RATIONALITÉ SUBJECTIVE ET EMPIRISME : UN MARIAGE BLANC* Robert Nadeau Département de philosophie Université du Québec à Montréal Le débat sur la philosophie poppérienne des sciences sociales dure déjà depuis une vingtaine d'années et il faut savoir gré à John Watkins de l'avoir d'emblée centré sur le statut du principe de rationalité (cf. Watkins 1970). Or, à la faveur de publications récentes, ce débat a pris une tournure différente, et c'est dans le concert de ces commentaires critiques que la présente communication aimerait prendre place. En effet, plusieurs méthodologues, économistes ou philosophes, croient fermement que l'argumentation développée par Popper concernant les sciences sociales, et tout particulièrement sur le statut du principe de rationalité (cf. Popper 1967) est obscure, incohérente, voire incompatible avec l'essentiel du falsificationnisme. Pour Michael Schmid, par ex., «(...) methodologically Popper's idea of rational action leads to a version of theoretical instrumentalism which is incompatible with his general philosophy of science» (cf. Schmid1988: 451) et il ajoute que «substantially it implies an unacceptable theory of social institutions.» (451). D. Wade Hands (cf. Hands 1985) va même jusqu'à suggérer que le PopperS (l'épistémologue des sciences sociales) est si radicalement différent du PopperN (l'épistémologue des sciences de la nature) que la thèse fondamentale du monisme méthodologique, thèse ardemment défendue par Popper entre autres dans Misère de l'historicisme, est manifestement prise en défaut. Dans la présente communication, je viserai deux buts différents. Je me propose de faire voir d'abord que le reproche d'incohérence adressé à Popper ne tient pas, et donc que les commentateurs critiques de Popper n'ont pas interprété correctement le point de vue de Popper en épistémologie des sciences sociales, et en méthodolodie économique en particulier. Pour démontrer ce point, il me faudra reconstruire l'argumentation de Popper concernant le principe de rationalité (ci-après noté: PR), et ce sera l'objet de ma première section. Mais je ne limiterai pas, cependant, à reconstruire l'argumentation de * Une version antérieure de ce texte, rédigée en anglais, a été présentée au Congrès annuel de l'Association canadienne de philosophie tenu à Victoria (Colombie Britannique, Canada) du 23 au 26 mai 1990. Je tiens à remercier le Fonds pour le formation de chercheurs et l'aide à la recherche du Gouvernement du Québec ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour leur soutien financier. 1 Popper pour en faire voir la cohérence d'ensemble: car, une fois correctement reconstruite, l'argumentation méthodologique de Popper me paraît quand même indéfendable, et j'essaierai de dire pourquoi dans une seconde partie. La stratégie d'exposé suivie dans cette seconde section sera la suivante: plutôt que de m'en prendre, comme Wade Hands et beaucoup d'autres critiques de Popper (cf. Koertge, 1974, 1975 et 1979; Latsis, 1972 et 1983) à la cohérence de l'argumentation poppérienne, je préférerai tenter d'en faire voir un vice rédhibitoire, lié essentiellement au contenu propositionnel du PR que Popper propose aux chercheurs des sciences sociales (social scientists) d'utiliser dans la construction de leurs explications. 1. Un monisme méthodologique asymétrique La position de Popper en philosophie des sciences sociales est d'autant plus insaisissable, pourrait-on dire, qu'elle se présente comme une sorte d'équilibre, plus ou moins précaire, entre divers points de vue. En fait, en ce domaine, la position de Popper, et tout particulièrement sur le PR, paraît particulièrement fuyante : le petit texte de 1967, qui se trouve à la source de tout ce débat des dernières années, doit être lu non pas tant comme l'exposé d'une doctrine arrêtée dès le départ que comme le dévoilement progressif, au fur et à mesure que l'argumentation poppérienne se déploie dans ses multiples ramifications, d'un point de vue qui cherche ses propres assises logiques, ses fondements conceptuels et, tout compte fait, sa justification épistémologique. Ce texte est donc particulièrement mouvant, et il nous fait passer, le plus souvent sans qu'on s'en aperçoive du premier coup, d'une position qui pourrait s'avérer plus difficilement défendable à une position que Popper voudra croire, en fin d'analyse, davantage assurée. Il nous appartiendra, bien sûr, d'en juger. Le mouvement même de l'argumentation fait en quelque