradictions existant entre la nécessité des changements structurels pour
amorcer le rattrapage et l’incapacité des démocraties à implémenter des changements institutionnels majeurs. Dans un troisième mouvement, ce sont les
institutions qui ont été mises à l’honneur (Bringing the Institutions Back In11),
et plus précisément l’effet de la globalisation sur le changement institutionnel,
8. Theda Skocpol, Peter Evans, Dietrich Rueschemeyer, Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge
University Press, 1985.
9. Peter Evans, « The State as Problem and Solution: Predation, Embedded Autonomy, and Structural
Change », dans Stephan Haggard, Robert R. Kaufman (eds), The Politics of Economic Adjustment, Princeton,
Princeton University Press, 1992, p. 139-181.
10. Adrian Leftwich, « Bringing Politics Back In: Towards a Model of the Developmental State », The Journal
of Development Studies, 31 (3), 1995, p. 400-427.
11. Linda Weiss (ed), States in the Global Economy: Bringing Domestic Institutions Back In, Cambridge, Cambridge
University Press, 2003.
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12 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
à la fois pour démontrer que la globalisation n’a pas annihilé l’importance
du national et pour mettre en avant l’importance des choix individuels et de
l’idéologie promue à l’échelle mondiale dans les processus de changements
institutionnels12. Comprendre les institutions comme des contraintes mais
aussi comme des opportunités résultant de processus politiques permet ainsi
de penser la transformation de l’État développeur.
Capitalisant sur ces différents temps de la conceptualisation de l’État développeur, le dossier que nous présentons participe à un nouveau tournant dans
la littérature : c’est maintenant aux idées d’être réintroduites pour analyser
les évolutions des États développeurs (Bringing the Ideas Back In13). Ce tournant, déjà amorcé dans l’analyse institutionnaliste, met les discours au centre
de l’analyse du changement institutionnel14, et permet ainsi d’appréhender
l’effet du discours néolibéral sur les différents espaces politiques. On trouvera donc ici des exemples empiriques qui contribuent au renouvellement
du concept d’État développeur par l’intégration de nouveaux acteurs et par
l’analyse des changements idéationnels et politiques présidant aux évolutions
institutionnelles de l’État développeur. Plusieurs thèmes sont transversaux
aux contributions, notamment la réflexion sur les modalités d’intervention de
l’État ces dernières années. Sur quelles institutions et quels acteurs s’appuient
ces interventions ? Il est également question des mécanismes du changement
institutionnel et des fameuses innovations institutionnelles nécessaires à la
pérennité de l’État développeur. Comment le discours néolibéral influe-t-il
sur les institutions nationales ? Et comment le discours développementaliste
se positionne-t-il par rapport au discours néolibéral ?
L’apport de ce dossier est également d’ordre géographique puisque l’interrogation relative au renouveau de l’État développeur concerne l’Asie dans son
ensemble. Ce choix n’est pas anodin tant les trajectoires de l’Asie orientale
ont marqué le rattrapage des autres pays de ce continent. Les pays d’Asie
sont également les moteurs de la croissance mondiale, ce qui justifie l’attention accrue portée à leurs stratégies de développement. En outre, l’intérêt
d’un dossier consacré à une aire géographique est d’exposer les dynamiques
géopolitiques de la zone, notamment l’influence de la Chine, de l’Inde et
de la Russie, ainsi que les dynamiques économiques au vu de l’intégration
régionale croissante des processus de production. Trois auteurs reviennent
ainsi sur les transformations et continuités en cours dans les pays qui ont
12. Ha-Joon Chang, Peter Evans, « The Role of Institutions in Economic Change », présentation à la
conférence « The Other Canon and Economic Development », Venise, 2000.
13. Vivien A. Schmidt, Bringing Ideas and Discourse Back into the Explanation of Change in Varieties of Capitalism
and Welfare States, The Centre for Global Political Economy, University of Sussex, Working Paper 2, mai 2008.
14. V. A. Schmidt, « Discursive Institutionalism: The Explanatory Power of Ideas and Discourse », Annual
Review of Political Science, 11, 2008, p. 303-326 ; V. A. Schmidt, « Taking Ideas and Discourse Seriously:
Explaining Change through Discursive Institutionalism as the Fourth “New Institutionalism” », European
Political Science Review, 2 (1), 2010, p. 1-25.
CIN63.indb 12
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La résurgence du concept d’État développeur — 13
été à l’origine du modèle canonique de l’État développeur – Takaaki Suzuki
traite du Japon, Elizabeth Thurbon et Yin-wah Chu de la Corée que Y. Chu
met également en parallèle avec Taïwan – et présentent les évolutions de
ce modèle à la suite de la libéralisation amorcée dans ces pays au cours des
années 1980. Sortant de l’espace historique de l’État développeur, les contributions de Loraine Kennedy, d’une part, de Joachim Ahrens et Manuel Stark,
d’autre part, portent respectivement sur l’Inde et sur le Kazakhstan. Dans
les deux cas, les auteurs postulent un certain changement de cap à la fin des
années 1990 avec un retour développementaliste sur des bases différentes,
et contribuent ainsi à illustrer le renouveau de l’État développeur comme
stratégie d’industrialisation.
De nouvelles pratiques appuyées sur de nouveaux acteurs
La fragmentation des chaînes de production, la mondialisation des acteurs, des
marchés et de la gouvernance ainsi que le processus de « néolibéralisation »
– définie par Jamie Peck, Nik Theodore et Neil Brenner15 comme « l’extension
tendancielle de la concurrence et de la marchandisation jusqu’à des domaines
de la vie sociale relativement isolés encore récemment » – poussent à des
changements sociaux, politiques et institutionnels qui modifient la forme
de l’État. Le contexte actuel est ainsi substantiellement différent de celui de
l’après-guerre, marqué par le rattrapage des pays d’Asie de l’Est. En effet,
pris dans la lutte d’influence que se livraient alors les États-Unis et l’URSS,
ces pays avaient bénéficié des largesses américaines en matière d’aides financières, de transferts de technologies et d’accès privilégiés au marché américain. Aujourd’hui en revanche, la faible croissance des pays avancés n’assure
plus autant de débouchés et la fragmentation du processus de production
accroît la concurrence entre les pays émergents. Les besoins des pays émergés comme des pays émergents ne sont par ailleurs plus les mêmes que lors
de l’industrialisation. Les économies étant désormais industrialisées, voire
tertiarisées, il ne s’agit plus pour l’État de moderniser l’appareil productif et
de fournir de la main d’œuvre industrielle. D’autres difficultés structurelles
se font jour comme la concentration des emplois dans des secteurs à faible
productivité et/ou à faible valeur ajoutée, la désindustrialisation précoce ou
encore la montée des inégalités sociales.
Dès lors émergent de nouvelles pratiques et de nouveaux acteurs. Les pratiques
tout d’abord : la nouvelle géographie de la production remet en question une
intervention de l’État centralisée comme en Asie du Nord-Est et appelle à
des formes d’activité développementaliste plus localisées. Le concept d’État
15. J. Peck, N. Theodore, N. Brenner, « Neoliberalism Resurgent? Market Rule after the Great Recession »,
art. cité.
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14 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
développeur est ainsi mobilisé pour souligner que la puissance publique peut
être un acteur à part entière des systèmes d’innovations16 et que son action
vise à maintenir la compétitivité de son environnement économique dans
l’économie mondiale. Les acteurs ensuite : les firmes se sont internationalisées,
les États sont intégrés dans un maillage politique supranational et la société
civile s’organise comme possible contre-pouvoir, au niveau national comme
au niveau international. Ces nouveaux acteurs sont autant de contraintes et
d’opportunités pour les stratégies de développement. Si l’industrialisation
des pays d’Asie du Nord-Est a été principalement portée par une alliance
développementaliste entre l’État et les propriétaires du capital, ladite alliance
est politique, et donc susceptible d’évoluer. Plusieurs contributions de ce
dossier montrent comment certains de ces nouveaux acteurs, participant
à de nouvelles pratiques, s’affirment comme les partenaires privilégiés des
élites développementalistes.
E. Thurbon et Y. Chu prennent l’exemple du secteur des télécommunications
en Corée pour montrer que, même s’il a perdu le contrôle du financement de
l’économie, l’État conserve un rôle actif puisqu’il peut influer sur la stratégie
des firmes à travers les normes et la régulation. Y. Chu montre également
comment la démocratisation a conduit de nouveaux acteurs à participer à
l’alliance développementaliste qui était jusque-là portée exclusivement par
de grands groupes privés. La démocratisation politique a ainsi conduit à une
forme de démocratisation économique, via la reconfiguration de l’alliance
développementaliste autour des PME dans l’objectif d’une meilleure répartition des ressources. À Taïwan, l’État a conservé sa stratégie industrielle
de promotion du secteur des technologies de l’information en assurant près
d’un tiers des dépenses en R&D et en accompagnant ces secteurs innovants
malgré la concurrence croissante de la Chine.
Dans son article sur les zones économiques spéciales en Inde, L. Kennedy met
en perspective longue les politiques industrielles et l’évolution de la structure
de ces zones franches. Alors que les politiques développementalistes classiques
reposaient sur la mise en œuvre de grands plans nationaux dans les industries
lourdes, c’est dorénavant le modèle des clusters locaux qui incarne le renouveau
de l’État développeur, attentif aux secteurs exportateurs et innovants. Les
États fédérés s’appuient sur de nouveaux acteurs, les promoteurs immobiliers, qui occupent une place essentielle dans la constitution de ces clusters.
16. Seán Ó Riain, « Dominance and Change in the Global Computer Industry: Military, Bureaucratic, and
Network State Developmentalisms », Studies in Comparative International Development, 41 (1), 2006, p. 76-98 ;
S. Ó Riain, « The Politics of Mobility in Technology-Driven Commodity Chains: Developmental Coalitions
in the Irish Software Industry », International Journal of Urban and Regional Research, 28 (3), 2004, p. 642-663 ;
Dan Breznitz, « Development, Flexibility and R & D Performance in the Taiwanese IT Industry: Capability
Creation and the Effects of State-Industry Coevolution », Industrial and Corporate Change, 14 (1), 2005, p. 153187 ; D. Breznitz, Innovation and the State: Political Choice and Strategies for Growth in Israel, Taiwan, and Ireland,
New Haven, Yale University Press, 2007.
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La résurgence du concept d’État développeur — 15
Cette étude empirique révèle la façon dont certains pays expérimentent des
politiques adaptées aux spécificités locales. Plusieurs niveaux s’entremêlent,
et l’articulation entre le local, le national et le global ne peut se comprendre
sans analyser les processus politiques sous-jacents qui visent à une meilleure
intégration dans les échanges internationaux tout en cherchant à répondre à
des demandes politiques nationales.
L’hybridation des institutions, des pratiques et des discours :
Bringing the Ideas Back In
Indépendamment du contexte géopolitique, les caractéristiques du capitalisme
contemporain engagent nécessairement une évolution des stratégies de développement. L’idée du développement et la volonté transformative des élites
de l’après-guerre au Japon et en Corée du Sud ou de l’après-indépendance
en Inde ne peuvent assurément être comparées aux stratégies récentes de
développement dans ces pays. La possibilité d’un État développeur n’est pas
caduque pour autant, bien que le discours néolibéral tende à circonscrire
l’État à la protection des droits de propriétés et du bon fonctionnement des
marchés. Les pratiques développementalistes perdurent donc, et même les
États prescripteurs du néolibéralisme, au premier rang desquels les ÉtatsUnis, interviennent largement dans leurs économies17 à la fois pour mettre
en place les ressorts nécessaires à la reproduction du discours néolibéral et
pour pallier les défaillances du marché, comme dans les secteurs innovants,
essentiels aux économies développées pour le maintien de leur position dans
les chaînes globales de marchandises.
L’effet des politiques néolibérales sur les institutions nationales et sur l’État
en particulier est au centre des analyses de l’État développeur depuis le
tournant des années 2000, le néolibéralisme et le développementalisme
relevant alors de deux analyses alternatives structurant le débat autour du
développement18. À cet égard, E. Thurbon prend une posture théorique forte
qui pose le néolibéralisme et le développementalisme comme deux pôles
opposés du discours. Ce postulat théorique, en fournissant une distinction
claire entre l’État développeur et les autres, permet d’encadrer le débat autour
des continuités et ruptures institutionnelles observées. Bien que le concept
s’appuie sur des fondements institutionnels, la dimension idéationnelle est
17. Neil Fligstein, « Le mythe du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, 4 (139), 2001, p. 3-12 ;
Fred Block, « Swimming against the Current: The Rise of a Hidden Developmental State in the United
States », Politics & Society, 36 (2), 2008, p. 169-206 ; Linda Weiss, « The State in the Economy: Neoliberal
or Neoactivist? », dans Glenn Morgan et al. (eds), The Oxford Handbook of Comparative Institutional Analysis,
Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 183-208.
18. Benjamin Selwyn, « Trotsky, Gerschenkron and the Political Economy of Late Capitalist Development »,
Economy and Society, 40 (3), 2011, p. 421-450.
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16 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
­ rimordiale car l’État développeur résulte d’une vision politique de l’économie
p
qui suscite une cristallisation de la société autour d’un projet de développement
commun. Ce qui distingue l’État développeur, c’est l’unité des élites autour
du projet développementaliste et le caractère stratégique des interventions
publiques dans une vision de long terme. Cette discussion théorique permet
à E. Thurbon de qualifier les politiques menées en Corée sous la dernière
administration (2008-2012) de développementalistes.
Sa contribution illustre l’orientation nouvelle de la littérature sur l’État
développeur vers l’institutionnalisme discursif. Le néolibéralisme, en tant
qu’idéologie, ne peut être saisi qu’à travers les pratiques et les discours des
acteurs. Cependant, ces pratiques peuvent être ambiguës car participant à
des logiques autres que celles du discours qu’elles servent. Prendre les idées
au sérieux, comme nous y invite Vivien Schmidt, permet alors de découvrir
la performativité des discours sur l’État et plus largement sur les institutions.
Les autres contributions de ce dossier participent à ce renouveau en mettant
en avant l’hybridation des discours et des pratiques entre néolibéralisme et
développementalisme.
Dans l’analyse institutionnaliste et régulationniste, la nature hybride d’une
institution désignait l’incorporation d’une institution étrangère dans l’espace
national19. C’est ce dont il est question dans l’article de J. Ahrens et M. Stark
qui montrent que les pratiques de l’État kazakh, qui a adopté un discours
développementaliste, s’éloignent du modèle canonique des pays d’Asie orientale
en raison des spécificités nationales du Kazakhstan. L’héritage institutionnel
de ce pays est en effet particulier : à la planification de l’ère soviétique a succédé, avec la transition des années 1990, une thérapie de choc instituant une
économie rentière de marché. J. Ahrens et M. Stark font entrer le Kazakhstan
dans la liste des États développeurs en Asie en revenant aux caractéristiques
clés du concept. Ils montrent ainsi qu’à travers les discours du Président
Nazarbayev se dessine progressivement une stratégie développementaliste,
et que, malgré un déficit institutionnel structurel de l’État kazakh qui limite
le rôle de la bureaucratie, la recentralisation du pouvoir donne au Président
les moyens de reprendre l’ascendant sur le secteur privé. En s’appuyant sur
plusieurs institutions, celui-ci a réussi en effet à discipliner les acteurs nationaux et à canaliser les investissements étrangers vers les secteurs stratégiques,
attributs caractéristiques des États développeurs.
Une autre sorte d’hybridation, celle des pratiques développementalistes et
du discours néolibéral, est présentée par T. Suzuki qui rappelle les transformations de l’État développeur japonais depuis l’administration Nakasone au
début des années 1980. Dans les discours, l’État s’est retiré progressivement
de la sphère économique mais, dans la pratique, il occupe toujours un rôle
19. Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ?, Paris, Odile Jacob, 2004.
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La résurgence du concept d’État développeur — 17
important visant maintenant à promouvoir un modèle de croissance libéralisé et financiarisé. En décrivant le périmètre de l’État japonais, T. Suzuki
montre que les anciennes pratiques sociales de l’État développeur ont disparu
au profit d’un gonflement des actifs financiers de l’État. Des institutions
centrales à l’époque développementaliste, comme les institutions financières
publiques, ont été réorientées stratégiquement vers des pratiques conformes
au discours néolibéral et d’autres institutions ont été créées pour consolider
le bon fonctionnement du secteur financier. Ce sont cette réorientation des
institutions de l’État développeur et cette incorporation d’une nouvelle logique,
néolibérale, que l’auteur désigne par l’expression d’hybridation néolibérale
de l’État développeur japonais.
Alors que T. Suzuki insiste sur le démantèlement de l’esprit développementaliste au sens où les effets sociaux adverses du libéralisme ont cessé d’être
compensés par l’État, Y. Chu s’intéresse à la reconfiguration – caractérisée
par une plus grande continuité – de l’État développeur en Corée et à Taïwan.
Elle revient sur le caractère stratégique de l’interventionnisme étatique dans
les secteurs innovants de ces deux pays pour illustrer l’hybridation entre les
anciennes pratiques développementalistes et les nouvelles. Respectant les
spécificités de ces secteurs tout en s’adaptant aux nouveaux enjeux politiques et
économiques, l’État a su, dans un enchevêtrement relatif, pousser et entretenir
la compétitivité. Si Y. Chu insiste sur les « soft institutions » ainsi que sur la
dimension culturelle, c’est pour mieux mettre en lumière les spécificités, et
dans une certaine mesure les continuités, de chaque trajectoire. Ce faisant,
elle relie l’hybridation observée aux processus politiques actuels, empreints
des croyances culturelles héritées du rattrapage développementaliste.
Dans l’ensemble, tout au long des différentes contributions de ce dossier, des
éléments apparaissent qui traduisent l’émergence d’un nouveau programme
de recherches, auxquels nous espérons avoir contribué. Outre le renouveau
de la question du développement et du rôle de l’État dans un contexte de
libéralisation, l’élément marquant est l’extension de la géographie, qui n’est
plus limitée à l’Asie orientale : il paraît dès lors nécessaire que la recherche
dans ce domaine explore de nouveaux terrains. L’évolution des pratiques
marquées par la décentralisation et l’implication de nouveaux acteurs rendent
nécessaire une nouvelle conceptualisation de l’État développeur qui permette
de prendre en compte la diversité des situations. De plus, si ce dossier est
marqué par l’affirmation d’une approche centrée sur les idées, les approches
plus « classiques » centrées sur les institutions et sur les processus politiques
et sociaux qui fondent la dynamique institutionnelle ne sont pas pour autant
disqualifiées. Enfin, ce dossier est la preuve par l’exemple de la vitalité d’un
programme de recherches d’économie politique sur les capitalismes asiatiques
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18 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
et de l’absolue nécessité pour les réflexions théoriques sur l’évolution du rôle
de l’État dans l’économie de ne pas faire abstraction des analyses ancrées
dans des réalités sensiblement différentes des configurations européennes. ■
Pauline Debanes est doctorante en économie à l’EHESS. Elle travaille sur l’État développeur
et les stratégies développementalistes. À ce titre, elle a participé, en janvier 2013
au Brésil, au Latin American Program for Rethinking Development (LAPORDE). Elle
a ensuite travaillé sur le concept d’État développeur et sur les transformations de
la forme de l’État coréen après la crise asiatique. Elle effectue actuellement son
terrain de recherche en Corée du Sud.
[email protected]
Sébastien Lechevalier est maître de conférences à l’EHESS, président de la Fondation
France-Japon de l’EHESS et directeur du GIS-Réseau Asie (CNRS). Spécialiste de
l’économie japonaise, ses recherches actuelles portent sur l’évolution des systèmes
de protection sociale en Asie, sur les transformations du rôle de l’État dans les
capitalismes asiatiques et sur les liens entre diversité des entreprises et changement
institutionnel. Il a publié notamment La grande transformation du capitalisme
japonais (1980-2010) (Paris, Presses de Sciences Po, 2011, The Great Transformation
of Japanese Capitalism, version révisée, Londres, Routledge, 2014 ; en japonais,
Tokyo, Iwanami Shoten, à paraître en 2014) ; « Asian Capitalisms: Bringing Asia into
the Comparative Capitalism Perspective », Socio Economic Review (numéro spécial
co-édité avec Bruno Amable, Steven Casper, Cornelia Storz, 11 (2), avril 2013) ; « Ni
pure abstraction, ni simple généralisation. Leçons japonaises pour une refondation
de l’économie politique », dans Faire des sciences sociales, vol. 3 Généraliser (Paris,
Éditions de l’EHESS, 2012) ; « Globalization and Labor Market Outcomes: De-industrialization, Job Security, and Wage Inequalities » (Review of World Economics,
numéro spécial, à paraître en 2015).
[email protected]
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L’hybridation
néolibérale de l’État
développeur japonais
par Takaaki Suzuki
l
’
État japonais a-t-il changé de caractéristiques depuis la fin du
système de Bretton Woods ? Et si oui, en quoi ? Pour répondre à ces questions,
je m’appuierai principalement sur l’évolution de sa politique macroéconomique
et de son budget depuis les années 1980, et je montrerai qu’il y a bien eu transformation, tant quantitative que qualitative. L’État s’est rétracté sur deux grands
terrains historiques du modèle développeur japonais, la politique industrielle
et la protection sociale1, mais globalement son poids n’a pas diminué, tout au
contraire, car il s’est chargé de lourdes tâches (souvent cachées) afférentes au
maintien de la stabilité d’un marché libéralisé et financiarisé. Il suit donc une
trajectoire apparentée à ce que d’autres auteurs ont appelé la « dénationalisation » de l’État ou son passage de la « compensation » à la « compétition »2.
Or, compte tenu des attributs clairement « non libéraux » de l’État développeur
japonais dans les premières décennies de l’après-guerre, je qualifierai plutôt
cette transformation, dépendante de son sentier, d’« hybridation néolibérale ».
1. Le livre le plus important sur la composante « politique industrielle » du modèle d’État développeur est
celui de Chalmers Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford,
Stanford University Press, 1982. Sur la composante sociale, voir Deborah Milly, Poverty, Equality, and Growth:
The Politics of Economic Need in Postwar Japan, Cambridge (USA), Harvard University Asia Center, 1999 ;
Margarita Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan: Party, Bureaucracy, and Business, Cambridge (UK)
et New York, Cambridge University Press, 2008.
2. La notion de « dénationalisation de l’État » est proposée par Saskia Sassen dans Critique de l’État. Territoire,
autorité et droits, de l’époque médiévale à nos jours, Paris, Demopolis/Le Monde diplomatique, 2009 (Princeton,
2006). Celle du passage de l’État de « compensation » à l’État de « compétition » est de John Ruggie dans
Embedding Global Markets: An Enduring Challenge, Aldershot, Ashgate, 2008.
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20 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Il est généralement reconnu, en relations internationales comme dans d’autres
champs de recherche, que c’est John Ruggie qui a inventé l’expression de
« libéralisme enchâssé » (embedded liberalism), au début des années 1980, pour
désigner le système économique mondial édifié au lendemain de la guerre3. Ce
système reposait toujours sur les principes du libéralisme, mais ses architectes
avaient tiré les leçons de la crise économique de l’entre-deux-guerres et compris
que les États allaient devoir assumer des responsabilités plus vastes et plus
directes que naguère dans le maintien de leur stabilité économique et sociale
intérieure. Contrairement au libéralisme classique où la politique monétaire
était dictée par les mouvements de la balance des paiements, les accords de
Bretton Woods prévoyaient des taux de change fixes et un contrôle des capitaux, dotant ainsi les États d’outils budgétaires et monétaires plus puissants
au service de leurs objectifs nationaux. Certes, on demandait à la société
d’assumer les incertitudes et les risques inhérents à l’économie de marché,
mais l’État en tempèrerait l’impact par ses nouvelles compétences de politique
économique et sociale. Ce tournant, écrit J. Ruggie, « a fondamentalement
transformé les relations entre l’État et la société en redéfinissant les projets
sociaux au service desquels il était légitime de mettre le pouvoir de l’État ».
Il exprimait « la légitimité partagée d’un ensemble d’objectifs sociaux dont
les pays industrialisés s’étaient rapprochés en bloc, fût-ce inégalement » 4.
Le nouveau système mondial autorisant d’amples marges de liberté, les
économies nationales ont négocié le consensus de l’après-guerre dans différentes directions, souvent à partir de leurs héritages institutionnels de la
guerre ou de l’avant-guerre5. La multiplicité de ces trajectoires, dépendantes
de leurs sentiers respectifs, a suscité des études comparatives fécondes, non
seulement sur les variétés de capitalisme mais aussi sur les divers dispositifs
de protection sociale construits dans les démocraties industrielles avancées.
Le Japon figure en bonne place dans ces deux champs d’étude6.
La disparition du libéralisme enchâssé a déjà donné lieu à d’innombrables
travaux de relations internationales. Il s’agit de savoir non seulement si les
variantes nationales vont perdurer ou non, mais aussi, plus fondamentalement, si et dans quelle mesure on assiste à une transformation de la logique
organisationnelle de l’État et à la redéfinition des « projets sociaux au service
3. J. Ruggie, « International Regimes, Transactions, and Change: Embedded Liberalism in the Postwar
Economic Order », International Organization, 36 (2), 1982, p. 379-415.
4. Ibid., p. 386 et 398.
5. Sur ce point et à propos du Japon, voir C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial
Policy, 1925-1975, op. cit. ; Yukio Noguchi, « The 1940 System: Japan under the Wartime Economy »,
The American Economic Review, 88 (2), 1998, p. 404-407.
6. Sur les variétés de capitalisme, l’ouvrage de base est celui de Peter Hall et David Soskice, Varieties of
Capitalism: The Institutional Foundations of Comparative Advantage, New York, Oxford University Press, 2001.
Sur les systèmes de protection sociale en régime capitaliste, voir Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de
l’État-providence: essai sur le capitalisme moderne, Paris, PUF, 1999 (Princeton, 1990).
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L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 21
desquels il est légitime de mettre [son] pouvoir ». Pour J. Ruggie, l’État a
cessé d’être un organe de « compensation » pour devenir un organe de
« compétition » : l’ouverture plus grande de chaque économie nationale
au marché mondial ne s’accompagne plus d’un renforcement des mesures
publiques destinées à en amortir les coûts sociaux. Saskia Sassen, elle, parle
de « dénationalisation » de l’État qui, s’il conserve une partie de ses capacités
historiques, en use selon une « logique organisationnelle » nouvelle, amplifiant
ses activités de stabilisation d’une économie mondialisée et financiarisée aux
dépens de missions nationales plus anciennes telles que l’emploi et l’éducation7.
De manière assez proche, Wendy Brown analyse la naissance d’un nouveau
mode de gouvernement dans lequel l’État se comporte de plus en plus en
acteur du marché, réagit positivement aux besoins de celui-ci et mesure
ouvertement sa propre légitimité au succès de son action sur ce terrain. La
conséquence plus générale de ce mode néolibéral de gouvernement est que
la pensée marchande étend son influence à des domaines traditionnellement
régis par des normes non marchandes8.
En politique macroéconomique, cette transformation implique l’abandon de
la gestion keynésienne par la demande au profit d’une politique monétaire
conduite par les banques centrales, supposées être plus indépendantes du
politique et plus soucieuses de stabilité des prix que d’emploi ; l’usage de
l’outil budgétaire à des fins de stimulation économique tend à se réduire à des
baisses d’impôts. En termes d’organisation, les grandes décisions économiques
échappent progressivement au pouvoir des élus au profit d’un personnel non
élu, par exemple les fonctionnaires de la Banque centrale. Enfin, dans le
domaine des idées, une doctrine néolibérale structurée par le monétarisme,
la théorie des anticipations rationnelles et l’économie de l’offre supplante les
principes de l’État providence keynésien.
Beaucoup de ces analyses ont été faites à partir du cas américain, ce qui
se comprend vu la position dominante des États-Unis dans le monde et
leur adhésion incisive au discours néolibéral depuis Reagan. Pourtant, les
auteurs qui ont étudié le cas japonais sont souvent parvenus à des ­conclusions
­d ifférentes9. Au temps du libéralisme enchâssé, le modèle économique
japonais était généralement considéré comme « non libéral » : État fort,
donnant la priorité au développement et travaillant en symbiose avec les
7. J. Ruggie emploie lui aussi le mot « dénationalisation » dans un sens voisin. J. Ruggie, « At Home Abroad,
Abroad at Home: International Liberalization and Domestic Stability in the New World Economy »,
Millennium, Journal of International Studies, 24 (3), 1995, p. 508.
8. Wendy Brown, « Neo-Liberalism and the End of Liberal Democracy », Theory & Event, 7 (1), 2003, p. 1-19 ;
Phillip Cerny, « The Competition State Today: From raison d’État to raison du monde », Policy Studies, 31 (1),
2010, p. 5-21 ; Michael Sandel, What Money Can’t Buy: The Moral Limits of Markets, New York, Farrar, Straus
and Giroux, 2012.
9. Par exemple S. Sassen (Critique de l’État. Territoire, autorité et droits, de l’époque médiévale à nos jours, op. cit., p. 228),
pour qui le Japon n’a pas suivi le mouvement et a dû se plier à cette discipline lors de la crise asiatique de 1997.
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22 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
grandes entreprises privées, marché réglementé. Si ce modèle a été crédité
d’un succès remarquable jusqu’à la fin des années 1980, l’éclatement de la
bulle spéculative et la longue période de stagnation qui a suivi ont amené
les observateurs à revenir sur cette appréciation, mais c’est une révision
plus normative qu’empirique : le plus souvent, la stagnation en question est
considérée comme la preuve de l’incapacité du Japon à réformer ses structures
étatiques pour les conformer aux principes de l’économie de marché. Certains
auteurs ont accusé l’« État constructeur », en référence à la pléthore de travaux publics à visée clientéliste qui ont multiplié les routes au tracé absurde
et les ponts ne menant nulle part10 ; d’autres ont dénoncé la poursuite des
aides publiques à des « sociétés zombies » qui étouffent sous leur masse les
entreprises plus productives et plombent les industries de l’amont11 ; d’autres
encore ont soutenu que le maintien des entreprises publiques ne sert qu’à
fournir des parachutes dorés (amakudari) à des bureaucrates en retraite, au
mépris de toute efficacité économique.
Ma thèse est très différente : j’affirme qu’il y a eu un changement significatif dans
les caractéristiques de l’État japonais et que ce changement répond, sur bien des
points, aux critiques néolibérales qui lui étaient adressées. Cet État s’est bien retiré,
depuis le début des années 1980, de nombreux champs d’action économiques
et sociaux associés au modèle développeur des décennies précédentes, mais il
a en même temps endossé des missions beaucoup plus lourdes pour assurer la
stabilité d’un marché plus exposé au risque systémique depuis la fin de Bretton
Woods12. Le recours à des instruments de gestion keynésienne par la demande
comme les dépenses de travaux publics a été sensiblement réduit, tandis que la
Banque centrale – rendue plus indépendante dans la ligne néolibérale des autres
démocraties industrielles – multipliait les mesures monétaires de toutes sortes
et accroissait massivement la masse monétaire et ses propres actifs.
Cela dit, la transformation de l’État japonais est encore plus profonde. En
ce sens, ma thèse est « polanyienne », car pour créer et maintenir en bonne
santé un marché libéralisé l’État doit déployer une activité bien supérieure
dans de nombreux domaines de l’économie13. Cela ne veut pas dire qu’il se
contente d’« enfler », de se charger sans cesse de nouvelles tâches à mesure
10. T. J. Pempel, « Between Pork and Productivity », Journal of Japanese Studies, 36 (2), 2010, p. 227-254 ; Brian
Woodall, Japan under Construction: Corruption, Politics, and Public Works, Berkeley, University of California
Press, 1996 ; Jacob Schlesinger, Shadow Shoguns: The Rise and Fall of Japan’s Postwar Political Machine, New York,
Simon & Schuster, 1997.
11. Richard Katz, « The Japan Fallacy », Foreign Affairs, 88 (2), 2009, p. 9-14 ; Kyoji Fukao, Hyeog Ug Kwon,
« Why Did Japan’s TFP Growth Slow Down in the Lost Decade? An Empirical Analysis Based on Firm-level
Data of Manufacturing Firms », Japanese Economic Review, 57, 2006, p. 195-228.
12. Sur les effets de la disparition du système de Bretton Woods en termes d’instabilité et d’exposition du
marché financier au risque systémique, voir Carmen Reinhardt, Kenneth Rogoff, This Time Is Different: Eight
Centuries of Financial Folly, Princeton, Princeton University Press, 2009.
13. Karl Polanyi, La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard,
1983 (Boston, 1957).
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L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 23
qu’il procède à des réformes libérales, mais que les activités qui avaient la
priorité perdent peu à peu leur rang et sont supplantées par d’autres. L’État
a réduit la voilure en matière de réglementation économique et de protection
sociale, éléments essentiels du modèle développeur, pour s’investir davantage
dans le domaine du marché. Il s’est fait beaucoup plus activement prêteur,
épargnant, garant, investisseur, et c’est cela qui a le plus contribué à son
gonflement depuis le début des années 1980.
C’est l’ensemble de cette transformation que je qualifie d’« hybridation néolibérale » de l’État développeur. Après un retour sur l’évolution des structures
institutionnelles depuis l’époque du libéralisme enchâssé jusqu’à l’ordre
actuel, j’illustrerai empiriquement les changements intervenus par l’analyse
des finances publiques et de la politique macroéconomique.
Du libéralisme enchâssé au grand tournant des années 1980
Nous l’avons dit, le libéralisme enchâssé laissait à chaque pays un large
choix d’options. Le modèle adopté par le Japon – l’« État développeur » – a
longtemps donné des taux de croissance remarquables tout en maintenant à
un niveau relativement bas le chômage, les inégalités de revenu et la dépense
publique. De nombreux chercheurs se sont efforcés d’expliquer ce résultat
apparemment unique au monde en étudiant, dans un esprit comparatiste, une
série de caractéristiques institutionnelles. Certains ont observé les pratiques
d’entreprise très spécifiques des grandes compagnies japonaises, telles que
l’emploi à vie, la progression des salaires à l’ancienneté ou les liens verticaux
et horizontaux tissés entre elles par les participations croisées (keiretsu)14.
