Évaluation de l’économie souterraine au
Québec : une approche micro-économétrique
Bernard FortinGuy LacroixDominique Pinard§
Mai 2005 (Version préliminaire. Ne pas citer)
Résumé
Cet article vise à estimer l’importance et l’évolution de l’économie souterraine
au Québec et d’en évaluer les pertes fiscales qui en résultent. Notre approche, fon-
dée sur les travaux de de Pissarides et Weber (1989) et de Lyssiotou et al. (2004), se
base sur l’hypothèse que l’individu peut sous-déclarer ses revenus de travail auto-
nome mais non ses revenus salariaux, dont l’impôt est en général prélevé à la source.
Nous estimons un système de dépenses du ménage dans lequel nous permettons aux
propensions marginales à consommer de varier selon ces deux sources de revenus
observés. Il est alors possible d’identifier un coecient de sous-déclaration des re-
venus de travail autonome. On peut ainsi en déduire une mesure de la taille relative
de l’économie souterraine. Aux fins d’estimation, nous utilisons les données an-
nuelles de l’Enquête sur les dépenses des ménages de Statistique Canada. Selon
nos résultats, l’économie souterraine au Québec représentait 4,6% du PIB en 1997
et atteignait 5,7% en 2002. En termes de pertes fiscales pour le gouvernement du
Québec, cela représentait en 2002 près de 3,3 milliards de dollars.
JEL : D12, E26, H26.
Mots-clef : Underground Economy, Consumer Demand system, Household Beha-
viour, Generalized Method of Moments, Tax Evasion, Self-employment Income.
Nous remercions Statistique Canada et le Centre Québécois Interuniversitaire de Statistiques
Sociales (CIQSS) de nous avoir donné accès aux données annuelles de l’Enquête sur les dépenses
des ménages pour la période 1997-2002. Nous remercions également le Centre Interuniversitaire
sur le Risque, les Politiques Économiques et l’Emploi (CIRPÉE), le Fonds québécois de la re-
cherche sur la société et la culture (FQRSC) et la Chaire du Canada en économie des politiques
sociales et des ressources humaines pour leur aide financière.
Département d’économique, Université Laval, CIRPÉE et CIRANO. Courriel : ber-
Département d’économique, Université Laval, CIRPÉE et CIRANO. Courriel :
§Département d’économique, Université Laval. Courriel : [email protected]al.ca.
1 Introduction
Un secteur très actif mais souvent négligé de l’économie est l’économie dite
souterraine ou " au noir ". On la définit le plus souvent comme étant la somme des
revenus générés par la production des biens et services dissimulés aux autorités
gouvernementales. L’économie souterraine n’est qu’une manifestation de la réac-
tion par trop naturelle des personnes à chercher à contourner les contraintes ou les
coûts que l’État impose aux échanges par la fiscalité, la sécurité du revenu et la
réglementation. Ces personnes peuvent le faire légalement en réaménageant leurs
activités sur les marchés ociels. Mais elles le font aussi illégalement en érigeant
des marchés parallèles aux marchés ociels.
L’existence et la croissance de l’économie souterraine soulèvent de nombreuses
inquiétudes. D’abord, celle-ci peut fausser les statistiques ocielles permettant
d’évaluer les conditions socio-économiques des personnes et des ménages (e.g.,
taux de chômage, taux de pauvreté, PIB). Ainsi les statistiques sur le nombre de
chômeurs peuvent cacher une fraction inconnue d’individus qui, en fait, travaillent
au noir et gagnent un revenu de travail. De tels biais dans les statistiques peuvent
conduire à des diagnostics erronés et éventuellement à des politiques inappro-
priées.
L’économie souterraine soulève en outre des enjeux d’équité et de justice so-
ciale. Le travailleur au noir se comporte un peu comme un passager clandestin :
tout en s’accommodant souvent très bien des services publics qu’il consomme, il
ne participe pas de façon équitable à leur financement. Il en résulte une baisse des
recettes fiscales servant à financer les biens publics et les transferts sociaux. L’éco-
nomie souterraine influence aussi l’ecacité économique. Ainsi, elle conduit à
une ré-aectation des ressources vers les secteurs où il est plus facile de frauder le
fisc (e.g., rénovation, garde d’enfants, entretien domestique, services profession-
nels) au détriment d’autres secteurs où il est très dicile de s’adonner à une telle
activité sans être contrôlé par le fisc. En revanche, certaines activités souterraines
peuvent être bénéfiques à l’ensemble de la société, lorsqu’elles permettent aux in-
dividus de contourner une réglementation inecace du point de vue économique
ou des taux de taxation imposant une pression fiscale excessive.