sorte obstacle à la bonne compréhension de la thèse qui se trouve finalement défendue par Popper. Les questions centrales et cruciales soulevées par Popper dans ce trop court texte sont celles de savoir si le PR est vrai ou faux, s'il est empiriquement corroboré ou s'il est vrai a priori, s'il est testable et réfutable ou s'il ne s'agit pas plutôt d'une simple tautologie, et si, pour être totalement fidèle aux canons du rationalisme critique en matière de méthodologie scientifique, on doit chercher à le prendre en défaut et à lui substituer une théorie qui serait mieux corroborée. Sur toutes ces questions, et sur d'autres qui sont afférentes, la position de Popper, sans être carrément évasive, semble néanmoins un peu prise à la dérobée. Elle semble même parfois équivoque, même au prix d'une inspection minutieuse, voire d'une interprétation “charitable” destinée à restituer à cette argumentation inchoative et rapide non 2 seulement sa cohérence, mais aussi sa perspicacité. Pour le dire d'emblée, cette argumentation n'est pas sans failles, et c'est à les mettre au jour, voire à les creuser davantage qu'il faut, me semble-t-il, s'atteler. Mais avant de ce faire, il faut tout mettre en oeuvre pour voir comment Popper s'y prend pour inscrire la logique situationnelle, c'est-à-dire la méthode des sciences humaines et sociales, à l'intérieur du cadre conceptuel du falsificationnisme. Popper fait apparemment référence dans ses écrits à deux schémas d'explication1 que je présenterai très grossièrement plus loin. Mais force est de constater qu'il s'agit en fait d'un seul et même schéma d'explication que Popper se trouve à avoir appliqué dans deux contextes distincts, l'un concernant l'explication des événements du monde physique, l'autre concernant plutôt les événements du monde social, ces événements étant conçus comme des actions individuelles. Le schéma D-N d'explication, développé par Hempel et Oppenheim à partir d'une idée originale de Popper, doit être considéré comme canonique, et il se trouve constamment présupposé par Popper dans son analyse du PR. L'autre schéma est précisément celui qui se trouve en cause plus spécifiquement en sciences sociales, c'est-à-dire pour ce qui a trait à la connaissance de la réalité humaine: je l'appelerai le schéma LS d'explication (LS pour “logique situationnelle“). Il est facile de voir que le second schéma d'explication n'est pas indépendant ou réellement distinct du premier: il n'en est, en fait, que l'extension au domaine particulier des faits humains, et plus spécifiquement au domaine de l'action des individus vivant en société. C'est pourquoi, dans les deux cas, il s'agit d'un même modèle déductif d'explication, l'explanans formant l'antécédent et l'explanandum le conséquent d'une inférence logiquement valide et épistémologiquement fiable (“sound”) pour autant que toutes les propositions stipulées dans la déduction soient vraies. Le schéma D-N aussi bien que le schéma LS sont, en apparence du moins, tout autant déterministes l'un que l'autre: en effet, les conditions initiales et marginales font dans un cas comme dans l'autre office de cause et n'ont les effets qu'on leur impute que parce qu'elles prévalent sous l'empire d'une loi de couverture, loi que le modèle intègre à titre de composante logique centrale. Ainsi donc pour Popper, l'explication en sciences sociales semble tout aussi tributaire d'une logique causale que celle qui a cours dans les sciences physiques, ainsi que l'a prétendu par ailleurs Hempel: car dans le contexte de l'analyse situationnelle, l'explication par les raisons prend exactement modèle sur l'explication par les causes. Mais tout semblables qu'ils soient sur le plan strictement logique, ces deux schémas d'explication semblent également parfaitement assimilables l'un à l'autre sur le plan méthodologique. Car, alors 1. Je dirai plutôt “schéma” que modèle d'explication parce que le terme de “modèle” sera introduit plus loin et que ce double emploi risquerait de semer inutilement la confusion. 