D’autres se sont penchés sur la négociation salariale annuelle entre partenaires
sociaux (shunto) et sur son effet modérateur sur les salaires, le chômage et
l’inflation15. D’autres encore se sont concentrés sur l’État, ses singularités
organisationnelles et son poids, tant en politique industrielle – par le ciblage
de certaines branches et technologies privilégiées – que dans les domaines
tenant lieu d’« équivalent fonctionnel de l’État providence »16.
14. Sur les pratiques d’entreprise au Japon, voir Ronald Dore, « The Distinctiveness of Japan », dans Colin
Crouch, Wolfgang Streeck, Political Economy of Modern Capitalism: Mapping Convergence and Diversity, Londres,
Sage, 1997. Sur le keiretsu, voir Wolfgang Streeck, Kozo Yamamura, The Origins of Nonliberal Capitalism,
Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; James Lincoln, Michael Gerlach, Japan’s Network Economy: Structure,
Persistence, and Change, New York, Cambridge University Press, 2004.
15. D. Soskice, « Wage Determination: The Changing Role of Institutions in Advanced Industrialized
Societies », Oxford Review of Economic Policy, 6 (4), 1990, p. 36-61 ; Ikuo Kume, Disparaged Success: Labor Politics
in Postwar Japan, Ithaca, Cornell University Press, 1998.
16. Cette expression est empruntée à M. Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan: Party, Bureaucracy,
and Business, op. cit. ; voir aussi D. Milly, Poverty, Equality, and Growth: The Politics of Economic Need in Postwar
Japan, op. cit. ; et sur la politique industrielle, C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial
Policy, 1925-1975, op. cit. ; Daniel Okimoto, Between MITI and the Market: Japanese Industrial Policy for High
Technology, Stanford, Stanford University Press, 1989.
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24 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Je m’inscris dans ce dernier groupe pour me demander ce qui a changé dans
ces différents domaines depuis la fin du libéralisme enchâssé. À le considérer
d’un point de vue comparatif, le Japon de Bretton Woods représentait un cas
classique d’État « autonome enchâssé»17. Contrairement à un État libéral, il
définissait son but principal non en termes de réglementation mais de développement, avec pour postulat qu’un État puissant et autonome poursuivant
des objectifs de développement et œuvrant en étroite collaboration avec les
grandes compagnies privées dans le cadre d’un marché fortement réglementé
pouvait, par une politique industrielle active, atteindre de meilleurs résultats
économiques qu’en « laissant faire »18. La canalisation vers le secteur privé
de l’épargne des ménages, collectée par la caisse d’épargne de la Poste et
redistribuée par le biais du Programme budgétaire d’investissement et de
crédit (Fiscal Investment and Loan Program, FILP), fut l’un des piliers de la
politique industrielle du ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie
(Ministry of International Trade and Industry, MITI).
Un autre aspect important du modèle japonais, moins largement étudié, était la
politique de l’emploi comme substitut de la protection sociale. Contrairement
aux régimes sociaux-démocrates qui offraient un filet de sécurité d’esprit
universel en consacrant une large part de la dépense publique à l’assistance
sociale, le Japon s’était doté d’une foule de mesures particulières propres à
assurer le maintien de l’emploi dans les régions défavorisées et les secteurs
d’activité incapables de survivre au libre jeu des forces du marché19. Ces
mesures – subventions à l’agriculture, travaux publics, prêts bonifiés aux
petites entreprises... – n’apparaissaient pas formellement dans les comptes
publics comme des dépenses sociales, mais c’était bien leur fonction ; et elles
passaient souvent par le canal des institutions centrales de la politique industrielle, comme le FILP20. Cet aspect est très important pour comprendre les
performances sociales du modèle, étant donné que la très grande majorité des
travailleurs n’étaient pas salariés des grandes sociétés pratiquant l’emploi à vie.
Du temps de Bretton Woods, la part du secteur public japonais, exprimée en
pourcentage du PIB, était inférieure à celle de la plupart des autres démocraties
industrielles. Il était peu fait usage de la politique fiscale et budgétaire pour
17. Peter Evans, « Predatory, Developmental, and Other Apparatuses: A Comparative Political Economy
Perspective on the Third World State », Sociological Forum, 4 (4), 1989, p. 561-587.
18. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit., et Japan’s Public
Policy Companies, Washington, DC, American Enterprise Institute for Public Policy Research, 1978 ; Frederic
Deyo, The Political Economy of the New Asian Industrialism, Ithaca, Cornell University Press, 1987 ; Alice H.
Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, New York, Oxford University Press, 1989.
19. Sur l’évolution dans l’après-guerre de cette fonction de protection sociale, voir la remarquable étude de
D. Milly, Poverty, Equality, and Growth: The Politics of Economic Need in Postwar Japan, op. cit., ainsi que Taro
Miyamoto, Fukushi Seiji: Nihon no Seikatsu Hoshō to Demokurashī, Tokyo, Yūhikaku, 2008 ; Kent Calder, Crisis and
Compensation: Public Policy and Political Stability in Japan 1949-1986, Princeton, Princeton University Press, 1988.
20. K. Calder, « Linking Welfare and the Developmental State: Postal Savings in Japan », Journal of Japanese
Studies, 16 (1), 1990, p. 31-59.
CIN63.indb 24
09/04/2014 10:32
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 25
stimuler l’économie ; le budget de l’État était généralement équilibré et restait
modeste21. En outre, du fait des taux de change fixes, la politique monétaire
subissait la contrainte de la balance des paiements ; en règle générale, les
pics cycliques s’accompagnaient de déficits de la balance courante, auxquels
l’État réagissait par des mesures de restriction monétaire22.
Les années 1980 ont été celles du grand tournant, de nombreuses démocraties industrielles abandonnant les principes de base du libéralisme enchâssé
au profit d’une nouvelle orthodoxie fondée sur les principes néolibéraux. Le
Japon n’a pas fait exception. Quelques inflexions notables étaient déjà intervenues du temps de Bretton Woods, qui ne sortaient pas cependant du cadre
organisationnel de l’État développeur. Les changements instaurés à partir du
gouvernement libéral-démocrate de Nakasone (1982-1987), parallèlement au
virage néolibéral pris par la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher et les
États-Unis de Ronald Reagan, ont été d’un autre ordre : l’idéologie néolibérale
à l’œuvre a délaissé le keynésianisme pour le monétarisme, rejeté le modèle
d’État développeur et préconisé la privatisation, la libéralisation et l’État
minimum23. Un des actes les plus importants du gouvernement en ce sens
a été de nommer Doko Toshio, ancien président de la fédération patronale
Keidanren, à la tête d’un groupe consultatif d’experts connu sous le nom
de Rincho (abréviation de Dai niji rinji gyosei chosakai, Seconde commission
provisoire sur la réforme administrative). La réforme recommandée par cet
organisme, et reprise par le parti libéral-démocrate au pouvoir, reposait sur
deux piliers : la privatisation et la réforme budgétaire. Les privatisations ont
commencé avec celles des chemins de fer (JNR) et du téléphone (NTT)24 ;
la réforme budgétaire, avec le « plafonnement zéro » (maintien au même
niveau, d’une année sur l’autre, des principaux postes du budget national
intérieur) puis le « plafonnement négatif » (réduction progressive de ces
dépenses année après année). En compensation de cette contraction de
21. Takaaki Suzuki, Japan’s Budget Politics: Balancing Domestic and International Interests, Boulder/Londres,
Lynne Rienner, 2000 ; John Campbell, Contemporary Japanese Budget Politics, Berkeley, University of California
Press, 1977.
22. Gardner Ackley, Hiromitsu Ishi, « Fiscal, Monetary, and Related Policies », dans Hugh Patrick, Henry
Rosovsky (eds), Asia’s New Giant: How the Japanese Economy Works, Washington, DC, Brookings Institution,
1976, p. 153-247 ; Y. Noguchi, « Public Finance », dans Kozo Yamamura, Yasukichi Yasuba (eds), The Political
Economy of Japan, vol. 1. The Domestic Transformation, Stanford, Stanford University Press, 1987, p. 186-222 ;
Koichi Hamada, Hugh Patrick, « Japan and the International Monetary Regime », dans Takashi Inoguchi,
Daniel Okimoto (eds), The Political Economy of Japan, vol. 2. The Changing International Context, Stanford,
Stanford University Press, 1988, p. 108-137.
23. Pour une analyse approfondie du programme de Nakasone, voir Hideo Otake, « Nakasone seiji no ideorogii
to sono kokunai seijiteki haikei », Leviathan, 1, 1987, p. 73-91.
24. Sur la réforme budgétaire, voir T. Suzuki, Japan’s Budget Politics: Balancing Domestic and International
Interests, op. cit.. Sur la privatisation, voir Mike Mochizuki, « Public Sector Labor and the Privatization
Challenge: The Railways and Telecommunications Union », dans Gary D. Allinson, Yasunori Sone (eds),
Political Dynamics in Contemporary Japan, Ithaca, Cornell University Press, 1993 ; Steven K. Vogel, Freer
Markets, More Rules: Regulatory Reform in Advanced Industrial Countries, Ithaca, Cornell University Press, 1996.
CIN63.indb 25
09/04/2014 10:32
26 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
l’outil budgétaire, la politique monétaire devenait l’instrument principal de
soutien à la croissance25.
Dès lors, le Japon a adopté une suite de réformes néolibérales (surtout sous
les gouvernements forts de Hashimoto et de Koizumi) qui ont réduit les
composantes industrielle et sociale de l’État et élargi l’intervention publique
dans tout ce qui concernait l’instauration et la stabilité d’un marché libéralisé, devenu plus volatile et plus exposé au risque systémique depuis la fin
de Bretton Woods. Autrement dit, on aurait tort de prendre l’hybridation
néolibérale de l’État japonais pour un passage à l’État minimal.
Cette hybridation signifiait également que l’État était désormais beaucoup plus
réticent à mettre en œuvre le stimulus budgétaire keynésien ou des équivalents fonctionnels de l’État providence, même en cas de déflation et d’écart de
production prolongés ; et beaucoup plus enclin à réduire ses dépenses sociales
(ou équivalentes) et à déployer une stratégie monétariste comportant des
mesures classiques et moins classiques telles que le taux d’intérêt nul (ZIRP)
et l’assouplissement quantitatif. Dans la mesure où la politique budgétaire
servait encore à stimuler l’économie, elle le faisait plutôt par la réduction de
la pression fiscale, en particulier sur les entreprises et les tranches supérieures
de revenu. Sur le plan organisationnel, cette réorientation s’est traduite par le
déplacement d’une partie du pouvoir de décision économique vers la Banque
centrale, supposée plus proactive et plus indépendante.
La transformation budgétaire
Le tableau 1 fournit un bon panorama de cette tendance générale en montrant les changements progressivement intervenus dans les différents comptes
publics du Japon de 1960 à 2012.
On constate que, si la dépense publique dans son ensemble a fortement
augmenté depuis 1980, passant de 44,7 % du PIB à 59,2 % en 2012, une
petite part seulement de cet accroissement est attribuable à l’augmentation
du budget général : celui-ci avait rapidement crû dans la première partie
du tableau, passant de 9,4 % en 1960 à 17,1 % en 1980, mais s’est ensuite
contenté jusqu’en 2012 de fluctuer de plus ou moins 2 points. Le tournant
est encore plus marqué du côté des organismes publics : il s’agit des diverses
institutions financières publiques qui distribuent la plupart des crédits
octroyés par le FILP.
25. Pour une étude des aspects politiques internationaux et intérieurs de la politique macroéconomique de cette
époque, voir T. Suzuki, Japan’s Budget Politics: Balancing Domestic and International Interests, op. cit., p. 135-203.
CIN63.indb 26
09/04/2014 10:32
CIN63.indb 27
28,8
1 6631
PIB
Total en %
du PIB
4 803
9,2
1 538
8,3
1 383
21,3
3 549
9,4
1 570
Total
en % du PIB
Administrations
locales
en % du PIB
Organismes
publics
en % du PIB
Budgets
spéciaux
en % du PIB
Budget général
1960
3 612
30,6
33 765
10 340
10,7
9,2
3 090
19,9
6 708
10,8
3 658
1965
29,0
75 299
21 807
10,5
7 898
7,7
5 808
22,6
16 988
10,6
7 950
1970
35,4
152 362
54 008
14,1
21 559
8,0
12 234
23,9
36 412
14,0
21 289
1975
44,7
248 376
110 924
16,8
41 643
8,2
20 438
36,1
89 771
17,1
42 589
1980
40,1
330 397
132 425
15,3
50 527
4,0
13 307
36,2
119 531
15,9
52 500
1985
35,9
451 683
161 992
14,9
67 140
1,2
5 523
38,9
175 486
14,7
66 237
1990
42,4
497 740
211 213
16,6
82 509
1,6
8 086
48,6
241 718
14,3
70 987
1995
52,1
58,1
503 187
292 395
16,6
83 769
0,9
4 678
81,9
411 944
16,3
82 183
2005
55,9
480 096
268 328
17,1
82 127
0,7
3 135
76,5
367 074
19,2
92 299
2010
57,5
473 216
272 178
17,4
82 505
0,6
2 613
81,3
384 885
19,5
92 412
2011
59,2
474 764
281 031
17,8
84 276
0,6
2 703
83,0
394 094
19,0
90 334
2012
Source : Japan Statistical Yearbook, plusieurs années
504 119
262 616
17,6
88 930
1,5
7 661
63,2
318 689
16,9
84 987
2000
Tableau 1. Dépenses publiques du Japon de 1960 à 2012 (en milliards de yens)
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 27
09/04/2014 10:32
28 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Ce budget était un élément central de la politique non seulement industrielle
mais aussi sociale, par ses prêts bonifiés à des secteurs économiques soutenant
traditionnellement le parti libéral-démocrate et mal armés pour affronter
une véritable concurrence26. Il n’est donc pas étonnant de le voir représenter 9,2 % du PIB en 1965, mais c’est la chute à partir de 1980 : 8,2 % cette
année-là, 0,6 % en 2012. Ainsi, ce ne sont ni le budget général de l’État ni
celui des organismes publics qui sont responsables de l’accroissement de la
dépense publique de 1980 à l’heure présente27.
Observons de plus près le budget général (tableau 2). Il se divise en trois
grandes catégories de dépenses : dépenses générales, transferts aux administrations locales et service de la dette. Nous constatons que les dépenses
générales, qui couvrent tous les programmes de politique publique de
l’État, sont passées, en pourcentage du PIB, de 8,4 % en 1960 à 12,2 % en
1980, pour se tasser ensuite. En pourcentage du budget général, ce poste
a fortement baissé : d’environ 80 % en début de période à environ 60 %
aujourd’hui. Les transferts aux autorités locales, qui financent la mise en
œuvre par ces dernières des politiques nationales, sont restés relativement
stables. Enfin, le service de la dette s’est nettement alourdi. Ainsi, si la
dépense globale a considérablement augmenté en pourcentage du PIB
depuis le début des années 1980 (comme le faisait apparaître le tableau 1),
les programmes de politique publique n’y sont pour rien. Le seul poste
du budget général auquel on puisse attribuer une part substantielle de
cet accroissement est le service de la dette, qui est passé d’à peine 5,3 %
de ce budget en 1975 à 21,1 % en 2010. Prenons une vue encore un peu
plus rapprochée, cette fois des dépenses générales du budget général :
l’éloignement vis-à-vis du modèle développeur se confirme. Les deux
postes de dépenses les plus pertinents à cet égard sont les travaux publics
et l’agroalimentaire ( food management), car ils constituent non seulement
la principale monnaie d’échange politique entre le parti au pouvoir et les
intérêts qui le soutiennent, mais aussi le principal substitut de l’État providence dans le modèle développeur, en protégeant ceux qui ne survivraient
pas à l’exposition pure et simple aux lois du marché.
26. Sur le FILP et la politique industrielle, voir C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of
Industrial Policy, 1925-1975, op. cit. ; sur le FILP et l’équivalent fonctionnel de la protection sociale, voir
M. Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan: Party, Bureaucracy, and Business, op. cit..
27. La part principale en revient aux comptes spéciaux, en particulier celui du Fonds de consolidation de la
dette nationale.
CIN63.indb 28
09/04/2014 10:32
CIN63.indb 29
en %
du budget
Transfert aux
budgets locaux
en %
du budget
Service
de la dette
en %
du PIB
en %
du budget
Dépenses
générales
18,8
19,1
0
716
80,8
79,7
332
9,0
3 029
1965
8,4
0
1 406
1960
21,6
1 772
3,5
287
74,9
8,2
6 154
1970
3 330
16,0
5,3
1 102
78,7
10,8
16 405
1975
17,9
7 829
12,6
5 492
69,5
12,2
30 361
1980
18,2
9 690
19,1
10 181
62,7
10,1
33 352
1985
15,8
12 302
16,5
12 857
67,8
10,6
52 875
1995
17,6
15 829
23,9
21 446
58,5
10,4
52 495
2000
16,8
14 558
22,6
19 620
57,3
9,9
49 644
2005
19,6
18 790
21,1
20 236
60,1
12,0
57 702
2010
Source : Ministère des Finances, Zaisei Tokei, plusieurs années
22,9
15 931
20,7
14 449
56,4
8,7
39 271
1990
Tableau 2. Ventilation du budget général de l’État (montants définitifs, en milliards de yens) de 1960 à 2010
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 29
09/04/2014 10:32
30 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Le tableau 3 révèle une forte baisse des dépenses de travaux publics, qui
passent de 18,5 % du budget général en 1965 à seulement 6,5 % en 2010.
Même tendance dans les dépenses agroalimentaires, qui sont en fait les
subventions publiques aux agriculteurs : après avoir atteint un pic de 5,6 %
du budget général en 1970, elles se situent autour de 1 % depuis le milieu
des années 1980.
Tableau 3 : Trois postes du budget général : travaux publics, agroalimentaire et sécurité
sociale (montants définitifs, en milliards de yens) de 1960 à 2010
Travaux
publics
en %
du budget
1960
1965
307
694
17,4
Agroalimentaire
en %
du budget
Sécurité
sociale
en %
du budget
32
1,8
192
10,9
18,5
131
3,5
544
14,5
1970
1975 1980
1985
1 410 3 314 6 801 6 922
17,2
456
5,6
15,9
917
4,4
15,6
955
2,2
13,0
695
1,3
1990
2000
2005
2010
7 013 12 860 11 036
7 613
6 216
10,1
405
0,6
1995
16,5
272
0,3
12,3
8,8
246
0,3
6,5
671
0,8
1 194
1,2
1 153 4 031 8 264 9 831 11 545 14 548 17 761 20 824 28 645
14,0
19,3
18,9
18,5
16,6
18,6
19,8
24,0
29,8
Source : ibid.
Le tableau 4 porte sur les dépenses de travaux publics des différents budgets.
La tendance déjà observée dans le tableau 3 pour le budget général se confirme
au niveau local, où cette dépense passe de 34,6 % en 1970 à 14,5 % en 2008,
et dans les budgets spéciaux, où les deux principaux postes de travaux publics
– amélioration du réseau routier et conservation des cours d’eau – passent, à
eux deux, de 5,5 % en 1970 à 0,9 % en 2010.
On constate dans le tableau 5 la même évolution en ce qui concerne les
subventions agricoles : la baisse de ce poste dans le budget général a son
pendant dans les budgets locaux (3,7 % en 2008 contre 8,6 % en 1970) et
est encore plus marquée dans les budgets spéciaux (0,5 % en 2010 contre
36,3 % en 1970).
CIN63.indb 30
09/04/2014 10:32
CIN63.indb 31
5,5
5,3
33 876
541
228
16 008
1 257
655
29,7
25 654
7 623
15,9
20 837
3 314
1975
4,0
83 946
1 115
2 234
31,7
45 780
14 497
15,6
43 681
6 801
1980
1 125
2 462
3,2
111 775
26,8
56 293
15 070
13,0
53 223
6 922
1985
1 424
3 328
2,8
168 584
28,8
78 473
22 585
10,1
69 651
7 013
1990
1 978
5 893
3,4
232 466
31,4
98 945
31 113
16,5
78 034
12 860
1995
1 948
5 146
2,3
305 776
24,5
97 616
23 902
12,3
89 770
11 036
2000
15 104
1,4
401 184
1 446
4 117
90 697
16,7
8,8
86 705
7 613
2005
0,9
345 074
982
2 171
89 691
12 988
14,5
6,5
96 010
6 216
2010
Source : Ministère des Finances, Zaisei Tokei, plusieurs années
* pour les administrations locales, les chiffres de la dernière colonne sont ceux de 2008, faute de données pour 2010.
TP en %
Total budgets spéciaux
Amélioration
réseau routier
Conservation
cours d’eau
Budgets spéciaux
34,6
9 815
Budget locaux
TP en %
3 399
Travaux publics
Administrations locales*
17,2
8 213
Budget général
TP en %
1 410
Travaux publics (TP)
État central
1970
Tableau 4. Dépense de travaux publics (montants définitifs, en milliards de yens) de 1970 à 2010
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 31
09/04/2014 10:32
CIN63.indb 32
5,6
36,3
1 972
6 583
19,4
33 876
7,7
25 654
4,4
20 861
917
1975
3 872
12,2
83 946
10 226
8,5
45 780
2,2
43 405
955
1980
4 050
6 803
56 293
6,1
111 775
7,2
1,3
53 005
695
1985
4 960
3 348
78 473
2,0
168 584
6,3
0,6
69 269
405
1990
6 779
3 031
98 945
1,3
232 466
6,9
0,3
75 939
272
1995
* pour les administrations locales, les chiffres de la dernière colonne sont ceux de 2008, faute de données pour 2010.
AA en %
5 814
16 008
AA
Total comptes spéciaux
Comptes spéciaux
Agriculture en %
848
9 815
Agriculture
Budget locaux
Administrations locales*
8,6
Budget général
AA en %
456
8 188
Agroalimentaire (AA)
État central
1970
5 870
4 135
97 616
1,4
305 776
6,0
0,3
89 321
246
2000
3 978
2 326
90 697
0,6
401 184
4,4
0,8
86 705
671
2005
Tableau 5. Soutien public à l’agriculture (montants définitifs, en milliards de yens) de 1970 à 2010
3 287
1 878
89 691
Source : ibid.
0,5
345 074
3,7
1,2
96 728
1 194
2010
32 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
09/04/2014 10:32
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 33
Le nouvel interventionnisme financier
Les chiffres que nous venons de présenter révèlent clairement que le rôle assumé
par l’État en politique industrielle et dans certains dispositifs de protection
des secteurs fragiles s’est singulièrement amenuisé par rapport au modèle
développeur de l’après-guerre. Les réformes néolibérales ne se signalent pas
seulement par « davantage de règles »28 mais aussi par la création de plusieurs
institutions publiques très puissantes. Si la circulation financière à l’intérieur
du secteur public et entre celui-ci et l’extérieur est restée une composante
importante de l’économie japonaise, le rôle de l’État comme prêteur, déposant,
garant et investisseur s’est développé de manière spectaculaire et représente
le principal facteur de son gonflement depuis les années 1980.
Ces changements n’étaient pas très apparents au début parce qu’ils restaient dans
le cadre des institutions existantes comme la caisse d’épargne de la Poste et les
sociétés financières publiques qui constituent le FILP. Ainsi, l’État a assumé
tout au long des années 1990, en matière d’octroi de crédits et de collecte de
l’épargne, les fonctions des banques privées qui, alors même que s’étaient allégées les restrictions réglementaires limitant leur offre de produits et services
financiers, prêtaient de moins en moins29. L’activité de prêt du secteur public, qui
avait été en 1989 de 278 000 milliards de yens, soit 22,3 % du total des emprunts
de l’année, atteignait dix ans plus tard 552 000 milliards, représentant 35,4 %
du total30. On retrouve le même schéma en ce qui concerne les dépôts. Alors
qu’en vertu de la libéralisation financière les banques commerciales avaient été
autorisées à offrir aux épargnants des taux plus avantageux, le système public
d’épargne postale a continué à jouer un rôle primordial. Son activité de collecte a
même nettement augmenté au cours de la décennie, à mesure que les déposants
perdaient confiance dans les banques privées au vu de leur masse de créances
plus ou moins douteuses. Les dépôts à la caisse d’épargne de la Poste étaient
déjà considérables en 1989, puisqu’ils s’élevaient à 135 000 milliards de yens,
soit 15,2 % du total national. Dix ans plus tard, ils avaient presque doublé, avec
261 000 milliards de yens31. Ironie des choses, l’État avait répudié le modèle
développeur mais ne cessait d’accroître son activité de collecte et de crédit, et
ce en passant par l’une des institutions essentielles de ce modèle, le FILP32.
28. L’idée de « plus de règles » renvoie à S. K. Vogel (Freer Markets, More Rules: Regulatory Reform in Advanced
Industrial Countries, op. cit.), qui soutient que les réformes libérales au Japon se sont accompagnées d’un plus
grand activisme de l’État sous la forme de « re-réglementation ».
29. La Banque du Japon s’est de plus en plus impliquée dans l’activité de prêt – aux côtés des entreprises
financières publiques qui forment traditionnellement le noyau de ce secteur d’activité – en achetant des titres de
sociétés incapables de trouver des financements auprès d’institutions privées.
30. Chiffres tirés de Banque du Japon, « Flows of Funds Data » (www.boj.or.jp/en/stat/exp/data/exsj01.pdf )
(consulté le 17 mars 2008).
31. Ibid..
32. Pour un exposé approfondi du rôle du FILP dans le modèle japonais d’État développeur, voir C. Johnson,
MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit..
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34 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
À partir du milieu des années 1990 toutefois, l’hybridation néolibérale de
l’État a débordé le cadre institutionnel préexistant de l’État développeur
(dont le FILP et l’épargne postale). De nouvelles institutions publiques ont
été créées et dotées de solides ressources et de pouvoirs réglementaires étendus. Leur tâche principale était de stabiliser les banques privées mises à mal
par l’éclatement de la bulle et dont la chute aurait eu de graves conséquences
pour une économie nationale désormais financiarisée. Constatant que de
nombreux établissements financiers étaient plombés par des masses de prêts
improductifs, la Diète a adopté en 1998 un paquet législatif dotant d’environ
60 000 milliards de yens (soit 12 % du PIB nominal) un organe nouveau,
la Commission de reconstruction financière (FRC), ayant pour mission de
protéger les déposants des banques défaillantes, de recouvrer les mauvaises
créances, de liquider et de nationaliser temporairement les banques en faillite
et de renforcer le taux d’adéquation des fonds propres des banques solvables33.
Le gouvernement est intervenu dès l’entrée en vigueur de cette législation :
il a nationalisé deux banques importantes (LTCB et Nippon Credit Bank)
et injecté 7 700 milliards de yens dans le système bancaire, principalement
en achetant des actions privilégiées ou des obligations bancaires. Il a ensuite
persisté dans cette voie, de sorte que l’État est devenu propriétaire de larges
parts de banques privées pour leur permettre de continuer à fonctionner. En
2008, le montant de fonds publics ayant transité par la seule DICJ (Deposit
Insurance Corporation of Japan) atteignait 47 100 milliards de yens34.
La transformation et l’expansion de l’État japonais sont loin de se limiter
à ces interventions de grande envergure. Nous avons vu dans l’analyse du
tableau 1 que les principaux responsables du gonflement de l’État observé à
partir des années 1980 n’étaient ni le budget général ni celui des organismes
publics, mais les budgets spéciaux35. Ce sont en général des comptes créés
pour effectuer les opérations financières afférentes à certaines missions spécifiques de l’État et gérés séparément du budget général par un ministère ou
une agence publique. Il en existe actuellement 18, dont le plus important est
le Fonds national de consolidation de la dette administré par le ministère
des Finances. L’essentiel de sa tâche est de procéder au remboursement du
principal et des intérêts de la dette publique. Il est abondé par des transferts
33. Les deux principales lois de ce paquet étaient la Loi sur les mesures d’urgence pour la reconstruction des
fonctions du système financier et la Loi de renforcement immédiat de la fonction financière. 17 000 milliards
de yens ont été votés pour rembourser les déposants des banques défaillantes ; 18 000 milliards ont été destinés
à des banques relais gérées par l’État ou soumises à d’autres formes de contrôle public ; et 25 000 milliards ont
été injectés dans les banques solvables.
34. Chiffres tirés de Mariko Fujii, Masahiro Kawai, « Lessons from Japan’s Banking Crisis », ADBI Working
Paper Series, 222, 2010, p. 8 ; Kazuhiko Ideo, Yasuo Goto, « The Government and the Financial System. An
Overview », Public Policy Review, 2 (1), 2006, p. 106.
35. Le nombre total de budgets spéciaux a varié depuis la guerre, mais globalement il a eu tendance à baisser.
Par ailleurs, le montant brut de leurs débours est plus élevé que la dépense publique nette totale parce que des
sommes considérables sont transférées de l’un à l’autre d’entre eux.
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L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 35
en provenance du budget général et d’autres organismes publics comme
la Banque postale, l’Assurance postale et la Banque du Japon, mais il tient
également lieu, plus discrètement, de fonds d’amortissement et les revenus
provenant de la privatisation d’entreprises publiques telles que la NTT et les
Tabacs y ont été transférés. Par conséquent, il a crû de façon vertigineuse,
passant de 9,2 % du PIB en 1980 à 41,6 % en 2012, pour devenir le plus gros
budget du Japon et représenter en 2012 plus du double du budget général.
D’autres institutions publiques ou quasi publiques importantes sont impliquées
dans la gestion du large marché obligataire de l’État36. Si les conservateurs en
matière budgétaire sont prompts à dénoncer le montant élevé des emprunts
émis par l’État pour combler son déficit, on n’entend pas souvent mentionner la
part qu’il prend à l’achat de sa propre dette. En réalité, comme on peut le voir
dans le tableau 6, plus de la moitié des obligations ordinaires émises par l’État
sont actuellement détenues par des institutions publiques ou quasi publiques
telles que la Banque du Japon, la Banque postale, la Caisse des retraites et
l’Assurance-vie de la Poste.
Tableau 6. Principaux détenteurs publics et quasi publics d’obligations
d’État japonaises (OEJ), 2012 (en milliers de milliards de yens)
2012
Banque postale
Actifs totaux
195,8
dont OEJ
144,9
Banque du Japon
Actifs totaux
158,4
dont OEJ
113,7
Caisse des retraites
Actifs totaux
dont OEJ
120,5
74,5
Assurance-vie de la Poste
Actifs totaux
dont OEJ
93,7
60
Total des OEJ ci-dessus
393,1
Total des OEJ en circulation
691,0
Sources : pour la Banque postale (http://www.jp-bank.japanpost.jp/aboutus/financial/pdf/zim201303_
gaikyo.pdf ) ; pour la Caisse de retraite (http://www.gpif.go.jp/en/fund/pdf/2007_02.pdf ) ; pour le
reste, ministère des Finances, Kokusai Kanri Report (http://www.mof.go.jp/jgbs/publication/index.
htm), plusieurs années (sites consultés pour la dernière fois le 15 mars 2012)
36. Pour un exposé approfondi de cette transition, voir Patricia L. MacLachlan, The People’s Post Office: The
History and Politics of the Japanese Postal System, 1871-2010, Cambridge (USA), Harvard University Press, 2012.
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36 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Si elle a pour effet de maintenir assez bas le coût de l’emprunt et de son remboursement, cette pratique n’a nullement rapetissé l’État. Elle a seulement
déplacé le site principal de l’action publique qui, désertant progressivement
l’arène législative traditionnelle et ses élus, se retrouve de plus en plus entre les
mains de fonctionnaires non élus, comme les dirigeants de la Banque centrale.
Ce phénomène est encore plus manifeste avec la forte augmentation de
l’activité de la Banque du Japon, surtout à partir du moment où, les taux
d’intérêt approchant de zéro, elle s’est trouvée dépourvue d’un instrument
classique de politique monétaire. Le taux d’intérêt nul (ZIRP) n’ayant pas
réussi à tirer le Japon du bourbier de la déflation, la Banque centrale s’est
lancée dans une série de mesures d’assouplissement quantitatif qui allaient
faire croître rapidement l’offre monétaire et ses propres actifs. Ceux-ci se
composaient massivement d’emprunts de l’État japonais, mais comportaient
aussi des titres de dette privée37. On voit dans le tableau 7 qu’ils sont restés
relativement stables en pourcentage du PIB (autour de 10 %) des années 1970
aux années 1990, mais qu’ils ont ensuite grimpé en flèche, pour atteindre en
2012 le triple de ce pourcentage : 33,4 %. Comme il est logique, une évolution parallèle se constate pour la base monétaire : constamment inférieure
à 10 % du PIB des années 1970 aux années 1990, elle a ensuite rapidement
augmenté et se situait à 28,4 % en 2012.
Cette évolution conforte ma thèse, à savoir que, depuis l’effondrement du
système de Bretton Woods et la victoire du néolibéralisme, l’État japonais a
connu une transformation comportant notamment un changement de politique macroéconomique avec, d’un côté, l’abandon des dépenses de travaux
publics et autres formes de gestion keynésienne par la demande, de l’autre, un
recours accru de la Banque centrale à des mesures de politique monétaire tant
conventionnelles que non conventionnelles Certes, la politique monétaire n’a
jamais cessé depuis la fin de la guerre d’être une composante importante de
la politique macroéconomique du Japon ; et le stimulant budgétaire keynésien par les travaux publics n’a plus été que sporadiquement employé38 après
une période d’usage intensif dans la seconde moitié des années 1970. Il n’en
demeure pas moins que le niveau d’activisme de la BoJ observable depuis
quelques années est sans précédent39.
37. Pour un excellent panorama des mesures adoptées, voir Kazuo Ueda, « Japan’s Deflation and the Bank of
Japan’s Experience with Nontraditional Monetary Policy », Journal of Money, Credit and Banking, 44 (1), 2012,
p. 175-190.
38. L’exemple le plus marquant a eu lieu sous le gouvernement Hashimoto qui, peu après avoir lancé une
importante opération de ce type, a procédé à une forte contraction sous la forme d’une augmentation des
impôts, ce qui a stoppé net la reprise entamée. Sur la politique budgétaire « sporadique » du Japon, voir
Kenneth Kuttner, Adam Posen, « Fiscal Policy Effectiveness in Japan », Journal of the Japanese and International
Economies, 16 (4), 2002, p. 536-558. Sur la politique fiscale, voir Sven Steinmo, The Evolution of Modern States:
Sweden, Japan, and the United States, New York, Cambridge University Press, 2010.
