RATIONALITÉ SUBJECTIVE ET EMPIRISME : UN MARIAGE

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RATIONALITÉ SUBJECTIVE ET EMPIRISME :
UN MARIAGE BLANC*
Robert Nadeau
Département de philosophie
Université du Québec à Montréal
Le débat sur la philosophie poppérienne des sciences sociales dure déjà depuis une vingtaine
d'années et il faut savoir gré à John Watkins de l'avoir d'emblée centré sur le statut du principe de
rationalité (cf. Watkins 1970). Or, à la faveur de publications récentes, ce débat a pris une tournure
différente, et c'est dans le concert de ces commentaires critiques que la présente communication
aimerait prendre place. En effet, plusieurs méthodologues, économistes ou philosophes, croient
fermement que l'argumentation développée par Popper concernant les sciences sociales, et tout
particulièrement sur le statut du principe de rationalité (cf. Popper 1967) est obscure, incohérente,
voire incompatible avec l'essentiel du falsificationnisme. Pour Michael Schmid, par ex., «(...)
methodologically Popper's idea of rational action leads to a version of theoretical instrumentalism
which is incompatible with his general philosophy of science» (cf. Schmid1988: 451) et il ajoute que
«substantially it implies an unacceptable theory of social institutions.» (451). D. Wade Hands (cf.
Hands 1985) va même jusqu'à suggérer que le PopperS (l'épistémologue des sciences sociales) est si
radicalement différent du PopperN (l'épistémologue des sciences de la nature) que la thèse
fondamentale du monisme méthodologique, thèse ardemment défendue par Popper entre autres
dans
Misère de l'historicisme
, est manifestement prise en défaut. Dans la présente communication,
je viserai deux buts différents. Je me propose de faire voir d'abord que le reproche d'incohérence
adressé à Popper ne tient pas, et donc que les commentateurs critiques de Popper n'ont pas
interprété correctement le point de vue de Popper en épistémologie des sciences sociales, et en
méthodolodie économique en particulier. Pour démontrer ce point, il me faudra reconstruire
l'argumentation de Popper concernant le principe de rationalité (ci-après noté: PR), et ce sera l'objet
de ma première section. Mais je ne limiterai pas, cependant, à reconstruire l'argumentation de
* Une version antérieure de ce texte, rédigée en anglais, a été présentée au Congrès annuel de
l'
Association canadienne de philosophie
tenu à Victoria (Colombie Britannique, Canada) du 23 au 26
mai 1990. Je tiens à remercier le
Fonds pour le formation de chercheurs et l'aide à la recherche
du
Gouvernement du Québec ainsi que le
Conseil de recherches en sciences humaines du Canada
pour
leur soutien financier.
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Popper pour en faire voir la cohérence d'ensemble: car, une fois correctement reconstruite,
l'argumentation méthodologique de Popper me paraît quand même indéfendable, et j'essaierai de
dire pourquoi dans une seconde partie. La stratégie d'exposé suivie dans cette seconde section sera la
suivante: plutôt que de m'en prendre, comme Wade Hands et beaucoup d'autres critiques de Popper
(cf. Koertge, 1974, 1975 et 1979; Latsis, 1972 et 1983) à la cohérence de l'argumentation poppérienne,
je préférerai tenter d'en faire voir un vice rédhibitoire, lié essentiellement au contenu propositionnel
du PR que Popper propose aux chercheurs des sciences sociales (social scientists) d'utiliser dans la
construction de leurs explications.
