sENsaTIONs DE spEcTaTEurs
« maDE IN paraDIsE »
Le paradis ne nous laisse pas indif-
férents. Le paradis nous appartient à
tous. « Made In Paradise » en est la
preuve, mais aussi la démonstration.
Cette voie nous ouvre des perspec-
tives insolites. Dans les faits, il faut
juste trois hommes pour nous pous-
ser à la réflexion, à la confrontation
avec nous même. Parce qu'il faut le
dire, pendant que la télévision nous
impose un choix entre « l'identité na-
tionale » et la rancoeur, une nouvelle
voie s'offre à nous : celle de la com-
préhension de l'autre. Et c'est sur ce
schéma que Yan Duyvendak et Omar
Ghayatt nous dessinent une nouvelle
pédagogie, et une nouvelle façon de
découvrir l'autre, l'étranger. On pour-
rait résumer cette performance en
quelques mots : compréhension, ami-
tié, conflit, concession. Mais ça reste-
rait trop léger. Cette compagnie nous
pousse dans nos moindres retranche-
ments. Pendant deux heures, nous
apprenons à assumer nos craintes, et
plus encore, à les dépasser.
L'autre est là, en face de nous. Il
existe. Il est différent, mais il nous
ressemble. Et nous devons assumer
ce paradoxe pour le dépasser. Il faut
l'avouer, c'est une expérience éprou-
vante, déstabilisante. Ces heures sont
presque épouvantables, tellement on
se sent nu. Et alors? On se sent telle-
ment mieux ensuite. Nous finissons
par le comprendre, ni la dictature, ni
le destin, ni même la démocratie, ne
jouent en notre faveur. C'est un choix
personnel, intime.
Avec « Made In Paradise », nous re-
trouvons le sens de l’âme. Car nous
avons le choix de notre direction. Ici,
personne ne décide à notre place.
Nous sommes les maîtres de notre
colère, de notre peur, de notre bon-
heur. Cette performance nous offre
une liberté entre quatre murs. Ici,
nous découvrons la poésie de nos
vies, la poésie de l'autre. Ici, nous
avons, vraiment, le choix d'aimer ou
non ; d'accepter ou de nous en aller.
Ici, nous avons le choix de participer,
ou non. Ici, nous avons, réellement,
le libre arbitre. Et c'est comme ça que
« Made In Paradise » nous montre
que le Paradis, c'est un choix.
omar-saBas Gally
Cela commence par une crainte. A
l’entrée même du lieu, une invitation
sympathique mais ferme : « Nous
vous convions à vous délester de vos
affaires personnelles, votre sac et
votre manteau. La compagnie pense
que vous serez plus à l’aise pour vous
déplacer » .
Se déplacer, se mouvoir dans l’es-
pace, ça veut dire, pas moyen d’être
tranquille, les fesses noyées dans un
bon fauteuil.
Inquiétude renforcée, lorsque cinq
minutes plus tard, alors que vous n’y
pensiez déjà plus, on vous demande
d’enlever vos chaussures. Pas moyen
d’y échapper. « Est-ce que mes chaus-
settes ne sont pas trop… ce matin j’ai
mis… ce matin… ce matin, c’est loin
ça ! » Regard rapide sur les autres
pieds et inspiration discrète mais
profonde « chaussettes pourries… ça
sent déjà mauvais, je peux enlever
mes chaussures ». Vous n’en êtes
pas complètement sûr mais vous sa-
vez que vous entrez dans une forme
contraignante pour vous.
Dès les premières minutes, on vous
explique les règles du jeu : le spec-
tacle est composé de onze fragments,
cinq seulement peuvent être présen-
tés. Vous devrez voter à main levée et
choisir ceux qui seront joués. Pas de
séparation marquée entre les aires de
jeu et le public. Comme annoncé, les
spectateurs doivent se déplacer. Petit
échauffement spatial où vous vous
mettez à suivre les acteurs sur leur
invitation. « Ça va, rien de trop com-
promettant et puis vous pouvez tou-
jours vous coller aux autres, comme
ça, aucun risque ». Suis-je à peine
habitué au flux et reflux de la masse
que les choses s’emballent. Par un jeu
habile, les acteurs arrivent à dérouter
le public. « C’est où que ça se passe ?
C’est qui, qui va jouer ? ».
Et là tout devient clair, vous sentez
bien que vous êtes au cœur d’une ex-
périmentation dont le sujet est : vous.
Vous, non pas individuellement, mais
vous, en interaction avec d’autres :
reconstruction d’une communauté,
celle formée par le public, avec ses
jeux sociaux, tel l’exercice d’une dé-
mocratie à laquelle chacun se prête
avec plus ou moins de conviction.