Le rôle que joue l’économie souterraine est évidemment relié à son ampleur.
Quelle est la taille de l’économie souterraine ? Le problème de base à cet égard
provient du fait que, de par sa nature même, l’économie souterraine est un phé-
nomène dicile à mesurer. En eet, les personnes qui y participent tiennent au
secret pour éviter d’être contrôlées et d’être pénalisées. Il n’est donc pas éton-
nant de constater que les estimés de l’ampleur des activités souterraines varient
1
beaucoup selon la méthode retenue pour l’évaluer (Schneider et Enste 2000).
À titre d’exemple, Mirus, Smith et Karleo(1994) ont évalué l’importance de
l’économie souterraine au Canada à 27 % du PIB en 1990, soit une dépense an-
nuelle de près de 18 000 $ par ménage. Selon ces chires, l’économie souterraine
au Canada correspondait en 1995 à près de 70 % de l’économie du Québec. Leur
évaluation se fonde sur l’approche monétaire. Il s’agit d’une méthode indirecte et
de nature macroéconomique. L’idée de base est de supposer que les transactions
au noir sont réglées en argent liquide. Ainsi, la hausse au cours des années de la
demande d’argent liquide en fonction de variables telles que les taux de taxation
sert à évaluer la croissance de l’économie souterraine.
Par ailleurs, utilisant aussi une méthode macroéconomique, soit le modèle à
variables latentes, Giles et Tedds (2002) concluent que l’économie souterraine
aurait atteint 15 % du PIB au milieu des années 1990, soit une dépense annuelle
moyenne par ménage de 11 000 $. Selon cette approche, on estime un modèle
complexe qui fait le lien entre des variables explicatives de l’économie souter-
raine et certains indicateurs (observables) de cette économie. En imposant une
règle de normalisation et en fixant la taille de l’économie souterraine à une valeur
spécifique pour une année de base, il devient possible de prédire son évolution sur
toute la période à l’étude.
À partir d’une autre approche fondée sur une analyse détaillée des comptes
nationaux et sur la base d’hypothèses imposant des bornes supérieures à l’impor-
tance relative de l’économie souterraine pour chacune des dépenses recensées,
Gervais (1994) en arrive à la conclusion que l’économie souterraine au Canada ne
pouvait excéder 5% du PIB en 1992.
Enfin, Fortin et al. (1996) ont réalisé une enquête-ménages auprès de près
de 5 000 individus pour évaluer la taille de l’économie souterraine au Québec.
Contrairement aux approches précédentes, il s’agit d’une approche directe de na-
ture microéconomique. Selon leurs résultats, l’économie souterraine, ajustée pour
tenir compte de l’économie criminelle, se situait à moins de 3% du PIB au Qué-
bec en 1993, soit environ 2 000 $ par ménage. Selon ces auteurs, cette mesure
constitue probablement une borne inférieure à l’ampleur du phénomène.
De cette brève recension de la littérature pour la période d’après 1990, on
peut en conclure que les évaluations de l’économie souterraine au Canada et/ou
au Québec varient entre 3% et 27% selon les méthodes utilisées et les années re-
tenues. Cette variance très élevée des résultats rend ceux-ci très diciles à utiliser
à des fins analytiques. Il importe donc de mettre en oeuvre de nouvelles méthodes
d’estimation plus adéquates et permettant de réduire la variabilité des mesures
obtenues jusqu’ici. Cet article vise cet objectif. Nous adoptons une approche ré-
2
cente développée par Pissarides et Weber (1989) et généralisée par Lyssiotou et
al. (2004), pour estimer l’ampleur de l’économie souterraine au Québec et son
évolution entre 1997 et 2002.
L’approche développée par ces auteurs utilise un modèle de dépenses des mé-
nages. Il s’agit d’estimer un système de dépenses en fonction du revenu du mé-
nage selon diérentes sources et d’autres variables explicatives. Ainsi, l’approche
s’appuie sur des principes fondés sur la théorie standard du consommateur. On
suppose par ailleurs que les revenus salariaux sont parfaitement déclarés puisque
l’impôt qui s’y rattache est en général prélevé à la source. Cependant on sup-
pose que les revenus nets de travail autonome peuvent être sous-déclarés (soit
par la sur-estimation des coûts, soit par la sous-déclaration des revenus bruts). Si
tel est le cas, et en supposant que pour chacun des biens consommés, la propen-
sion à consommer est la même quelle que soit la source de revenu eectivement
réalisé, il est possible d’identifier un coecient de sous-déclaration des revenus
autonomes. À partir de ce coecient estimé, on peut en calculer une mesure de la
taille de l’économie souterraine à partir de l’information sur l’importance relative
des revenus autonomes dans le PIB.