3 que l'énoncé universel (la loi théorique) constitue la partie nomologique du schéma D-N de type déterministe, dans le schéma LS, c'est le PR qui joue apparemment ce rôle explicatif. Popper appelle, par ailleurs, “modèle” ou encore “théorie” ce qui constitue dans le schéma LS l'analogue des conditions initiales du schéma D-N, en prétendant du reste, mais à tort selon moi, que seules les sciences sociales expliquent par recours à des modèles. Mise à part cette particularité prétendue des sciences sociales, la symétrie des deux schémas d'explication paraît totale à première vue. Pourtant, il existe une différence importante entre ces deux schémas d'explication qu'on peut difficilement passer sous silence, puisque c'est là, peut-être, la partie la plus originale de l'analyse de Popper mais aussi, malencontreusement, ce qui en rend la compréhension plus ardue. En effet, malgré que la symétrie logique soit intégralement conservée d'un modèle d'explication à l'autre, Popper propose néanmoins que l'usage du modèle LS et celui du modèle D-N soient asymétriques l'un par rapport à l'autre. En effet, si, de l'avis de Popper, c'est la loi qu'on doit chercher à tester en sciences physiques, c'est plutôt le “modèle” que l'on doit vouloir tester en sciences sociales. Popper dit aussi de ce “modèle” qu'il constitue ou encore qu'on devrait le considérer effectivement comme le seul véritable équivalent, ou l'analogue méthodologique, de la “théorie” testable et falsifiable en sciences sociales. On doit donc forcément admettre que la notion de “théorie” n'est pas utilisée par Popper tout à fait dans le même sens selon que l'on se situe dans le schéma D-N ou dans le schéma LS. Et c'est cette petite subtilité sémantique qui se trouve à la source de beaucoup de confusion chez les commentateurs de Popper: l'expression “théorie” ne dénote pas exactement la même sorte de propositions dans les deux schémas d'explication, bien que ce terme ne soit appliqué à chaque fois qu'à la seule partie testable ou réfutable du schéma d'explication. On a donc beau jeu, dans un tel contexte, d'insister ou bien sur la très grande similarité de ces deux approches méthodologiques, ou bien sur leur essentielle disparité. Et ce sont précisément ces deux lignes de force qui divisent les commentateurs de Popper, les uns insistant plutôt sur la cohérence des thèses poppériennes, les autres sur l'inconsistance du monisme méthodologique péremptoirement affiché par Popper. Le tableau suivant, qui contraste entre eux les deux schémas d'explication, fait apercevoir aussi bien la symétrie logique que l'asymétrie méthodologique que l'analyse comparative a permis d'apercevoir: 4 Schéma D-N d'explication Schéma LS d'explication Explanans: Conditions initiales Explanans: Modèle (ou Théorie) Théorie (ou Loi) Principe de rationalité _________________________ _____________________________ Explanandum: Événement Explanandum: Action Cette précision étant apportée, deux remarques me paraissent s'imposer d'emblée. D'abord, premièrement, il convient de remarquer que la structure logique de ce que Popper appelle le “modèle” dans le schéma LS est pratiquement laissée indéterminée: en première approximation, il s'agit d'un ensemble de conditions initiales et marginales typiques ; ce qui revient à dire que le théoricien (appelons-le à partir de maintenant le “modélisateur”) ne fait pas référence à un espace et à un temps particuliers, ni même, puisqu'il parle en général, à une entité géo-politique identifiable, et qu'il assume seulement qu'aux fins de l'explication avancée, se trouve réalisé un certain genre de situation éventuellement spatio-temporellement localisable dans un certain contexte social, c'est-àdire un contexte comportant, entre autres choses, certaines dimensions politique, juridique et économique exclusives et propres à cette situation spécifique. C'est dire que, dans la mesure où elles sont typiques et non pas particulières, les conditions sociales dont on assume l'existence ne servent pas tant à singulariser les situations observables qu'à les caractériser génériquement: dans la mesure où il s'agit de propositions existentielles, on pourrait les croire vérifiables ; mais puisqu'il n'est pas fait référence à des coordonnées spatio-temporelles déterminées ni à des institutions particulières, la situation que servent à définir ces propositions existentielles n'est pas observable en fait, et elle ne l'est que putativement, par supposition, c'est-à-dire, suivant la phraséologie de Hayek, “en principe”. En second lieu, Popper ne précise pas si le modèle théorique de la situation dont on veut, par hypothèse, assumer l'existence contient en lui-même des énoncés nomologiques. Mais nous pouvons, en poussant plus loin l'analyse de Popper, répondre à cette interrogation par la négative. Par exemple, pour expliquer que le Gouverneur de la Banque Centrale du Canada ait décidé de relever fortement le