Expérimentation de la frustration
(ce n’est pas le fragment que je vou-
lais) ou du sentiment « de victoire »
qu’offre la majorité (ouf, je ne suis pas
tout seul !). Votre schizophrénie so-
ciale, entre autocensure et désir d’af-
firmer vos positions, entre singularité
et crainte d’être en marge du groupe,
trouve dans « Made in Paradise » sa
pleine expression. Au final, on peut se
demander si le sujet véritable de cette
proposition n’est pas une réflexion
globale sur notre comportement so-
cial et de notre conditionnement.
chrisTine Tachie
uNE auTrE vIsION
« maDE IN paraDIsE »
« Made in Paradise » est un petit bijou de fragments sur le thème du point
de vue de l’Autre ? Ici il s’agit d’Islam, mais ces trois-là, Yan Duyvendak,
Omar Ghayatt, Adnane Mouhejja, pourraient nous entretenir, à la ma-
nière des mille et une nuits, des soucoupes volantes, de la démocratie,
du moteur à explosion, ou de la course en sac, ce serait toujours magni-
fique. Ils sont tellement différents, contradictoires, mystérieux, humains
en quelque sorte. Ça se jouait à La Chapelle, en plein quartier gitan. Et,
sauf erreur, aucun gitan dans la salle, mais il est vrai que je n’ai pas fait
d’enquête ethnographique. Mais c’est un sujet, non ? Pourquoi aucun
gitan dans la salle ? Les gadjo que nous sommes ne les intéressent-ils
pas avec leurs questions sur le point de vue de l’Autre ? Ce soir-là, dans
La Chapelle, quelqu’un a suggéré (rappelé) que la religion, c’est l’opium
du peuple. Ça ne vous rappelle pas quelque chose ?
« DOmINI públIc »
L’autre jour, Dimanche, le second jour du festival, je vais assister à
« Domini Públic », Place de la Comédie, devant l’Opéra. Un charmant
garçon me propose d’échanger un casque noir très design, moderne et
tout, contre une pièce d’identité. Je lui fais remarquer que depuis que
les situationnistes nous ont aidés à mettre quelques pensées les unes
derrière les autres, ce genre d’échange était un signe symbolique de la
société spectaculaire et marchande dans laquelle nous continuons de
baigner, et pour un certain temps. Il a bien ri, nous avons échangé à ce
moment-là quelques signes de connivence, mais j’ai donné ma vielle
carte d’identité toujours en cours de validité, après avoir payé ma place,
évidemment. D’autres participants ont échangé leur casque contre un
objet de valeur, une pipe, un accordéon, un bon pour un séjour de tha-
lassothérapie à la Grande-Motte, une horloge russe... Un autre échange,
payer sa place. Dans « Domini Públic », j’ai pu constater, grâce à la sa-
gacité de l’artiste qui nous proposait cet hymne à la vie urbaine et soli-
daire, que la moitié des participants, ce jour-là, n’avait pas payé ; je les
ai repérés à ce qu’ils devaient se séparer des autres, ceux qui payaient.
L’ouvreuse de « Domini » avait un sifflet, et tout le monde obéissait aux
demandes répercutées dans nos casques tellement seyants. Un court
instant, je me suis dit merde, ça me rappelle ce jeu issu d’une expérience
très sérieuse, au cours de laquelle on demandait à des types d’envoyer
des décharges électriques de plus en plus puissantes. Vous la connais-
sez, cette expérience, non, tous les types, sauf un, je crois, y allaient
de leurs décharges électriques, et ceux qui les recevaient, ou faisaient
semblant, étaient des comédiens qui jouaient la terreur, la douleur, plus
vraies que nature. Si les décharges avaient été réelles, ils seraient tous
morts. Rien que parce qu’un autre type, en blouse blanche, avec un dis-
cours « scientifique », le leur demandait. Non, on n’en était pas là avec
« Domini », non, bien sûr que non.
« lET ThE suNshINE IN »
Serions-nous entrés dans l’âge de l’amour, de l’humanité, de la lumière ?
C’est ce que nous laissait penser le titre « Let the Sunshine In (Anti-
gone) contest #1 » de la compagnie Motus. Probablement pas encore.
Antigone, Etéocle, Polynice, Créon, Hémon, Ismène ont fait ce qu’elles
et ils ont pu, ça n’a pas marché. Et depuis ces millénaires, on se traîne
avec sa solitude malgré la présence de l’Autre. Malgré ? Une question de
point de vue, justement. Pourtant, « Hair », comédie musicale rock, dont
est tirée la chanson « Let the Sunshine In » produit de la contre culture
hippie et de la révolution sexuelle des années 1960, a été jouée à par-
tir de 1968 pendant quatre ans sans interruption. 68, 68, 68, (encore),
ça me rappelle Léo Ferré qui poussait sa gueulante sur les poètes et
les anarchistes. Dans le spectacle de Motus, Silvia Calderoni et Benno
Steinegger nous apportent sur un plateau la violence et l’amour, am-
biance fumigène et hall désaffecté. Parmi les spectateurs, 20 hommes
et 60 femmes, c’est un fait. Faut-il rechercher absolument son double ?
Vouloir la réconciliation en dépit de tout ? S’habiller en combinaison de
mécanicien ou en sweat à capuche ? Crier ou se taire ? Se venger ? Il y a
aussi d’autres interrogations.
yves Flank
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