1. Un monisme méthodologique asymétrique
La position de Popper en philosophie des sciences sociales est d'autant plus insaisissable,
pourrait-on dire, qu'elle se présente comme une sorte d'équilibre, plus ou moins précaire, entre
divers points de vue. En fait, en ce domaine, la position de Popper, et tout particulièrement sur le
PR, paraît particulièrement
fuyante
: le petit texte de 1967, qui se trouve à la source de tout ce débat
des dernières années, doit être lu non pas tant comme l'exposé d'une doctrine arrêtée dès le départ
que comme le dévoilement progressif, au fur et à mesure que l'argumentation poppérienne se
déploie dans ses multiples ramifications, d'un point de vue qui cherche ses propres assises logiques,
ses fondements conceptuels et, tout compte fait, sa justification épistémologique. Ce texte est donc
particulièrement mouvant, et il nous fait passer, le plus souvent sans qu'on s'en aperçoive du premier
coup, d'une position qui pourrait s'avérer plus difficilement défendable à une position que Popper
voudra croire, en fin d'analyse, davantage assurée. Il nous appartiendra, bien sûr, d'en juger. Le
mouvement même de l'argumentation fait en quelque sorte obstacle à la bonne compréhension de
la thèse qui se trouve finalement défendue par Popper. Les questions centrales et cruciales soulevées
par Popper dans ce trop court texte sont celles de savoir si le PR est vrai ou faux, s'il est
empiriquement corroboré ou s'il est vrai
a priori
, s'il est testable et réfutable ou s'il ne s'agit pas
plutôt d'une simple tautologie, et si, pour être totalement fidèle aux canons du rationalisme critique
en matière de méthodologie scientifique, on doit chercher à le prendre en défaut et à lui substituer
une théorie qui serait mieux corroborée. Sur toutes ces questions, et sur d'autres qui sont afférentes,
la position de Popper, sans être carrément évasive, semble néanmoins un peu prise à la dérobée. Elle
semble même parfois équivoque, même au prix d'une inspection minutieuse, voire d'une
interprétation “charitable” destinée à restituer à cette argumentation inchoative et rapide non
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seulement sa cohérence, mais aussi sa perspicacité. Pour le dire d'emblée, cette argumentation n'est
pas sans failles, et c'est à les mettre au jour, voire à les creuser davantage qu'il faut, me semble-t-il,
s'atteler. Mais avant de ce faire, il faut tout mettre en oeuvre pour voir comment Popper s'y prend
pour inscrire la logique situationnelle, c'est-à-dire la méthode des sciences humaines et sociales, à
l'intérieur du cadre conceptuel du falsificationnisme.
Popper fait apparemment référence dans ses écrits à deux schémas d'explication1 que je
présenterai très grossièrement plus loin. Mais force est de constater qu'il s'agit en fait d'un seul et
même schéma d'explication que Popper se trouve à avoir appliqué dans deux contextes distincts, l'un
concernant l'explication des événements du monde physique, l'autre concernant plutôt les
événements du monde social, ces événements étant conçus comme des actions individuelles. Le
schéma D-N d'explication, développé par Hempel et Oppenheim à partir d'une idée originale de
Popper, doit être considéré comme canonique, et il se trouve constamment présupposé par Popper
dans son analyse du PR. L'autre schéma est précisément celui qui se trouve en cause plus
spécifiquement en sciences sociales, c'est-à-dire pour ce qui a trait à la connaissance de la réalité
humaine: je l'appelerai le schéma LS d'explication (LS pour “logique situationnelle“). Il est facile de
voir que le second schéma d'explication n'est pas indépendant ou réellement distinct du premier: il
n'en est, en fait, que l'extension au domaine particulier des faits humains, et plus spécifiquement au
domaine de l'action des individus vivant en société. C'est pourquoi, dans les deux cas, il s'agit d'un
même modèle déductif d'explication, l'
explanans
formant l'antécédent et l'
explanandum
le
conséquent d'une inférence logiquement valide et épistémologiquement fiable (“sound”) pour autant
que toutes les propositions stipulées dans la déduction soient vraies. Le schéma D-N aussi bien que le
schéma LS sont, en apparence du moins, tout autant déterministes l'un que l'autre: en effet, les
conditions initiales et marginales font dans un cas comme dans l'autre office de cause et n'ont les
effets qu'on leur impute que parce qu'elles prévalent sous l'empire d'une loi de couverture, loi que le
modèle intègre à titre de composante logique centrale. Ainsi donc pour Popper, l'explication en
sciences sociales semble tout aussi tributaire d'une logique causale que celle qui a cours dans les
sciences physiques, ainsi que l'a prétendu par ailleurs Hempel: car dans le contexte de l'analyse
situationnelle, l'explication par les
raisons
prend exactement modèle sur l'explication par les
causes
.
Mais tout semblables qu'ils soient sur le plan strictement logique, ces deux schémas d'explication
semblent également parfaitement assimilables l'un à l'autre sur le plan méthodologique. Car, alors
1. Je dirai plutôt “schéma” que modèle d'explication parce que le terme de “modèle” sera introduit
plus loin et que ce double emploi risquerait de semer inutilement la confusion.
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que l'énoncé universel (la loi théorique) constitue la partie nomologique du schéma D-N de type
déterministe, dans le schéma LS, c'est le PR qui joue apparemment ce rôle explicatif. Popper appelle,
par ailleurs, “modèle” ou encore “théorie” ce qui constitue dans le schéma LS l'analogue des
conditions initiales du schéma D-N, en prétendant du reste, mais à tort selon moi, que seules les
sciences sociales expliquent par recours à des modèles. Mise à part cette particularité prétendue des
sciences sociales, la symétrie des deux schémas d'explication paraît totale à première vue.