39. Toshiki Tomita, « The Risk Premium Warning on Japanese Government Bonds », NRI Papers, Nomura
Research Institute, 2003.
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CIN63.indb 37
PIB
en % du PIB
Base monétaire
en % du PIB
Actifs
75 299
6,9
5 170
8,5
6 429
1970
152 362
8,2
12 450
10,3
15 624
1975
248 376
7,7
19 057
9,7
24 105
1980
330 397
7,6
25 241
9,4
31 121
1985
451 683
8,9
40 300
10,9
49 157
1990
497 740
9,5
47 044
10,9
54 296
1995
503 187
21,7
109 279
30,9
155 607
2005
480 096
23,5
112 743
26,8
128 710
2010
473 216
23,8
112 462
30,2
143 022
2011
474 764
28,4
134 741
33,4
158 363
2012
Source : Banque du Japon, « Flows of Funds », plusieurs années
504 119
13,0
65 736
21,2
106 796
2000
Tableau 7. Base monétaire et actifs de la Banque du Japon (en milliards de yens) de 1970 à 2012
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 37
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38 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Les faits présentés dans cette étude composent un tableau très différent de
celui que proposent de nombreux auteurs, selon lesquels la stagnation persistante de l’économie japonaise depuis la fin du libéralisme enchâssé serait due à
l’incapacité du Japon à réformer dans un sens libéral ses structures étatiques.
Nous avons montré que la croissance continue du volume global du secteur
public procède non de l’expansion de l’État développeur mais d’une hybridation
néolibérale de l’État, qui assume désormais un rôle bien plus lourd, quoique
moins visible, dans la stabilisation d’un marché libéralisé et financiarisé.
Ce n’est pas ici le lieu d’en discuter en détail, mais notons que cette hybridation
de l’État est parallèle à divers changements intervenus dans d’autres aspects
du modèle développeur japonais d’après-guerre, notamment les pratiques
d’entreprise des grandes sociétés, le système des participations croisées, la
négociation collective des salaires. En ce sens, on peut donc se demander si
l’un des effets de l’hybridation ne serait pas la perte de certaines complémentarités institutionnelles. Sur cette perte et sur ses répercussions en termes de
performance économique, mon analyse diffère de celle d’autres auteurs40. La
perte que j’observe ne procède pas d’une divergence croissante entre la structure
d’entreprise propre au capitalisme japonais et l’État développeur : comme je l’ai
montré, il est tout simplement faux de dire que seule la structure d’entreprise a
changé pendant que l’État développeur restait obstinément pareil à lui-même,
donc d’attribuer la longue stagnation du Japon à ce décalage-là. C’est un fait :
l’État s’est profondément transformé depuis le début des années 1980.
Or il y a bien une perte de complémentarité institutionnelle qui m’intéresse
ici : elle concerne la relation qui existait entre l’action économique de l’État
développeur – qui privilégiait la collaboration étroite avec les grandes compagnies privées par le biais de sa politique industrielle – et ses activités d’« équivalent fonctionnel de l’État providence » : subventions à l’agriculture, travaux
publics, prêts subventionnés aux petites entreprises. Étant donné que la grande
majorité des travailleurs n’étaient pas salariés des grandes sociétés pratiquant
l’emploi à vie, la préservation de la stabilité sociale et politique nécessaire au
succès d’une stratégie de haute croissance obligeait le gouvernement à mettre
en œuvre toute une gamme de politiques particulières assurant la sécurité de
l’emploi dans les régions en stagnation et les secteurs incapables de survivre
à de pures conditions de marché41. Avec l’hybridation néolibérale, ces deux
40. Sur les complémentarités institutionnelles, voir Peter Hall, Daniel Gingerich, « Varieties of Capitalism
and Institutional Complementarities in the Political Economy: An Empirical Analysis », British Journal of
Political Science, 39 (3), 2009, p. 39 et 449-482 ; Lane Kenworthy, « Institutional Coherence and Macroeconomic
Performance », Socio-Economic Review, 4 (1), 2006, p. 69-91.
41. D. Milly, Poverty, Equality, and Growth: The Politics of Economic Need in Postwar Japan, op. cit. ; T. Miyamoto,
Fukushi Seiji: Nihon no Seikatsu Hoshō to Demokurashī, op. cit. ; M. Estévez-Abe, Welfare Capitalism in Postwar Japan:
Party, Bureaucracy, and Business, op. cit. ; K. Calder, Crisis and Compensation: Public Policy and Political Stability in
Japan 1949-1986, op. cit., et « Linking Welfare and the Developmental State: Postal Savings in Japan », art. cité.
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L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais — 39
composantes institutionnelles de l’État développeur ont reculé, et donc aussi
les complémentarités qu’elles induisaient. De sorte que ladite hybridation
s’accompagne depuis le début, c’est-à-dire depuis les années 1980, d’un creusement des inégalités de revenu et d’une forte aggravation de la pauvreté42.
Le Japon saura-t-il – et comment – traiter cette inégalité et cette insécurité
sociales ? Cette question devrait occuper les chercheurs encore longtemps. ■
Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou
Takaaki Suzuki est directeur des études asiatiques et professeur associé de sciences
­politiques à l’Université de l’Ohio. Ses travaux se déploient principalement dans le
champ des relations internationales et de la politique comparée, avec une spécialisation régionale sur l’Asie orientale. Dans Japan’s Budget Politics: Balancing International and Domestic Interests (Lynne Rienner, 2000, collection de l’Institut d’Asie
orientale de l’Université Columbia), il étudie l’interaction de forces intérieures et
internationales qui concourent à la formation de la politique macroéconomique du
Japon. Il a également publié « Globalization, Finance and Economic Nationalism:
The Changing Role of the State in Japan », dans Anthony P. D’Costa, Globalization
and Economic Nationalism in Asia (Oxford University Press, 2012). Il travaille actuellement sur un projet intitulé « Neoliberalism and the contradiction of Japan’s
contemporary welfare state ».
[email protected]
42. Toshiaki Tachibanaki, « Inequality and Poverty in Japan », The Japanese Economic Review, 57 (1), 2006,
p. 1-27 ; Tetsuo Fukawa, Takashi Oshio, « Income Inequality Trends and Their Challenges to Redistribution
Policies in Japan », Journal of Income Distribution, 16 (3/4), 2007, p. 9-30.
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Négociations
Revue
semestrielle
N°20 - Automne 2013
Dossier :
Penser le compromis
Yves Lichtenberger
Négociation sociale et construction d’acteurs complexes
Bernard Fusulier
Le compromis : du concept descriptif au concept interprétatif
Christian Morel
Décision hautement fiable et compromis
Patrick Germain-Thomas
Inventer et construire des compromis entre l’art et l’économie
Bonvin Jean-Michel et Nicola Cianferoni
La fabrique du compromis sur le marché du travail suisse
Frank Pfetsch
Qu’est-ce qu’un compromis durable ?
Marie-Noëlle Schurmans
Négociations et transactions : un fondement socio-anthropologique partagé
Christian Thuderoz
Le problème du compromis
Varia
Charles Heckscher
Purposive Negotiation
Hamid Mokaddem
Conflits et négociations en Océanie. L’accord de Nouméa de 1998
Aurélien Colson
Machiavel, Le Prince et la négociation
Négociations est disponible en texte intégral sur
www.cairn.info
Négociations. Une revue en langue française, dont l’ambition est d’instruire la
question de la négociation dans la diversité de ses dimensions, en favorisant la
confrontation interdisciplinaire et en faisant se rejoindre plusieurs traditions d’étude.
Site de la revue :
http://www.cairn.info/revue-negociations.htm
Directeur de la publication : Arnaud STIMEC, Université de Reims
NEG 13-2 Typon 16x24.indd 1
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La reconstitution
de l’alliance
développementaliste
en Corée du Sud
et à Taïwan
par Yin-wah Chu
l
’
État développeur était considéré depuis les années 1980
comme l’une des forces de progression économique les plus puissantes de
certaines sociétés d’Asie de l’Est et du Sud-Est. On estimait qu’un État fort,
planifiant la transformation économique, soutenant les entreprises privées,
réprimant la société civile et gérant l’économie dans son ensemble, était,
pour ces pays en développement, une condition nécessaire au rattrapage des
pays avancés1. Lorsque la mondialisation s’est intensifiée et que plusieurs
de ces sociétés asiatiques se sont démocratisées, on s’est demandé si l’État
développeur serait capable de s’ajuster à ces nouvelles conditions2. Tandis
1. Alice Amsden, Asia’s Next Giant, Oxford, Oxford University Press, 1989 ; Peter B. Evans, Embedded Autonomy,
Princeton, Princeton University Press, 1995 ; Thomas B. Gold, State and Society in the Taiwan Miracle, Armonk,
M. E. Sharpe, 1986 ; Chalmers A. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 19251975, Stanford, Stanford University Press, 1982 ; Robert Wade, Governing the Market, Princeton, Princeton
University Press, 1990 ; Linda Weiss, The Myth of the Powerless State, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ;
Meredith Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University Press, 1999.
2. Manuel Castells, La société en réseaux : l’ère de l’information, Paris, Fayard, 1998 (Rise of the Network Society,
Londres, Blackwell Publishers, 1996) et Fin de millénaire, Paris, Fayard, 1999 (End of Millennium, Cambridge,
Blackwell Publishers, 1998) ; Seán Ó Riain, « States and Markets in an Era of Globalization », Annual Review of
Sociology, 26, 2000, p. 187-213, et « The Flexible Developmental State: Globalization, Information Technology,
and the “Celtic Tiger” », Politics & Society, 28 (2), 2000, p. 157-193.
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42 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
que certains auteurs s’attachaient à montrer que le pilotage de l’économie
par l’État demeurait nécessaire et possible3, d’autres ont cherché une voie
moyenne et proposé des expressions comme « État développeur adaptable »
ou « État développeur du XXIe siècle » pour rendre compte à la fois des
continuités et des changements4.
Je voudrais contribuer à ce débat en examinant le secteur des technologies
de l’information (TI) en Corée du Sud et à Taïwan. Ce secteur – entendu
ici comme englobant les ordinateurs, les composants électroniques et les
équipements de télécommunications – est en effet représentatif de l’infinie
souplesse et de l’effacement des frontières qui caractérisent la mondialisation.
Quant aux deux pays choisis, ils se sont démocratisés au milieu des années
1980 et doivent en partie la poursuite de leur croissance au XXIe siècle à
leurs bonnes performances dans le secteur en question.
En m’appuyant sur des documents officiels, des informations de presse, des
études empiriques, ainsi que sur des entretiens avec des fonctionnaires, des
dirigeants d’entreprises, des représentants de fédérations patronales et des
chercheurs5, je montrerai que l’approfondissement de l’intégration économique mondiale a accru le besoin de flexibilité et de savoirs, tandis que la fin
de la guerre froide rendait les pays développés moins tolérants vis-à-vis des
pratiques mercantilistes, si bien que les méthodes traditionnelles de l’État
développeur asiatique ne pouvaient plus fonctionner. La démocratisation a
joué dans le même sens en modifiant les relations des États asiatiques avec
les acteurs sociaux et en leur retirant la faculté de régir autoritairement la
vie économique. Pourtant, la mondialisation est loin d’avoir engendré un
monde sans frontières, ce qui laisse encore beaucoup de marge à l’interventionnisme de l’État. Quant à la démocratisation, elle n’a pas fait disparaître
les institutions de type développeur ni les représentations culturelles des
relations souhaitables entre État et marché, mais a produit des mécanismes
nouveaux de construction de consensus. Contrairement aux thèses de
Manuel Castells et de Seán Ó Riain, les États développeurs asiatiques ne
sont pas voués comme tels à un inexorable déclin ; et, contrairement à celles
de Meredith Woo-Cumings, ils doivent trouver d’autres moyens d’agir que
3. L. Weiss, « Guiding Globalization in East Asia », dans L. Weiss (ed.), States in Global Economy, New York,
Cambridge University Press, 2003, p. 245-261 ; M. Woo-Cumings, « Miracle as Prologue », dans Joseph
E. Stiglitz, Shahid Yusuf (eds), Rethinking the East Asian Miracle, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 343378.
4. P. B. Evans, « Constructing the 21st Century Developmental State », dans Omano Edigheji (ed.), Constructing
a Democratic Developmental State in South Africa, Le Cap, HSRC Press, 2010, p. 37-38 ; Richard Stubbs,
« Whatever Happened to the East Asian Developmental State ? », Pacific Review, 22 (1), 2009, p. 1-22 ; Joseph
Wong, « The Adaptive Developmental State in East Asia », Journal of East Asian Studies, 4, 2004, p. 345-362.
5. Les entretiens nécessaires à la recherche présentée ici ont été conduits au cours de cinq voyages en Corée
entre juillet 2005 et mai 2012, et trois voyages à Taïwan entre août 2010 et février 2012. Le manque de
place et diverses autres considérations ne me permettent pas de remercier individuellement chacun de mes
interlocuteurs.
CIN63.indb 42
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L’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan — 43
l’édiction de règles administratives et le soutien financier direct aux acteurs
économiques de leur choix.
Cette étude rejoint les travaux récents de Alice Amsden, Peter Evans et Joseph
Wong6 sur l’importance croissante du soutien de l’État à la recherche-développement (R&D) et sur son élargissement à des entreprises de dimension
plus modeste. Je pousse leurs analyses un peu plus loin en repérant d’autres
modes d’intervention apparus récemment : sélection stratégique de secteurs
industriels, édiction de normes de télécommunications construisant ou structurant le marché, initiatives de coordination d’acteurs économiques privés.
Mais surtout, je montre qu’on ne saurait analyser de manière satisfaisante
l’État développeur d’aujourd’hui sans examiner à la fois les institutions de
développement « hard » et « soft » et les facteurs politico-structurels, ce que
A. Amsden, P. Evans et J. Wong ont tendance à négliger tant ils se focalisent
sur les outils de la politique publique.
Je commencerai par un exposé rapide des différents points de vue en présence sur les défis que représentent la mondialisation et la démocratisation
pour l’État développeur asiatique, suivi de mes remarques sur les lacunes
de ces analyses. Je proposerai ensuite un tableau des succès du secteur des
TI en Corée du Sud et à Taïwan, puis examinerai, pour chacun de ces deux
pays, la reconfiguration des institutions « hard » et « soft », l’apparition de
nouveaux instruments de politique publique et la reconstitution de l’alliance
« développementaliste » entre acteurs publics et privés du développement.
En conclusion, je comparerai les deux cas en mettant notamment en évidence
leurs dépendances au sentier respectives.
Mondialisation et démocratisation :
deux défis à l’État développeur asiatique
On considère généralement que deux changements majeurs intervenus à la
fin du XXe siècle ont sapé les fondements de l’État développeur asiatique.
Le premier est la mondialisation de l’activité économique, qui s’accompagne
d’une transformation qualitative de la concurrence. Pour M. Castells, une
économie réellement mondiale – c’est-à-dire « dont les éléments centraux
ont la capacité institutionnelle, organisationnelle et technologique de fonctionner comme unité en temps réel (...) à l’échelle planétaire »7 – a commencé
d’apparaître dans les années 1970. Avec la mondialisation, le capital financier,
le capital industriel et les travailleurs sont devenus plus mobiles, tandis que
6. A. Amsden, « Securing the Home Market », Research paper 2013-1, UNRISD, avril 2013 ; P. B. Evans,
« Constructing the 21st Century Developmental State », cité ; J. Wong, « The Adaptive Developmental State
in East Asia », art. cité.
7. M. Castells, La société en réseaux : l’ère de l’information, op. cit., p. 136.
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s’intensifiait la pression pour la réduction des coûts, la réactivité du marché et
l’innovation permanente. Ces conditions sont incompatibles avec l’entreprise
fordiste, verticalement intégrée et hiérarchiquement organisée, et favorisent
au contraire les entreprises en réseaux qui produisent et innovent en tissant
un entrelacs de relations internes et planétaires8.
Or les États développeurs asiatiques avaient assuré la croissance industrielle
rapide de leurs pays en mobilisant leur appareil politico-administratif, en
fournissant du capital, en énonçant des directives et en coopérant étroitement
avec les conglomérats « autochtones » : zaibatsu japonais, chaebol coréens et
entreprises d’État taïwanaises. Si l’on suit les raisonnements de M. Castells
et de Harvey, les perspectives d’insertion dans des réseaux mondiaux rendent
le soutien de l’État moins attractif pour ces conglomérats. Par leur nationalisme et leurs méthodes bureaucratiques, les États asiatiques font obstacle à
l’ouverture sur le monde et à la souplesse nécessaires à l’innovation et au travail
en réseaux. Leur potentiel dirigeant a diminué et leur modèle s’est trouvé
surpassé par « l’État développeur souple » irlandais ou « l’État régulateur »
américain, qui, a-t-il été observé, permettent aux réseaux d’innovation professionnels de leurs pays respectifs de se connecter aux réseaux planétaires
de technologie, de production et de commercialisation9.
La seconde transformation a trait aux relations politiques intérieures et
internationales. Pour reprendre encore une expression de M. Castells, les
États développeurs asiatiques, à l’origine, reposaient sur « la prémisse d’une
autonomie relative à double tranchant »10. D’un côté, leur position géographique et politique leur conférait une telle valeur stratégique pour les pays
développés, notamment les États-Unis, qu’ils pouvaient se permettre des
pratiques mercantilistes sans crainte de rétorsion ; de l’autre, l’autoritarisme
leur donnait les moyens à la fois de dicter leur conduite aux classes dominantes
et d’assurer la soumission des classes dominées. Or la fin de la guerre froide
a rendu les États-Unis moins tolérants à l’égard des options mercantilistes,
tandis que la démocratisation, commencée un peu plus tôt, a fait entrer les
régimes dans la voie de la transition et stimulé la demande populaire de
responsabilité politique, si bien que l’État ne pouvait plus agir tout à fait à
sa guise en faveur des conglomérats.
Certains chercheurs ont néanmoins décelé des signes d’interventionnisme
persistant. Ainsi, M. Woo-Cumings a soutenu, au lendemain de la crise
financière asiatique, que la Corée du Sud avait été ramenée sur le chemin
de l’État développeur par « l’intervention en profondeur de l’État selon une
8. Voir aussi David Harvey, The Condition of Postmodernity, Londres, Blackwell Publishers, 1989.
9. S. Ó Riain, « The Flexible Developmental State: Globalization, Information Technology, and the “Celtic
Tiger” », art. cité ; Jeffrey Hart, Sangbae Kim, « Explaining the Resurgence of U.S. Competitiveness »,
Information Society, 18 (1), 2002, p. 1-12.
10. M. Castells, Fin de millénaire, op. cit., p. 333.
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L’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan — 45
recette éprouvée : échanges de participations et fusions ont été soit imposés
par les autorités soit négociés par leur intermédiaire »11.
D’autres observateurs ne vont pas aussi loin et estiment que les États asiatiques
sont restés développeurs, mais en s’adaptant aux nouveaux défis. J. Wong
considère ainsi que, même s’ils ne peuvent plus allouer des ressources comme
bon leur semble et doivent céder du terrain aux acteurs privés dans certains
rôles, ces États continuent à faciliter le développement national en misant
massivement sur la R&D et en élargissant le concept de développement au
domaine du bien-être social. Les modes de gouvernement plus responsables
ont permis d’instituer des mécanismes de marché qui s’opposent aux pratiques
rentières, et l’entrée en scène de la société civile a enrichi l’élaboration des
politiques publiques par un afflux de forces neuves12.
A. Amsden avance une thèse similaire. De son point de vue, l’obligation de
répondre aux demandes de l’Organisation mondiale du commerce a conduit
l’État développeur à abandonner le subventionnement direct des industries
lourdes pour poser les bases d’une économie de plus haute technologie.
Celle-ci implique un effort d’investissement dans la R&D, l’utilisation de
l’investissement direct étranger pour acquérir des techniques avancées et le
soutien aux petites et moyennes entreprises (PME). Cependant, malgré ces
changements, les États asiatiques sont restés essentiellement nationalistes et
ont continué à compter sur les entreprises du pays (privées ou publiques) pour
« sécuriser le marché intérieur » en tant qu’étape nécessaire de l’expansion
extérieure13. Enfin, P. Evans souligne lui aussi la remarquable capacité de
l’État développeur du XXIe siècle à soutenir la R&D. Selon lui, la démocratie
facilite en fait la construction d’un consensus et l’élaboration de politiques
industrielles qui promettent d’être plus inclusives14.
Tout en étant d’accord avec les thèses de ces trois derniers auteurs, je vais
m’attacher à étudier le développement économique en tant que tel et montrer
qu’il faut dépasser l’affirmation très générale de l’importance de la R&D. Les
chercheurs qui travaillent sur les États développeurs d’aujourd’hui consacrent
presque toute leur attention aux outils de politique publique. Ils ne se posent
de questions ni sur la capacité institutionnelle de l’État, notamment de ses
institutions formelles (« hard ») comme les agences chargées de lancer et
d’appliquer les grands programmes ; ni sur les facteurs politico-structurels,
plus précisément les relations entre les classes sociales et entre celles-ci et les
11. M. Woo-Cumings, « Miracle as Prologue », cité, p. 363 ; L. Weiss, « Guiding Globalization in East Asia », cité.
12. J. Wong, « The Adaptive Developmental State in East Asia », art. cité ; J. Wong, « Re-making the
Developmental State in Taiwan: The Challenges of Biotechnology », International Political Science Review, 26 (2),
2005, p. 169-191.
13. A. Amsden, « Securing the Home Market », cité.
14. P. B. Evans, « Constructing the 21st Century Developmental State », cité.
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acteurs étatiques ; ni sur les institutions « soft »15, c’est-à-dire les convictions
culturelles partagées concernant les relations entre État et marché, que l’on
peut se représenter comme une sorte de dépôt sédimentaire, accumulé dans
les mémoires au fil de plusieurs décennies de retard de développement et de
pilotage de l’économie par l’État. Ces facteurs structurels et institutionnels,
qui déterminent quelles options sont ou ne sont pas à la disposition de l’État
développeur, donnent sens et légitimité à l’action publique, définissent le cadre
dans lequel il faudra résoudre les éventuels différends sociétaux et influent
sur le degré d’acquiescement des partenaires du développement.
Le secteur des technologies de l’information en Corée du Sud
et à Taïwan
Contrairement à ce qui s’est écrit sur la dégradation des économies asiatiques
sous les coups de la mondialisation et de la démocratisation, la Corée du Sud
et Taïwan ont maintenu de remarquables taux de croissance, soit respectivement 5,2 % et 4,4 % par an en moyenne entre 2000 et 2007. Même s’ils sont
loin des records stupéfiants atteints par le passé, ces taux sont comparables
à ceux d’autres pays possédant un important secteur de technologies de
l’information, comme l’Irlande (5,6 %) ou la Finlande (3,5 %)16. De fait, ce
secteur joue un rôle important dans les économies coréenne et taïwanaise.
En Corée du Sud, sa croissance rapide date des années 1990. En 2007, sa production se situait à 288 milliards de dollars17 et ses exportations à 106,5 milliards
de dollars18. Bien que le rythme se soit ralenti depuis 2005, il représentait encore
27,3 % des exportations et 8,3 % du PIB pour la période 2006-2009. En outre,
ses produits se sont progressivement déplacés vers le haut de l’échelle des valeurs
ajoutées ; en 2010, les entreprises coréennes étaient en position de leader mondial
pour les téléphones mobiles, les écrans à cristaux liquides et les mémoires dynamiques à accès aléatoire (DRAM)19. En 2011, Samsung a même ravi à Apple la
première place sur le marché du Smartphone avec 19 % de parts de marché20.
La vigoureuse croissance du secteur à Taïwan date également des années
1990. Sa production a représenté 7,06 % du PIB en 2006 et, en 2007, les
15. L. Weiss, States in Global Economy, op. cit..
16. World Economic Outlook, April 2012, Fonds monétaire international (http://www.imf.org/external/pubs/
ft/weo/2012/01/weodata/download.aspx) (consulté le 20 juin 2012).
17. Les valeurs monétaires ont été converties en dollars américains au taux moyen de l’année correspondante.
18. Korea Statistical Yearbook 2008, Séoul, National Statistical Office, 2009 ; Korea Statistical Yearbook 2010,
Séoul, National Statistical Office, 2012.
19. Sangwon Ko, « Trends in the ICT Industry and ICT R&D in Korea », présentation à la conférence
intitulée Asian Rise in ICT R& D de l’Institut de prospective technologique, Centre commun de recherche
de la Commission européenne, février 2011 (http://is.jrc.ec.europa.eu/pages/ISG/PREDICT/
documents/1SangwonKOtrendsSouthKorea.pdf ) (consulté le 20 juin 2012).
20. Global Mobile Statistics 2012, MobiThinking (http://mobithinking.com/mobile-marketing-tools/latestmobile-stats/a#phone-shipments) (consulté le 24 juin 2012).
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exportations de « produits électroniques » et de « produits d’information
et de communication » ont atteint 75,1 milliards de dollars, soit 30,4 % des
exportations21. Les systèmes d’affichage d’images ainsi que les semi-conducteurs
se sont placés en position de tête sur les marchés mondiaux. Même si Taïwan
est traditionnellement spécialisé dans les produits intermédiaires, quelques
marques propres se sont fait une place au niveau mondial, notamment HTC
qui occupait en 2011 la septième place sur le marché du téléphone mobile
avec 2,4 % de parts de marché, et la cinquième place pour les Smartphones,
avec 8,9 %22.
La reconstitution du pacte développeur en Corée du Sud et à Taïwan
Ces deux économies nationales affichent donc toujours de fort bons résultats.
Or, ni en Corée du Sud ni à Taïwan, l’économie mondialisée n’a submergé
l’État développeur23 dont l’autonomie et les capacités n’ont pas été non plus
affaiblies par la démocratisation. Nous allons maintenant examiner la reconfiguration de l’État développeur en analysant les changements éventuellement
intervenus dans les institutions formelles, dans la volonté de développement
(ou, plus généralement, dans le consensus culturel sur la relation souhaitable
entre État et marché) et dans les instruments de l’action publique. Nous observerons aussi les partenaires du développement et la façon dont ils coopèrent
dans cette nouvelle configuration pour conquérir « l’avantage du premier
arrivé » (Corée du Sud) ou s’élever sur la chaîne de valeur mondiale (Taïwan).
Corée du Sud
La reconfiguration de l’État développeur
Démocratisé, l’État sud-coréen a conservé sa volonté de développement,
maintenu la cohérence de son action par-delà les changements politico-­
institutionnels et inventé de nouveaux moyens de guider l’économie.
Sa détermination à conduire la transformation économique se lit dans les
projets énoncés par les présidents successifs, quelle que soit leur tendance.
Ainsi, bien que Kim Young-sam (1993-1998) et Lee Myung-bak (2008-2013)
aient plutôt penché vers le libéralisme économique, la politique de segyehwa
21. Economic Development ROC (Taiwan), Taipei, Council for Economic Planning and Development, 2011 ;
Shin-Horng Chen, Pei-Chang Wen, Meng-Chun Liu, A Study on Trends in ICT R& D and the Globalization of
R& D in Taiwan, Economic Monograph 45, Taipei, Chung-Hua Institution for Economic Research, février
2012 ; Trade Statistics, Taipei, Bureau of Foreign Trade (http://cus93.trade.gov.tw/ENGLISH/FSCE)
(consulté le 28 juin 2013).
22. Global Mobile Statistics 2012, cité.
23. M. Castells, La société en réseaux : l’ère de l’information, op. cit. ; S. Ó Riain, « States and Markets in an Era
of Globalization », art. cité.
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(mondialisation) du premier a été une réforme sociale statocentrée visant
à propulser la Corée dans le club de l’OCDE, tandis que l’objectif d’une
« vigoureuse économie de marché » formulé par le second incluait toutefois
l’intention de « lancer de nouveaux moteurs de croissance »24. De même, en
dépit de l’orientation plutôt favorable à la classe ouvrière des présidents Kim
Dae-jung (1998-2003) et Roh Moo-hyun (2003-2008), Kim a pris soin de
préserver la compétitivité des cinq premiers chaebol en conduisant son « Big
Deal », tandis que Roh s’est enorgueilli de ses efforts pour faire tourner les
futurs moteurs de croissance dans le respect du principe de « sélection et
concentration »25.
Par ailleurs, la démocratisation, qui a indirectement contribué à la dissolution
de l’agence pilote EPB (Economic Planning Board) en 1994, n’a pas mis fin
à la cohérence de la politique de développement 26. Outre les changements
de nature compensatoire instaurés dans les institutions de l’État, qui mériteraient une étude approfondie, il faut relever deux points particulièrement
significatifs. Le premier est l’importance de la fonction présidentielle : « La
présidence forte reste une réalité intacte aussi bien en démocratie sous un
président civil qu’en régime autoritaire sous un président militaire. Nourris
d’une culture politique où l’autorité personnelle pèse plus lourd que celle
que confèrent les institutions, les chefs de l’exécutif d’aujourd’hui tendent
toujours à se comporter en arbitres suprêmes »27. C’est donc le président qui
tranchera entre les positions divergentes ou entre les projets ministériels
concurrents. À propos de la controverse relative à l’adoption de l’accès multiple
par répartition en code (CDMA) comme norme de téléphonie mobile, l’un
de mes interlocuteurs du ministère de l’Information et la Communication
(MIC, rebaptisé depuis, après une courte éclipse) m’a ainsi expliqué que son
ministre avait la confiance du Président et que la décision de celui-ci avait
mis fin à une « discussion inutile »28.
Le second point est l’apparition d’un « mécanisme correcteur » reposant
précisément sur la démocratie et l’alternance, et qui a contré la menace
que la démocratisation était susceptible de faire peser sur la continuité et la
cohérence à long terme de la politique publique. Un exemple éclairant est la
suppression du MIC par le Président Lee Myung-Bak. Convaincu que le secteur
24. Myung-bak Lee, « Lee Administration’s Main Policies », 2008.
25. Moo-hyun Roh, « The Roh Administration’s 3rd Anniversary », 2006 ; M. Woo-Cumings, « Miracle as
Prologue », cité.
26. Byung-Kook Kim, « The Labyrinth of Solitude », dans Byung-Kook Kim, Ezra F. Vogel (eds), The Park
Chung-hee Era, Cambridge (US), Harvard University Press, 2011.
27. Hyun-Chin Lim, Joon Han, « Social Realignment, Coalition Change and Political Transformation », dans
Duck-Koo Chung, Barry Eichengreen (eds), The Korean Economy beyond the Crisis, Cheltenham, Edward Elgar,
2004, p. 278-279 ; Jongryn Mo, Chung-In Moon, « Business-Government Relations under Kim Dae-jung »,
dans Stephan Haggard, Wonhyuk Lim, Euysung Kim (eds), Economic Crisis and Corporate Restructuring in Korea,
Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2003.
28. Entretien, 19 janvier 2006.
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des TI avait épuisé son potentiel, Lee a préféré promouvoir la convergence
numérique. Ses décrets ont été dûment appliqués, mais sans conviction et
avec beaucoup d’inquiétude, car le besoin de gestion et de soutien étatiques
centralisés du secteur était fortement ressenti. Au début, seuls quelques
hauts fonctionnaires ont murmuré, puis les réticences ont progressivement
fait consensus au sein de toute la société, consensus exprimé diversement
par les chercheurs indépendants comme par ceux des instituts publics, par
le président de l’Assemblée nationale et même par Park Geun-hye, pourtant
candidate du même parti Saenuri à l’élection présidentielle suivante29. Arrivée
au pouvoir en 2013, celle-ci n’a pas tardé à corriger l’erreur de Lee en créant
un ministère de la Science, des TIC et de la Planification, afin de rétablir la
direction centralisée jugée nécessaire par tous.
Enfin, les réglementations administratives et les prêts à taux préférentiel, toujours
utilisés de manière limitée pour aider les PME, ne sont plus les instruments
principaux d’orientation des conglomérats, comme ils l’étaient aux beaux jours
de l’État développeur coréen. Pour pousser les entreprises dans le sens souhaité,
l’État agit maintenant plutôt en formulant des visions d’avenir, en structurant
le marché, en fournissant des ressources. Les ministères concernés présentent
une « feuille de route » ou une « orientation générale » identifiant les technologies ou industries stratégiques30. Par exemple, la « Stratégie IT839 » lancée
en 2003 expliquait comment, selon le MIC, différents sous-secteurs des TI
pourraient grandir, franchir ou sauter des étapes technologiques et arriver en
premier sur certains marchés ; y figurait également l’engagement clair de l’État
sur les ressources qu’il était disposé à fournir31. Le ministère encourageait et
« coordonnait » ainsi le dynamisme des entreprises en construisant un climat
de confiance : les entreprises avaient l’assurance que leurs initiatives entreraient
dans un ensemble de décisions d’investissement dotées d’un potentiel de renforcement mutuel. En outre, l’élite politico-administrative coréenne s’efforce
de favoriser la compétitivité des entreprises en s’appuyant sur des programmes
intérieurs (comme le soutien aux PME), voire sur des politiques qu’elles n’ont
pas choisies (comme les réformes demandées par le FMI) ; de modeler ou de
construire certains marchés en fixant des normes de télécommunications ; de
réduire les risques encourus par les entreprises et de consolider leur assise en
mobilisant à leur bénéfice les fonds de R&D, en leur assurant des marchés
publics et en mettant à leur disposition des infrastructures.
29. Tae-hoon Lee, « Speaker Urges Creation of IT Control Tower », The Korea Times, 19 avril 2010 ; entretien,
11 mai 2012.
30. Voir par exemple 577 Initiative: Science and Technology Basic Plan of the Lee Myung Bak Administration
(2008-2012), Séoul, ministère de l’Éducation, de la Science et de la Technologie (http://english.mest.go.kr/
web/1714/en/board/enview.do?bbsId=263&pageSize=10&currentPage=1&boardSeq=1321&mode=view)
(consulté le 19 avril 2010).
