scène constitue une épreuve intéressante pour la philosophie elle-même, pour une sortie de la
philosophie d’elle-même. Car faire théâtre de la philosophie ne consiste pas simplement à la
délocaliser comme peuvent le faire les cafés-philo. Dans leur cas, même si le lieu habituel de
transmission de la pensée philosophique – la salle de classe – change, l’espace structurant de
la philosophie ne change pas : il s’agit idéalement d’y produire, dans des conditions
différentes mais qui restent néanmoins analogues, un échange de pensée sur un mode
problématique et critique.
L’espace théâtral, au contraire, est qualitativement différent de l’espace de la philosophie, il
lui est hétérogène. C’est pourquoi un théâtre qui travaille sur la pensée philosophique change
les coordonnées naturelles de celle-ci et opère un déplacement radical de cette pensée.
L’espace théâtral est doté d’une grande équivocité. Il a ce statut que Foucault nomme une
« hétérotopie » :
« L’hétérotopie a pour règle de juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui normalement
devraient être incompatibles. Le théâtre qui est une hétérotopie fait succéder sur le rectangle
de la scène toute une série de lieux étrangers. »3
Par l’hétérotopie du théâtre, la philosophie se place d’une certaine manière hors-champ de la
pensée pure, hors de ce circuit fermé et incroyable de la parole pensante et de l’écoute
intellectuelle. On déplace la pensée philosophique dans un espace de tous les espaces, un
espace, comme elle, de « re-présentation » mais qui n’est plus, à la différence d’elle, une
représentation exclusivement théorique ou intellectuelle mais qui est aussi et surtout sensible
et imaginaire.
Cette théâtralisation de la pensée rejoint en fait la tradition grecque de la philosophie qui était,
comme l’écrit Nietzsche, « affaire d’émulation publique »4. En ce sens, donner aujourd’hui de
la chair à des penseurs grecs n’est pas incarner mais réincarner ce qu’ils furent, c’est faire
jouer à des comédiens d’autres comédiens. Nietzsche exécute une peinture très éloquente de
cet histrionisme des philosophes anciens :
« Parmi les hommes de l’Antiquité qui devinrent célèbres par leur vertu, il y en eut, semble-t-
il, un nombre considérable qui se jouèrent la comédie à eux-mêmes : ce sont surtout les Grecs
qui, étant des comédiens invétérés, ont dû simuler ainsi tout à fait inconsciemment et trouver
qu’il était bon de simuler. Du reste, chacun se trouvait en lutte pour sa vertu avec la vertu
d’un autre ou de tous les autres : comment n’aurait-on pas rassemblé tous les artifices pour
faire montre de ses vertus, d’abord à soi-même, ne fût-ce que pour en prendre l’habitude ! A
3 Dits et écrits 1984, Des espaces autres (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in
Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
4 Aurore, § 367, Livre de poche, p. 248
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