Le cycle économique et les gratte-ciel

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Economie Forum
Le Temps
Mercredi 25 janvier 2012
L’invitée
Le cycle économique et les gratte-ciel
Cécile Philippe*
Barclays Capital a publié le 12 janvier une étude
dans laquelle elle suggère aux investisseurs de se
méfier de l’Inde et de la Chine. Pourquoi? Parce que
ce sont dans ces deux pays que se trouveront bientôt les plus hauts gratte-ciel du monde. Les chantiers s’y multiplient. La Chine compterait 56% des
gratte-ciel en construction dans le monde. Du côté
de l’Inde, deux tours géantes viennent d’y être
achevées et 14 autres sont en construction. En 2016,
on devrait y inaugurer la deuxième plus grande
tour du monde, la «Tower of India», 700 mètres. Ce
genre de corrélation peut faire sourire et suscite en
général le scepticisme. Il ne semble, en effet, pas
évident d’y voir une relation de cause à effet.
*Directrice
de l’Institut
économique
Molinari
La mise en garde de Barclays
Capital à l’égard de la Chine
et de l’Inde est intéressante
et pose la question des politiques
monétaires expansionnistes
Cet indice «gratte-ciel» créé par l’économiste
Andrew Laurence en 1999, sans être parfait, montre néanmoins un lien fort entre la construction de
gratte-ciel toujours plus hauts et l’explosion d’une
crise financière. Ainsi, le lancement de la construction du Chrysler building a lieu un an avant le
fameux «jeudi noir» annonçant le début de la
Grande Dépression aux Etats-Unis. Il sera finalement inauguré le 28 mai 1930, devenant ainsi le
building le plus haut du monde à l’époque
(319mètres). De même, la tour Burj Khalifa à
Dubaï, géante de plus de 800 mètres, fut inaugurée
au moment où l’émirat était rattrapé par une crise
financière.
L’indice n’est certes pas infaillible puisque
Lawrence indique lui-même qu’il a failli à prédire
une crise en 1913 lorsqu’un nouveau record est
atteint avec la construction du Woolworth building. De même, la crise financière au Japon n’a pas
coïncidé avec l’érection d’un nouveau record du
monde en la matière. Reste que, selon l’économiste
Mark Thornton, sans être une cause des cycles, la
construction de gratte-ciel toujours plus hauts
peut être un bon indicateur d’une crise sousjacente.
Pourquoi? Parce que, aujourd’hui, «les gratteciel sont au cœur de l’organisation du monde
capitaliste moderne. C’est là que les décisions y
sont prises et transmises à tout le système et que
les commerçants communiquent et échangent des
informations et des biens.»
Du coup, le cycle économique qui frappe de
plein fouet le monde des affaires a de forte chance
d’avoir un impact sur les buildings. Les économistes de l’école dite d’économie autrichienne (Richard Cantillon, Ludwig von Mises, le Prix Nobel
Friedrich Hayek) expliquent comment la manipulation des taux d’intérêt par les banques centrales
entraîne une expansion du crédit, elle-même à
l’origine d’un boom à travers la multiplication
d’investissements apparemment rentables – qui
déboucheront sur une crise en bout de ligne.
La baisse du taux d’intérêt peut ainsi influencer
de trois manières différentes, et néanmoins interconnectées, le désir de construire des gratte-ciel
toujours plus hauts. C’est ainsi qu’on peut effectivement découvrir que les buildings les plus hauts
du monde sont souvent construits pendant des
périodes où le taux d’intérêt est artificiellement
poussé à la baisse.
Le premier effet d’une baisse du taux d’intérêt
est d’augmenter la valeur de la propriété foncière
et de diminuer le coût du capital. En effet, elle
réduit le coût d’opportunité à posséder des terrains
et contribue donc à en augmenter la valeur. On
peut aussi dire que lorsque le taux d’intérêt baisse,
la demande pour des terrains augmente puisqu’il
devient moins coûteux de les acquérir. Du fait
d’une baisse du coût du capital en général, il devient donc intéressant de développer des structures plus capitalistiques, c’est-à-dire d’allonger la
structure de production. Dans le centre des affai-
Périscope
Le modèle de banque
intégrée remis en question
U Doté d’une surface de 14 hectares, le site de Swissmetal à Dornach dans le canton de Soleure
suscite les convoitises. Même le
président de la commune, Kurt
Henzi, ne croit plus au fait que
Swissmetal continue d’avoir une
activité industrielle sur le site,
rapporte la Basler Zeitung. Il attend
l’arrivée à échéance du sursis
concordataire, le 21 mars prochain, pour évaluer la situation.