taux d'escompte le 15 février 1990, nous élaborerons un modèle typique comme suit: nous supposerons réalisée une certaine situation que nous décrirons à l'aide de propositions générales faisant référence à l'incidence de différentes variables jugées “pertinentes” par hypothèse, c'est-à-dire susceptibles d'être entrées en ligne de compte dans la décision prise - par ex., entre autres choses, nous ferons référence au taux d'inflation prévalent à ce moment-là ou, plus exactement, à l'incidence de son augmentation sur la scène canadienne au cours de la période immédiatement antérieure au 5 moment de la décision sous examen. En somme, nous construirons un modèle de situation où il deviendra compréhensible que la décision qui fut effectivement prise ait été prise parce que nous supposerons que la situation imposait à l'agent qu'il décidât d'agir dans un certain sens. Mais si cela est le cas, rien, apparemment, dans cette façon de procéder ne nous obligera jamais à poser, dans le modèle de situation typique allégué, une loi corrélant l'augmentation des taux d'intérêt et la diminution de la demande: il suffit, en effet, pour expliquer une décision comme celle de John Crow, de poser que l'agent ou le décideur croyait que s'il augmentait le taux de base, les banques augmenteraient à leur tour leurs taux prêteurs, et qu'à terme, la consommation diminuerait. Comme Hayek le fait remarquer à bon droit, mais en des termes qui, me semble-t-il, risque de prêter à confusion, le théoricien des sciences sociales accomplit sa tâche explicative non pas en supposant “comment le monde est réellement”, mais en supposant plutôt “comment les agents croient qu'il est”. On voit d'emblée que si, tout compte fait, le modèle de situation n'incorpore en définitive que des croyances ou des motivations - ce qui revient à dire que toutes les composantes du modèle théorique ne font finalement que supposer la prévalence de certaines attitudes propositionnelles caractéristiques chez les agents - alors la structure déductive de l'argumentation explicative nécessite l'interposition d'une prémisse majeure affirmant de la manière la plus générale et la plus catégorique que l'agent considéré dans le modèle agit toujours conformément à la situation dans laquelle il se trouve (ou, formulation plus faible sur laquelle je reviendrai dans ma prochaine section, dans la situation qu'il croit être la sienne) et d'une manière qu'il juge appropriée (ou, affirmation plus forte dont il est bien malaisé de dire si elle correspond davantage à la position de Popper, de la manière jugée par l'agent la plus appropriée tout compte fait). Pour conclure cette section, je dirai que l'intention de Popper, tout moniste qu'il soit en méthodologie, est clairement de comparer entre eux schémas d'explication aussi bien pour en faire voir l'unité profonde que pour différencier le mode d'application spécifique à chacun. Et en ce sens, Popper atteint bel et bien l'objectif recherché, à savoir celui de faire voir que les sciences physiques et les sciences sociales ont recours, mutatis mutandis, à une même logique déductive d'explication. Cependant, Popper ne se cache pas que les explananda possibles de ces deux sortes d'explication ne sont que partiellement apparentés. Car, les sciences sociales théoriques n'ont pas la possibilité d'expliquer (donc de prédire) des évènements ponctuels et singuliers: elles ne peuvent expliquer que des événements-types, ce que peuvent également faire les sciences physiques. Mais ces dernières peuvent également prédire (et expliquer) des événements ponctuels particuliers: une certaine éclipse de Soleil ou encore une certaine réaction chimique observable un certain jour dans un certain laboratoire. Or que nous cherchions à expliquer un genre d'évènements ou encore certaines 6 occurrences particulières d'un certain type spécifique d'événements, nous suivons à tout coup, suivant Popper, une démarche logique déductive: c'est donc dire qu'une “explication du principe”, tout comme une “explication en détail”, suivant la distinction avancée par Hayek, procède par dérivation logique d'une proposition explanandum à partir d'un complexe de prémisses formant un explanans. A ce titre, il n'existe, pour Popper, aucune différence de méthode entre sciences sociales et sciences physiques. C'est là l'essentiel du monisme méthodologique défendu par Popper et finalement accepté par Hayek, qui, pourtant, avait d'abord cru légitime d'épouser un point de