31. IT839 Strategy, Séoul, MIC, 2003.
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50 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
La réforme des chaebol
Partenaires du développement, les chaebol sont devenus de formidables acteurs
sur la scène mondiale, même si plus de la moitié des trente premiers ont fait
faillite en 1997-1998. Les survivants ayant été revigorés par les réformes de
l’après-crise, la somme des actifs des trente premiers a presque triplé en dix
ans, pour atteindre 1 007 milliards de dollars en 2010, et leur ratio d’endettement n’était plus que de 119,9 % en avril 200932. S’ils restent verticalement
intégrés et « très coréens » par leur mode de gestion33, ces conglomérats
entretiennent désormais avec leurs sous-traitants et les entreprises de leur
groupe des relations moins écrasantes, ce qui leur a permis de mondialiser
leur production et leur recherche34. Par exemple, Samsung Electronics a
créé des réseaux de production et des centres de design et de R&D dans le
monde entier, et a noué des alliances stratégiques avec d’autres compagnies
mondiales comme Sony35. On ne s’étonnera donc pas que des acteurs économiques privés aussi compétents « ne désirent qu’une chose, c’est qu’on les
laisse tranquilles »36.
Néanmoins, malgré leur croissance et la multiplication de leurs liens avec
le reste du monde, les chaebol ne rejettent pas catégoriquement la direction
de l’État développeur. L’intense concurrence mondiale, les coûts très lourds
de l’investissement et la complexité technologique et politique du secteur
des TI les amènent à suivre de très près l’action de l’État et à entretenir des
relations étroites avec les élites publiques, toujours dans l’idée de tirer le
meilleur parti des possibilités du marché37. Sur le plan financier, les fonds
publics affectés à la R&D représentent pour eux un précieux appoint, même
s’ils ne totalisaient en 2009 que 8,5 milliards de dollars contre 21 milliards
de dollars venus du privé (Samsung Electronics y contribuant à lui seul
pour 6 milliards)38. Tout aussi important, l’État s’est révélé être un excellent
32. Sea-jin Chang, Financial Crisis and Transformation of Korean Business Groups, Cambridge (UK), Cambridge
University Press, 2003 ; Tomikazu Hiraga, « Developments in Corporate Governance in Asia », NLI Research,
2010 (http://www.nli-research.co.jp/english/socioeconomics/2010/li100125.pdf ) (consulté le 16 août
2012) ; Tong-hyung Kim, « Small Firms Bear Brunt of Economic Uncertainty », The Korea Times, 17 février
2012 (http://www.koreatimes.co.kr/www/news/include/print.asp?newsIdx=105127) (consulté le 16 août
2012) ; Chris Rowley, Johngseok Bae, « Big Business in South Korea: The Reconfiguration Process », dans
Chris Rowley, Malcolm Warner (eds), Globalization and Competitiveness, Londres, Routledge, 2005.
33. Entretien, 19 janvier 2006 ; Robert C. Feenstra, Gary. G. Hamilton, Emergent Economies, Divergent Paths,
New York, Cambridge University Press, 2006 ; Eun-Mee Kim, Big Business, Strong State, Albany, SUNY Press,
1997.
34. Seung-ho Kwon, Dong-kee Rhee, Chung-sok Suh, « Globalization Strategies of South Korean Electronics
Companies after the 1997 Asian Financial Crisis », dans C. Rowley, M. Warner (eds), Globalization and
Competitiveness, op. cit..
35. Samsung Electronics, Samsung Profile 2011 (http://www.samsung.com/us/aboutsamsung/
corporateprofile/download/Samsung_Profile_2011-EN-final-revise.pdf ) (consulté le 2 août 2012) ;
Anthony Michell, Samsung Electronics, Singapour, Wiley, 2010, p. 174-176.
36. Entretien avec un membre de la Fédération des industries coréennes, 23 juillet 2010.
37. Entretien, 1er août 2005 ; entretien, 29 juillet 2005.
38. Samsung Electronics, Samsung Profile 2011, op. cit..
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L’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan — 51
sélectionneur de technologies à suivre. Outre le cas bien connu du CDMA,
citons la Wibro (Wireless Broadband), développée en 2004 dans le cadre de
la stratégie IT839, qui devrait capter 10 % à 20 % du marché de la 4G en
201539. Les chaebol ont donc des raisons à la fois financières et technologiques
de respecter le pilotage de l’État dans certaines circonstances. En 2009
encore, on apprenait ainsi que Samsung Electronics et Hynix Semiconductor
travaillaient en coopération avec l’État – celui-ci contribuant pour moitié au
budget du projet (soit 9,4 millions de dollars jusqu’en 2014) – à la production
de la première mémoire à transfert de spin (STT-MRAM), avec pour objectif
que la Corée « contrôle en 2015 environ 45 % du marché mondial de la puce
DRAM de 30 nanomètres » 40.
Le rôle de l’État comme producteur de règles au niveau national et mondial et le caractère déterminant des normes de télécommunications dans la
construction et la structuration du marché des TI confèrent encore plus de
poids aux acteurs publics. Si Samsung a été en mesure d’annoncer en mai
2008 qu’elle pouvait compter sur sa solution globale WiMAX mobile pour
« consolider sa position de leader dans le domaine » 41, c’est en partie parce
que le WiMAX mobile avait été adopté en 2007 comme norme mondiale 3G
par l’Union internationale des télécommunications, laquelle, on le sait, ne
prend en considération que des propositions soumises par des États.
Les remarquables compétences de l’État coréen en matière de veille technologique, ses prérogatives réglementaires et, dans une moindre mesure, ses
ressources financières lui permettent d’influer sur les fortunes commerciales
– intérieures et internationales – des chaebol : c’est là-dessus que se fondent
ses capacités dirigeantes. De leur côté, les conglomérats ont un intérêt vital
à suivre de près l’action de l’État et à rester en contact avec ses représentants.
Pour ce faire, ils s’appuient sur des associations comme la Fédération des
industries coréennes, qui a des rencontres d’information régulières avec les
ministères, ou mettent en place des dispositifs maison qui leur garantissent
une information instantanée.
La naissance du citoyen économique
La démocratisation et la réduction des coûts liés à la protestation sociale ont
également permis aux ouvriers et à d’autres segments de la société civile,
simples exécutants dans le schéma de développement industriel de la période
39. Tae-gyu Kim, « Korea to boost its own 4G technology », The Korea Times, 10 avril 2012 (http://www.
koreatimes.co.kr/www/news/biz/2012/04/123_108700.html) (consulté le 26 juin 2012).
40. « Government Teams up with Samsung, Hynix to Develop Next-Generation Memory Chips », Yonhap News Agency,
26 novembre 2009 (http://english.yonhapnews.co.kr/business/2009/11/25/27/0501000000AEN20091125007900320F.
HTML) (consulté le 9 février 2014).
41. A. Michell, Samsung Electronics, op. cit., p. 163.
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52 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
précédente, de prétendre à des droits économiques et de devenir ce que l’on
pourrait appeler des citoyens économiques à l’état naissant.
La participation active de ces citoyens a notamment incité l’État à prendre
des dispositions en faveur des PME. Un exemple intéressant : confronté à
une baisse de popularité, le gouvernement Lee Myung-bak a demandé aux
chaebol de mieux partager leurs profits avec leurs sous-traitants : après un
refus hautain, Samsung s’est résolu à faire preuve de bonne volonté en créant
pour eux un fonds de R&D42. De manière générale, depuis la démocratisation,
l’État aide davantage les PME sur le plan financier et technique.
Même si ce sont les grandes entreprises qui assurent encore, et de loin, la
plus grande part des dépenses de R&D, la contribution des PME a augmenté,
passant de 3,3 milliards de dollars en 2005 à 7,2 milliards en 201043. Tout aussi
important, la part des PME dans les exportations et dans la valeur ajoutée
du secteur des TI est passée respectivement de 18,6 % et 14,9 % en 1996 à
21,3 % et 17,0 % en 2009, avec un maximum en 200244. Les deux plus grandes
sociétés de portail Internet et plusieurs firmes de web créatif de bonne taille
ont aussi commencé comme start-up. Même si ces changements n’ont pas
porté atteinte à la supériorité écrasante des chaebol, la contribution des PME
a accru le dynamisme du secteur coréen des technologies de l’information.
Taïwan
Reconfiguration de l’État développeur
Taïwan a, elle aussi, connu une démocratisation, donc un changement de
régime et une certaine réorganisation institutionnelle, mais, comme en
Corée, la volonté de développement des élites politico-administratives, la
cohérence de l’action publique et la capacité institutionnelle n’en ont guère
(ou pas) souffert, de sorte que l’État continue à jouer un rôle de guide et de
coordinateur des activités économiques.
Ainsi, les présidents Lee Teng-hui (1988-2000), Chen Shui-bian (2000-2008)
et Ma Ying-jeou (depuis 2008), bien qu’étant de tendances politiques très différentes, sont restés tous les trois attachés à l’idée de faciliter la transformation
économique, avec des priorités plutôt marquées par la continuité. De façon
42. « Economic Democratization », The Korea Times, 18 janvier 2012 (http://www.koreatimes.co.kr/www/
news/opinon/2012/06/202_103124.html) (consulté le 9 février 2014) ; « South Korea’s Next President Will
Probably Be Obliged to Enact some Form of Chaebol Reform », Chartis Insurance, 10 juillet 2012 (http://www.
chartisinsurance.com/South-Korea-Corporate-Reform_2590_434873.html) (consulté le 9 février 2014).
43. Young Hee Kim, « Trends and Investment Supports of Small-and-Medium Enterprises R&D for Their
Sustainability », Séoul, Korea Institute of Science and Technology Evaluation and Planning, Issue paper
2012/3, p. 8.
44. Korea Statistical Yearbook 1998 (Séoul, National Statistical Office, 1999) ; 2003 (NSO, 2004) ; 2008 (NSO,
2009) et 2010 (NSO, 2011).
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L’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan — 53
significative, Chen Shui-bian n’a pas seulement réclamé davantage de justice
économique pour les ouvriers et les PME, il a aussi proposé de stimuler la
croissance et de réduire le chômage en faisant de Taïwan une Green Silicon
Island, autrement dit un lieu d’épanouissement des TI et de l’agriculture non
polluante45. Quant à Ma Ying-jeou, son premier souci a été de faire repartir
l’économie de Taïwan après le tsunami financier de 2008. Outre le secteur
des TI, considéré comme la condition de base de tout le reste, il a proposé
dès son premier mandat de soutenir « six branches émergentes », « quatre
domaines de produits intelligents » et « dix activités de services de première
importance », et les a réunis, au début de son second mandat, sous le titre
global de « Décennie d’or » 46. Chen et Ma ont donc non seulement partagé la
même détermination à appuyer le développement industriel, mais aussi choisi
et de renforcer le secteur des TI et de soutenir des activités faisant appel à
ces technologies ou leur étant liées. La continuité des politiques industrielles
pendant la transition démocratique s’explique en partie par l’absence à Taïwan
de controverse aiguë entre les conceptions économiques néolibérales et
social-démocrates. L’idéologie socialiste des « trois principes du peuple » du
Kuomintang et le souvenir catastrophique de l’inflation galopante des années
1940 et du début des années 1950 expliquent pourquoi les Taïwanais et leurs
dirigeants se méfient d’une libéralisation économique radicale47.
Cette fidélité des présidents au rôle développeur de l’État est partagée par les
ministères et leur personnel. Ainsi, en 2009, le Conseil scientifique national (NSC)
a fait figurer parmi ses six objectifs stratégiques le « renforcement de l’innovation
technologique pour améliorer l’environnement industriel » et le « recours à la
puissance de la technologie pour faciliter le développement durable »48. L’autorité
de l’État en matière de pilotage économique est d’ailleurs sanctionnée par l’opinion
publique : en 2012, le fait que les dirigeants des principales entreprises technologiques aient déclaré leur soutien au candidat Ma Ying-jeou quelques jours avant
la date du scrutin a effectivement stimulé sa popularité49. Et lorsque Ma a confié
l’ensemble des questions de technologie à Simon Chang (ancien cadre dirigeant de
Google pour l’Asie) avec le titre de ministre sans portefeuille, les médias ont salué
son initiative en la rapprochant de celles de l’ancien Premier ministre Sun ­Yun-suan
(1978-1984), qui avait présidé à l’élévation du niveau technologique du pays50.
45. Green Silicon Island Economic Development Blueprint (lushijidao jing jifazhang lantu), Council for Economic
Planning and Development, 2002.
46. Golden Decade National Vision, Executive Yuan (gouvernement), juillet 2012 (http://www.ndc.gov.tw/
encontent/m1.aspx?sNo=0017230).
47. D’autres indices sont fournis par sa prudence financière et par le fait que Taïwan ait tenu bon dans la crise
de 1997-1998.
48. Conduire un développement national scientifique et technique complet, National Science Council (Taïwan), 2009
(en chinois) (web1.nsc.gov.tw/public/Data/113111584271.pdf) (consulté le 8 mai 2012).
49. Information communiquée par le professeur K. H. Hsieh de l’Academia Sinica le 15 février 2012.
50. Chun-yi Lu, « Simon Chang », United Evening News, 31 janvier 2012 (http://udn.com/NEWS/
NATIONAL/NAT4/6869727.shtml) (consulté le 3 septembre 2012).
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54 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
À la différence de la Corée du Sud, Taïwan n’a pas accompagné sa transition
démocratique d’une réorganisation formelle des institutions de l’État développeur, mais il faut signaler deux changements importants. Premièrement,
si les missions prioritaires du Conseil de la planification économique et du
développement (CEPD), qui a longtemps joué un rôle stratégique dans le
domaine concerné, portent désormais sur le développement urbain et social51,
la planification et le soutien de l’État à l’économie perdurent, notamment
grâce au transfert progressif du personnel (et donc de l’expérience) du CEPD
vers le ministère de l’Économie. Et ce sont désormais deux services de ce
ministère, le Bureau du développement industriel (IDB) et le Département
de la technologie industrielle (DoIT), ainsi qu’un autre organisme gouvernemental, le National Science Council (NSC), qui assument la responsabilité
de ces tâches52. Deuxièmement, malgré le peu de goût des Taïwanais pour
les idées néolibérales, la plupart des entreprises d’État ont été privatisées
dans les années 1990 : on estimait en effet que la très grande proximité de
ces entreprises nationales avec le régime du Kuomintang offrait un avantage
politique et économique injustifié au parti et à ses cadres. La privatisation
visait donc à égaliser les conditions de la compétition avec d’autres partis.
Enfin, la capacité du Premier ministre en exercice à mobiliser ses réseaux et
ses influences a été un facteur déterminant pour la précision et le dynamisme
des politiques de développement53. L’absence de dirigeants de grande envergure durant ces dernières années, la dispersion des pouvoirs de décision entre
plusieurs directions du ministère de l’Économie et la privatisation des entreprises publiques (autrefois outils essentiels de la politique économique) n’ont
pas tant eu pour effet de mettre du désordre dans l’action gouvernementale
que de renforcer la tendance déjà ancienne de l’État taïwanais à soutenir une
grande diversité de branches industrielles, contrairement à l’État sud-coréen
qui a toujours préféré en cibler un tout petit nombre.
Comme en Corée du Sud, le ministère de l’Économie et d’autres organes de
l’État publient régulièrement de grandes orientations et des projets d’action
plus concrets. Cela est certes utile, mais les principaux outils de la politique
publique à Taïwan sont le financement et la coordination de la recherche. Si, en
valeur absolue, le budget de R&D de Taïwan paraît modeste, comparé à ceux
des États-Unis, du Japon ou de la Corée du Sud, il est l’un des plus élevés du
monde en pourcentage du PIB : 2,9 %, soit 11 150 millions de dollars– dont
29,5 % de financement public – en 200954. Les fonds sont distribués par le NSC,
51. T. B. Gold, State and Society in the Taiwan Miracle, op. cit. ; R. Wade, Governing the Market, op. cit..
52. Entretien, 10 août 2011.
53. Yongping Wu, « Rethinking the Taiwanese Developmental State », The China Quarterly, 177, 2004, p. 91114 ; entretien, 10 août 2011.
54. National Science and Technology Survey, National Science Council, 2012 (https://nscnt12.nsc.gov.tw/
WAS2/English/AsTechnologyEStatistics.aspx?ID=3) (consulté le 28 juin 2013).
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L’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan — 55
l’IDB et le DoIT, mais une spécificité plus remarquable est que des fonctionnaires de l’IDB et du DoIT, ainsi que des chercheurs de l’ITRI (Institut de
recherche sur les technologies industrielles, à financement public), ont pour
mission de conseiller les entreprises et de faciliter leur mise en réseaux, et cela
de leur propre initiative. Le but de ces interventions est souvent de combler
les lacunes de la chaîne de valeur en organisant entre plusieurs entreprises de
haute technologie des collaborations de recherche destinées à profiter à tout
le groupe55. L’aptitude des acteurs publics à travailler dans une grande proximité avec les producteurs privés s’est forgée au cours de ces longues années
où l’État a fourni aux entreprises industrielles des services de mise à niveau.
En revanche, la stratégie de comblement des lacunes de la chaîne de valeur et
la possibilité d’inciter des groupes d’entreprises potentiellement concurrentes
à prendre des risques partagés est un phénomène plus récent.
Des entreprises en réseaux
Depuis leur naissance dans les années 1980, les sociétés taïwanaises de TI ont
grandi, ont élargi au monde entier leurs activités de production et de recherche,
et certaines ont même modifié leur modèle d’entreprise. Cependant, elles
apprécient toujours autant d’être guidées par l’État. Comme dans d’autres
secteurs, la plupart d’entre elles ont commencé en tant que PME. Selon un
de mes interlocuteurs, elles ont procédé au début par « ingénierie inverse »
et l’État n’a fourni ressources et conseils que plus tard56. La création du Parc
scientifique et industriel de Hsinchu, l’accord de transfert de technologie avec la
compagnie américaine RCA, la création de l’ITRI et le transfert de technologie
à ses « diplômés »57 ont facilité l’épanouissement de l’ensemble de la branche.
Beaucoup de ces sociétés ont crû au fil du temps, mais même les plus grosses
sont de dimension plus modeste que les sud-coréennes. En 2011, les capitaux
propres de TSMC, fabricant de semi-conducteurs grâce auquel Taïwan avait
capté 68,4 % du marché mondial de ces produits en 2007, représentaient à
peine le quart de ceux de Samsung Electronics58 ; ceux de HTC, très compétitive sur le marché mondial du Smartphone, moins du trentième (tableau).
55. Entretien, 10 juin 2011.
56. Entretien, 2 juin 2011.
57. Les « diplômés » sont les ingénieurs et dirigeants qui ont suivi l’ensemble des programmes d’« incubation »
et autres proposés par l’ITRI et d’autres institutions. AnnaLee Saxenian, Jinn-Yuh Hsu, « The Silicon ValleyHsinchu Connection: Technical Communities and Industrial Upgrading », Industrial and Corporate Change,
10 (4), 2001, p. 893-920.
58. Shin-Horng Chen, Pei-Chang Wen, Meng-Chun Liu, A Study on Trends in ICT R& D and the Globalization
of R& D in Taiwan, op. cit..
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56 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Quelques firmes de technologies de l’information
en Corée du Sud et à Taïwan en 2011
Capitaux propres
(USD)
Corée du Sud
Taïwan
Samsung
Electronics1
LG Electronics
Foxconn
TSMC
HTC
88 307 746,000
11 400 544,0002
3 758 694 000
20 867 787 000
3 349 734 000
Nombre
de salariés
221 726
91 457
98 8683
35 000
16 746 (2012)
Notes:
1
Il s’agit uniquement des chiffres de Samsung Electronics. Le groupe Samsung
est beaucoup plus vaste, avec au total 224,7 milliards de dollars de capitaux
propres en 2011.
2
Données en wons converties en dollars au taux de 1 USD=1153,29 KRW.
3
Le nombre total d’employés de Foxconn doit être proche de 1 million si sont
inclus les travailleurs et étudiants employés sur le territoire chinois.
Sources : rapports annuels 2011 des différentes entités publiés sur leurs sites
internet respectifs : Foxconn International Holdings Limited ; HTC ; LG
Electronics ; Samsung Electronics ; TSMC
Quelques firmes comme Asus, BenQ et HTC commercialisent des produits
sous leur propre marque, mais la plupart continuent à ne produire que des
composants ou proposent des services de fabrication comportant divers
niveaux d’intrants scientifiques ; dans ce cas, elles doivent en partie leur
compétitivité à leur capacité collective à fluidifier la réalisation de l’ensemble
de la chaîne de valeur.
Les sociétés taïwanaises (y compris dans les TI) sont nombreuses à investir
en Chine continentale. Selon les statistiques de la République populaire, le
montant total de leurs investissements a atteint 51 093 millions de dollars
entre 1992 et 2010, ce qui place Taïwan en quatrième position derrière Hong
Kong, le Japon et les États-Unis59. Ces sociétés ont été attirées d’abord par
le faible coût de la main-d’œuvre et du foncier, puis, plus tard, par la qualité
des ingénieurs du continent, notamment en termes de recherche.
Les entrepreneurs taïwanais attachent toujours un grand prix au pilotage
et au soutien de l’État, d’abord, selon mes interlocuteurs du secteur public,
parce que le développement de nouveaux produits est devenu si coûteux que
les firmes, grandes et petites, trouvent intérêt à être guidées et mises en
réseaux60 ; ensuite, parce que le risque politique de l’investissement en Chine
impose une bonne coordination avec les représentants de l’État.
59. China Statistical Yearbook, Pékin, China Statistical Bureau, 1994-2012.
60. Entretien, 10 juin 2011.
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L’alliance développementaliste en Corée du Sud et à Taïwan — 57
Les résultats présentés ici montrent que, contrairement à ce que postulaient
M. Castells et S. Ó Riain, les forces à l’œuvre dans la mondialisation n’ont ni
brisé le dynamisme économique de la Corée du Sud et de Taïwan ni fait voler
en éclats leurs États développeurs. Cependant, et cette fois à la différence
des thèses de M. Woo-Cumings, ces derniers n’agissent plus seulement à
coups de règlements bureaucratiques comme ils l’ont fait si longtemps. En
Corée du Sud, le défi de la mondialisation et de la démocratisation a été
relevé par la reconstitution d’une alliance développementaliste entre l’État
développeur reconfiguré, les chaebol réformés et les nouveaux citoyens économiques. Taïwan, elle, a reconstitué son alliance entre l’État (qu’on peut
aussi qualifier de « développeur reconfiguré ») et les entreprises désormais
connectées en réseaux. Chacun des deux États a conservé une certaine continuité avec ses préférences d’autrefois, la Corée du Sud privilégiant un petit
nombre de secteurs industriels, Taïwan répartissant son action sur une plus
grande diversité de branches. Dans les deux cas, on est passé d’un soutien
financier à des soutiens institutionnels. En Corée du Sud, plans stratégiques
et normes de télécommunications permettent à l’État d’aider les chaebol à
franchir ou à sauter des étapes technologiques, voire à arriver les premiers
sur certains marchés, tandis qu’un soutien à la R&D est dispensé aux PME
pour redynamiser le secteur. À Taïwan, l’aspect le plus caractéristique du
soutien de l’État est la coordination (lancée et animée par des fonctionnaires
et des chercheurs de laboratoires publics) des efforts de R&D de plusieurs
entreprises potentiellement rivales, avec pour effet de les faire monter dans
la chaîne de valeur mondiale.
Mes observations me permettent également de porter un nouveau regard sur
deux débats théoriques actuels concernant l’État développeur asiatique. Sur
le thème de la mondialisation, elles confortent la thèse de la multiplicité des
articulations entre institutions et processus planétaires et locaux. Sur le thème
du socle politico-institutionnel de l’État développeur, elles montrent à quel
point, dans les deux pays étudiés, les élites étatiques demeurent attachées à
l’œuvre de développement économique national et investissent des ressources
décisives dans la formulation et la mise en œuvre des politiques publiques.
En cela, mon étude va dans le sens du courant théorique qui insiste particulièrement sur les capacités administratives de l’État développeur.
Enfin, pour comprendre pleinement la persistance de ce dernier – y compris
la fidélité des élites publiques à ses missions, leurs programmes et actions,
l’acceptation par les entreprises de son rôle dirigeant en économie –, il faut
s’intéresser davantage aux forces politico-structurelles et aux représentations
culturelles. De même que l’existant politico-structurel donne aux élites
publiques les moyens d’assumer leur fonction de pilotage et détermine en
partie leurs décisions, de même les convictions culturelles, en tant qu’ethos,
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58 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
fournissent du sens et constituent la base nécessaire à la coordination de
l’action publique et à la résolution des conflits d’intérêts.
En dessinant les grandes lignes des nouveaux pactes de développement de
Taïwan et de la Corée du Sud, j’ai montré comment il était possible à l’État
développeur de continuer à agir dans le contexte du capitalisme mondialisé et
souligné l’importance centrale des forces politico-structurelles et des convictions culturelles pour une théorisation de l’État développeur reconfiguré. ■
Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou
Yin-wah Chu enseigne la sociologie à l’Université baptiste de Hong Kong (HKBU). Elle a
notamment publié « Eclipse or Reconfigured? », Economy and Society (38 (2), mai
2009, p. 278-303) et dirigé la publication de Chinese Capitalisms (Palgrave Macmillan,
2010). Elle publiera The Global Rise of China, avec Alvin Y. So, en 2014 chez Polity.
[email protected]
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L’État développeur :
défense du concept
par Elizabeth Thurbon
d
epuis la crise financière qui a balayé l’Asie dans les années
1990, de nombreux chercheurs prédisent le « déclin » ou la « mort » de l’État
développeur dans la région et mettent en doute l’utilité de ce concept dans le
monde d’aujourd’hui. Durant toute cette période, la Corée du Sud s’est imposée
comme leur cas de prédilection. Je commencerai donc par expliquer pourquoi
j’ai choisi, moi aussi, ce pays comme base empirique principale de ma réflexion.
Je présenterai ensuite les principales propositions des « déclinistes », en allant
des plus « radicaux » aux plus « modérés » – il convient donc de manier cette
catégorie avec prudence étant donné l’hétérogénéité des thèses avancées – et en
m’efforçant de mettre en évidence leurs limites méthodologiques, conceptuelles
et empiriques pour ce qui concerne ce pays. Je conclurai par une discussion de
l’utilité contemporaine de la notion d’État développeur, cette défense conceptuelle m’amenant à démontrer qu’elle a conservé sa pertinence analytique non
seulement pour la Corée, mais aussi en général.
Pourquoi la Corée ?
Si elle constitue l’exemple préféré des déclinistes depuis quelques années, la
Corée n’est pas le seul État développeur à avoir fait l’objet de leurs analyses.
Ainsi, dès le milieu des années 1980, certains chercheurs ont commencé à
prédire la fin de l’État développeur japonais. Il y a des similitudes frappantes
entre les thèses avancées par ces deux groupes de chercheurs pourtant fort
différents. Un débat très complexe se déroule actuellement sur la direction
prise par la transformation de l’État japonais, débat qui a d’importantes
­incidences sur la thèse du déclin de l’État développeur en Corée et sur l’utilité
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60 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
du concept en général. Étant donné les parallèles qui existent entre ces deux
littératures, le fait qu’elles soient si rarement rapprochées apparaît comme
une curiosité scientifique ; j’essayerai de préciser leurs synergies.
Au demeurant, la littérature sur le Japon n’est pas nécessairement le meilleur
point de départ (ou d’arrivée) pour déterminer si la notion d’État développeur
sert encore à quelque chose, et ce pour plusieurs raisons. S’ils sont d’une
haute tenue, les travaux qui portent sur la fin du modèle de développement
japonais font le plus souvent appel (ou au contraire s’attaquent) à la pensée des
variétés de capitalisme et non à celle de l’État développeur. Autrement dit, ils
s’interrogent surtout sur la persistance ou non du « modèle japonais » en ce
qu’il a d’unique, par opposition au modèle généralisable qui m’intéresse ici. La
différence est subtile mais significative. Prenons par exemple la remarquable
étude de Steven Vogel sur la voie dans laquelle le Japon s’est récemment
engagé par ses réformes : elle est centrée sur la persistance des conceptions
et des institutions spécifiques à l’économie japonaise (telles que l’emploi à vie,
le réseau serré des relations entre sociétés, le système bancaire) et non sur les
traits communs aux États développeurs1. Dès lors, si elle offre assurément des
vues théoriques importantes sur la dynamique de la transformation de l’État,
cette littérature ne suffit pas à fonder une critique de la thèse plus générale
de la mort de l’État développeur. C’est là que la Corée montre clairement
tous ses avantages. Étant très largement reconnue comme une imitatrice de
la version japonaise de l’État développeur2, elle permet une discussion mieux
ciblée de ce qui constitue celui-ci et de la pertinence analytique du concept.
De fait, la question « Qu’est-ce qu’un État développeur ? » est au cœur de
la littérature décliniste (centrée sur la Corée) qui a si bien réussi à s’imposer
depuis la crise de 1997-1998. L’abondance même des écrits sur la disparition
de l’État développeur en Corée suffirait à justifier mon choix, et j’espère que
les pages qui suivent apporteront un correctif à cette position si répandue.
Les « déclinistes radicaux »
Ce qui unit les déclinistes radicaux, c’est l’idée qu’en Corée l’État développeur a vécu3. Les mesures de libéralisation adoptées depuis les années
1990 ont désagrégé ce qui avait été l’outil maître de l’État dans sa politique
1. Steven K. Vogel, Japan Remodeled: How Government and Industry Are Reforming Japanese Capitalism, Ithaca,
Cornell University Press, 2006.
2. Telle que l’a exposée Chalmers Johnson dans MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy,
1925-1975, Stanford, Stanford University Press, 1982.
3. Par exemple Eul-Soo Pang, « The Financial Crisis of 1997-1998 and the End of the Asian Developmental
State », Contemporary South East Asia, 22 (3), 2000, p. 570-593 ; Iain Pirie, « The New Korean State », New
Political Economy, 10 (1), 2005, p. 25-42, et The Korean Developmental State: From Dirigisme to Neoliberalism,
Londres, Routledge, 2008 ; Kanishka Jayasuriya, « Beyond Institutional Fetishism: From the Developmental to
the Regulatory State », New Political Economy, 10 (3), 2005, p. 381-387.
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L’État développeur : défense du concept — 61
de développement : le contrôle sur la finance. Les grandes réformes telles
que l’établissement d’une Banque centrale indépendante, l’arrivée massive des
institutions financières étrangères et l’instauration de normes prudentielles
pour le crédit bancaire ont dépossédé l’État des moyens de sa stratégie des
champions nationaux – fondée sur l’endettement et de puissants effets de
levier – qui était si caractéristique de l’industrialisation coréenne. L’État
n’a plus le pouvoir d’influencer les décisions d’investissement des chaebols,
ces énormes conglomérats privés qui étaient traditionnellement la cible
de son activisme développeur. Ajoutez à cela, nous disent les radicaux, les
règles sévères du commerce international qui interdisent les autres formes
de soutien aux produits coréens, et vous avez un État réduit à l’impuissance
en termes de projet de développement. Les décideurs publics doivent se
contenter d’un rôle régulateur (par opposition à développeur), c’est-à-dire
qu’ils établissent des règles de libre concurrence et en surveillent la bonne
application, au lieu de s’efforcer de piloter l’économie par des interventions
de caractère stratégique. Pour Kanishka Jayasuriya, la Corée n’est donc plus
à classer dans la catégorie des États « développeurs » mais dans celle des
États « régulateurs » ; et Iain Pirie écrit : « Il faut désormais considérer la
Corée, sans ambiguïté, comme un État néolibéral » 4.
Les changements de nature « régulatrice » instaurés par la Corée depuis
1997 sont sans conteste d’une grande portée. Pourtant, je tiens que, lorsqu’ils
proclament le déclin de l’État développeur et la transformation « néolibérale »
de la Corée (et d’autres pays), les radicaux commettent une faute méthodo­
logique et une faute conceptuelle. Sur le plan méthodologique, ils confondent
le modèle et un certain cas empirique5. Plus précisément, ils tendent à ériger
en modèle (unique) de l’État développeur est-asiatique l’État coréen des années
1970 – fortement centralisé, coercitif, lourdement déterminé par son contexte
spécifique – et sa politique industrielle de l’époque. Dès lors, tout écart par
rapport à cet agencement étroitement défini (c’est-à-dire particulier à ce temps
et à ce lieu) de dispositions financières et d’instruments de politique publique
devient sous leur plume un « démantèlement » de l’État développeur. Par
exemple, I. Pirie interprète l’ensemble des choix économiques opérés par
l’État coréen autoritaire des années 1970 comme définissant non seulement
l’État développeur coréen, mais aussi tous les États développeurs de l’Asie
orientale. Et cette définition elle-même est ramenée à la priorité attachée
4. K. Jayasuriya, « Beyond Institutional Fetishism: From the Developmental to the Regulatory State », art. cité, p. 10.
5. Cette erreur est d’ailleurs le fléau du capitalisme comparé en général. Selon Colin Crouch, l’amalgame
entre modèles théoriques et cas empiriques est un mal endémique dans ce champ d’études, en particulier dans
les travaux sur le « modèle libéral », qui tirent l’essentiel de leur substance d’un seul cas : les États-Unis. Au
demeurant, C. Crouch ne s’étend guère sur les recherches concernant le modèle développeur, dans lesquelles
cette erreur méthodologique est tout aussi omniprésente à mon avis. Colin Crouch, « Models of Capitalism »,
New Political Economy, 10 (4), 2005, p. 439-456.
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62 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
au soutien de grands champions nationaux au moyen d’un secteur financier
essentiellement bancaire et fortement concentré, contrôlé d’en haut6. La
conversion du gouvernement à la libéralisation financière – autrement dit
sa renonciation à intervenir autoritairement sur le marché de la finance en
faveur des conglomérats – se voit donc en toute logique qualifiée de « mort »
de l’État développeur coréen.
