THĂME
Louvain [numéro 144 |décembre 2003]15
Si la culture populaire, ensemble
complexe de productions, de pratiques
et dâ« arts de faire », nâa Ă©videmment
pas attendu le 19esiÚcle pour prospérer,
les profondes transformations engen-
drĂ©es par lâentrĂ©e dans la modernitĂ©
industrielle et urbaine ont pourtant
modifiĂ© lâhorizon culturel du plus grand nombre.
Aux gestes et aux motifs traditionnels, qui ne
disparurent dâailleurs pas pour autant, vinrent
peu Ă peu se superposer les objets, lâimaginaire
et les usages dâune industrie culturelle en plein
épanouissement. Souvent focalisées sur les effets
supposés de la culture de masse (homogénéisa-
tion, nivellement, endoctrinement, etc.), les
sciences sociales ont longtemps daté son émer-
gence des annĂ©es dâentre-deux-guerres, moment
oĂč le phĂ©nomĂšne avait atteint sa vitesse de croi-
siĂšre, et oĂč les Ă©volutions politiques (emploi de
la propagande de masse lors du premier conflit
mondial, pratiques « culturelles » des Ătats tota-
litaires) semblaient annoncer le pire. Moins sou-
mises aux pesanteurs esthétiques, plus attentives
aux évolutions sociales et aux formes différen-
ciĂ©es de lâappropriation culturelle, les recherches
récentes menées en histoire culturelle ont large-
ment révisé ces datations et insisté sur la genÚse
dâun phĂ©nomĂšne dont les racines plongent clai-
rement au cĆur du 19esiĂšcle. Ce sont les Ă©tapes
de cette Ă©volution, limitĂ©e ici Ă lâexemple de la
France, qui seront briÚvement présentées dans
ces lignes.
Le laboratoire de Juillet
Séquence décisive en matiÚre économique et
sociale, la Monarchie de Juillet (1830-1848) le fut
aussi sur le plan culturel. Quatre innovations
radicales y sont en effet perceptibles, qui boule-
versent en profondeur la nature et la structure
de lâoffre culturelle, et font de ces annĂ©es trĂšs
remuantes une sorte de proto-histoire de la cul-
ture de masse. Bien connue, la premiĂšre de ces
innovations concerne lâunivers de la presse. En
dĂ©cidant dâabaisser de moitiĂ© le prix de lâabon-
nement (de 80 Ă 40 F), en faisant supporter aux
« annonceurs » les effets financiers de cette mesu-
re et en ouvrant Ă la littĂ©rature, par lâintermĂ©-
diaire du roman-feuilleton, les colonnes de
La Presse, Ămile de Girardin fait de lâannĂ©e 1836
LâAn I de lâĂšre mĂ©diatique, pour reprendre le titre
dâun ouvrage rĂ©cent. Rapidement imitĂ©e, la mesu-
re eut des effets concrets en terme de lectorat et
de tirage (de 80000 Ă 180000 pour les journaux
parisiens dans la décennie qui suit). Faisant expli-
citement du journal un organe « de médiation »
(prospectus de lancement), elle inaugurait aussi
lâentrĂ©e dans un imaginaire de la pĂ©riodicitĂ©,
rythmĂ© par les nĂ©cessitĂ©s dâune culture-mar-
chandise dont la dimension industrielle et com-
merciale était clairement attestée (encadré ci-des-
sous).
La seconde innovation, presque synchrone,
concerne le monde de lâĂ©dition, condamnĂ© Ă rele-
ver le défi du roman-feuilleton dont le fulgurant
succÚs menaça vite la librairie traditionnelle.
Lâinitiative vint de lâĂ©diteur Gervais Charpen-
tier, qui mena lui aussi sa « révolution » en 1838.
Usant des potentialités techniques nouvelles, il
créa un nouveau format (in-18 Jésus) qui lui per-
mit de comprimer la matiĂšre typographique et
donc dâoffrir des livres plus denses, Ă plus fort
tirage et surtout moins chers
(le prix moyen sâabaisse de 7
Ă 3,50 F). Contrainte de sâali-
gner, la librairie désormais
« industrielle » multiplia
alors les initiatives (livrai-
sons et livres à « quatre
sous », collection à 1 F de
Michel LĂ©vy, etc.), sâorien-
tant clairement vers la voie
du livre bon marché. Les
effets sur la création littérai-
re nâĂ©taient pas moins
minces. La littérature, désor-
mais, nâĂ©tait plus dissociable
du livre, unité marchande,
comptable, soumise Ă des
contraintes matérielles et
commerciales extérieures au
Une protohistoire
de la culture de masse
Dominique Kalifa
LâĂ©mergence de la culture de masse trouve ses origines en plein cĆur
du 19esiÚcle lorsque modernité et innovation technologique ouvrent la
voie Ă une forme dâindustrie culturelle touchant le plus grand nombre.
Evocation en trois temps de cette genĂšse.
Dominique Kalifa est
professeur dâhistoire
contemporaine Ă
lâUniversitĂ© Paris-1 â
PanthĂ©on-Sorbonne, oĂč il
dirige le Centre de
recherches sur lâhistoire du
19esiÚcle. Spécialiste de
lâhistoire du crime et de ses
représentations, il a
notamment publié
La Culture de masse en
France
(La DĂ©couverte,
2001).
« Ainsi par ses livres, la classe lettrée entretient le
commerce de la papeterie, les ateliers de brochage, les
fonderies de caractĂšres, les fabriques de machines Ă
imprimer; par les piÚces de théùtre, elle fait vivre une
multitude innombrable dâacteurs, de comparses, de
machinistes, de compositeurs, de décorateurs et de
commis; par ces trois industries, elle paie dâĂ©normes
loyers pour les libraires, pour les directeurs de spec-
tacles, pour les journaux, sans compter ce que le gou-
vernement retire dâelle en droit des pauvres, en papier
timbré et en frais de postes ». La Presse, 10 septembre
1836. CitĂ© par A. Vaillant et M. E. ThĂ©renty, 1836, LâAn I
de lâĂšre mĂ©diatique, Paris, Nouveau Monde Edition,
2001, p. 226.
D.R.