vue radicalement dualiste en matière d'épistémologie. Cependant, dans les explications de principe, l'explanans est constitué par un modèle ou une «théorie» dans lequel des “conditions initiales typiques” sont formulées. Et en sciences sociales il revient à l'analyse situationnelle d'élaborer de tels modèles, plus ou moins rudimentaires, de “situations sociales types“. La thèse de Popper est que «c'est là le seul moyen que nous possédions pour expliquer et comprendre les événements sociaux.» (Popper 1967: 143) Mais, comme on l'a vu, loin que le ressort de l'argument soit dualiste, le recours nécessaire à des modèles théoriques en contexte d'analyse situationnelle assure, au contraire, la défense et l'illustration du monisme méthodologique: dans le cas des sciences sociales, Karl Popper affiche donc un falsificationnisme aussi patent que celui qui se trouve proposé dans La Logique de la découverte scientifique comme méthode des sciences physiques. 2. Le contenu propositionnel du principe de rationalité Cela étant dit, je m'en voudrais de laisser croire que la position de Popper, toute limpide qu'elle soit, s'avère sans critique possible. La difficulté la plus importante que me paraît receler la doctrine poppérienne est liée - et les critiques de Popper ne s'y sont pas trompés - au sort qui s'y trouve fait au PR. Voyons comment le problème se pose. Il ne saurait y avoir possibilité de déduire de manière logiquement valide un explanandum constitué d'un énoncé affirmant l'existence d'un évènement-type (par exemple, du genre suivant: «dans l'industrie de la construction, le niveau de l'emploi fluctue selon les saisons») s'il n'y a pas dans l'explanans non seulement un modèle stipulant en termes généraux qu'un certain nombre de conditions initiales et marginales sont réalisées, mais en plus un énoncé universel qui servira à passer déductivement de la vérité des prémisses à la vérité de la conclusion. Toute la question est de savoir si cette proposition universelle est nomologique, c'est-à-dire si elle a le statut d'une loi empirique en bonne et due forme. Il est donc logiquement impératif qu'un énoncé ayant, sinon le statut d'une loi de la nature, du moins la forme logique d'une généralisation empirique qui puisse servir de “ticket d'inférence”, prenne place dans l'explanans, faute 7 de quoi il n'y aurait pas d'explication véritable, une explication véritable devant nécessairement avoir la forme d'une inférence logiquement valide opérée entre propositions vraies. Cette nécessité logicométhodologique accentue encore davantage, comme si besoin était, la similarité de procédure en sciences physiques et en sciences sociales. La question cruciale à laquelle mène irrémédiablement toute l'approche poppérienne concerne donc l'identité des “lois” qui prendront place dans un schéma LS d'explication, compte tenu que la modèle de la situation posé par hypothèse n'en contient pas luimême. La thèse de Popper est que le seul énoncé universel dont nous ayons besoin dans un schéma LS est le PR, c'est-à-dire l'hypothèse selon laquelle les agents humains agissent «conformément à la situation envisagée». (Popper 1967: 144) “Agir en fonction de la situation dans laquelle on se trouve”, c'est, pour reprendre diverses façons de s'exprimer que Popper juge équivalentes et qu'il utilise indifféremment, agir “adéquatement”, ou encore “de manière appropriée”, ou enfin “de façon adaptée” à cette situation où nous sommes. Toutes ces expressions, malgré leur différence apparente, me paraissent exprimer pour Popper un seul et même prédicat prenant ses valeurs dans le domaine des décisions et des actions humaines. C'est ce prédicat de rationalité qui constitue le concept directeur de toute la logique situationnelle ébauchée par Popper. Notons d'entrée de jeu que ce prédicat ne s'applique pas à l'ensemble de toutes les conduites: tous les comportements humains ne sont pas des actions au sens de l'analyse situationnelle. Pour qu'un comportement se qualifie comme action dans la perspective poppérienne, il faut à tout le moins qu'il soit analysable en termes “praxéologiques” au sens de von Mises, c'est à-dire comme constituant une relation entre un but visé, identifiable comme tel, et des moyens arrêtés pour l'atteindre. Seul les comportements délibérés, généralement qualifiés d' “intentionnels”, ou les actions faites à dessein («purposive») en poursuivant un but («goal-directed») sont donc ici en cause. Si bien que, s'il fallait que