Alors que l’approche de Pissarides et Weber (1989) se fonde sur l’estimation
d’une seule équation de demande (nourriture), sa généralisation par Lyssioutou
et al. propose l’estimation d’un système de demande sur les biens non-durables.
C’est cette approche qui est retenue dans le présent travail. Idéalement, nous au-
rions aimé comparer pour le Québec les résultats de ce modèle avec ceux d’autres
approches telles que l’approche monétaire ou le modèle à variables latentes. Tou-
tefois, un des indicateurs nécessaires à l’utilisation de ces méthodes, soit le stock
de monnaie, n’est pas disponible au niveau provincial, les rendant ainsi inutili-
sables.
Nous estimons à l’aide de la méthode des moments généralisés (MMG) un
système de dépenses sur six biens non-durables (exprimées en parts des dépenses
sur l’ensemble de ces biens) en fonction d’une forme quadratique du log du revenu
du ménage et d’autres variables explicatives. Les données utilisées sont celles de
l’Enquête sur les dépenses des ménages de Statistique Canada pour les périodes
1997 à 2002.
Le plan de l’article est le suivant. La section 2 présente le modèle théorique
retenu aux fins d’estimation. La section 3 discute des données utilisées. La section
4 expose la méthode économétrique ainsi que les résultats d’estimation. La section
5 présente l’évaluation de la taille de l’économie souterraine et de sa croissance
récente ainsi que les pertes fiscales qui en ont résulté niveau provincial. La section
6 présente les conclusions.
3
2 Modèle théorique
Le modèle menant à l’estimation de la taille de l’économie souterraine au
Québec repose sur deux ensembles d’hypothèses. Le premier ensemble concerne
le système de dépenses des consommateurs utilisé pour l’estimation du modèle.
Le second qui conduit à l’évaluation de la taille de l’économie souterraine porte
sur la véracité des déclarations de revenus et de dépenses des ménages.
2.1 Le système de dépenses des consommateurs
Tout d’abord, on suppose que les ménages ont des préférences possédant une
structure quasi-séparable (ou de séparabilité implicite) dans les biens non-durables
et les biens durables (Deaton et Muellbauer 1980). L’avantage de cette hypothèse,
c’est que la demande hicksienne pour tout bien non durable, exprimée en terme de
part des dépenses pour ce bien dans les dépenses totales en biens non-durables, ne
dépendra uniquement que des prix des biens non durables et du niveau total d’uti-
lité. Ainsi, en remplaçant dans cette fonction l’indicateur d’utilité par la fonction
d’utilité indirecte et en supposant que les prix relatifs sont constants (hypothèse
que nous poserons), la demande marshallienne en part correspondante ne dépen-
dra que du revenu total du ménage. C’est un tel système de parts sur les biens non
durables que nous estimerons.
Plus formellement, l’hypothèse de séparabilité implicite implique que la fonc-
tion de coût du ménage peut s’écrire : C=C(c(p,U),d(r,U),U), où pet rsont les
vecteurs de prix des biens non-durables et des biens durables respectivement, et U
est l’indicateur d’utilité totale. Les fonctions c(·) et d(·) représentent des indices
de prix agrégés pour les biens non-durables et les biens durables. Chacune de ces
fonctions est croissante dans Uet est homogène linéaire dans son sous-vecteur
de prix. Cette structure implique que les décisions de consommation du ménage
peuvent se décomposer en deux étapes (two-stage budgeting). En première étape,
le ménage alloue son revenu total Ydans les dépenses de biens non durables et
durables en fonction de c(·), d(·) et Ude façon à minimiser ses coûts. En seconde
étape, le ménage choisit la part des dépenses sur chaque bien appartement à un
groupe donné (non-durable ou durable) dans les dépenses totales sur ce groupe en
fonction du vecteur de prix des biens de ce groupe et du niveau d’utilité totale.
Plus précisément, soit qi, la quantité du bien non durable iachetée par le mé-
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