Or cette façon de procéder – réduire le modèle coréen à un ensemble
extrêmement spécifique d’instruments de politique publique, puis en tirer
par généralisation une définition de l’État développeur – fait problème car
l’idée selon laquelle le développementalisme est assimilable à telle politique
particulière (ici promouvoir de grands champions nationaux par le contrôle
autoritaire du crédit) a le défaut d’ignorer la réalité régionale. En effet, si
certains États développeurs d’Asie orientale ont effectivement suivi cette voie
pour certains secteurs et à certains moments de leur histoire, d’autres n’en
ont rien fait : Taïwan, très largement citée par les chercheurs les plus sérieux
comme exemple d’État développeur, n’a jamais placé ce type d’action au centre
de sa stratégie d’industrialisation. Sa préférence pour le soutien aux petites et
moyennes entreprises par une série de dispositifs très divers est aujourd’hui
reconnue comme la marque de fabrique d’un développementalisme qui lui
est propre. Dès que l’on se place dans une optique historique et comparative,
la définition de celui-ci par la présence d’un certain ensemble de mesures
spécifiques n’a plus aucun sens. En le ramenant à cela, les déclinistes radicaux figent l’État développeur dans le temps et dans l’espace et s’interdisent
de comprendre toute la variété des moyens par lesquels les États peuvent
chercher à réaliser leurs ambitions de développement, non seulement dans
différents pays mais aussi à différents moments de l’histoire d’un même pays.
En fait, des publications de plus en plus nombreuses nous disent que c’est
l’évolution de la politique de développement – et non son abandon – qui est
la norme en Corée et dans d’autres États développeurs7. Certes, leurs auteurs
admettent volontiers que les conditions intérieures et internationales de l’action
publique ont beaucoup changé depuis les années 1990 et posent aux dirigeants
des États développeurs une foule de problèmes inédits, mais ils montrent aussi,
à partir de l’observation de très nombreux exemples nationaux et sectoriels,
que ces États ne cessent d’imaginer de nouvelles politiques de développement
6. I. Pirie, The Korean Developmental State: From Dirigisme to Neoliberalism, op. cit., p. 21.
7. Par exemple Linda Weiss, « Guiding Globalization in East Asia: New Roles for Old Developmental States »,
dans L. Weiss (ed.), States in the Global Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 245-270 ; Alice
H. Amsden, Wan-wen Chu, Beyond Late Development: Taiwan’s Upgrading Policies, Cambridge (USA), The MIT
Press, 2003 ; Saadia M. Pekkanen, Picking Winners? From Technology Catch-Up to the Space Race in Japan, Stanford,
Stanford University Press, 2003 ; Sung-Young Kim, « Transitioning from Fast-Follower to Innovator: The
Institutional Foundations of the Korean Telecommunications Sector », Review of International Political Economy,
19 (1), 2012, p. 140-168 ; Sung-Young Kim, « The Politics of Technological Upgrading in South Korea: How
Government and Business Challenged the Might of Qualcomm », New Political Economy, 17 (3), 2012, p. 293-312.
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L’État développeur : défense du concept — 63
pour s’adapter à cette évolution et relever les défis contemporains. Et s’ils
ne sont pas toujours couronnés de succès, ces efforts présentent l’intérêt de
mettre en lumière les questions de fond que soulève la conceptualisation du
développementalisme comme catalogue figé de politiques publiques.
Les réponses des déclinistes radicaux à ce type d’argument sont de plusieurs sortes... quand ils répondent car certains ignorent tout simplement
l’action des États d’Asie orientale en politique industrielle (c’est-à-dire au
niveau microéconomique) et se contentent d’observer leurs changements
macroéconomiques. Par exemple, K. Jayasuriya limite sa démonstration de
la transformation de l’« État développeur » coréen en « État régulateur »
à l’indépendance de la Banque centrale8. Voilà qui est problématique car,
comme je l’ai exposé ailleurs9, l’existence d’une banque centrale indépendante
nous en dit fort peu sur l’orientation développementaliste d’un État : celle de
Taïwan a longtemps joué un rôle très actif de banquier du développement
en recyclant les réserves de devises étrangères vers les entreprises locales
souhaitant s’internationaliser tout en acceptant de « maintenir leurs racines »
(c’est-à-dire certaines capacités de production) à Taïwan.
D’autres déclinistes radicaux prêtent attention aux arguments avancés à
l’appui de la thèse de l’évolution, mais pour les réfuter. Ils concèdent que
l’État coréen continue à intervenir dans l’économie pour soutenir certaines
branches, mais affirment qu’il n’y a là rien de « développeur » en soi, car
ses possibilités d’action se limitent désormais, pour l’essentiel, à « soutenir
la R&D nationale », à « attirer les investissements étrangers » et à « aider
les entreprises de dimension plus modeste », ce que tous les pays industriels
avancés font plus ou moins. Il est donc inutile de prendre en considération
des pratiques aussi universelles, et dont certaines sont même parfaitement
compatibles avec le « néolibéralisme »10. Ce qui compte, disent-ils, c’est que la
Corée ne soutient plus les « champions nationaux » par le biais d’un contrôle
autoritaire du secteur financier, car c’est bien cela qui constituait le développementalisme coréen. La boucle est bouclée et l’on retombe sur le problème
relevé plus haut : une conceptualisation aussi étroite du développementalisme
ne tient plus sitôt que l’on porte le regard un peu plus loin dans le temps ou
dans l’espace. Si l’on veut évaluer correctement la nature des changements
en cours en Corée (et dans d’autres lieux), on a besoin, à l’évidence, d’une
représentation plus subtile de ce qui constitue l’État développeur.
8. K. Jayasuriya, « Beyond Institutional Fetishism: From the Developmental to the Regulatory State », art. cité, p. 9.
9. Elizabeth Thurbon, « Two Paths to Financial Liberalisation: South Korea and Taiwan », The Pacific Review,
14 (2), 2001, p. 241-268.
10. I. Pirie, The Korean Developmental State: From Dirigisme to Neoliberalism, op. cit. ; Phillip G. Cerny,
« Capturing Benefits, Avoiding Losses: The United States, Japan and the Politics of Constraint », dans Susanne
Soederberg, Georg Menz, Phillip G. Cerny (eds), Internalizing Globalization: The Rise of Neoliberalism and the
Decline of National Varieties of Capitalism, Londres, Palgrave, 2005, p. 1-32.
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Qu’est-ce qu’un État développeur ?
Nous voici donc arrivés à la question qui est au cœur du débat sur le déclin. Pour
y répondre, il convient de commencer par le travail de Chalmers Johnson qui
non seulement est l’inventeur de la formule mais qui a aussi consacré d’innombrables pages à la conceptualisation et à l’analyse de ses contours empiriques,
en l’appliquant systématiquement à une grande diversité de cas – y compris la
Corée – pour dégager les caractères communs à cette forme particulière de
capitalisme11. Pour lui, le concept d’État développeur se comprend par contraste.
Son apport a consisté à identifier pour la première fois les principaux traits de
cette formation et à préciser ce qui la différenciait des autres variétés d’État.
Et tout en haut de la liste de ces traits distinctifs, il a placé les priorités des
décideurs publics, plus précisément le fait que ces dirigeants donnent la primauté
absolue et inébranlable à l’objectif de croissance économique12. La cohésion
des élites autour de cet objectif structure un type particulier d’intervention de
l’État dans l’économie que l’on peut qualifier de « rationalité de plan ». Ce sont
des résultats concrets qui sont visés : transformer la structure industrielle de la
nation en vue d’élever sa compétitivité internationale13. Cette « rationalité de
plan » distingue les États développeurs de ceux qui épousent une « rationalité
de marché » – plus préoccupés des règles de l’activité économique que de ses
résultats – et de ceux qui se donnent pour guide une « idéologie du plan », où
la planification par l’appareil d’État est une valeur en soi14.
Il est donc juste de dire que C. Johnson, réfléchissant à l’État développeur,
a mis d’emblée l’accent sur les buts ou ambitions partagés par les élites
productrices de politiques publiques (la transformation industrielle et la
compétitivité de la nation) et sur leur conception commune de la meilleure
manière d’y parvenir (par des interventions stratégiques sur le marché). Le
développementalisme possède donc pour C. Johnson une composante idéelle
distinctive. Autant qu’un ensemble de dispositions institutionnelles et de
modalités d’action, il est une philosophie politico-économique : j’entends
par là un ensemble d’idées sur le dessein premier de l’activité économique,
les objectifs centraux de l’État et ce qu’il doit faire pour les atteindre. Il est
porteur d’une vision fondamentalement politique de l’économie : pour les
dirigeants qui l’ont adopté, le but de l’activité économique est de renforcer
la nation dans une arène internationale perçue comme un lieu de rivalité
11. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit.. Les déclinistes
radicaux affrontent rarement la conceptualisation originale de C. Johnson.
12. Ibid., p. 305-306.
13. Ibid., p. 18-19.
14. C. Johnson (ibid.) propose les États-Unis comme exemple des premiers et l’URSS pour les seconds, bien que
l’on puisse considérer comme dépassé le classement des États-Unis dans la catégorie « rationalité du marché ».
Voir par exemple L. Weiss, At the Cutting Edge of National Security, Ithaca, Cornell University Press, à paraître.
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et de lutte. La poursuite de la transformation techno-industrielle et de la
compétitivité est donc un projet politique.
En insistant ainsi sur ces fondements idéels, je ne veux certes pas laisser entendre que les fondements institutionnels, également identifiés par C. Johnson
(et abondamment scrutés, décortiqués et précisés après lui par bien d’autres
chercheurs), sont dénués d’importance. En voici les principaux : une fonction
publique méritocratique ; une agence pilote responsable de la planification
et de la coordination de la transformation industrielle ; une administration
économique relativement bien isolée des pressions politiques susceptibles de
compromettre ses facultés de planification à long terme ; des relations institutionnalisées et coopératives entre l’État et le monde des affaires facilitant
l’élaboration et la bonne exécution des plans de développement ; et la capacité
d’assurer aux activités désignées comme stratégiques un afflux adéquat de
ressources15. Si l’on ne prend pas en compte ces éléments, on ne peut expliquer ni comment ni pourquoi les États développeurs d’Asie orientale ont si
bien réussi par le passé à atteindre leurs objectifs concrets. L’efficacité de ces
arrangements institutionnels en termes de développement et leurs diverses
expressions nationales ont quasiment monopolisé l’intérêt des chercheurs et
constituent le sujet d’innombrables études par pays et travaux comparatifs16.
Ce que je voudrais souligner, c’est que les fondements idéels du développementalisme ont reçu beaucoup moins d’attention, alors qu’on peut dire qu’ils
sont au centre du concept formulé par C. Johnson17. Cela est regrettable, et
pour deux raisons : d’abord, parce que la naissance des dispositifs institutionnels est impossible à expliquer sans faire entrer en jeu une « vision du
monde » dans laquelle la transformation techno-industrielle et la compétitivité constituent un but national de premier rang et suscitent à ce titre une
adhésion très générale à l’activisme stratégique de l’État18 ; ensuite, parce
15. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit., chap. 9.
16. Parmi les travaux pionniers sur la Corée, citons A. H. Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late
Industrialization, Oxford, Oxford University Press, 1989 ; Jung-en Woo, Race to the Swift: State and Finance in Korean
Industrialization, New York, Columbia University Press, 1991. Sur Taïwan, Robert Wade, Governing the Market,
Princeton, Princeton University Press, 1990. Pour des comparaisons, Peter Evans, Embedded Autonomy: States and
Industrial Transformation, Princeton, Princeton University Press, 1995 ; L. Weiss, « Governed Interdependence:
Rethinking the Government-Business Relationship in East Asia », The Pacific Review, 8 (4), 1996, p. 589-616.
17. Il y a quelques exceptions notables : sur le Japon, Richard Samuels, Rich Nation, Strong Army, Ithaca,
Cornell University Press, 2004 ; Bai Gao, Economic Ideology and Japanese Industrial Policy, Cambridge,
Cambridge University Press, 1996 ; sur la France, Michael Loriaux, « The French Developmental State as
Myth and Moral Ambition », dans Meredith Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, Ithaca, Cornell
University Press, 1999 ; sur le Brésil et l’Argentine, Kathryn Sikkink, Ideas and Institutions: Developmentalism in
Brazil and Argentina, Ithaca, Cornell University Press, 1991. Enfin, pour une analyse de la cohésion des élites
autour des objectifs de développement à Taïwan, en Corée, en Syrie et en Turquie, voir David Waldner, State
Building and Late Development, Ithaca, Cornell University Press, 1999.
18. Comme M. Loriaux le souligne à juste titre, dire que les ambitions et les actions des dirigeants développeurs
sont dictées par une certaine conception de « la façon dont va le monde » n’implique pas nécessairement
qu’on adhère à cette conception ; c’est simplement reconnaître qu’il existe de telles visions du monde et
qu’elles façonnent l’action sociale, au même titre que des configurations institutionnelles plus « formelles »
(M. Loriaux, « The French Developmental State as Myth and Moral Ambition », art. cité).
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que, dès lors qu’on minimise (ou, comme les radicaux, qu’on ne voit même
pas) ces fondements idéels et qu’on réduit le concept d’État développeur à
un ensemble figé de politiques publiques, il ne reste plus qu’une manière de
répondre à la nécessité de changement : le démantèlement.
Ce n’est qu’en ramenant les idées au centre de la théorisation de l’État développeur qu’il devient possible d’éviter un tel déterminisme et d’expliquer ou
de prévoir son évolution. Autrement dit, on peut prédire que, là où il y a une
volonté persistante de gouverner stratégiquement l’économie industrielle dans
une visée de développement (c’est-à-dire de transformation techno-industrielle), l’État, selon toute probabilité, en cherchera les moyens19.
Il est significatif que les déclinistes modérés n’oublient pas l’aspect idéel. Leurs
travaux les plus subtils étudient bien, en effet, la volonté de développement
des États concernés, outre les défis qui se posent à ces derniers du point de
vue de leurs capacités institutionnelles20. Il importe donc de conclure cet
effort de définition en précisant ce qui distingue l’État développeur de celui
qui ne l’est pas, et ce sur le plan des idées, des institutions et des politiques
publiques. Ce ne sera qu’en disposant d’un tel tableau que nous pourrons
pleinement apprécier les thèses en présence sur la nature et l’étendue des
changements en cours en Corée21.
Ce qui distingue l’État développeur des autres types d’État
Je soutiens que le développementalisme est d’abord et avant tout une philosophie
politico-économique (une vision du monde) qui organise les représentations
des décideurs publics sur le type d’objectifs à privilégier et sur le rôle de l’État
dans la poursuite de ces objectifs. Dans l’Asie orientale de l’après-guerre, cette
vision du monde a dicté l’évolution d’un groupe de dispositifs institutionnels
qui ont facilité l’élaboration et la mise en œuvre de politiques industrielles
orientées vers le développement et relativement efficaces. Or ces politiques
n’étaient nullement immuables, et elles se sont adaptées pour répondre aux
problèmes – intérieurs ou internationaux – à mesure qu’ils se présentaient.
Bien entendu, la traduction de l’ambition de développement en capacités
institutionnelles n’a été ni directe ni linéaire ni identique dans tous les pays,
que ce soit en Asie orientale ou ailleurs. Toutefois, le trait distinctif commun
19. L. Weiss, E. Thurbon, « Where There’s a Will There’s a Way: Governing the Market in Times of
Uncertainty », Issues and Studies, 40 (1), 2004, p. 61-72 ; S. M. Pekkanen, Picking Winners? From Technology
Catch-Up to the Space Race in Japan, op. cit., p. 212-213.
20. Joseph Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, Ithaca, Cornell
University Press, 2011.
21. S. K. Vogel, lui aussi, traite les domaines des idées, des institutions et des politiques publiques dans sa
confrontation des modèles « japonais » et « américain ». Mon propos est différent puisque je dégage les traits
communs à tous les États développeurs et conteste la thèse si largement répandue de leur métamorphose « néolibérale »
(S. K. Vogel,Japan Remodeled: How Government and Industry Are Reforming Japanese Capitalism, op. cit.).
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de ces États était la très forte concordance entre l’ambition de développement
(c’est-à-dire le désir d’œuvrer à l’élévation constante du niveau technique et
industriel national et à l’indépendance) et la capacité institutionnelle (c’està-dire les moyens de poursuivre cet objectif avec une certaine efficacité).
Qu’est-ce donc qui distingue le mieux les États développeurs des autres
sortes d’État, en particulier des « néolibéraux » ? Comme je l’ai exposé
ailleurs, il n’est pas si simple de confronter développementalisme et néolibéralisme car ce sont des concepts de nature et de portée très différentes22. Le
développementalisme est essentiellement un faisceau d’idées sur la façon de
gouverner l’économie industrielle dans une visée de construction nationale.
L’identification des « ingrédients de base » des « États développeurs » (c’està-dire l’identification de ce que les États d’Asie orientale ainsi dénommés
ont en commun) est une tâche théorique relativement simple que l’on peut
qualifier d’inductive, en ce qu’elle consiste à tirer des conclusions générales
d’une série d’observations empiriques particulières. Le néolibéralisme est
un concept beaucoup plus large. Au niveau le plus fondamental, il présente,
comme le développementalisme, une composante idéelle, qui concerne la
relation la plus souhaitable entre l’État et le marché. Cependant, il n’est pas
confiné au domaine de l’économie industrielle car il a des répercussions sur la
conduite de l’État dans toutes les sphères de la vie sociale : travail, protection
sociale... Une autre différence importante est que l’on ne définit pas les idées
néolibérales par induction (soit par un processus de type observation/vérification/affinement). Le « modèle » du néolibéralisme n’est pas « construit
à rebours » à partir de la réalité, comme celui de l’État développeur. En
fait, si l’on cherche un exemple d’État néolibéral « dans le monde réel », on
n’en trouve pas23. Le néolibéralisme est plutôt un ensemble de postulats sur
l’« efficacité d’allocation » du marché et un ensemble de prescriptions sur la
meilleure manière de le laisser fonctionner librement.
Comme je m’intéresse surtout à la nature des changements intervenus dans les
États développeurs et comme ces derniers s’intéressent surtout aux questions
de gouvernement industriel, je me demanderai donc principalement quels sont
les traits distinctifs des approches néolibérale et développementaliste dans ce
domaine précis. Dans le tableau ci-dessous, je représente ces deux doctrines
aux deux extrémités du spectre et je les distingue avant tout sur la base des
idées : celles des élites productrices de politiques publiques sur le dessein
premier de l’activité économique, les objectifs centraux de l’État et ce qu’il
doit faire pour les atteindre. Ces idées structurent le paysage institutionnel
dans lequel s’élaborent les décisions du pouvoir politique, donnant naissance
à une certaine approche de l’action publique.
22. E. Thurbon, « From Developmentalism to Neoliberalism and Back Again? », dans Chang Kyung-Sup et al.
(eds), Developmental Politics in Transition, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 274-298.
23. L. Weiss, « The Myth of the Neoliberal State », dans ibid., p. 27-42.
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Politique microéconomique
Mise en œuvre occasionnelle de mesures visant à soutenir
l’innovation, la commercialisation, la production et l’exportation, mais sans schéma global d’activisme développeur sur
une sélection de branches stratégiques. Ces politiques sont
souvent de courte durée et peuvent changer en fonction des
aléas de la vie politique. Le suivi d’efficacité est moins fréquent ;
les conditionnalités de performance aussi.
Politique microéconomique
Les politiques industrielles ne s’adressent pas à certaines
branches plutôt qu’à d’autres mais visent à influer sur
l’ensemble de l’activité économique (par exemple sur la
masse globale des investissements ou de la dépense de
R&D). Les dispositions incitatives ne privilégient pas les
entreprises du pays par rapport aux entreprises étrangères.
Niveau des institutions
Responsabilité décentralisée de la politique économique
de manière à laisser jouer des « freins et contrepoids ».
Relations distantes entre l’État et les entreprises pour
éviter les effets de « collusion » ou de « captation » de
l’État par les intérêts économiques privés.
Niveau des institutions
Responsabilité de l’élaboration de la politique industrielle généralement dispersée entre de nombreux
ministères et agences faiblement coordonnés entre eux.
Les tentatives de centralisation des responsabilités ou de
coordination plus efficace sont sujettes à contestations
ou retours en arrière.
L’élaboration de la politique industrielle est un processus très politisé, ce qui empêche de travailler sur
le long terme. Absence de coopération institutionnalisée État/entreprises pour un ensemble d’industries
stratégiques, sauf exception.
Niveau des institutions
Responsabilité centralisée de la planification et de la mise
en œuvre des politiques industrielles (par ex. présence
d’une « agence pilote ») dans la phase de développement
industriel ; appareil administratif plus décentralisé dans
la phase de développement high tech. Les élites qui font
la politique industrielle sont relativement bien isolées
des ingérences du politique. Les relations de coopération
État/entreprises sont institutionnalisées pour l’ensemble
des branches stratégiques afin de faciliter l’élaboration
et la mise en œuvre de la politique industrielle dans une
vision de long terme.
Politique microéconomique
Mise en œuvre d’une gamme large et évolutive de mesures
destinées à soutenir la création, la commercialisation, la
production et l’exportation de technologies et de produits
par les entreprises du pays relevant des branches stratégiques. Ces soutiens sont généralement soumis à des
conditions de performance.
Niveau des idées
Fort consensus parmi les décideurs publics sur l’idée
d’« efficacité d’allocation » du marché : une politique
industrielle comportant un soutien à certaines branches
est présumée entraver cette efficacité et avoir des
effets pervers.
Niveau des idées
Faible consensus parmi les décideurs publics sur les
principaux objectifs économiques de l’État et le rôle
souhaitable de ce dernier dans la conduite de l’économie
industrielle. Des batailles peuvent opposer les acteurs
à penchants « développementalistes », néolibéraux et
pragmatistes ou opportunistes politiques. Les interventions de politique industrielle sont souvent dictées
par des considérations politiques à court terme.
Niveau des idées
Fort consensus, parmi les décideurs publics, sur la
priorité de l’objectif de rattrapage et de compétitivité
techno-industriels et sur le caractère nécessaire ou
souhaitable d’un soutien actif de l’État à la création,
à la commercialisation, à la production et à l’exportation des technologies et produits des entreprises
du pays dans une gamme de branches stratégiques.
C’est la visée de compétitivité à long terme qui dicte
les interventions de politique industrielle.
Niveau des politiques macroéconomiques
(la distinction entre les types d’État est diffi cile à ce niveau)
États néolibéraux
États non développeurs
États développeurs
Les différences entre États développeurs, non développeurs et néolibéraux (dans le domaine de la politique industrielle)
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L’État développeur : défense du concept — 69
Cette présentation confirme que l’on risque fort de ne trouver aucun exemple
d’« État néolibéral » dans le monde réel (du moins en matière de gouvernement
industriel) : difficile en effet de citer un État qui se cantonne strictement
à un rôle « régulateur » dans tous les secteurs ou branches de l’économie,
ou même dans la plupart d’entre eux. Tel ou tel État sera enclin à être plus
néolibéral que d’autres vis-à-vis de tel ou tel secteur ou branche à tel ou tel
moment. Or, dans la mesure où les dirigeants, dans chaque pays, doivent
trouver un équilibre entre impératifs économiques et politiques, la tentation
d’intervenir dans l’économie à des fins politiques (pour compenser les fragilités
accompagnant l’ouverture économique, pour complaire à certains intérêts
puissants ou pour des motifs de « sécurité nationale » au sens large) fait de
l’État néolibéral un « mythe » dans le domaine qui nous occupe.
J’estime que la plupart des États sont du type « non développeur ». Les
idées sur le rôle qui convient à l’État sont très controversées pour ce qui
est de la politique industrielle. Dans les États non développeurs, les opinions des développeurs et des néolibéraux sont en concurrence avec celles
des pragmatistes et des opportunistes politiques. Cela ne signifie pas que,
parmi les décideurs de ces pays, ceux qui penchent du côté néolibéral ou du
côté développeur n’imposent jamais leurs solutions dans telle conjoncture
particulière ou à propos de telle industrie, mais l’équilibre des forces entre
ces opinions concurrentes rend difficile l’élaboration d’un consensus sur un
groupe de priorités économiques24. Cette absence de consensus empêche à
son tour de construire des institutions orientées vers le développement : le
cadre institutionnel reste donc peu favorable à la production de politiques
publiques allant dans ce sens. De sorte que, si un État non développeur peut
très bien conduire, à un moment ou à un autre, une politique typique de l’État
développeur (c’est-à-dire visant à soutenir la création, la commercialisation, la
production et l’exportation de produits et de technologies d’industries « stratégiques »), on ne constate pas de consensus, de schéma général d’activisme
comme dans les États développeurs25. C’est pour cela que vouloir distinguer
entre les types d’État par l’examen de leurs seules politiques publiques ne
mène à rien : tous les États interviennent dans leur économie pour soutenir certaines activités. Ce qui distingue les États développeurs n’est donc
pas l’intervention en soi mais l’ambition de développement que sert cette
intervention et le consensus des élites qui en élaborent le cadre, ainsi que
l’existence de capacités institutionnelles pour traduire cette ambition dans
des politiques plus ou moins efficaces.
24. Le gouvernement sud-africain a bien déclaré explicitement son intention d’être un État développeur, mais
n’a pas résolu le problème du choix entre objectifs économiques concurrents.
25. La magistrale étude de S. M. Pekkanen sur les motivations de la sélection des « industries stratégiques »
au Japon met ce point en lumière (S. M. Pekkanen, Picking Winners? From Technology Catch-Up to the Space Race
in Japan, op. cit.).
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70 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Nous pouvons maintenant revenir aux déclinistes modérés qui, eux, accordent
toute l’attention qu’elles méritent à l’ambition de développement et à la
capacité institutionnelle, puisqu’ils ciblent explicitement leurs arguments
sur les obstacles rencontrés par ces deux composantes de l’État développeur.
Les « déclinistes modérés » et la thèse de l’extinction progressive
Les déclinistes modérés rejettent la thèse d’une « refonte néolibérale »
des États développeurs en convenant que tous les États interviennent dans
l’économie de manière « non régulatrice », tant pour compenser les coûts
sociaux du ralentissement et/ou des restructurations que pour soutenir
certains types d’activités26. Cependant, ils estiment que le gouvernement
industriel en Corée (et ailleurs) a cessé d’être « développeur » parce qu’il est
devenu « moins proactif et planifié, plus réactif et erratique ». De nombreux
facteurs contribueraient à ce changement, l’un des plus importants étant la
dynamique même du capitalisme. Je vais considérer quatre propositions qui
caractérisent cette école. Puis, en me limitant au cas coréen, j’esquisserai les
réserves que ces propositions me paraissent appeler.
Le déclin de l’État développeur découlerait pour l’essentiel des « défis inhérents à l’évolution postindustrielle ». Telle est la thèse exposée de manière
très complète par Joseph Wong, qui fonde ses arguments sur l’analyse des
efforts déployés en Corée, à Taïwan et à Singapour pour favoriser l’éclosion
d’une industrie biotechnologique nationale. Selon J. Wong, ce qui caractérisait
ces États développeurs dans la période de l’après-guerre, c’est qu’ils avaient
la volonté et les moyens de « parier » sur certaines branches, technologies
et entreprises et d’en « faire des vainqueurs »27. Certes, le pari n’était pas
dépourvu de risques, mais plusieurs facteurs contribuaient à les réduire, le
plus décisif étant que ces États ne faisaient que suivre la voie frayée par des
acteurs déjà installés dans des secteurs déjà existants. Les risques de l’activisme
d’État étaient donc connaissables et gérables, compte tenu, surtout, du très
bon niveau des élites nationales. Aujourd’hui, le jeu a changé : il ne s’agit plus
pour ces États de rattraper mais d’innover en toute indépendance dans les
secteurs à haute teneur scientifique du futur. Or, explique J. Wong, les défis
de développement propres à ces nouveaux secteurs (les biotechnologies, par
exemple) sont fondamentalement différents de ceux des industries classiques
en ce qu’ils sont moins caractérisés par le « risque » (qui peut être atténué)
que par une « incertitude primordiale » (qui ne le peut pas). De sorte que la
pratique qui consiste à soutenir une sélection de technologies et d’entreprises
26. T. Kalinowski, « Korea’s Recovery since the 1997/98 Financial Crisis », New Political Economy, 13 (4), 2008,
p. 447-462.
27. J. Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, op. cit., p. 8.
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L’État développeur : défense du concept — 71
ne relève plus tant de la réduction du risque que de la divination, affaire
hasardeuse et coûteuse. Cette évolution, dit J. Wong, a de très lourdes conséquences pour les États développeurs d’Asie orientale. En témoignent leurs
stratégies vis-à-vis des industries biotechnologiques dont l’analyse donnerait à
voir « le décrochage de l’État et, de fait, la fin de l’ère de l’État développeur »28.
Partant du résultat de ses observations, il avance quatre propositions sur le
changement de nature de la politique industrielle dans ces pays.
Premièrement, l’État « renonce à diriger “par le haut” le processus de modernisation industrielle et, plus généralement, de développement économique »
et s’interdit donc de « sélectionner les vainqueurs » (c’est-à-dire de soutenir
certaines entreprises)29.
Deuxièmement, l’État « réduit ses pratiques interventionnistes de coordination
de l’activité industrielle », et ce qui était naguère sa marque de fabrique – « la
capacité et la volonté de coordonner les acteurs de manière productive » –
disparaît. Au lieu de « tisser inlassablement des liens entre acteurs publics
et privés » comme il le faisait, il préfère apporter son soutien indifférencié à
l’industrie du pays et laisser se nouer spontanément (autrement dit « par le
bas ») les relations entre entreprises et entre public et privé30.
Troisièmement, cette attitude plus distanciée reflète un phénomène plus
général, « la moindre cohésion et la fragmentation de l’appareil d’État »,
qui découle en partie du caractère pluridisciplinaire des biotechnologies et
de la multiplicité des acteurs (privés et publics) impliqués dans les processus
complexes d’innovation, de commercialisation et de réglementation propres
à ce domaine. La décision publique s’en trouve moins « verticalement organisée » et cohérente, plus « horizontale », aléatoire et contestée31.
J. Wong ne prétend pas que ces changements soient rapides ou uniformes.
Pendant un temps, les États étudiés s’en sont tenus, pour produire des « stars »
nationales de biotechnologie, à leur stratégie habituelle : à savoir, pour la
Corée, le soutien aux chaebols et à une sélection très limitée de « rôles d’appui »
(des entreprises high-tech de moindre dimension). Or ce pari n’a pas payé, et
les échecs répétés, les coûts économiques et politiques croissants auraient,
selon J. Wong, détourné les élites de l’interventionnisme stratégique. C’est
là sa quatrième proposition sur la fin de l’État développeur en Corée (et en
général) : l’État aurait « choisi de devenir moins développeur »32.
Il n’y a guère lieu de contester ce que dit J. Wong des complexités et des coûts
28. Ibid., p. 179. Notons qu’en 1995 Scott Callon prédisait la fin de l’État développeur japonais précisément
pour cette raison. Scott Callon, Divided Sun: MITI and the Breakdown of Japanese High-Tech Industrial Policy
1975-1993, Stanford, Stanford University Press, 1995.
29. J. Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, op. cit., p. 40.
30. Ibid., p. 40-41.
31. Ibid., p. 41.
32. Ibid., p. 14.
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72 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
en jeu dans le secteur qu’il a choisi d’analyser. Il est indéniable que les pays
en question – et ils ne sont pas les seuls, tant s’en faut – ont fort à faire pour
relever les défis propres à la construction d’une industrie biotechnologique,
défis particulièrement ardus en Asie orientale du fait qu’on y part quasiment
de zéro pour ce qui est de la recherche fondamentale en sciences de la vie.
Autrement dit, pour ces pays, il s’agit non seulement d’encourager « l’innovation et la commercialisation », mais aussi de construire les conditions
de base d’une recherche fondamentale nationale : Wong est le premier à le
reconnaître. Compte tenu, d’une part, du caractère tout de même exceptionnel
des biotechnologies, de l’autre, du faible niveau de départ de ces pays, on est
en droit de se demander si cette branche est la mieux choisie pour prouver
le déclin de l’État développeur dans la région. Eût-on scruté les efforts de
création d’une branche high-tech compétitive dans des domaines où la Corée
possède les compétences transférables nécessaires, on aurait peut-être abouti
à une conclusion différente : j’y reviendrai. Pour l’instant, il me semble que
les propositions de J. Wong appellent des réserves sur trois points.
La première réserve porte sur l’affirmation que c’est le mécontentement de
l’opinion face à l’insuccès persistant de la politique interventionniste qui a
poussé l’État à se replier. C’est une idée importante car elle pose la question
des conditions politiques intérieures nécessaires à la poursuite de l’activisme
développeur de l’État. Les échecs des interventions publiques de soutien aux
biotechnologies ont-ils suffi à éroder gravement l’adhésion (ou du moins
l’assentiment) de la population au projet développeur en général ? Des échecs,
il y en a eu en Corée, c’est indéniable, comme partout où l’État a voulu aider
ce secteur naissant. Cependant, on ne voit guère ce qui permettrait d’affirmer qu’ils ont fait cristalliser une opposition « antiétatique ». Au contraire,
même : la montée depuis 2008 d’une « nostalgie Park Chung Hee » révèle
plutôt l’espoir d’un retour du développementalisme perçu comme générateur
de croissance et d’emplois33. La crise financière mondiale a brusquement
aggravé un sentiment d’insécurité économique et sociale qui ne cessait de
grandir depuis le début des années 2000 sous l’effet de deux facteurs : le défi
de compétitivité de plus en plus inquiétant de la Chine et l’apparition d’une
« croissance sans emplois » accompagnant le tournant de la haute technologie. Ce sentiment d’insécurité semble l’avoir emporté sur les « échecs de
la politique publique » dans les soucis de la population, et avoir ravivé son
goût de l’activisme développeur. Misant sur ce retournement de l’opinion, le
parti conservateur avait déjà fondé sa campagne présidentielle de 2007 sur
un programme nationaliste de relèvement économique, son candidat Lee
Myung Bak (qui a remporté la victoire) « se présentant implicitement comme
33. Chang Kyung-Sup, « Predicaments of Neoliberalism in a Post-Developmental State », dans Chang KyungSup et al. (eds), Developmental Politics in Transition, op. cit., p. 70-91.
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un nouveau Park pour le XXIe siècle »34. Enfin, l’élection de Park Geunhye, fille de Park Chung Hee, à la présidentielle de décembre 2012 conforte
l’hypothèse d’un regain de popularité du développementalisme en Corée.