Dans tous les
U Pour remédier à la problématique des banques trop grandes
pour faillite, des réglementations
toujours plus complexes ont été
élaborées. De même, les établissements qui regroupent à la fois des
activités de placement et de banques d’affaires ont dû mettre en
place des pare-feu pour éviter les
conflits d’intérêts. Toutefois, ces
solutions se sont révélées insuffisantes lors des dernières crises,
observe l’économiste Erwin Heri
dans un article publié sur le site
Oekonomenstimme. Selon lui, il
serait plus utile de réfléchir à
l’organisation des géants bancaires. Dans ce contexte, il incombera
aux clients des banques de signaler
si le modèle de «one-bank», encore
défendu avec véhémence par
certains établissements, leur convient toujours, souligne le professeur bâlois.
Les «talents» migrent
vers le secteur parabancaire
U Kenneth Griffin, le patron du
hedge fund américain Citadel,
dispose d’une pile de 150000
curriculum vitae dans sa «base de
données de talents», rapporte le
Financial Times de mardi. Cet afflux
de dossiers intervient au moment
où les mauvais résultats des banques poussent certains de leurs
employés à se poser des questions
existentielles, ironise le FT. Ainsi,
Morgan Stanley a limité les bonus
en cash à 125000 dollars au plus,
alors que Goldman Sachs a réduit
les paiements en liquide. Résultat:
les sociétés comme Citadel, qui ont
dégagé un rendement de 20% en
2011, attirent des milliers de «réfugiés» bancaires. Mais si autant de
gens quittent ce secteur pour
rejoindre les «banques de l’ombre»,
les risques les suivront. La prochaine crise viendra du secteur
bancaire parallèle, a averti Gary
Cohn, directeur opérationnel de
Goldman Sachs.
Date de
réalisation
Localisation
Hauteur
en mètres
Nombre
d’étages
Crise
économique
Singer
1908
New York
Metropolitan Life
1909
New York
186,57
47
Panique de 1907
213
50
Woolworth
1913
Panique de 1907
New York
241
57
40 Wall Street
1929
New York
282,5
71
Grande Dépression
Chrysler
1930
New York
319
77
Grande Dépression
Empire State
1931
New York
381
102
Grande Dépression
1972/73
New York
417
110
Stagflation des années 70
1974
Chicago
442
110
Stagflation des années 70
Petronas
1997
Kuala Lumpur
410
88
Crise d’Asie du Sud-Est
Shanghai
2012
Shanghai
632
94
Crise
World Trade Center
Sears Tower
SOURCE: CÉCILE PHILIPPE, INSTITUT ÉCONOMIQUE MOLINARI
res, cela signifie une utilisation plus intensive des
terrains et donc la construction de bâtiments plus
hauts. En effet, comme le précise Thornton, «le prix
plus élevé des terrains réduit le coût par étage des
hauts gratte-ciel versus des structures de plus
petite taille et crée donc une incitation à construire
des buildings plus hauts afin de répartir le coût du
terrain sur un nombre d’étages plus grand.»
Ensuite, la baisse des taux d’intérêt a un impact
sur la taille des firmes. Dans la mesure où le coût
du capital est moins élevé, les entreprises ont
intérêt à croître afin de bénéficier d’économies
d’échelle. Elles ont alors tendance à se doter de
sièges sociaux et de bureaux plus nombreux et
plus grands, ce qui augmente la demande pour
des espaces de travail au cœur des villes. Cette
demande suscite aussi une hausse des loyers qui
elle-même encourage la construction de plus
d’espaces et donc de gratte-ciel plus hauts.
Enfin, le dernier effet porte sur les techniques
de construction, en amont du chantier lui-même
et source d’un allongement plus grand encore du
processus de production. Au fur et à mesure que
la taille des bâtiments augmente, les contraintes
s’intensifient et obligent tous les fournisseurs et
constructeurs à plancher sur de nouveaux
moyens d’assurer la solidité de la structure, de la
ventiler, etc.