l'analyse situationnelle ne soit pas à même d'expliquer tous les comportements (par exemple: les gestes posés mécaniquement, les actes irréfléchis, les mouvements réflexes, les actions dites “gratuites”), il ne faudrait pas y voir une déficience méthodologique mais simplement une limitation du domaine d'application propre à une telle approche des faits humains. Certains commentateurs de Popper (cf. Latsis 1972 en particulier) ont tôt fait de rapprocher l'analyse situationnelle esquissée par Popper de la théorie micro-économique néo-classique, et il faut reconnaître qu'ils l'ont fait avec la bénédiction de Popper lui-même2. On peut considérer, en effet, 2. Un certain nombre d'affirmations de Popper semblent effectivement aller dans cette direction. Par ex.: «We may say that our actions are to a very large extent explicable in terms of the situation in 8 que cette approche micro-économique procède elle aussi par modélisation des situations typiques lorsqu'elle stipule axiomatiquement 1) l'existence de préférences chez tout agent social (préférences qui, forcément, se répercuteront sur ses buts à long terme, sur ses objectifs à court terme, sur ses visées explicites); 2) une certaine information, idéalement vue comme fiable et complète, sur la situation dans laquelle cet agent se trouve efectivement, et, enfin, 3) certaines contraintes budgétaires liées entre autres au revenu. Popper, pour sa part, ne fait aucune référence explicite à cette axiomatique micro- économique lorsqu'il prétend que l'explication scientifique d'une action ou d'une décision d'agir peut être reconstruite en faisant exclusivement intervenir, en plus du modèle de situation typique dont il a été question plus haut, le PR. Ce principe d'action est présenté par Popper comme une «loi d'animation» du système sous examen. Il correspond, si nous adoptons plutôt le mode formel de discours, à la majeure d'un raisonnement déductif d'explication. Popper prétend hardiment qu'il est suffisant (mais il laisse également entendre qu'il est pratiquement nécessaire) de stipuler le PR, en plus d'un modèle de situation-type, pour que l'explication de l'action soit possible. Cette thèse est tellement forte qu'elle mérite plus ample considération. Statiquement considérée, une analyse situationnelle positionne des agents que l'on suppose pourvus de croyances et de motivations, c'est-à-dire que l'on envisage comme munis d'objectifs ou de préférences et d'une certaine quantité d'information pertinente, plus ou moins complète et plus ou moins fiable: tout modèle de situation est une description d'état pour chacune de ces deux grandes catégories de facteurs. Mais dynamiquement considérée, une analyse situationnelle doit faire plus: elle doit, en effet, permettre d'inférer logiquement un cours d'action (“option-choice”). Pour ce faire, il est suffisant (voire indispensable), pense Popper, d'en appeler au «principe d'une action appropriée à la situation». C'est ce principe que Popper prétend «à peu près vide» (Popper 1967: 144): il ne s'agit, selon Popper, ni d'une loi universelle ni d'une loi statistique, ni d'un énoncé psychologique, encore moins d'un énoncé métaphysique, c'est-à-dire d'une proposition irréfutable. En fait, dans le texte de 1967, l'affirmation de Popper, si catégorique qu'elle ait pu paraître aux commentateurs et aux critiques, est plus hésitante qu'on ne le laisse généralement entendre: le which they occur. Of course, they are never fully explicable in terms of the situation alone; an explanation of the way in which a man, when crossing the street, dodges the cars which move on it may go beyond the situation and may refer to his motives, to an 'instinct' of self-preservation, or his wish to avoid pain etc. But this 'psychological' part of the explanation is very often trivial, as compared with the detailed determination of his action by what we may call the 'logic of the situation'; and besides, it is impossible to include all psychological factors in the description of the situation. The analysis of the situation, the situational logic, plays a very important part in social life as well as in the social sciences. It is, in fact, the method of economic analysis.» (Popper, 1945, vol. ii, p.97.) 