Cela m’amène à mon deuxième point : la baisse supposée de la capacité
de l’État à poursuivre des objectifs de développement. Selon J. Wong, le
développement des branches à fort contenu scientifique exige de l’État une
pratique moins « centralisée » du gouvernement industriel, qui lui interdit
notamment de « choisir les vainqueurs » : l’État devient donc moins développeur. Ici, à confondre le développementalisme avec une certaine approche
de l’action publique, J. Wong n’est pas loin de commettre la même erreur
méthodologique que les déclinistes radicaux. En effet, rien ne paraît indiquer
que l’État coréen aurait renoncé à ce type de pratiques pour les industries
à fort contenu scientifique, même si les conditions qu’il met à accorder son
soutien ont évolué pour s’adapter à des objectifs différents35.
Son idée générale est que, à la frontière technologique, il est extrêmement
risqué pour l’État de venir soutenir une entreprise lancée dans une innovation
dont les buts pratiques ne sont pas encore clairs : les inconnues sont trop
nombreuses. Rien à objecter, mais ce qui paraît lui avoir échappé, c’est toute
la gamme des tâches auxquelles s’adonne maintenant l’État coréen pour faire
vivre les industries à fort contenu scientifique et soutenir les entreprises au
moment où elles approchent la frontière technologique. Certes, ces tâches ne
se prêtent pas toutes à la coordination « par le haut », mais cela n’en fait pas
nécessairement des actes moins développeurs. Lisons par exemple l’article de
Sung-Young Kim sur la part prise par l’État au début des années 2000 dans le
développement d’une plateforme coréenne d’interopérabilité Internet (WIPI)
et sa promotion comme norme nationale et internationale : il montre que
l’environnement administratif décentralisé dans lequel l’État a dû agir ne l’a
pas empêché de coordonner efficacement la multiplicité des acteurs privés et
publics aux fins qu’il s’était fixées36. Ce travail doit nous inciter à réviser les
affirmations selon lesquelles le gouvernement industriel de type développeur
implique forcément une coordination « par le haut » ou « centralisée » de
l’action publique ; et aussi celles qui veulent que l’État coréen ait perdu « la
capacité et la volonté de coordonner les acteurs de manière productive »37.
Il est vrai que le travail de Kim ne porte que sur la branche des télécommunications. J’ai avancé que l’État développeur se distingue par un « principe
d’activisme » appliqué à une série de branches « stratégiques », principe jouissant du consensus des élites sur la nécessité et la désirabilité de l’intervention
34. Ibid., p. 85.
35. Sung-Young Kim, « The Politics of Technological Upgrading in Korea », art. cité, p. 306.
36. Ibid..
37. J. Wong, Betting on Biotech: Innovation and the Limits of Asia’s Developmental State, op. cit., p. 40-41.
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dans l’économie à des « fins de développement ». L’analyse à plusieurs niveaux
de nombreuses branches, qui serait nécessaire à la démonstration de cette
proposition, ne tiendrait pas dans un seul article, mais des indices de cette
ambition et de cet activisme sont repérables dans la Corée d’aujourd’hui. Il
me semble que les activités liées à la « croissance verte » sont, à cet égard,
particulièrement significatives. Ce large ensemble de branches industrielles,
qui va du véhicule tout électrique aux réseaux intelligents, fait actuellement
l’objet d’une recherche en collaboration visant à évaluer dans quelle mesure
l’engagement pris en 2008 par le gouvernement en faveur de la croissance
verte reflète un renforcement du consensus développeur parmi les décideurs
publics, face au double défi du changement climatique et de la baisse de compétitivité de l’industrie nationale. Le Président Lee a procédé cette même
année à une recentralisation administrative en créant une nouvelle agence
pilote chargée d’en coordonner l’avancement – la Commission présidentielle
sur la croissance verte (Presidential Committee on Green Growth, PCGG) –
et doté de 97 milliards de dollars un « Plan quinquennal pour la croissance
verte » qui devra traduire ces ambitions dans la réalité. Pour donner la mesure
de cet engagement, notons que cette somme représente 2 % du PIB coréen,
ou encore l’équivalent du budget militaire dans la plupart des économies
industrialisées. Les premiers résultats de notre étude permettent de penser
que, dans ce nouveau champ d’activité, l’ambition, la capacité et l’activisme
développeurs sont bien vivants en Corée.
J’ai proposé ici une conceptualisation du développementalisme où l’idée joue
un rôle primordial. C’est en effet la manière la plus satisfaisante de distinguer
l’État développeur des autres sortes d’État, du moins dans le domaine du
gouvernement industriel (qui constitue après tout le noyau du développementalisme). La plupart des gouvernements interviennent dans leur économie en vue
d’influencer l’activité industrielle, mais l’observation des politiques publiques
nous en apprend très peu, à elle seule, sur le comment et, plus important peutêtre, sur le pourquoi de ces interventions. Dans le cas des États développeurs,
grâce à un consensus politique relativement large et solide autour de l’objectif
de transformation industrielle nationale et de l’idée que l’État a un rôle actif
à y jouer, la réponse au « comment » serait celle-ci : l’État tend à intervenir
sur une gamme d’industries sélectionnées comme étant « stratégiques », dans
une visée à long terme et en faisant appel à une gamme évolutive d’incitations,
souvent soumises à des conditions de performance.
J’ai énoncé aussi qu’une telle conceptualisation est indispensable pour pouvoir envisager l’idée d’une évolution de l’État développeur. Si le développementalisme est conçu comme un catalogue fixe de politiques publiques et/
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L’État développeur : défense du concept — 75
ou d’institutions, alors le démantèlement de l’État développeur est la seule
manière d’interpréter un changement de ces politiques ou de ces institutions. Si, au contraire, on comprend le développementalisme, certes non
pas exclusivement, mais avant tout comme un ensemble d’idées sur les fins
de l’activité économique (construire et faire progresser la nation), l’objectif
central de l’État (la transformation industrielle nationale) et ce qu’il doit
faire pour l’atteindre (intervenir sur la base d’une vision stratégique), alors
on ouvre un espace à l’idée d’évolution (par opposition à celle de déclin) de
l’État développeur. Là où il y a une volonté collective d’intervenir sur le
marché pour promouvoir la transformation techno-industrielle nationale,
il faut s’attendre à voir l’État trouver un moyen d’agir.
Dans cette optique, la question centrale devient celle des conditions politiques nécessaires pour que perdure le « consensus développeur » parmi les
décideurs de la politique économique. Aujourd’hui, en Corée, un sentiment
largement répandu de vulnérabilité favorise l’adhésion populaire à un rôle
accru de l’État dans le gouvernement industriel, et plusieurs faits indiquent
que, dans l’élite politique, la volonté de piloter le marché à des fins de développement demeure forte. Les moyens par lesquels cette ambition est mise
en pratique sont peut-être moins centralisés que naguère, mais cela ne signale
ni sa disparition ni la baisse des capacités de coordination de l’État. Il ne faut
certes pas perdre de vue les précautions d’usage quand on construit une thèse
sur quelque aspect de « l’État » : l’État coréen n’est pas un acteur unitaire ; la
force du consensus politique peut varier dans le temps et selon les ministères
ou autres organismes publics. C’est dire combien il est hasardeux de tirer de
l’étude de quelque(s) secteur(s) la conclusion générale d’une transformation
de l’État, et qu’une telle conclusion doit être accueillie prudemment. ■
Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou
Elizabeth Thurbon est docteur en sciences politiques et administratives de l’Université de
Sydney et maître de conférences (senior lecturer) de relations internationales à la
Faculté des sciences sociales de l’Université de Nouvelles Galles du Sud (UNSW) en
Australie. Ses recherches portent sur l’économie politique internationale du développement et du changement industriels, spécialement en Asie du Nord-Est et en
Australie. Elle a notamment publié « From Developmentalism to Neoliberalism and
Back Again? » dans Chang Kyung-Sup et al. (eds), Developmental Politics in Transition (Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 274-298) ; « The Developmental
Logic of Financial Liberalization in Taiwan », dans William Redvers Garside (ed.),
Institutions and Market Economies: The Political Economy of Growth and Development (Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007, p. 87-111) et, avec Linda Weiss,
« Investing in Openness: The Evolution of FDI Strategy in Korea and Taiwan », New
Political Economy (11 (1), 2006, p. 1-24).
[email protected]
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Articles
Le génocide des Tutsi : objet d’histoire
Le génocide desTutsi rwandais vingt ans après :
réflexions introductives
Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas
Glossaire
Chronologie
Carte
Un historien face au génocide desTutsi : entretien avec
Jean-Pierre Chrétien
Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas
Temps et lieux du génocide
Approche locale du génocide : la région de Nyarubuye
Paul Rutayisire
Le procès de Jean-Paul Akayesu : les autorités communales
en jugement
Ornella Rovetta
Tuer au coeur de la famille : les femmes en relais
Violaine Baraduc
Enfants victimes, enfants tueurs : expériences enfantines
(Rwanda, 1994)
Hélène Dumas
Commémorer
L’État rwandais et la mémoire du génocide : commémorer
sur les ruines (1994-1996)
Rémi Korman
La communauté juive face à la culture mémorielle
en Allemagne
Dorothea Bohnekamp
Naissance et institutionnalisation de la soirée annuelle
du Conseil représentatif des institutions juives de France
Samuel Ghiles-Meilhac
Anastasie, fille aînée de l’Église et de l’État ? Censure
étatique et cotation catholique des films en France (19451966)
Frédéric Hervé
Les vies successives de La Société du spectacle de Guy
Debord
Anna Trespeuch-Berthelot
Rubriques
Archives Déménagement des archives de la préfecture de
Police de Paris Gilles Morin – Social History Portal Françoise
Blum – Les Archives nationales et le Pajep Catherine Mérot –
L’institutTribune socialiste Gilles Morin – Brèves
Avis de recherches La vivacité de l’histoire de la
mort Jonathan Barbier – La Grande Guerre comme moment
interculturel ? Nicolas Patin
Images, lettres et sons Une Aïda de tous les siècles
Hélène Bourguignon – L’Exposition internationale urbaine de
1914 Hélène Bourguignon – « Cracovie sous l’occupation nazie »
Cécile Vaissié – L’Unité populaire et le coup d’État de 1973 Eugénia
Palieraki et Christiane Ratiney – Rithy Panh et l’image manquante
Sophie Louey
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L’État et le
développement
industriel en Inde :
de la petite industrie
aux zones économiques
spéciales
par Loraine Kennedy
à
partir des années 1980, l’économie politique de l’Inde
a subi d’importantes transformations : le processus de réformes lancé à cette
époque visait en effet à déréglementer les activités industrielles et à réaliser
une ouverture progressive aux échanges internationaux. Ce sont en particulier
les réformes de 1991, adoptées sur fond de crise des paiements et dans le cadre
d’un programme d’ajustement structurel, qui ont le plus ébranlé le modèle
dirigiste et protectionniste mis en place au lendemain de l’indépendance en
1947. Si les aspects macroéconomiques des réformes indiennes sont relativement bien connus, les politiques sectorielles le sont moins. À cet égard, il est
important de souligner la présence continue de l’État. Nous nous intéresserons
donc aux politiques de développement industriel et à leur évolution dans le
contexte général d’une réorientation de la politique économique.
Les réformes structurelles des années 1990, comme celles des années 1980,
qualifiées de « pro-business » plutôt que de « pro-market »1, ont contribué à
1. Atul Kohli, « Politics of Economic Liberalization in India », World Development, 17 (3), 1989, p. 305-328.
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78 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
déclencher une phase de développement économique très dynamique, avec des
taux de croissance supérieurs à 8 % entre 2003 et 2010. Les raisons profondes
de ce « décollage » sont très débattues en Inde, les uns mettant l’accent sur
les acquis institutionnels construits sur la longue durée2, les autres insistant
sur l’effet « thérapie de choc » des réformes structurelles de ces années-là3.
Un constat cependant bien partagé est celui de la performance décevante du
secteur industriel, et de la manufacture en particulier. Durant la période qui
a suivi les réformes, la part de celle-ci dans le PIB a stagné aux environs de
15 %, résultat médiocre si on le compare à ceux de la Chine et de la plupart
des voisins asiatiques4. La faiblesse de l’activité manufacturière est en partie
responsable du taux très insatisfaisant de création d’emplois. Taxées de « jobless
growth », les tendances actuelles inquiètent sérieusement les pouvoirs publics
pour lesquels l’absorption d’une main-d’œuvre peu qualifiée et largement
rurale représente un enjeu politique majeur.
Nous nous proposons de discuter des changements récents advenus dans la
politique de développement industriel, à partir d’une analyse diachronique
et de quelques exemples précis. Pour cela, nous examinerons les logiques qui
sous-tendent les orientations politiques ainsi que les concepts mobilisés (petite
industrie, cluster, zone franche), afin d’évaluer l’évolution de l’engagement
des pouvoirs publics dans l’industrialisation du pays. La politique actuelle de
zone franche, par exemple, exprime la volonté continue de l’État de soutenir
le développement industriel tout en opérant un changement significatif à la
fois dans sa logique économique et dans les modalités d’accompagnement
qu’il propose.
De l’indépendance aux années 1980 : industrialisation et self-reliance
Au lendemain de l’indépendance, le leadership politique indien a exprimé sa
volonté de mettre en place une économie mixte dans laquelle l’État tiendrait
les leviers de commande à la fois pour définir la stratégie économique et
pour réaliser les investissements nécessaires en coordination avec le capital
privé. L’industrialisation était la pièce maîtresse de la stratégie de modernisation prônée par Nehru. Dans le modèle qui a émergé, concrétisé surtout
dans le 2e plan quinquennal (1956-1961), l’État investissait directement dans
les secteurs prioritaires (énergie, sidérurgie, biens d’équipement, mines,
télécommunications…), créant ainsi des entreprises publiques intensives en
2. Par exemple, Arvind Subramanian, India’s Turn. Understanding the Economic Transformation, New Delhi,
Oxford University Press, 2008.
3. Par exemple, Montek Singh Ahluwalia, « Understanding India’s Reform Trajectory », India Review, 3 (4),
2004, p. 269-277, et Arvind Panagariya, India: The Emerging Giant, New York, Oxford University Press, 2008.
4. Toutefois, la part de l’industrie dans son ensemble, qui comprend les exploitations minières, la manufacture,
l’électricité et la construction, est restée stable, à environ 28 % du PIB durant cette même période.
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L’État et le développement industriel en Inde — 79
capital. Suivant une stratégie classique de substitution aux importations, des
barrières ont été érigées pour protéger la production nationale de la concurrence internationale, tandis que des efforts particuliers étaient consentis pour
augmenter les capacités de production dans des industries comme la chimie,
l’engrais et le ciment.
L’agriculture, le commerce et la production des biens manufacturiers de
base (textiles, alimentation) étaient considérés comme relevant plutôt du
secteur privé. L’État exerçait toutefois un droit de regard sur les investissements manufacturiers privés en décourageant par exemple la production
des produits de luxe, afin d’éviter le « gaspillage » des capitaux rares de
la nation. La mise en place d’un appareil de planification et d’une gestion
centralisée des investissements industriels privés – au moyen d’un système
complexe d’autorisations et de licences – devait permettre aux planificateurs
de mieux diriger le capital privé vers les secteurs prioritaires, d’éviter la
formation d’oligopoles, de maintenir un équilibre entre petites et grandes
unités de production et d’assurer une répartition des activités industrielles
sur l’ensemble du territoire. La période coloniale ayant généré de fortes
inégalités interrégionales, la planification trouvait sa légitimité, du moins en
partie, dans la volonté affichée d’assurer une distribution spatiale plus juste
des activités économiques. Ainsi, outre les contrôles opérés par l’État central,
certains États fédérés ont créé sur plusieurs décennies des parcs industriels
qui étaient autant d’outils d’aménagement du territoire visant à désenclaver
les régions restées à l’écart du développement.
Jusque dans les années 1980, le soutien à la petite industrie (small-scale industry)
a été l’un des piliers de la politique indienne, laquelle combinait de façon originale pragmatisme et idéologie5. Articulée dès les années 1950 à une stratégie
d’industrialisation fondée sur la modernisation de l’appareil productif et sur
la substitution aux importations, l’approche consistait à opérer une certaine
complémentarité entre la « grande » et la « petite » industrie. L’épargne du
pays a été canalisée en priorité vers la grande industrie moderne en vue de
produire des biens d’équipement et d’entraîner le développement industriel. Le
secteur de la petite industrie, lui, devait rester ce qu’il était déjà, c’est-à-dire
très faible en capital et intensif en travail, son rôle étant de fournir à bas prix
les biens de consommation courants indispensables à la population. En offrant
du travail à la main-d’œuvre sous-employée des campagnes, ce secteur devait
endiguer l’exode rural et contribuer au développement territorial équilibré
que les dirigeants issus du mouvement nationaliste appelaient de leurs vœux.
Avant d’examiner le contenu de la politique le concernant, il est utile de rappeler le poids important de ce secteur dans le tissu productif indien. À la fin
5. Hélène Guetat-Bernard, Loraine Kennedy, « La petite industrie rurale indienne et l’enjeu du
développement », Annales de géographie, 115 (647), 2006, p. 92-112.
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80 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
des années 2000, la valeur créée dans le secteur manufacturier était encore
due pour environ 45 % aux petites entreprises, et ces dernières contribuaient
à hauteur de 40 % aux exportations du pays6. Il est remarquable que ces deux
paramètres soient restés à peu près constants sur plusieurs décennies ; les
réformes économiques des années 1990 n’ont donc pas modifié en profondeur
cet aspect de la structure industrielle. La contribution de la petite industrie
est également très importante en termes d’emplois, puisqu’elle représente
environ 60 % du total des emplois industriels. En 2005, elle employait en
termes absolus 28 millions de personnes, ce qui la plaçait au second rang des
employeurs du pays après l’agriculture. En prenant en compte les « microentreprises » (et notamment l’auto-emploi), ce résultat atteignait 73 millions
en 2010, alors que le secteur informatique, pourtant très en vue, ne concernait
environ que 2,7 millions de personnes en 20127.
La politique publique de soutien à la petite industrie a été fondée sur trois
principes : la protection, la promotion et l’organisation des coopératives de
production. La protection face à la concurrence des grandes firmes nationales a constitué jusqu’à récemment un élément majeur de cette politique.
La production d’un grand nombre de produits – des chaussures aux allumettes en passant par le chewing-gum – a été « réservée » exclusivement
aux petites entreprises. Cette liste, qui est passée de 47 produits en 1967 à
873 en 1984, son maximum, a engendré de facto une division du travail entre
les deux grandes catégories du monde industriel, qui devait être maintenue
et contrôlée par l’administration. Parallèlement, il a fallu définir ce qu’était
la catégorie « petite industrie » pour pouvoir désigner les bénéficiaires de
la politique de protection. Depuis 1960, le critère retenu est le montant de
l’investissement initial de l’entreprise en capital fixe et en équipements. Ce
montant est régulièrement revu à la hausse8 ; en 1997, son seuil est passé de
6 millions de roupies à 30 millions9. Cette décision a eu comme conséquence
un infléchissement significatif en faveur de la modernisation, mais celui-ci a
bénéficié surtout aux fournisseurs et aux sous-traitants des grandes entreprises
publiques et privées, qui ne représentaient qu’une proportion infime du secteur
des petites entreprises. En effet, selon un recensement du gouvernement,
98 % des entreprises avaient en 1992 un investissement initial de moins d’un
million de roupies, par rapport à un plafond qui était alors de 3 millions10.
6. Rapport annuel du Ministry of Micro, Small and Medium Entreprises (http://msme.gov.in/MSMEAnnual-Report-2011-12-English.pdf ) (consulté le 9 février 2012).
7. Rapport annuel du Department of Electronics and Information Technology (http://deity.gov.in/sites/
upload_files/dit/files/downloads/annualreports/AnnualReport_2011-12/AnnualReportE_2011-12_8412.
pdf ) (consulté le 10 février 2012).
8. M. H. Bala Subrahmanya, « Shifts in India’s Small Industry Policy », Small Entreprise Development, 9 (1),
1998, p. 35-45.
9. Ce plafond a été ramené à 10 millions en 1999.
10. Cité par M. H. Bala Subrahmanya, « Shifts in India’s Small Industry Policy », art. cité, p. 42.
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L’État et le développement industriel en Inde — 81
En matière de promotion, plusieurs mesures ont été mises en place : des
subventions directes (avances pour le fonds de roulement, tarifs préférentiels
pour l’électricité, aides financières), des incitations fiscales et des aides pour
importer des intrants ou des machines. Par rapport au régime de contrôle
imposé aux grandes entreprises, les petites unités jouissaient de la liberté de
produire ce qu’elles voulaient, d’augmenter leur capacité de production sans
autorisation préalable et de s’implanter là où elles le souhaitaient. Selon leur
taille, elles pouvaient aussi être exemptées d’appliquer la législation sur le
travail (salaire minimal, charges sociales, sécurité de l’emploi, etc.)11.
Enfin, avec la création des sociétés coopératives, l’objectif de l’État était de
libérer les petits producteurs de la mainmise des intermédiaires privés qui
leur faisaient crédit et à qui ils étaient obligés, en échange, de remettre leur
production. Cette tentative a connu un certain succès, variable selon les
régions et les secteurs, mais, même dans le meilleur des cas, les coopératives
sont restées dépendantes du gouvernement pour fonctionner et pour commercialiser leur production. Il n’empêche que cette politique a été une tentative
d’institutionnalisation des relations entre les petits producteurs regroupés
géographiquement en clusters et de mutualisation des équipements et des
services, afin de les rendre plus autonomes et plus performants.
Le bilan de cette politique poursuivie pendant plus de trente ans est nuancé12.
Certes, l’Inde a réussi à maintenir un tissu dense de petites industries par
ailleurs relativement bien réparties sur l’ensemble du territoire. Du point de
vue institutionnel, un certain nombre de coopératives et d’infrastructures
ont été mises en place en milieu rural et dans de petites villes. Cependant,
la faible productivité du secteur, qui limite sa capacité à créer de la valeur
et à offrir des emplois valorisés, constitue sans aucun doute un manque à
gagner. Cet échec est attribuable en partie à l’absence de cohérence de la
politique en matière d’amélioration technique. La crainte du « chômage
technologique » a maintenu le secteur sur la « voie basse », où la compétitivité se joue uniquement sur le prix et non sur la qualité13. Les mauvaises
conditions de travail sont demeurées la norme : salaires bas, emplois précaires
et occurrence fréquente du travail des enfants14.
Sur le plan de l’économie industrielle, cette politique a agi comme un frein
au développement des économies d’échelle dans de nombreuses filières,
comme celle du textile, où l’Inde bénéficie pourtant d’avantages comparés.
11. En principe, une entreprise ayant au moins 10 ouvriers est obligée de se déclarer aux autorités. Dans les
faits, les petites entreprises ne sont pas tenues à cette obligation et échappent ainsi à toute réglementation.
12. L. Kennedy, « Protégée ou condamnée ? Les politiques publiques à l’égard de la petite industrie », Revue
Tiers Monde, 42 (165), 2001, p. 105-128.
13. Keshab Das, Indian Industrial Clusters, Burlington, Ashgate, 2005.
14. S. P. Kashyap, « Growth of Small-Size Enterprises in India: Its Nature and Content », World Development,
16 (6), 1988, p. 667-681.
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Dans les années 1990, alors que l’Inde s’ouvrait aux échanges, cette structure
industrielle à base de petites unités de production est apparue comme un
obstacle majeur à la compétitivité du pays sur les marchés mondiaux, vis-àvis de la Chine en particulier15. Devenue incompatible avec la libéralisation,
cette politique a donc été progressivement abandonnée à partir de la fin de la
décennie. En témoignent notamment la réduction des barrières douanières
et le démantèlement, petit à petit, de la politique de « réservation » qui a
exposé l’industrie indienne à la concurrence internationale. En 2006, 180
produits ont été « dé-réservés », en 2007, 212, et en 2008, 93. En 2012, il
ne restait plus que 20 produits « réservés » aux petites entreprises16.
Les années 1990 : l’opportunité des clusters
C’est dans les années 1990, et sur fond de libéralisation économique, que
l’idée d’une politique plus sélective à l’égard des petites industries a gagné
du terrain. Les décideurs politiques se sont saisis notamment du concept
de clusters porté sur la scène internationale par des personnalités telles
que Michael Porter et d’autant plus irrésistible qu’il existait objectivement
beaucoup de clusters « spontanés » en Inde. Selon un recensement réalisé
en 2006 par le gouvernement, on en comptait environ 2 500 composés de
micro-entreprises d’artisans, tandis que plus de 46 % des unités de microentreprises répertoriées se situaient dans ce type de groupements.
La plupart d’entre eux étaient de type « marshallien », terme qui désigne les
concentrations spatiales d’entreprises spécialisées dans une filière décrites par
Alfred Marshall en Europe à la fin du XIXe siècle17, et différentes de l’idéal
type élaboré plus récemment dans le contexte italien18. Les deux types de
districts industriels, marshallien et italien, se caractérisent par leur ancrage
territorial et par leur « atmosphère industrielle », mais tandis que les externalités positives identifiées par Marshall étaient principalement le fruit d’une
coopération « passive », engendrée par la proximité des entreprises et par
la circulation de la main-d’œuvre et des connaissances, les districts italiens
ont eu le génie de mutualiser les services, de coordonner les campagnes de
commercialisation, de partager les risques liés à l’innovation et, ce faisant,
15. M. S. Ahluwalia, « Economic Reforms in India since 1991: Has Gradualism Worked? », The Journal of
Economic Perspectives, 16 (3), 2002, p. 67-88.
16. Rapport annuel du Ministry of Micro, Small and Medium Entreprises (http://msme.gov.in/msme_ars.htm)
(consulté le 9 février 2012).
17. Alfred Marshall, Principles of Economics, Londres, Macmillan, 1920 (1890).
18. Sebastiano Brusco, « The Emilian Model: Productive Decentralisation and Social Integration », Cambridge
Journal of Economics, 6 (2), 1982, p. 167-184.
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d’accéder aux externalités supérieures, assimilées à la production high road19.
La distinction entre modèle « marshallien » et modèle « italien » permet de
dissocier la morphologie (concentration sectorielle et géographique d’entreprises) du fonctionnement interne des districts.
Il existe en Inde de nombreux obstacles à la coopération « active », ou coordination délibérée entre les entreprises, et donc à l’opportunité de transposer
le modèle normatif du « cluster performant » inspiré du cas italien20. Un des
problèmes structurels est l’absence de complémentarité entre les entreprises
due au fait qu’elles produisent souvent des biens génériques. C’est le cas
en particulier des manufactures à base de transformations simples, où les
processus de production ne se prêtent pas à une segmentation en différentes
étapes, et où la très forte concurrence mine les possibilités de coopération.
Dans d’autres cas, l’hétérogénéité interne des clusters sur les plans de la
technologie, de la capacité et de l’organisation productives, et des marchés
finaux empêche les entreprises de définir des perspectives communes et agit
donc comme un obstacle à la coopération21.
En général, les possibilités d’intégrer verticalement les opérations et de gravir
ainsi la chaîne de valeur restent limitées pour la vaste majorité des clusters
indiens qui ne sont guère innovants. Leur positionnement subordonné au
sein des réseaux de production globalisés ne leur permet pas de s’affranchir
d’une production qui repose surtout sur le coût bas de la main-d’œuvre.
Toutefois, les études menées sur des clusters de textiles/confection et de
cuir/chaussures ont montré que certains obstacles pouvaient être surmontés
grâce à une volonté collective des acteurs privés, et avec l’appui éventuel des
acteurs publics, par exemple pour développer des stratégies commerciales
communes22. En revanche, les obstacles qui relèvent d’institutions sociales
paraissent plus résistants au changement. La prédominance de régimes de
production informels, où règne la précarité, agit contre la mise en place
d’une éthique de coopération 23, en particulier lorsque les clusters produisent
pour les segments les plus bas du marché et que leur compétitivité repose
sur le facteur prix.
Néanmoins, il existe des clusters performants en Inde, et c’est vers ceuxlà que s’est orientée progressivement une première politique de soutien
19. Hubert Schmitz, « Collective Efficiency: Growth Path for Small Scale Industry », Journal of Development
Studies, 31 (4), 1995, p. 529-566.
20. K. Das, L. Kennedy, « Les clusters industriels : réponse à la libéralisation économique en Inde ? », dans
Yves-André Fauré, Loraine Kennedy, Pascal Labazée (dir.), Productions locales et marché mondial dans les pays
émergents. Brésil, Inde, Mexique, Paris, IRD-Karthala, 2005, p. 129-155.
21. Poul Ove Pedersen, Ami Sverrisson, Miene Pieter van Dijk, (eds), Flexible Specialization. The Dynamics of
Small-Scale Industries in the South, Londres, Intermediate Technology Publications, 1994.
22. K. Das, L. Kennedy, « Les clusters industriels : réponse à la libéralisation économique en Inde ? », cité.
23. L. Kennedy, « Cooperating for Survival: Tannery Pollution and Joint Action in the Palar Valley (India) »,
World Development, 27 (9), 1999, p. 1673-1691.
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dans les années 1990. Le rôle de l’Organisation des Nations unies pour le
développement industriel (ONUDI), du Bureau international du travail et
de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
(CNUCED) dans la diffusion en Inde du modèle international du cluster a
été sans doute déterminant. En réalisant des études sur certains cas indiens
et en les confrontant aux exemples européens, notamment italiens, ils ont
proposé une boîte à outils compatible avec « l’air du temps », y compris en
Inde, c’est-à-dire un modèle reposant davantage sur le dynamisme du secteur
privé et sur les interventions publiques indirectes24. Cependant, du fait de
la nature ancienne des regroupements d’entreprises et de leurs faiblesses
endémiques, surtout en ce qui concerne les manufactures dites traditionnelles,
il semble que les mesures de promotion de clusters performants ne puissent
être facilement transposées en Inde. En effet, il s’agit moins d’un nouveau
vecteur de croissance ou de développement, comme cela a pu être le cas
dans les économies de transition en Europe centrale25, que d’un potentiel
latent à activer en vue de faire monter en grade les clusters existants. De
même, dans les pays industrialisés, l’approche est souvent plus stratégique
et vise à asseoir ou à développer des capacités dans des secteurs de pointe
ou ayant un fort potentiel de croissance sur des marchés internationaux
comme les pôles de compétitivité en France.
Au niveau du gouvernement central, le développement des clusters est placé
sous la tutelle du ministère des Petites et Moyennes Industries, ce qui n’est
pas sans conséquence sur la manière dont les décideurs appliquent la notion
et la définissent en relation avec la politique globale de soutien à ce secteur.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une simple substitution de politique, le fait de
placer sous la même tutelle la promotion nouvelle des clusters et l’ancienne
politique de soutien aux petites industries amène l’administration centrale
à opérer des arbitrages entre les entreprises selon leurs caractéristiques
(regroupées en cluster ou pas, intégrées dans des chaînes internationalisées de production ou pas, etc.) et selon leur performance économique. Au
demeurant, le modus operandi en matière d’intervention demeure inchangé
puisque l’accent continue d’être mis sur le « diagnostic » de clusters et sur
le « traitement » sous forme d’interventions ciblées26.
24. Ainsi, la mission de la Foundation for MSME Clusters, établie en 2005 par l’ONUDI, est de promouvoir
le développement local « inclusif » sur la base de clusters (http://www.msmefoundation.org/Clusert_
Initiative_india.aspx) (consulté le 30 décembre 2012).
25. OCDE, « Business Clusters: Promoting Enterprise in Central and Eastern Europe », Paris, OECD - Local
Economic and Employment Development (LEED) Programme, 2005.
26. Ainsi, 412 clusters ont été sélectionnés par le ministère pour bénéficier d’interventions : 50 pour des
« interventions dures », 152 pour des « interventions douces » et 210 pour des études diagnostiques (http://pib.
nic.in/release/release.asp?relid=46260) (consulté le 9 février 2013).
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L’État et le développement industriel en Inde — 85
Les années 2000-2010 : les zones économiques spéciales
Votée en 2005, la loi sur les zones économiques spéciales (Special Economic
Zones, ci-après zones spéciales) exprime la volonté du gouvernement indien
d’adopter une nouvelle approche en matière de développement industriel
axée sur l’augmentation des capacités exportatrices du pays. Contrairement
aux initiatives en faveur des clusters qui s’appuient sur l’existant, cette loi
vise essentiellement la création de nouvelles capacités, à partir notamment
des capitaux étrangers (IDE). Certes, le concept de zone franche n’est pas
nouveau puisque l’Inde a été le premier pays d’Asie à l’expérimenter dès
1965 avec les export processing zones. Apparemment toutefois, l’expérience n’a
pas été convaincante : l’Inde ne comptait que huit grandes zones à la fin des
années 1990 et l’importance de celles-ci en termes de création de valeur et
de contribution aux exportations est restée très limitée27.
C’est donc sous une forme nouvelle que la politique des zones est ressuscitée
en Inde en 2000. Le contexte international s’y prête, qui fait de ce type de
structures un outil stratégique courant 28. L’économie nationale, quant à elle,
s’est progressivement ouverte à la concurrence étrangère à partir du début des
années 1990. Pourtant, alors que les investisseurs étrangers sont autorisés à
tenir une majorité des parts, voire une participation de 100 % dans la plupart
des secteurs industriels, y compris les secteurs prioritaires comme l’énergie
et les infrastructures, les IDE, qui ont par ailleurs fortement augmenté, se
sont déplacés, depuis le milieu des années 1990, des activités manufacturières
vers les services29.
La nouvelle politique annoncée en 2000 s’inspire explicitement de l’exemple
chinois. La justification mise en avant est simple : accélérer les investissements
nationaux et étrangers afin de stimuler les exportations et l’emploi. Les facteurs d’attractivité supposés des zones spéciales sont des infrastructures de
qualité, un régime fiscal favorable (zone franche, exemption de l’impôt sur
les profits pour les promoteurs et pour les entreprises s’y implantant) et la
possibilité de bénéficier des effets positifs d’agglomération.
En 2005, le gouvernement décide de transformer en loi la politique des zones
spéciales pour faire de son contenu un principe stable et ainsi rassurer les
investisseurs quant à l’engagement du gouvernement dans la durée. En réalité, la finalité de cette politique demeure quelque peu ambiguë. Elle peut se
27. Jérémie Grasset, Frédéric Landy, « Les zones franches de l’Inde, entre ouverture à l’international et
spéculation immobilière », Annales de géographie, 116 (658), 2007, p. 608-627 ; Aradhna Aggarwal, Social and
Economic Impact of SEZs in India, New Delhi, Oxford University Press, 2012.