Tout cela est rendu possible par une politique
de taux d’intérêt bas. Dès lors que cette politique
change (sous l’effet de pressions inflationnistes,
par exemple) et que les taux remontent, le processus s’inverse et les projets qui semblaient rentables
ne le sont plus et la crise éclate. Elle peut cependant clairement avoir suscité la construction de ces
projets pharaoniques.
Par conséquent, si l’indice de construction n’est
pas une boule de cristal, il existe des arguments
économiques solides pour lier le cycle économique à des records en matière de construction. La
mise en garde de Barclays Capital à l’égard de la
Chine et de l’Inde est donc intéressante et pose la
question des politiques monétaires expansionnistes qui y sont sans doute menées.
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des articles écrits dans cette page par des invités
www.letemps.ch/forum_eco
Analyse
Les terrains de Swissmetal
suscitent les convoitises
cas, le domaine où est
située l’entreprise intéresse les
autorités des cantons de Soleure
et de Bâle-Campagne. Principal
atout pour la commune de Dornach: il est interdit de fragmenter
ce site. Ainsi, l’administrateur
chargé de liquider les biens appartenant à Swissmetal peut certes
revendre à sa guise des parties de
l’entreprise mais sa marge de
manœuvre concernant le site
lui-même est très limitée. Dornach
exploitera cet avantage.
Les gratte-ciel record
Les leçons à tirer à propos
du site de Novartis à Nyon
U Le projet de fermer le site de
Novartis à Nyon employant
320 personnes, annulé trois mois
après son annonce, est un cas tout
à fait exceptionnel. Quelles leçons
peut-on tirer de cet épisode? Pour
la NZZ, plusieurs aspects peuvent
expliquer la décision de la multinationale. Premièrement, tout
indique que cette décision, prise
par une unité basée aux EtatsUnis, n’avait pas été bien préparée. Outre la résistance affichée
par le
personnel et les autorités
locales, le fait d’avoir obtenu
l’accès aux informations internes
de l’entreprise ayant servi de base
à cette décision a fourni un élément décisif aux opposants pour
pouvoir soumettre de nouvelles
propositions. Autre aspect important: la participation des cadres
du site à l’élaboration de propositions d’amélioration. S’y ajoute
enfin l’engagement des autorités
du canton de Vaud et de la Confédération.
Yves Hulmann ZURICH
L’Australie pourrait connaître sa
première récession depuis 20 ans
Emmanuel Garessus
Les fondamentaux d’une économie finissent toujours par s’imposer, dans la zone euro comme sur le
marché immobilier américain ou
en Suisse. Ils peuvent être niés par
les hommes politiques ou les médias, ignorés quelque temps par les
marchés. Mais rien ne serait plus
risqué que de les rejeter. L’Australie
de ce début de 2012 en apporte
une preuve flagrante, un pays qui a
pourtant traversé la crise financière
sans entrer en récession, et qui a
énormément profité de la hausse
des matières premières, de l’ascension de la Chine et des taux d’intérêt élevés de sa monnaie. Il convient
d’ajouter que l’Australie est parvenue à réduire sa dette publique
depuis l’éclatement de la crise. Tous
ces atouts disparaissent les uns
après les autres.
Pour la première fois depuis
1991, l’Australie pourrait entrer en
récession. L’emploi a par exemple
diminué en décembre, contrairement aux attentes. Certes, le taux
de chômage est relativement bas à
5,2%, mais les nuages s’accumulent.
2011 a été la pire année pour l’emploi depuis la récession de 1991,
selon le quotidien The Australian.
La vulnérabilité du pays ressort
d’une analyse de ses fondamentaux
et des conséquences des événements qui frappent l’Europe et la
Chine.
Les prix de l’immobilier australien se sont envolés comme dans
peu d’autres pays. La hausse a été
supérieure à 130% en 20 ans en
termes réels. L’afflux des capitaux
internationaux et l’immigration n’y
sont pas étrangers. Le FMI1 ajoute
un autre élément souvent passé au
second plan, les termes de
l’échange. Cet indice évalue le
rapport entre les prix à l’exportation et les prix à l’importation. En
Suisse, l’économiste Ulrich Kohli
avait déjà attiré l’attention sur ce
concept au moment où il était
usuel de s’apitoyer sur le défaut de
croissance de la Suisse, au début
des années 2000. L’amélioration des
termes de l’échange ne modifie pas
le PIB bien qu’elle traduise une
augmentation de la richesse d’un
pays. Ulrich Kohli pouvait ainsi
montrer que si, par habitant, le PIB
suisse était devenu inférieur à celui
de l’Irlande, la richesse de la Suisse,
par habitant, lui était bien supérieure.