Pourtant, il existe une différence importante entre ces deux schémas d'explication qu'on peut
difficilement passer sous silence, puisque c'est là, peut-être, la partie la plus originale de l'analyse de
Popper mais aussi, malencontreusement, ce qui en rend la compréhension plus ardue. En effet,
malgré que la symétrie logique soit intégralement conservée d'un modèle d'explication à l'autre,
Popper propose néanmoins que l'
usage
du modèle LS et celui du modèle D-N soient asymétriques
l'un par rapport à l'autre. En effet, si, de l'avis de Popper, c'est la loi qu'on doit chercher à tester en
sciences physiques, c'est plutôt le “modèle” que l'on doit vouloir tester en sciences sociales. Popper
dit aussi de ce “modèle” qu'il constitue ou encore qu'on devrait le considérer effectivement comme
le seul véritable équivalent, ou l'analogue méthodologique, de la “théorie” testable et falsifiable en
sciences sociales. On doit donc forcément admettre que la notion de “théorie” n'est pas utilisée par
Popper tout à fait dans le même sens selon que l'on se situe dans le schéma D-N ou dans le schéma
LS. Et c'est cette petite subtilité sémantique qui se trouve à la source de beaucoup de confusion chez
les commentateurs de Popper: l'expression “théorie” ne dénote pas exactement la même sorte de
propositions dans les deux schémas d'explication,
bien
que
ce
terme
ne
soit
appliqué
à
chaque
fois
qu'à
la
seule
partie
testable
ou
réfut
able
du
schéma
d'explication
. On a donc beau jeu, dans un tel
contexte, d'insister ou bien sur la très grande similarité de ces deux approches méthodologiques, ou
bien sur leur essentielle disparité. Et ce sont précisément ces deux lignes de force qui divisent les
commentateurs de Popper, les uns insistant plutôt sur la cohérence des thèses poppériennes, les
autres sur l'inconsistance du monisme méthodologique péremptoirement affiché par Popper. Le
tableau suivant, qui contraste entre eux les deux schémas d'explication, fait apercevoir aussi bien la
symétrie logique que l'asymétrie méthodologique que l'analyse comparative a permis d'apercevoir:
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Schéma
D-N
d'explication
Schéma
LS
d'explication
Explanans: Conditions initiales Explanans: Modèle (ou Théorie)
Théorie (ou Loi) Principe de rationalité
_________________________ _____________________________
Explanandum: Événement Explanandum: Action
Cette précision étant apportée, deux remarques me paraissent s'imposer d'emblée. D'abord,
premièrement, il convient de remarquer que la structure logique de ce que Popper appelle le
“modèle” dans le schéma LS est pratiquement laissée indéterminée: en première approximation, il
s'agit d'un ensemble de conditions initiales et marginales
typiques
; ce qui revient à dire que le
théoricien (appelons-le à partir de maintenant le “modélisateur”) ne fait pas référence à un espace et
à un temps particuliers, ni même, puisqu'il parle en général, à une entité géo-politique identifiable,
et qu'il assume seulement qu'aux fins de l'explication avancée, se trouve réalisé un certain
genre de
situation
éventuellement spatio-temporellement localisable dans un certain contexte social, c'est-à-
dire un contexte comportant, entre autres choses, certaines dimensions politique, juridique et
économique exclusives et propres à cette situation spécifique. C'est dire que, dans la mesure elles
sont typiques et non pas particulières, les conditions sociales dont on assume l'existence ne servent
pas tant à singulariser les situations observables qu'à les caractériser génériquement: dans la mesure
il s'agit de propositions existentielles, on pourrait les croire
vérifiables
; mais puisqu'il n'est pas
fait référence à des coordonnées spatio-temporelles déterminées ni à des institutions particulières, la
situation que servent à définir ces propositions existentielles n'est pas observable en fait, et elle ne
l'est que putativement, par supposition, c'est-à-dire, suivant la phraséologie de Hayek, “en principe”.
En second lieu, Popper ne précise pas si le modèle théorique de la situation dont on veut,
par hypothèse, assumer l'existence contient en lui-même des énoncés nomologiques. Mais nous
pouvons, en poussant plus loin l'analyse de Popper, répondre à cette interrogation par la négative.
Par exemple, pour expliquer que le Gouverneur de la Banque Centrale du Canada ait décidé de relever
fortement le taux d'escompte le 15 février 1990, nous élaborerons un modèle typique comme suit:
nous supposerons réalisée une certaine situation que nous décrirons à l'aide de propositions générales
faisant référence à l'incidence de différentes variables jugées “pertinentes” par hypothèse, c'est-à-dire
susceptibles d'être entrées en ligne de compte dans la décision prise - par ex., entre autres choses,
nous ferons référence au taux d'inflation prévalent à ce moment-là ou, plus exactement, à l'incidence
de son augmentation sur la scène canadienne au cours de la période immédiatement antérieure au
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