28. Jonathan Bach, « Modernity and the Urban Imagination in Economic Zones », Theory, Culture & Society,
28 (5), 2011, p. 98-122.
29. Les IDE sont passés de moins d’1 % du PIB à la fin des années 1980 à 6 % en 2004. Chandana Chakraborty,
Peter Nunnenkamp, « Economic Reforms, FDI, and Economic Growth in India », World Development, 36 (7),
2008, p. 1192-1212.
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concevoir comme le lancement d’une nouvelle génération de réformes dont le
but serait de faciliter la participation effective des grandes firmes indiennes
dans les marchés mondiaux et d’améliorer les infrastructures physiques
sur lesquelles elles s’appuient30. Or, si le discours qui fonde la stratégie des
zones spéciales exprime la volonté des dirigeants politiques d’approfondir la
libéralisation de l’économie et de favoriser son intégration dans les échanges
internationaux, la politique mise en œuvre révèle l’incapacité du gouvernement
à mener des réformes difficiles, comme celles touchant aux lois du travail et
aux procédures d’investissement, qui relèvent largement des compétences des
États fédérés. Faute de soutien politique pour faire avancer les réformes sur
l’ensemble du territoire, New Delhi déploie un outil qui, selon le principe de
l’enclave, permet de délimiter un espace et de définir pour celui-ci un cadre
réglementaire et juridique distinct de celui qui gouverne le territoire hors
zone, l’hinterland, dont l’espace ainsi créé se trouve coupé31.
Les modalités de la politique des zones spéciales
En l’occurrence, la loi de 2005 cherche à définir un cadre complet, qui couvre
les divers abattements fiscaux et toutes les réglementations qui encadrent les
activités au sein de la zone, ainsi que sa structure de gouvernance32. Les règles
promulguées pour la mise en application de cette politique distinguent, entre
autres, les zones spécialisées dans un seul secteur d’activité et celles qui réunissent plusieurs secteurs (multi-product). Pour ces dernières, la loi définit une
taille minimale de 1 000 ha33. Pour une zone spécialisée dans un seul secteur,
ou consacrée exclusivement aux services, la taille minimale est de 100 ha.
En revanche, pour une zone consacrée aux technologies de l’information ou
aux biotechnologies, elle n’est que de 10 ha. Ces règles, qui permettent des
zones de taille modeste, voire très petites, marquent un contraste net avec
l’approche chinoise qui privilégie de vastes zones équivalentes à l’aire d’une
région ou d’une grande ville. Ainsi la loi indienne présente-t-elle un certain
nombre de particularités qui la distinguent à la fois des politiques nationales
suivies jusque-là et des politiques de zones spéciales mises en œuvre dans
d’autres pays. Nous en relèverons trois.
Tout d’abord, l’idée de mobiliser des capitaux et des compétences du secteur
privé pour développer des infrastructures de qualité et attirer des entreprises.
30. C’est la thèse défendue par Rob Jenkins, « The Politics of India’s Special Economic Zones », dans Stuart
Corbridge et al., (eds), India’s Great Transformation, New York, Routledge, 2011, p. 49-65.
31. Pour une étude des diverses réponses des États à cette politique, voir Rob Jenkins, Loraine Kennedy et
Partha Mukhopadhyay, (eds), Power, Policy, and Protest: The Politics of India’s Special Economic Zones, New Delhi,
Oxford University Press, 2014.
32. La loi et les règles sont disponibles sur le site officiel http://sezindia.nic.in/.
33. La taille maximale pour l’ensemble des zones est de 5 000 ha.
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Certes, les agences publiques peuvent prendre l’initiative de proposer une
zone spéciale ou de se constituer partenaire dans une joint venture avec une
entreprise privée, mais, à ce jour, 80 % environ des projets sont privés. Le
promoteur demeure propriétaire de la zone ; la loi ne permet pas la vente
des parcelles, seulement leur location.
Ensuite, l’absence totale de contrôle sur l’implantation géographique des zones.
Compte tenu du fait que les investissements ont tendance à se concentrer
là où les infrastructures sont les meilleures, il n’est pas surprenant que les
projets de zones visent principalement les très grandes villes situées dans les
régions les plus industrialisées. Cette disposition se démarque fortement des
politiques industrielles antérieures, soucieuses d’une répartition équilibrée
des capacités productives.
Enfin, le fait de concevoir la zone spéciale non seulement comme un espace
de production, mais aussi, dans bien des cas, comme une ville nouvelle, une
enclave autosuffisante, équipée de logements, de commerces et d’infrastructures sociales34. Cette conception plutôt insolite est de nature à rendre
l’outil plus attractif pour les promoteurs immobiliers, qui peuvent espérer
récupérer plus facilement le coût de leur investissement par des opérations
résidentielles et commerciales. En Inde, le secteur immobilier est en plein
boom, dopé par la forte croissance économique qui a profité avant tout aux
classes moyennes et aisées urbaines. Il est significatif que la loi ait fixé, dans
sa version originale, à seulement 25 % la superficie devant être consacrée à
l’activité de production stricto sensu dans les zones de production mixte, le
reste pouvant servir à d’autres types d’installations (résidentielles ou commerciales). Très critiqué, ce plafond est passé en 2007 à 35 %, puis à 50 %.
La performance des zones spéciales
Dès son entrée en vigueur, la loi de 2005 rencontre un accueil enthousiaste
de la part des investisseurs. En novembre 2011, 582 projets ont l’approbation
formelle de l’instance centrale, et sur ce total 380 zones sont « notifiées »,
ce qui veut dire que les développeurs ont pris possession de l’ensemble du
terrain (la loi exige la contiguïté du terrain) et obtenu les autorisations requises
des gouvernements provinciaux et locaux. Compte tenu de la période plutôt
longue de gestation des projets, seules 143 zones sont aujourd’hui en état
de fonctionnement, et parmi elles 19 sont d’anciennes export processing zones
converties en zones spéciales après le passage de la loi de 2005. À cause de
34. S. Narayan Menon, Soumya Kanti Mitra, « Special Economic Zones. The Rationale », New
Delhi, CPR Occasional Paper Series, no. 16, Centre for Policy Research, 2009 (http://www.academia.
edu/4811345/SPECIAL_ECONOMIC_ZONES_Promise_Performance_and_Pending_Issues_CPR_
OCCASIONAL_PAPER_SERIES_CENTRE_FOR_POLICY_RESEARCH) (consulté le 12 février 2014).
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la crise de 2008, le rythme des nouvelles propositions a fortement ralenti et
plusieurs promoteurs ont obtenu l’annulation de leurs projets. Cela n’empêche
pas le gouvernement de se déclarer toujours satisfait de la performance des
exportations, en croissance rapide (tableau 1).
Tableau 1. Exportations en provenance des zones économiques spéciales (SEZ)
Année (avril-mars)
Taux de croissance
(d’année en année)
2006-2007
52 %
2007-2008
93 %
2008-2009
50 %
2009-2010
121 %
2010-2011
43 %
Source : Department of Commerce SEZ Division, « Discussion Paper to Facilitate Stakeholder Consultation
on Potential Reform of the SEZ Policy and Operating Framework », (non daté) (http://www.sezindia.
nic.in/writereaddata/updates/sez_review.pdf ) (consulté le 4 juillet 2013)
En termes de distribution sectorielle, ce sont les zones spécialisées dans les
technologies d’information qui reçoivent de loin le plus grand nombre de
projets. En 2011, 80 des 143 zones en état de fonctionnement sont de cette
catégorie, qui recouvre aussi bien les activités à haute valeur ajoutée (génie
logicielle) que celles de basse valeur ajoutée (centres d’appel, services aux
entreprises). Les autres secteurs bien représentés sont l’industrie chimie/
pharmaceutique, les biotechnologies et l’ingénierie. Toutes ces activités, en
forte croissance à l’échelle mondiale, reposent sur des ressources humaines
qualifiées. L’absence relative de zones spécialisées en manufacture (17 des
143 zones) est une source d’inquiétude et de perplexité pour le gouvernement. Étant donné que l’un des principaux avantages comparatifs de l’Inde
est une main-d’œuvre à coût relativement bas, les architectes de la politique
s’attendaient à voir arriver des projets d’investissement de type manufacturier,
intensif en travail.
Un tel échec fournit à ceux qui lui sont opposés la preuve que cette politique
est mal conçue. Ils estiment, par exemple, que l’autorisation de zones de très
petite taille (10 ha) revient à promouvoir une politique d’allégements fiscaux en
faveur des promoteurs immobiliers. Cette disposition est d’ailleurs contestée
dans un premier temps par le ministère des Finances, qui craint de perdre
d’importants revenus fiscaux sans que soient pour autant créées des économies
d’échelle, lesquelles sont une des justifications annoncées de la politique.
Il est vrai que les zones spéciales n’ont pas les résultats escomptés en ce qui
concerne la création d’emplois : en juin 2011, selon les chiffres officiels, 579 708
nouveaux emplois ont été créés depuis la mise en application de la loi de 2005
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L’État et le développement industriel en Inde — 89
(714 412 en comptant les anciennes export processing zones converties)35. Ce
résultat doit être apprécié à l’aune du nombre de la population active totale
qui est estimée à 430 millions de personnes.
En outre, les objectifs de performance que les décideurs politiques se sont
fixés en matière d’investissements directs étrangers ne sont pas atteints. En
2011, les IDE représentent moins de 12 % de l’investissement total dans les
zones spéciales36.
Force est de constater que les avantages proposés par cette politique ne sont
pas suffisants pour contrebalancer les faiblesses structurelles de l’industrie
indienne : le manque de qualification de la main-d’œuvre, une productivité
basse, des infrastructures inadaptées, en premier lieu en matière de fourniture
d’électricité, et des lourdeurs administratives.
Effets d’agglomération et d’entraînement des zones spéciales
Nous l’avons dit, ce sont de préférence les régions les plus développées sur le
plan économique qui attirent la plupart des zones spéciales : 75 % des zones
formellement approuvées sont ainsi situées dans le Sud et l’Ouest du pays et
92 % de leur superficie totale se trouvent dans cinq États (Andhra Pradesh,
Gujarat, Karnataka, Maharashtra et Tamil Nadu)37. À une échelle plus fine,
plus de 80 % des zones proposées sont à proximité des grandes villes. Bien
qu’elle s’explique facilement par la quantité et la qualité des infrastructures en
milieu urbain, cette tendance à la concentration spatiale soulève des questions
politiques sensibles. Les risques de spéculation immobilière, notamment,
sont d’autant plus préoccupants que les occupations illégales et les droits de
propriété ambigus abondent dans les périphéries particulièrement ciblées
pour le développement des zones.
De manière générale, la contestation la plus vigoureuse à l’encontre de cette
politique concerne les terrains. La plupart des projets de grande taille se
heurtent à la résistance des paysans ou d’autres groupes d’ayants droit à la
terre. Ce qui alimente surtout la colère et galvanise les mobilisations, c’est
l’aide apportée par l’État aux promoteurs des zones, aux dépens des intérêts
à la fois particuliers et collectifs des populations rurales. Dans le système
fédéral indien, ce sont les États qui sont chargés des questions foncières, et la
législation (une loi coloniale datant de 1894)38 leur accorde le droit d’acquérir
des terrains par la force, si cette acquisition répond à « l’intérêt général »,
35. Department of Commerce SEZ Division, « Discussion Paper to Facilitate Stakeholder Consultation on
Potential Reform of the SEZ Policy and Operating Framework », cité.
36. A. Aggarwal, Social and Economic Impact of SEZs in India, op. cit., p. 144.
37. P. Mukhopadhyay, « The Promised Land of SEZs », Seminar, 581, janvier 2008, p. 30.
38. Une nouvelle loi, ratifiée en 2013, est entrée en vigueur le 1er janvier 2014.
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formulation qui laisse des marges importantes aux pouvoirs discrétionnaires.
En théorie, les zones spéciales ont un potentiel important pour engendrer
des effets positifs d’agglomération, à la manière des clusters, et promouvoir
le développement économique local. En pratique, ces effets ne peuvent être
validés qu’au cas par cas. Ainsi, une étude récente affirme que la zone de
Chennai présente bel et bien les avantages d’un cluster, puisque « la concentration des compétences et des bonnes pratiques profite à l’ensemble des
unités [de la zone] »39, et que les entreprises entretiennent des liens étroits
avec la région métropolitaine, dans la mesure où, sous certaines conditions,
des tâches fortement consommatrices de main-d’œuvre ou d’espace sont
externalisées40. Dans ce cas, des retombées économiques positives peuvent
s’étendre aux entreprises à l’extérieur de la zone, de même que lorsqu’un
groupe industriel situe stratégiquement ses unités de part et d’autre de la
frontière de la zone. Selon une étude menée sur un échantillon des plus
grandes zones spéciales, en 2007, 27 % des firmes ont au moins une unité à
l’extérieur de la zone, dans l’aire dite de l’économie domestique41.
Dans la perspective longue des stratégies indiennes de développement industriel, la politique des zones spéciales opère plusieurs types de rupture. Pour
la première fois, elle entérine de manière explicite, et à l’échelle du pays, le
principe de développement sélectif des territoires. Ce faisant, elle marque
un contraste de fond mais aussi de forme avec la politique très générale
de soutien à la petite industrie qui avait vocation à couvrir l’ensemble des
entreprises et développait des volets de protection, de promotion et de développement institutionnel. Elle entérine également la réorientation stratégique
en faveur de la croissance tirée par les exportations, avec une spécialisation
dans les secteurs porteurs de l’économie mondiale tels que les technologies
de l’information et de la communication, les biotechnologies et l’industrie
pharmaceutique (tableau 2 en annexe).
L’orientation qui avait commencé à se manifester discrètement il y a une
quinzaine d’années par des interventions sélectives en faveur des clusters
performants à base de petites entreprises s’est amplifiée avec la politique des
zones spéciales qui comporte des modalités de nature à favoriser la création
de toutes pièces de clusters innovants, à base d’équipements de première
qualité. L’exemption de droits de douane sur les machines et les entrants
39. J. Grasset et F. Landy, « Les zones franches de l’Inde, entre ouverture à l’international et spéculation
immobilière », art. cité, p. 624.
40. Selon les règles, la valeur des biens sous-traités en dehors de la zone ne doit pas excéder la valeur des biens
produits par l’entreprise à l’intérieur de la zone. Government of India, Special Economic Zones Rules, New Delhi,
Ministry of Commerce and Industry, 2006, p. 34.
41. A. Aggarwal, « Impact of Special Economic Zones on Employment, Poverty and Human Development »,
Working Paper 194, Indian Council for Research on International Economic Relations, New Delhi, 2007, p. 45.
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L’État et le développement industriel en Inde — 91
importés vise précisément à encourager une production de pointe. Reste
à savoir si les mesures destinées à aider les milliers de clusters existants à
monter en puissance seront maintenues, afin d’éviter la cristallisation d’un
système industriel à deux vitesses : les zones spéciales à la pointe des marchés
mondiaux et les autres clusters qui produisent à basse qualité et à bas prix
pour le marché indien.
La politique actuelle diverge également des politiques antérieures par ses
implications spatiales. En n’imposant aucune restriction à l’implantation
physique des zones, elle encourage la valorisation des actifs présents dans les
agglomérations urbaines (capital humain, infrastructures de qualité, connectivité) et favorise l’émergence de clusters métropolitains ou le renforcement de
ceux qui existent déjà. Les répercussions en termes d’urbanisation s’annoncent
importantes. En 2008, une étude a estimé que d’ici dix ans entre 50 et 70 villes
satellites, comptant chacune entre 500 000 et un million d’habitants, auront
vu le jour autour des zones spéciales42.
La question du creusement des disparités régionales qui s’ensuivra nécessairement est très sensible en Inde où le gouvernement national est perçu
comme le garant d’une certaine justice spatiale au sein du système fédéral. En
promouvant une politique génératrice de déséquilibres, basée explicitement
sur le principe de concentration des actifs, l’État se place du côté des plus
forts et s’expose à des critiques facilement exploitables par les formations
d’opposition, voire par les membres minoritaires de la coalition au pouvoir.
Cela est d’autant plus critique que l’Inde est entrée de façon durable dans l’ère
des coalitions, où de petites formations, notamment des partis régionaux,
peuvent exercer beaucoup d’influence à l’échelle nationale. Parce qu’elle repose
principalement sur le capital privé, la stratégie des zones spéciales pourrait
sembler, à première vue, circonscrire significativement le champ d’intervention de l’État. Or il n’en est rien. L’implication de l’État dans cette stratégie
est indéniable et il est fréquent que les agences publiques relevant des États
fédérés viennent en aide aux investisseurs en leur procurant un terrain ou
en reliant les zones aux infrastructures en réseaux (électricité, eau, voirie).
Comme d’autres États en pleine restructuration néolibérale, l’État indien se
réinvente en redéfinissant ses relations avec le secteur privé. Parallèlement,
la montée en puissance de groupes privés influents, de plus en plus capables
de capter des biens publics, explique en partie le virage pris en faveur de la
politique des zones économiques spéciales. Dans ce domaine, les entreprises
immobilières, en particulier, deviennent des partenaires privilégiés de l’État.
Un tel parti pris n’échappe pas aux individus et aux groupes qui, dans la
plupart des régions du pays, sont de plus en plus nombreux à dénoncer cette
42. National Institute of Urban Affairs, « Special Economic Zones and their Implications on Urban Management
and Regional Planning in India », Urban Finance, Quarterly Newsletter of the NIUA, 11 (2), 2008, p. 6.
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92 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
politique, les premiers étant les paysans dont les terres ont été réquisitionnées pour créer une zone. Dans un régime démocratique comme celui de
l’Inde, il est probable que la poursuite acharnée de cette politique aura des
répercussions d’autant plus graves qu’elle a souvent participé à des agendas
cachés, notamment des gains illicites provenant de projets immobiliers au
bénéfice des partis politiques au pouvoir, et contribué à légitimer la défection
des classes moyennes de la vie des collectivités locales par leur cantonnement
dans des enclaves bien aménagées de la périphérie urbaine43. ■
Loraine Kennedy est socio-économiste, directrice de recherche CNRS au Centre d’études
de l’Inde et de l’Asie du Sud (CNRS-EHESS) à Paris. Ses travaux portent actuellement sur les processus de restructuration économique en Inde et sur les stratégies
de re-territorialisation déployées par l’État dans un contexte global de libéralisation économique. Elle a publié récemment « Comparing State-Level Policy Responses to Economic Reforms in India. A Subnational Political Economy Perspective », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs (avec Kim Robin
et Diego Z
­amuner, 13, 1er semestre, printemps 2013, http://regulation.revues.
org/10247) ; The Politics of Economic Restructuring in India. Economic Governance
and State Spatial Rescaling (Londres, Routledge, 2014) et Power, Policy, and Protest: The Politics of India’s Special Economic Zones (co-édité avec Rob Jenkins et
Partha ­Mukhopadhyay, New Delhi, Oxford University Press, 2014).
[email protected]
43. L’auteure remercie les évaluateurs anonymes de Critique internationale ainsi que les responsables du dossier
pour leurs commentaires et suggestions.
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CIN63.indb 93
3
Electricité et énergies alternatives
TOTAL
588
2
8
Multi-produit lié à une activité portuaire
Edition et impression sur papier
0
Transformation du plastique
0
23
Produits pharmaceutiques et chimiques
18
4
Pétrochimie & pétrole
Textile/Habillement/Laine
6
Industries manufacturières stratégiques
3
16
Multi-Services/Services
49
0
2
1
2
0
2
3
1
0
0
2
1
0
0
3
Energies non conventionnelles
2
Industries transformatrices de granite
16
13
Pierres précieuses et joaillerie
5
25
14
Zones de libre-échange et de stockage (FTWZ)
0
Multi-Produits
7
Chaussures/Cuir
0
1
5
Industrie alimentaire
2
Ingénierie métallurgique
21
Ingénierie
0
9
3
Equipements électroniques
2
Transformation des métaux
1
Produits et matériels de la construction
0
5
32
Bio-tech
0
1
353
2
IT/ITES/Composants électroniques/Semiconducteurs
2
Aviation/Aérospatial / Cuivre
Métaux et minéraux
1
0
Acceptations
de principe
2
Artisanat
4
3
Industrie automobile
Agro
Acceptations
formelles
6
Multi-produit lié à une activité aéroportuaire
Sectors
386
1
12
0
3
2
0
20
2
4
9
16
0
5
235
3
1
6
7
5
4
17
3
1
21
2
1
1
0
ZES
labellisées
5
23 %
4%
6%
6%
54 %
Autres
Multi-Produits
Textiles
IT/ITES/Composants électroniques/
Semiconducteurs
Produits pharmaceutiques
et chimiques
Autres
Bio-tech
Multi-Produits
IT/ITES/Composants électroniques/
Semiconducteurs
Produits pharmaceutiques
et chimiques
Textiles
Source : Ministry of Commerce and Industry (http://sezindia.nic.
in/asez-sez-granted-under2005.asp) (consulté le 30 septembre 2013)
34 %
4%
2%
Acceptations de principe
60 %
4%
3%
Acceptations formelles
Tableau 2. La distribution sectorielle des zones économiques spéciales, septembre 2013
L’État et le développement industriel en Inde — 93
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La
Revue
française
de
science
politique
Constituant une référence scientifique et académique majeure, aussi bien en France qu’à
l’étranger, la Revue française de science politique publie des articles relatifs à tous les domaines
de la discipline, avec leurs résumés en français et en anglais, des lectures critiques, comptes
rendus détaillés ou brèves recensions d’ouvrages récents, les sommaires des grandes revues
sur une question donnée. La RFSP s’adresse aux chercheurs, universitaires et étudiants, mais
concerne également les spécialistes des autres sciences sociales et les acteurs de la vie politique,
ainsi que les personnes intéressées par l’analyse scientifique du politique.
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CIN63.indb 94
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Vers un État
développeur
au Kazakhstan ?
Les bases institutionnelles de la transition
économique
par Joachim Ahrens et Manuel Stark
b
ien qu’il ne se soit guère soucié jusqu’à maintenant
de suivre les recommandations de réforme inspirées par le consensus de
Washington, le Kazakhstan affiche une croissance économique remarquable,
une grande stabilité politique (mais point de démocratie) et un pouvoir présidentiel fort. À la faveur de la hausse des prix mondiaux de ses ressources
naturelles, il a fait ses propres choix de politique publique et bâti des structures
politico-institutionnelles de son cru. Nous allons examiner ces structures, qui
ont permis d’assurer la stabilité politique actuelle et d’atteindre un progrès
économique et social, en nous demandant si cette « autocratie de marché »
émergente est en voie de devenir un État développeur.
Étant donné le cadre non démocratique dans lequel se déroule la transition
économique du Kazakhstan, le modèle de l’Asie orientale se présente à notre
analyse comme une bonne référence conceptuelle. Après une discussion
des soubassements institutionnels de ce qu’il est convenu d’appeler un État
CIN63.indb 95
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96 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
développeur1, nous tâcherons d’évaluer dans quelle mesure ce qui se construit
au Kazakhstan est de nature à rendre crédibles les réformes libérales et la
volonté de développement de ses dirigeants.
Les bases institutionnelles de l’État développeur
Dans la littérature d’économie politique, l’idée d’un État non démocratique
mais capable et efficace est souvent associée au concept d’État développeur
capitaliste. Chalmers Johnson oppose ce dernier à l’économie de marché classique comme à l’économie centralement planifiée : alors que les économies
dirigées socialistes fonctionnent selon l’« idéologie du plan » et les économies
de marché occidentales (réglementées) selon la « rationalité du marché »,
l’État développeur, lui, fonctionnerait selon la « rationalité du plan »2.
Les traits distinctifs
Le concept d’État développeur a été formulé de manière inductive pour
rendre compte des économies à croissance rapide du Japon, de la Corée du
Sud et de Taiwan, en faisant ressortir leurs différences avec les économies
de marché occidentales, surtout celles des États-Unis et du Royaume-Uni3.
Pour Ha-Joon Chang, l’État est « développeur » quand « il est capable de
créer et de régir les rapports économiques et politiques propres à soutenir
une industrialisation durable (...), prend au sérieux les objectifs de croissance
à long terme et de changement structurel, assure une gestion “politique” de
l’économie permettant d’amortir les conflits inévitables lors d’un tel changement (mais sans jamais perdre de vue les objectifs à long terme) et procède
aux adaptations et innovations institutionnelles nécessaires à la réalisation
desdits objectifs » 4.
Les États développeurs ne sont pas identiques entre eux ni immuables,
mais tous présentent certains éléments qui les distinguent : l’attachement
des dirigeants politiques à l’objectif de développement ; les fonctions de
l’État ; les bases politico-institutionnelles du gouvernement économique. Le
premier aspect concerne l’ethos de l’élaboration des politiques publiques et
1. Une part importante de cette section est reprise de Joachim Ahrens, Governance and Economic Development:
A Comparative Institutional Approach, Cheltenham, Edward Elgar, 2002.
2. Chalmers Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, Stanford,
Stanford University Press, 1982, p. 18.
3. La théorie de l’État développeur n’a pas été appliquée qu’à l’Asie orientale. Pour l’Inde, l’Amérique latine
et les pays européens, voir Meredith Woo-Cumings (ed.), The Developmental State, Ithaca, Cornell University
Press, 1999 ; pour les cas turc et syrien, voir David Waldner, State Building and Late Development, Ithaca,
Cornell University Press, 1999.
4. Ha-Joon Chang, « The Economic Theory of the Developmental State », dans M. Woo-Cumings (ed.), The
Developmental State, op. cit., p. 192.
CIN63.indb 96
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Vers un État développeur au Kazakhstan ? — 97
présente une dimension idéelle : l’engagement des élites pour la croissance
économique et la transformation structurelle, dans une visée nationaliste
ou de construction de la nation. Pour Tianbiao Zhu, cela s’explique par des
menaces extérieures bien réelles (par exemple, en Corée du Sud de la part de
la Corée du Nord, à Taiwan de la part de la Chine continentale), qui incitent
les élites à œuvrer ensemble à l’industrialisation5. On peut généraliser en
parlant de contraintes exogènes ou extérieures s’imposant aux décideurs : il
ne s’agit donc pas uniquement de menaces (que l’on retrouve du reste dans
d’autres États développeurs comme l’Indonésie ou la Malaisie), mais aussi,
par exemple, de l’éventualité de l’interruption de l’aide américaine (à Taiwan,
en Corée du Sud) ou encore de l’effet de « discipline » de la concurrence
internationale qui force les gouvernements à de véritables réformes libérales.
À l’usage, pour les détenteurs du pouvoir, cette priorité au développement
s’est révélée être, au-delà d’une stratégie de survie nationale, une précieuse
source de légitimité politique6.
Le deuxième domaine est celui des fonctions de l’État : formulation des
grands objectifs économiques et sociaux, gestion des structures de l’économie,
défense des intérêts économiques nationaux, investissement public dans des
domaines comme l’enseignement pour tous ou la répartition plus équitable
des chances et de la richesse7.
Le troisième groupe est celui des caractéristiques institutionnelles : stabilité du
pouvoir politique assurée par une élite administrative relativement autonome,
qui réunit les meilleurs talents gestionnaires et ne cède pas aux pressions politiques susceptibles d’entraver la croissance ; coopération entre secteurs public
et privé, généralement pilotée par une agence de planification économique8.
L’autonomie de l’administration
Une caractéristique essentielle de l’État développeur idéal-typique est d’assurer une relative autonomie des responsables politiques et des fonctionnaires
chargés de l’élaboration des stratégies et de l’application des programmes
économiques, pour éviter qu’ils ne deviennent les instruments d’intérêts
5. Tianbiao Zhu, « Threat Perception and Developmental States in Northeast Asia », Working Paper 2001/3,
Australian National University, Department of International Relations, Canberra, 2013 (https://digitalcollections.
anu.edu.au/bitstream/1885/40372/3/01-3.pdf) (consulté le 30 décembre 2013) ; Hilton L. Root, Small Countries,
Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, Hong Kong, Oxford University Press, 1996.
6. H. L. Root, Small Countries, Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, op. cit. ; Manuel Stark, The
Emergence of Developmental States from a New Institutionalist Perspective: A Comparative Analysis of East Asia and
Central Asia, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2012.
7. C. Johnson, « The Developmental State: Odyssey of a Concept », dans M. Woo-Cumings (ed.), The
Developmental State, op. cit., p. 32-60.
8. C. Johnson, « Political Institutions and Economic Performance: The Government-Business Relationship
in Japan, South Korea, and Taiwan », dans Frederic C. Deyo (ed.), The Political Economy of the New Asian
Industrialism, Ithaca, Cornell University Press, 1987, p. 136-164.
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98 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
privés. Ce sont ici l’architecture institutionnelle, l’accès des décideurs publics
aux moyens financiers et les sources de pouvoir politique qui jouent les rôles
principaux. Moins le privé finance le public, plus il est aisé d’assurer l’autonomie du politique ; et celle de l’administration économique est au moins
aussi importante. Pour réussir une croissance durable en régime de marché,
la politique économique doit être cohérente, viser le long terme et disposer
d’instruments se complétant mutuellement. C’est vrai dans tous les cas,
mais encore plus pour un gouvernement qui entend conduire une politique
industrielle sélective.
L’organisation de la fonction publique et les motivations offertes à ses agents
ont un impact décisif sur les résultats en termes de développement9. Une
réforme cohérente de la politique économique exige une administration
capable d’appliquer les décisions macroéconomiques, de faire respecter les
droits de propriété et de conduire la politique industrielle en toute autonomie. Max Weber a écrit que le fonctionnement efficace du marché exige
une grande prévisibilité reposant sur la rationalité juridique. C’est dire que
l’administration est un instrument vital pour construire une économie de
marché moderne et opérationnelle. Les fonctionnaires sont alors exclusivement voués à des tâches administratives relativement indépendantes des
pressions sociales. Selon Weber, l’État peut d’autant mieux renforcer et
compléter l’échange marchand que son appareil administratif constitue une
entité cohérente et que les fonctionnaires perçoivent la réussite de ses projets
économiques comme la meilleure manière d’améliorer leur propre situation
individuelle. Une administration dotée d’une forte identité de corps, qui met
en concordance les objectifs individuels de ses agents avec ceux du pouvoir
politique, doit pouvoir agir de manière autonome, c’est-à-dire être protégée
de la pression des intérêts privés10.
Pour que se concrétisent en résultats de développement les décisions de
politique économique, le professionnalisme de la fonction publique est certes
nécessaire mais il ne suffit pas. Dans une administration telle que l’entend
Weber, il faut en outre que les nominations, promotions ou révocations
de fonctionnaires ne soient plus politiques mais fondées sur des normes
de performance contrôlées par des examens et concours impartiaux. Les
fonctionnaires doivent se voir offrir des possibilités de carrière longue et
gratifiante, avec des règles transparentes de recrutement et de licenciement.
Les compétences et l’efficacité de l’administration s’en trouveront améliorées, et les fonctionnaires motivés et fidélisés. Pour produire suffisamment
9. Peter Evans, Embedded Autonomy: States and Industrial Transformation, Princeton, Princeton University
Press, 1995 ; Banque mondiale, World Development Report 1997. The State in a Changing World, Oxford, Oxford
University Press, 1997.
10. Max Weber, Économie et société, Paris, Pocket (Agora), 1995 (1921).
CIN63.indb 98
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Vers un État développeur au Kazakhstan ? — 99
de fonctionnaires qualifiés qui donneront le meilleur d’eux-mêmes dans un
tel système méritocratique, l’État devra accorder à l’enseignement un rang
de priorité très élevé.
On voit donc l’importance de bâtir une administration forte et dotée de
certaines compétences bien précises. Pourtant, la fonction publique la plus
efficace n’engendrera du développement que si les annonces et promesses
du pouvoir et l’action de son appareil administratif sont conçues pour être
crédibles. Cette idée révèle une lacune du concept d’État développeur fort.
Dans un État de ce type, un gouvernement affichant des intentions de réforme
et soucieux d’accroître sa crédibilité politique doit démontrer par ses actes sa
volonté de développement économique à long terme : par exemple en investissant largement dans l’enseignement public ou la santé. Il peut en outre
ouvrir l’économie du pays et l’exposer à la concurrence internationale pour
les ressources mobiles, ou encore adhérer à des organisations internationales
(OMC, FMI), ce qui restreindra ses choix de politique publique, du moins
dans certains domaines. De telles décisions politiques, dont le suivi sera assuré
par une fonction publique relativement autonome et compétente, l’aideront à
concrétiser ses annonces. Toutefois, en l’absence de dispositifs institutionnels
propres à lier un gouvernement à ses promesses, il n’y aura pas non plus de
crédibilité : les structures typiques de l’État développeur pourront aisément
être détournées par un pouvoir arbitraire et l’État prétendument développeur
deviendra un État prédateur.
Les liens entre l’État et le secteur privé
Dans les États développeurs, les relations de l’État avec le secteur privé servent
deux objectifs interdépendants : celui de permettre au pouvoir politique de
guider les entreprises vers l’objectif national de rattrapage économique par les
voies de développement qu’il a choisies, et celui de constituer un mécanisme
de communication par le canal duquel le secteur privé fournit un retour
d’information sur les mesures décidées par le politique. Seule l’existence
d’une telle circulation permet aux États développeurs d’ajuster en continu
leurs décisions et d’identifier les nouveaux besoins de réforme11.
Ces relations ont réellement amélioré l’efficacité des politiques publiques :
Alice Amsden a souligné le penchant (et la capacité) des dirigeants politiques
à discipliner le capital privé au moyen de diverses mesures d’autorité pour le plier
à la stratégie nationale de développement, par exemple en réglementant l’accès
au crédit ou en jouant sur les taux d’intérêt12. Linda Weiss a mis en lumière le
11. H. L. Root, Small Countries, Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, op. cit..
12. Alice H. Amsden, Asia’s Next Giant: South Korea and Late Industrialization, Oxford, Oxford University
Press, 1992.
CIN63.indb 99
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100 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
phénomène qu’elle appelle interdépendance gouvernée13. Peter Evans a proposé la
notion d’autonomie intégrée14, Chalmers Johnson celle de guidage administratif15,
et Hilton Root a insisté sur l’importance des conseils délibératifs16. Ces auteurs et
bien d’autres ont ainsi montré que les relations de l’État avec le secteur privé
étaient faites de coopération autant que de coercition, mais que le premier
n’apportait son soutien au second qu’à certaines conditions de réalisation
d’objectifs fixés au niveau politique (par exemple en matière d’exportations).