Qu’en est-il de l’Australie? Les
prix immobiliers, comme au Canada et en Nouvelle-Zélande, ont
profité de l’amélioration des termes
de l’échange, sous l’effet de la
hausse des prix des matières premières. Mais contrairement à
l’Irlande et à l’Espagne, il n’y a pas
eu de correction lors de la crise
financière. Dès la mi-2010, l’immobilier australien dépassait le sommet d’avant 2008. Comme l’explique l’étude du FMI, la surévaluation
de l’immobilier australien est
d’autant plus dangereuse qu’elle est
liée aux prix des matières premières. Comme d’habitude, et comme
à l’époque du subprime, le FMI se
veut rassurant et prévoit un atterrissage en douceur de l’immobilier
local. L’Irlande, l’Espagne et les
Etats-Unis ont pourtant montré
que ce n’est pas toujours le scénario
optimiste qui se matérialise.
Les termes de l’échange sont en
Australie au plus haut depuis
60 ans. Leur amélioration a permis
une réduction du déficit de la
Explosion des termes de l’échange en Australie
Australie
En indice (2000=100)
Canada
Afrique du Sud
Brésil
180
160
140
120
100
80
1991
93
95
97
99
2001
03
05
07
09
11
SOURCE: INTERNATIONAL MONETARY FUND
balance des comptes courants du
pays. Mais les clignotants sont au
rouge sur cet autre indicateur. Le
déficit courant est considérable
(plus de 6% du PIB en 2016 selon le
FMI). Les autorités en négligent
l’importance, arguant qu’elle traduit une évolution positive, comme
l’augmentation des investissements. Il n’en demeure pas moins
qu’ un déficit courant de cette
ampleur devrait se traduire par une
baisse de la monnaie australienne.
La réduction attendue des termes de l’échange, des prix de l’immobilier et des matières premières
dans le sillage du ralentissement de
l’économie chinoise devraient
peser sur les fondamentaux australiens. Le FMI a calculé l’automne
dernier qu’une réduction permanente de 30% des termes de
l’échange provoquerait une baisse
de 6% du PIB nominal.
Les événements internationaux
renforceront ces ajustements. Les
turbulences qui frappent la zone
euro devraient renforcer le dollar
américain en 2012. Un tel scénario
pénaliserait particulièrement les
anciens bénéficiaires du phénomène de portage (carry trade) et les
monnaies liées aux matières premières. Mais le FMI renonce à tirer
la sonnette d’alarme. Le retournement de l’Australie, complètement
ignoré des médias, pourrait être la
mauvaise surprise de l’année.
«L’Australie est dans une situation
particulièrement inconfortable»,
notait récemment le financier Felix
Zulauf. Le dollar australien, qui fut
l’une des monnaies les plus recherchées par les hedge funds, est
surévalué d’au moins 20%, selon les
organismes officiels. Mais cette
estimation ne prend pas en compte
un choc possible en Europe ou en
Chine, ni ses effets secondaires sur
les marchés financiers. Ceux-ci ne
feraient que renforcer le dollar
américain au détriment des autres
monnaies. En outre, il n’est plus
possible de séparer le sort de l’Australie de celui de l’Asie, notamment
de la Chine, son premier partenaire
commercial (19% du total). Les
liens avec l’Asie ont quadruplé
depuis 19902 tandis qu’ils doublaient avec le reste du monde. Les
exportations australiennes vers
l’Asie (énergie et matières premières) représentent le double de
celles vers le reste du monde. L’immobilier, la Chine, les matières
premières et la crise des monnaies:
le cocktail peut être explosif pour
l’Australie.
1. What Drives House Prices in
Australia? A Cross-Country
Analysis, Patrizia Tumbarello,
Shengzu Wang, IMF, 2010
2. Australia’s Engagement with
Asia, Anne Leahy and Paul Jensen,
Australian Economic Review, vol 44
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