La trajectoire du Kazakhstan, réformateur précoce revenu
à l’interventionnisme
La volonté de développement et les contraintes exogènes
En 1997, dans un discours exposant sa « Stratégie 2030 », Nazarbaïev déclarait que la politique économique du Kazakhstan reposerait sur le principe
fondamental d’« une ingérence limitée de l’État dans l’économie, n’excluant
pas un rôle actif » : « En économie, l’État doit avoir une action réelle, quoique
limitée, en fixant les bornes légitimes du marché où le secteur privé se voit
attribuer le premier rôle. Nous entendons mener à bonne fin l’élaboration
de la base juridique des droits de propriété, créer les conditions d’un marché
concurrentiel et poser des règles efficaces contre les monopoles, conduire
une politique budgétaire et monétaire dotée de continuité, mettre en place
un filet de sécurité sociale, œuvrer au développement des infrastructures,
de l’éducation et de la santé, mener une vraie politique de l’environnement.
Si (...) les marchés sont faibles et sous-développés, si l’espace marchand est
encombré de résidus du système d’économie administrée, l’État doit intervenir
pour développer le marché et déblayer cet espace »17.
Le rôle économique que Nazarbaïev assigne ici à l’État kazakh, bien que
très actif, est largement conforme aux recommandations des institutions
internationales et de la plupart des économistes occidentaux. S’il se réfère
au modèle des économies en croissance rapide d’Asie orientale, la principale
leçon qu’il tire de leur expérience semble être la stabilité macroéconomique :
« Pour devenir le premier “Léopard des neiges” de l’histoire asiatique, notre
priorité doit être de nous inspirer des meilleures expériences internatio13. Linda Weiss, « Governed Interdependence: Rethinking the Government-Business Relationship in East
Asia », Pacific Review, 8 (4), 1995, p. 589-616.
14. P. Evans, Embedded Autonomy: States and Industrial Transformation, op. cit..
15. C. Johnson, MITI and the Japanese Miracle: The Growth of Industrial Policy, 1925-1975, op. cit..
16. H. L. Root, Small Countries, Big Lessons. Governance and the Rise of East Asia, op. cit..
17. Nursultan Nazarbayev, Kazakhstan 2030: Prosperity, Security and Ever Growing Welfare of all the Kazakhstanis. Message
of the President of the Country to the People of Kazakhstan, 1997 (http://www.akorda.kz/upload/content_files/doc/
Gos_programi/%D0%A1%D1%82%D1%80%D0%B0%D1%82%D0%B5%D0%B3%D0%B8%D1%8F%20
2030%20%28%D0%B0%D0%BD%D0%B3%D0%BB%29.doc) (consulté le 18 février 2014).
CIN63.indb 100
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Vers un État développeur au Kazakhstan ? — 101
nales en matière d’indices macroéconomiques : faible inflation, faible déficit
budgétaire, monnaie nationale stable, taux d’épargne élevé. Cela s’est révélé
efficace pour le Japon, la Corée, l’Indonésie, Taiwan et le Chili. On peut
espérer qu’il en sera de même pour le Kazakhstan. Jusqu’ici nous n’avons
jamais été confrontés au dilemme inflation ou croissance. N’oublions jamais
que notre but est la croissance et que la stabilisation macroéconomique n’est
qu’un moyen de l’atteindre ».
C’est là une position très proche des conclusions de l’étude de la Banque
mondiale sur le « miracle asiatique », publiée quatre ans seulement auparavant18. Dans l’ensemble, Nazarbaïev paraît dans ce texte adhérer à un modèle
d’économie libérale ouverte sur le monde tant en matière d’investissements
que de commerce. Il cite des économistes comme Adam Smith et Ludwig
Erhard. Cette profession de foi libérale n’est pas forcément sincère, bien
entendu, mais le Kazakhstan fait tout de même partie des anciens pays
communistes qui ont le plus rapidement mis en œuvre les réformes libérales
et levé la plupart des contrôles étatiques sur l’économie19. Le volume exceptionnellement élevé d’investissements directs étrangers confirme du reste
cette impression générale20.
Si l’engagement du Président en faveur des réformes libérales s’est progressivement affaibli tandis que la politique industrielle gagnait du terrain, nul
ne semble contester sa volonté évidente de croissance économique et de
développement. Ainsi, Bhavna Dave a remarqué que certes Nazarbaïev distribuait beaucoup à ses parents et amis, mais qu’« il laissait aussi une grande
liberté économique aux entrepreneurs en herbe de son pays et offrait des
perspectives de carrière publique rapide à la classe toujours plus nombreuse
des cadres, technocrates et hauts fonctionnaires »21. Pour Sally Cummings,
le pragmatisme l’emportait chez lui sur l’idéologie22. Bruce Perlman et
Gregory Gleason, quant à eux, constataient que les élites « [utilisaient] les
réformes administratives pour orienter les ressources en direction de leurs
propres coffres »23, tout en ayant fort bien compris « que le meilleur moyen
de maximiser les ressources de la corruption était de contrôler une économie
18. Banque mondiale, The East Asian Miracle: Economic Growth and Public Policy, Oxford, Oxford University
Press, 1993.
19. Alexander Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and
Institutional Consistency », Eurasian Review, 3, 2010, p. 41-66.
20. Il faut dire aussi, bien sûr, que le Kazakhstan favorisait les investissements directs étrangers parce qu’il avait
cruellement besoin des connaissances techniques des entreprises internationales pour accéder à ses propres
gisements pétroliers.
21. Bhavna Dave, Nations in Transit 2009: Kazakhstan, Freedom House, 30 juin 2009 (http://www.refworld.
org/docid/4a55bb3ec.html) (consulté le 18 février 2014).
22. Sally Cummings, « Understanding Politics in Kazakhstan », DEMSTAR Research Report n° 10,
Copenhague, 2002.
23. Bruce J. Perlman, Gregory Gleason, « Comparative Perspectives on Third Generation Reform:
Realignment and Misalignment in Central Asian Reform Programs », International Public Management Review,
6 (1), 2005, p. 101.
CIN63.indb 101
09/04/2014 10:32
102 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
en forte croissance et d’y multiplier les surplus grâce à l’efficacité de l’État ».
Ces trois observations pourraient assez bien s’appliquer aussi aux dirigeants
des États développeurs d’Asie orientale.
Les professions de foi volontaristes ne suffisent pas à faire un État développeur.
Il faut encore que les autorités soient assez fortes pour mettre en œuvre les
mesures appropriées et que certaines contraintes leur évitent la tentation
d’entraver arbitrairement le développement des entreprises et du marché. La
vie politique au Kazakhstan était déjà dominée par Nazarbaïev depuis quelques
années lorsque s’est produite la chute du pouvoir soviétique. Malgré un certain
pluralisme dans les premiers temps de l’indépendance, le régime est ensuite
devenu de plus en plus autoritaire24. La première Constitution, adoptée en 1993,
établissait un régime semi-présidentiel relativement libéral. Certes, Nazarbaïev
ne s’est pas privé, dès cette époque, d’exercer une autorité informelle sur le
Parlement et la Cour constitutionnelle, mais les révisions de la Constitution
de 1995 et 1998 ont ensuite renforcé juridiquement ses pouvoirs aux dépens
du Parlement. Et en 2007 un amendement l’a autorisé à se porter candidat
autant de fois qu’il le voudrait, ses successeurs restant limités à deux mandats25.
Aujourd’hui, le Président dispose, avec le fonds national Samruk-Kazyna, d’un
puissant moyen de centralisation de la décision économique, dont il maîtrise
aussi l’application grâce aux équipes hautement qualifiées de son Cabinet.
En même temps, le pouvoir politique connaît certaines contraintes. L’une
des plus fortes, et qui a considérablement influencé ses choix et l’évolution
des institutions, est l’hétérogénéité ethnique, notamment la présence d’une
majorité russe dans la partie Nord du pays. On peut aussi mentionner la
structure interne de la société kazakhe, formée de clans familiaux (ou hordes)
qui ont conservé un grand poids26.
La contrainte ethnique a des prolongements internationaux. Confronté,
depuis l’accession à l’indépendance, à la tâche difficile d’établir et d’entretenir
la légitimité de son pouvoir sur la population russe du Nord, Nazarbaïev met
la politique étrangère à contribution27. Tout en coopérant très étroitement
avec la Russie, il cherche à contrebalancer l’influence russe en cultivant des
relations relativement étroites avec les pays occidentaux et la Chine. Le
Kazakhstan est membre de plusieurs organisations internationales telles
que l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) et
24. Richard Pomfret, The Central Asian Economies since Independence, Princeton, Princeton University Press, 2006.
25. Andreas Heinrich, « The Formal Political System in Azerbaijan and Kazakhstan: A Background Study »,
Arbeitspapiere und Materialien, Université de Brême, Forschungsstelle Osteuropa, 107, 2010 ; S. Cummings,
« Understanding Politics in Kazakhstan », cité.
26. Edward Schatz, Modern Clan Politics: The Power of « Blood » in Kazakhstan and Beyond, Seattle, The University
of Washington Press, 2004. Toutefois, la thèse qui veut que ce soient les allégeances claniques qui expliquent le
mieux la politique kazakhe est controversée. Sébastien Peyrouse, « The Kazakh Neopatrimonial Regime: Balancing
Uncertainties among the “Family”, Oligarchs and Technocrats », Demokratizatsiya, 20 (4), 2012, p. 345-370.
27. S. Cummings, « Understanding Politics in Kazakhstan », cité.
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Vers un État développeur au Kazakhstan ? — 103
l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai), qui réunit les pays d’Asie
centrale, la Russie et la Chine.
Certes, la position du Président semble aujourd’hui à peu près incontestée, mais
il existe des clivages non négligeables au sein de l’élite et une certaine compétition politique aux niveaux inférieurs. Même si le Parlement et la vie politique
en général sont clairement dominés par le parti Nur Otan, dont Nazarbaïev
est le chef, il y a plusieurs partis d’opposition viables, quoique limités dans leur
action par certaines contraintes28. B. J. Perlman et G. Gleason estiment que
la contestation des choix du pouvoir et la discussion autour d’autres options
sont plus ouvertes au Kazakhstan que dans les autres pays d’Asie centrale (à
l’exception, peut-être, du Kirghizistan)29. Selon Anthony Bowyer, la Chambre
basse du Parlement est même un lieu de débat authentique, bien que tous les
députés soient membres du Nur Otan. Il est vrai que les dissensions qui s’y
expriment sont principalement de nature régionale et non idéologique30. On
comprend donc que le nationalisme économique ainsi que la visée de croissance
et d’émancipation vis-à-vis de la Russie et de la Chine apparaissent comme une
bonne stratégie de légitimation pour un pouvoir politique fortement centralisé.
L’administration
Le Kazakhstan ne peut s’adosser à aucune tradition ancienne de fonction
publique bien organisée et efficace. C’est essentiellement la colonisation russe
qui a apporté l’État dans ce territoire jusque-là surtout peuplé de nomades.
Les coutumes qui gouvernent aujourd’hui les attitudes des fonctionnaires
sont issues à la fois de l’héritage soviétique et de valeurs culturelles antérieures à l’influence russe. Selon Alexander Libman, ces valeurs culturelles
sont peut-être en partie responsables de l’idée selon laquelle la bureaucratie
soviétique était plus corrompue en Asie que dans la partie européenne de
l’URSS. Certes, on ne saurait nier que l’appareil soviétique était inefficace et
remarquablement corrompu, mais il était certainement plus efficace que celui
de nombreux pays en développement, en ce sens qu’il contrôlait solidement
le territoire national, et qu’il était capable de se faire obéir et d’appliquer les
décisions prises par le centre31.
28. A. Heinrich, « The Formal Political System in Azerbaijan and Kazakhstan: A Background Study », cité.
29. B. J. Perlman, G. Gleason, « Comparative Perspectives on Third Generation Reform: Realignment and
Misalignment in Central Asian Reform Programs », art. cité.
30. Anthony Clive Bowyer, Parliament and Political Parties in Kazakhstan, Washington, DC, Johns Hopkins
University-SAIS, 2008 (http://www.isdp.eu/publications/silk-road-papers.html).
31. A. Libman, « Government-Business Relations in Post-Soviet Space: The Case of Central Asia » (http://
www.centralasiaproject.de/index2.php?option=com_docman&task=doc_view&gid=25&Itemid=7),
et « The Economic Role of Public Administration in Central Asia: Decentralization and Hybrid
Political Regime » (http://www.centralasiaproject.de/index2.php?option=com_docman&task=doc_
view&gid=19&Itemid=7) (consultés le 18 février 2014).
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104 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
Malgré les quelques aspects positifs de l’héritage soviétique, le Kazakhstan
n’était pas particulièrement bien loti en matière de qualité de la fonction
publique lors de son accession à l’indépendance. Il semble difficile de mesurer
la qualité d’un appareil administratif et aucun système d’évaluation ne rend
compte de tous ses traits pertinents. Le méta-indicateur élaboré par la Banque
mondiale sous le nom d’efficacité des pouvoirs publics cherche à saisir « la qualité
des services publics, celle de la fonction publique et son indépendance visà-vis des pressions politiques, celle de la formulation et de la mise en œuvre
des politiques publiques, et la crédibilité de la volonté des pouvoirs publics
de mener à bien les politiques qu’ils ont définies »32.
Efficacité des pouvoirs publics au Kazakhstan, 1996 à 2009 (en rang centile)
50
40
30
20
10
0
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
Source : Banque mondiale, 2011
Le rang centile est le pourcentage de pays qui se situent au-dessous du
Kazakhstan pour l’indice considéré. Antérieurement à 1996, la Banque
mondiale était restée plusieurs années sans collecter ses worldwide governance
indicators (six méta-indicateurs en tout, dont celui qui nous intéresse ici) ;
de 1996 à 2002, elle l’a fait une année sur deux.
On constate sur la figure que l’indice d’efficacité du Kazakhstan se situait très
bas en 1996, puisqu’à peine plus de 10 % des États examinés faisaient moins
bien que lui. Ensuite, et à l’exception d’un recul en 2002, le pays n’a cessé de
progresser, même s’il est encore au-dessous de la ligne médiane. La Banque
mondiale a d’ailleurs reconnu une amélioration significative de la fonction
publique kazakhe33. Toutefois, une monographie récente affirme que l’effort
de révision générale de l’organisation administrative a été mené dans une
certaine confusion, avec pour conséquence beaucoup de doubles emplois,
et que le recrutement des fonctionnaires reste lourdement déterminé par
32. Banque mondiale, World Development Indicators (http://info.worldbank.org/governance/wgi/index.
aspx#faq) (consulté le 31 décembre 2013).
33. Kazakhstan: Reforming the Public Sector Wage System, Washington, DC, Banque mondiale, 31707-KZ, 2005,
p. 51 (http://documents.worldbank.org/curated/en/2005/04/5872620/kazakhstan-reforming-publicsector-wage-system-policy-note).
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Vers un État développeur au Kazakhstan ? — 105
les allégeances politiques34. La même étude constate pourtant aussi que les
réformes libérales ont été appliquées avec efficacité, qu’il y a eu des progrès
dans la lutte contre la corruption et qu’il existe au sein de l’élite administrative
« des îlots qui sont toujours extrêmement bien formés »35.
De nombreuses questions demeurent cependant sans réponse. À en juger par
les dispositifs formels qui sont censés régir le recrutement et l’avancement
des fonctionnaires36, la fonction publique kazakhe devrait être qualifiée de
méritocratique. Or il semble que ce ne soit pas tout à fait le cas. Si l’étude déjà
mentionnée a raison quand elle dit que certains organismes publics possèdent
une haute qualité de services administratifs au milieu d’une fonction publique
globalement faible, il reste à savoir où se trouvent ces « îlots ». Rappelons à
cet égard que la fonction publique coréenne des premières années de l’État
développeur, sous le général Park, a été qualifiée par un auteur de « scindée »
(bifurcated), les institutions économiques étant dans l’ensemble efficaces et
régies par des principes méritocratiques, tandis que celles qui assuraient les
services à la population étaient inefficaces et géraient leur personnel sur un
mode clientéliste37. On peut donc penser que la persistance d’usages informels
de ce genre n’empêchera pas forcément un État développeur d’émerger au
Kazakhstan, d’autant plus que les décisions de politique économique les plus
importantes se prennent sous la conduite directe du Cabinet du Président.
La connexion entre l’État et le secteur privé et le rôle économique de l’État
Les principaux changements intervenus dans le rôle économique de l’État
ont porté sur ses connexions avec le secteur privé, élément crucial de toute
stratégie économique. Ils ne concernent pas seulement les instruments dont
se sert l’État dans ses échanges avec les entreprises kazakhes ou étrangères,
mais aussi (et c’est le plus frappant) l’intensité de son influence.
Le régime de ces relations, tel qu’établi par le pouvoir après l’indépendance,
revêtait deux formes bien différentes selon qu’il s’agissait d’entreprises de
l’intérieur – liées de près, informellement, au Président et à sa famille – ou
d’investisseurs étrangers, surtout dans les mines et l’énergie, qui jouissaient
d’importants privilèges38. Toutefois, dans l’ensemble, l’État kazakh a réduit
son rôle économique formel dans des proportions remarquables au cours des
34. BTI 2010 – Kazakhstan Country Report, Gütersloh, Fondation Bertelsmann, 2009.
35. Ibid., p. 8.
36. Republic of Kazakhstan, Public Administration, Country Profile, Nations unies, décembre 2004 (http://
unpan1.un.org/intradoc/groups/public/documents/un/unpan023235.pdf) (consulté le 5 janvier 2014).
37. David Chan-oong Kang, « Profits of Doom: Transaction Costs, Rent-Seeking, and Development in South
Korea and the Philippines », thèse, Université de Californie, Berkeley, 1995.
38. A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional
Consistency », art. cité.
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106 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
années 1990. Certes, il s’agit là d’une étape essentielle dans la transition d’une
économie dirigée vers une économie de marché, mais sous certains aspects
la perte de contrôle du gouvernement central semble être allée plus loin que
dans les autres anciens pays communistes. Andrea Schmitz observe ainsi
que, au cours de cette décennie, les élites régionales ont nettement gagné en
influence économique et administrative aux dépens du centre39. La rivalité
entre ces deux niveaux politiques, joint à l’arbitraire bureaucratique, a créé
des conditions d’incertitude et d’opacité pour les investisseurs étrangers,
mais ceux-ci ont tout de même pu s’implanter solidement dans les domaines
miniers et énergétiques les plus attractifs du Kazakhstan, où ils ont acquis
une position plus forte que, par exemple, en Russie40. Richard Pomfret estime
que, durant cette première période, ces investisseurs n’étaient contrôlés que
de loin par l’État41. En revanche, ce dernier avait des relations tout autres avec
les entreprises kazakhes, et sa position était là beaucoup plus puissante. La
rapide privatisation de la propriété publique avait bien fait surgir de grands
groupes privés, mais les milieux économiques kazakhs ont continué à dépendre
du soutien de l’État et de leurs accointances personnelles à la présidence.
S’il n’est pas aisé de déterminer dans quel rapport de force se trouve l’État
vis-à-vis de ces groupes en général, on peut affirmer sans crainte de se tromper
que sa position s’est nettement renforcée vis-à-vis des compagnies pétrolières
étrangères. Jusqu’en 1998, les autorités avaient déployé d’immenses efforts
pour développer l’exploitation de leurs ressources, mais, les prix du pétrole
se situant à l’époque au-dessous de 20 dollars, les compagnies étrangères
n’étaient intéressées que par des projets à faible risque et à bas coût. À partir de 2000, la montée des prix a fait basculer le rapport de force en faveur
du gouvernement kazakh. Nazarbaïev ne pouvait évidemment pas réécrire
les accords de partage de la production, mais il s’est servi de la compagnie
KazMunaiGas pour obtenir une plus grosse part des recettes42.
C’est également depuis cette époque qu’on assiste à une recentralisation
du pouvoir politique, plus précisément à sa reconcentration au bénéfice
de Nazarbaïev, ainsi qu’à une renationalisation progressive de l’économie.
Dictée par des considérations de nationalisme économique, cette évolution
a surtout consisté à reprendre en main le secteur stratégique des matières
premières43. Elle représente une « redéfinition radicale de l’un des modèles
39. Andrea Schmitz, Kasachstan: neue Führungsmacht im postsowjetischen Raum, Berlin, SWP-Studie, 2009.
40. A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional
Consistency », art. cité.
41. R. Pomfret, « Constructing Market-Based Economies in Central Asia: A Natural Experiment? », The
European Journal of Comparative Economics, 7 (2), 2010, p. 449-467.
42. Les auteurs remercient l’évaluateur anonyme de Critique internationale qui leur a donné cette précision.
43. A. Schmitz, Kasachstan: neue Führungsmacht im postsowjetischen Raum, op. cit..
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Vers un État développeur au Kazakhstan ? — 107
de relation entre l’État et les groupes privés » 44. Si l’on observe une évolution
analogue dans les rapports de l’État avec les entreprises kazakhes, il s’agit
d’un revirement moins complet, car sur ce terrain il n’a jamais cessé d’être
en position de force45.
À l’intersection de l’État et des entreprises, les organisations les plus importantes sont sans doute le Conseil des investisseurs étrangers (CIE), l’association
Atameken et le fonds Samruk-Kazyna. Le premier est un organe consultatif
créé en 1998 pour favoriser le dialogue entre l’État et les investisseurs étrangers. Présidé par Nazarbaïev, il a deux missions principales : transmettre au
gouvernement les recommandations de politique économique des investisseurs étrangers et étudier, à la demande du Président, certaines questions
de politique publique46. L’association Atameken, qui réunit plus de mille
entreprises de différents secteurs, assume cette même fonction de communication entre le gouvernement et le secteur privé, mais pour les entreprises
kazakhes ; une certaine participation des acteurs privés aux décisions de
politique économique s’en trouve peut-être facilitée. Timur Kulibayev, qui
dirige l’association depuis 2010, est également président du fonds SamrukKazyna depuis avril 2011. Gendre de Nazarbaïev, il est considéré comme
l’un de ses successeurs les plus probables47.
Le CIE et Atameken sont donc des mécanismes de liaison et éventuellement
d’influence réciproque entre l’État et les milieux d’affaires, mais non des
moyens d’intervention directe du pouvoir politique dans l’économie. Il n’en
est pas de même de Samruk-Kazyna (créé en 2008 par fusion de la société
d’État Samruk et du fonds de développement Kazyna) qui est l’un des instruments économiques les plus puissants de l’État48. La holding Samruk
avait été fondée deux ans auparavant pour gérer de manière coordonnée les
grandes compagnies d’exploitation des ressources naturelles et d’infrastructure contrôlées par l’État, à l’image d’organisations analogues à Singapour
et en Malaisie49. À l’origine, elle était censée poursuivre les privatisations.
Or, depuis la crise financière de 2007-2008, l’État a renforcé son pouvoir sur
l’ensemble de l’économie50.
Cet interventionnisme croissant se retrouve dans les déclarations du Président.
Alors qu’il avait semblé adhérer à un certain libéralisme économique dans son
44. A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and Institutional
Consistency », art. cité, p. 55.
45. Ibid..
46. Foreign Investors’ Council (FIC), Mission (http://www.fic.kz/eng/o_sii/missija/) (consulté le 7 février 2014).
47. Interfax, « Nazarbayev’s Son-in-Law Strengthening Positions », Central Asia General Newswire, 13 avril 2011.
48. Roland Scharff, « Kasachstan: aktuelle Wirtschaftslage und wirtschaftspolitische Strategie »,
Zentralasienanalysen, 26, 2010, p. 2-12 (http://www.bischkek.diplo.de/contentblob/2628418/Daten/700986/
ZentralasienAnalysen26.pdf ) (consulté le 31 décembre 2013).
49. Ibid., et A. Libman, « Governments and Companies in the Post-Soviet World: Power, Intentions, and
Institutional Consistency », art. cité.
50. R. Scharff, « Kasachstan: aktuelle Wirtschaftslage und wirtschaftspolitische Strategie », art. cité.
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108 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
programme « Stratégie 2030 », son discours a changé ensuite à bien des égards.
Voici, par exemple, ce qu’il disait en 2008 au début de son adresse annuelle au
peuple du Kazakhstan : « Nous devons maintenir notre priorité stratégique à
l’industrialisation, nous voulons devenir l’une des cinquante nations les plus
compétitives du monde, et nous constituerons un groupe choisi de trente
dirigeants d’entreprises pour nous conseiller sur ces objectifs »51. Il a aussi
préconisé un nouveau code des impôts qui contribuerait à la diversification
et à la modernisation de l’économie kazakhe. Ces deux indications semblent
pointer vers un rôle plus actif de l’État, notamment sous forme d’incitations
destinées à diversifier et à moderniser l’activité économique. Par ailleurs, il
est clair, et prouvé par les documents de planification à long terme, que les
secteurs jugés stratégiques sont principalement les industries extractives, la
construction et la finance, soit les domaines où Samruk-Kazyna joue le premier
rôle dans l’intermédiation entre intérêts politiques et intérêts économiques
privés et dans la mise en œuvre de la politique présidentielle.
Nous n’avons pas répondu à toutes les questions importantes, et l’on ne sait
toujours pas si l’engagement du gouvernement, et spécialement du Président
Nazarbaïev, en faveur du développement économique, de l’industrialisation
et de la diversification est authentique. S’il l’était, resterait à voir, en tout cas,
si l’appareil d’État a vraiment la capacité d’appliquer les mesures appropriées.
Parce que le Kazakhstan présente des résultats économiques remarquables
depuis plus de dix ans et que son Président autocrate est enclin à donner de
lui l’image d’un chef bienveillant fermement attaché à l’objectif de développement national, nous nous sommes demandé dans quelle mesure on pouvait
qualifier ce pays d’État développeur. Nous avons vu que cette catégorie
comporte plusieurs traits distinctifs, notamment l’adhésion des dirigeants
politiques au « développementalisme », certaines fonctions de l’État et une
certaine base politico-institutionnelle du gouvernement économique. Certes,
le Kazakhstan a développé un État fort, doté à la fois d’un appareil capable
d’appliquer les décisions prises par les politiques et d’une sphère de l’action
publique protégée de l’ingérence des intérêts capitalistes organisés, mais
nous avons aussi observé que les élites au pouvoir sont directement ou indirectement mêlées aux affaires privées et profitent des bonnes performances
économiques du pays. Pour autant, le Kazakhstan n’est pas devenu un État
prédateur ; il a réussi à faire son chemin de manière relativement efficace
sur le terrain malaisé des réformes. Il a atteint et maintenu durablement des
51. Nursultan Nazarbayev, Growth of Welfare of Kazakhstan’s Citizens Is the Primary Goal of State Policy, discours
du 6 février 2008 (http://www.akorda.kz/en/page/page_address-of-the-president-of-the-republicof-kazakhstan-nursultan-nazarbayev-to-the-people-of-kazakhstan-february-6-2008_1343986980)
(consulté le 31 décembre 2013).
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Vers un État développeur au Kazakhstan ? — 109
taux de croissance remarquablement élevés. Ses dirigeants ont poursuivi
des objectifs non point idéologiques mais rationnels. Les autorités semblent
authentiquement attachées au « développementalisme » exprimé en termes
de croissance et de progrès social, d’abord, parce que les élites bénéficient
directement de cette croissance ; ensuite, parce que les autorités, confrontées à certaines contraintes exogènes spécifiques, cherchent à légitimer et à
stabiliser leur pouvoir par la croissance et la modernisation. À cet égard, la
volonté de développement du Président paraît crédible.
Pour ce qui est des fonctions de l’État, le gouvernement poursuit des objectifs économiques et sociaux concrets, gère les structures économiques, suit
une voie de nationalisme économique et investit dans des biens publics.
L’économie est plus ouverte et plus libérale que celle des autres pays autoritaires d’Asie centrale.
Enfin, concernant la base politico-institutionnelle du gouvernement économique, le Kazakhstan a développé des caractéristiques singulières. La qualité
et l’efficacité du secteur administratif sont relativement élevées. Le système
paraît plus transparent, plus méritocratique et plus ouvert que dans le reste
de l’Asie centrale. On ne peut toutefois pas encore parler de fonction publique
moderne, professionnelle et indépendante du politique. Les rapports entre
l’État et le monde des affaires présentent une certaine institutionnalisation
des échanges d’informations, avec le Conseil des investisseurs étrangers ou
l’association Atameken, et le fonds souverain Samruk-Kazyna joue un rôle
primordial en tant que courroie de transmission des intérêts du pouvoir, instrument de mise en œuvre de la politique économique et moyen de contrôle
des industries stratégiques.
Finalement, bien que l’État kazakh ne corresponde pas exactement à l’idéal
type de l’État développeur, certaines caractéristiques clés sont repérables, qui
posent les jalons d’une croissance de long terme et nous invitent à qualifier
le Kazakhstan d’État développeur hybride52. ■
Traduit de l’anglais par Rachel Bouyssou
Joachim Ahrens est professeur d’économie internationale à la Business School de l’Université privée des sciences appliquées de Göttingen. Ses recherches portent notamment sur l’économie politique des réformes et sur l’interdépendance entre
institutions, gouvernement et performance économique. Sur le plan régional, il
s’intéresse particulièrement à l’Asie orientale, à l’Europe orientale, à l’Asie centrale
et à l’Union européenne. Il a récemment codirigé avec Herman W. Hoen, Institutional Reform in Central Asia: Politico-Economic Challenges (Londres/New York,
52. Les auteurs remercient les deux évaluateurs anonymes de Critique internationale pour leurs utiles
commentaires. Cet article a pris naissance dans le cadre de deux projets de recherche plus larges financés par la
Fondation Volkswagen et le ministère fédéral allemand de l’Enseignement et de la Recherche.
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Routledge, 2013) ; avec Rolf Caspers et Janina Weingarth, Good Governance in the
21st Century: Conflict, Institutional Change and Development in the Era of Globalization (Cheltenham, Edward Elgar, 2011). Il est également l’auteur, avec Patrick
Jünemann, de « Adaptive Efficiency and Pragmatic Flexibility: Characteristics of
Institutional Change in Capitalism, Chinese-Style », dans Werner Pascha et al. (eds),
Institutional Variety in East Asia: Formal and Informal Patterns of Coordination
(Cheltenham (UK)/Northampton (USA), Edward Elgar, 2011).
[email protected]
Manuel Stark est chargé de recherche à la Business School de l’Université privée des sciences
appliquées de Göttingen et consultant auprès de Bearing Point. Il a récemment
publié The Emergence of Developmental States from a New Institutionalist Perspective: A Comparative Analysis of East Asia and Central Asia (Francfort-sur-le-Main,
Peter Lang, 2012) et « The East Asian Developmental State as a Reference Model
for Transition Economies in Central Asia. An Analysis of Institutional Arrangements
and Exogeneous Constraints », Economic and Environmental Studies (10 (2), juillet
2010, p. 189-210).
[email protected]
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Note aux contributeurs — 199
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préalablement et non soumis simultanément à une autre revue – qui ont
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comprend deux types de contributions : d’une part, des synthèses relatives
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200 — Critique internationale n° 63 – avril-juin 2014
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Critique
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CIN63.indb 201
09/04/2014 10:32
Cet ouvrage a été achevé d’imprimer
par l’Imprimerie Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau en avril 2014
Dépôt légal : avril 2014. N° d’imprimeur : 105455
Imprimé en France
Le directeur de la publication : Alain Dieckhoff
Commission Paritaire des Publications
et Agences de Presse : 0116 K 79800
CIN63.indb 202
09/04/2014 10:32
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Revue comparative de sciences sociales
Thema
Vers un renouveau de l’État développeur en Asie ?
Le concept d’État développeur formulé au début des années 1980 décrivait les modalités
d’intervention de l’État dans le processus de développement du Japon puis de la Corée du Sud et
de Taïwan. Il a été ensuite enrichi pour rendre compte des stratégies de développement d’autres
pays. À partir des études empiriques de cinq pays asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Inde
et Kazakhstan), ce dossier veut montrer que, si elles engagent nécessairement une évolution des
modalités d’intervention de l’État, les caractéristiques du capitalisme contemporain ne rendent
pas pour autant caduque la possibilité d’un État développeur. Il s’agit plutôt d’un changement qui
implique une évolution du contenu idéationnel de l’État développeur et la prise en compte des
facteurs politiques structurels ainsi que des croyances des acteurs. Un autre signe de ce renouveau
réside dans le fait que ce concept ne concerne plus seulement les pays en voie de développement
mais aussi les pays que l’on peut désormais considérer comme développés, l’État pilotant alors les
stratégies de croissance et d’innovation.
Revue comparative de sciences sociales
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L’ascension du capitalisme chinois :
l’interdépendance n’empêche pas les tensions
par Tobias ten Brink
La résurgence du concept d’État développeur :
quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ?
par Pauline Debanes et Sébastien Lechevalier
La dynamique de statu quo :
financements innovants et taxe sur les transactions financières (2008-2014)
par Julien Meimon
Lecture longue
Surmonter l’orientalisme : nouvelles approches de l’histoire moderne des Balkans
par Constantin Iordachi
Derniers thema parus :
Économie politique des soulèvements arabes Politiques du changement climatique
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22,00 €
SODIS 768 263.6
ISSN 1290-7839
9 782724 633498
Vers un renouveau de l'État développeur en Asie ? / avril-juin 2014
Compatriotes de l’atome ?
La coopération nucléaire franco-indienne, 1950-1976
par Jayita Sarkar
Critique-couverture - N63-7mm.indd 1
63
Vers un renouveau
de l’État développeur en Asie ?
Varia
ISBN 978-2-7246-3349-8
avril-juin 2014
L’hybridation néolibérale de l’État développeur japonais
par Takaaki Suzuki
La reconstitution de l’alliance développementaliste
en Corée du Sud et à Taïwan
par Yin-wah Chu
L’État développeur : défense du concept
par Elizabeth Thurbon
L’État et le développement industriel en Inde :
de la petite industrie aux zones économiques spéciales
par Loraine Kennedy
Vers un État développeur au Kazakhstan ?
Les bases institutionnelles de la transition économique
par Joachim Ahrens et Manuel Stark
14/04/2014 14:57
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