9 PR, dit-il en clair, «n'a que peu ou rien à voir» avec l'affirmation relevant de la psychologie empirique qui veut que «tous les hommes agissent toujours, ou en général, de façon rationnelle». (Popper 1967: 144) Popper soutient que le PR utilisisé en analyse situationnelle n'affirme pas que, dans tous les cas observables ou dans la majorité de ceux-ci, les agents humains agissent de fait et agiront toujours dans le futur de manière appropriée à la situation qui est la leur. La question de savoir ce qu'affirme exactement le PR se complique du fait que Popper semble prétendre quelque chose qu'on a normalement vite fait de considérer comme inconsistant: Popper affirme, en effet, dans le même texte de 1967 mais en des endroits différents de son argumentation, que le PR est, d'une part, «faux»3 , et qu'il est, d'autre part, «approximativement vrai». Comment cela est-il possible sans taxer Popper d'inconsistance? Pour résoudre ce dilemme d'interprétation, tout en respectant le “principe de charité” qu'il est normal de respecter en ce genre de débat, il est impérieux de faire remarquer que ce n'est pas une, mais bien deux formulations distinctes et radicalement différentes du PR que Popper se trouve à utiliser dans son argumentation. La première formulation, que je qualifierai d' “objectiviste” (PRO ), ne coïncide pas logiquement avec la seconde, que je caractériserai de “subjectiviste” (PRS). En effet, il n'est absolument pas équivalent de dire, d'une part, que «les individus agissent toujours d'une manière adoptée à la situation où ils se trouvent» (Popper 1967: 145) et de soutenir, d'autre part, que, en transformant le PR en “principe minimum”, «il suppose simplement l'adaptation de nos actes à nos situations problèmes telles que nous les voyons.» (Popper 1967: 149) Nous nous retrouvons donc ici en présence de deux formulations différentes du PR qu'il convient de comparer entre elles: 1. Tout agent agit toujours de manière adaptée à sa situation; 2. Tout agent agit toujours de manière appropriée à la situation où il se trouve et telle qu'il la comprend. Il est possible que, pour ce qui concerne le travail d'explication qu'ont à accomplir les sciences humaines et sociales, nous obtenions une formulation plus nette, plus adéquate et plus précise du PR en optant pour la version dite “subjectiviste” de cette supposition théorique. Cependant, si, suivant une telle option méthodologique, nous pensons adopter un point de vue plus utile, plus légitime et aussi plus défendable parce que cadrant davantage avec les faits observables, il 3 . Popper dit très exactement que le PR «est certainement faux, même dans sa formulation la plus large». (Cf. Popper, 1967, p.145). 10 faut cependant bien voir qu'avec cette formulation, le tableau se complique singulièrement sur le plan logique. Il me semble évident que ces deux formules ne sont pas sémantiquement équivalentes car elles ne sont pas, loin de là, intersubstituables salva veritate. Alors que, dans la première version du PR, le point de vue adopté sur la situation est celui de l'observateur externe, dont le niveau d'information peut d'autant plus être supérieur à celui de l'agent qu'il se situe normalement ex post, dans la seconde formule, la perspective est tout entière celle de l'agent lui-même. Dans ce dernier cas, on peut voir que l'accent est plutôt mis sur les diverses “contraintes” qui s'exercent sur l'agent individuel. La première formule prétend qu'en tout temps, étant donné la situation observable du point de vue idéalisé d'un objectivement observateur éventuellement omniscient qui tenterait d'expliquer le choix d'un cours d'action opéré par un individu donné, toute personne adapte parfaitement son comportement en réponse à cette situation. Une telle assertion ne résiste manifestement pas longtemps à une confrontation avec les données de l'observation: il n'est donc absolument pas étonnant qu'un tel PR soit tenu pour faux. Car un PR ainsi formulé est falsifié suivant exactement la ligne d'argumentation développée par Popper dans la Logique. Cette proposition universelle est réfutée dès lors que l'on admet l'existence d'au moins un individu dont l'action ne paraisse pas adaptée à sa situation.4 C'est donc dire que cette formulation du PR est falsifiable logiquement parlant, et, qui plus est, nul ne contestera qu'elle soit déjà largement prise en défaut. C'est là, me semble-t-il, la seule et unique raison pour laquelle Popper est amené à prétendre que le PR est faux: il faut convenir qu'il est faux puisque, sous sa forme extrême et absolue, on le juge généralement réfuté par les faits observables. On n'a pas suffisamment fait remarquer jusqu'ici qu'il en va tout autrement avec la version subjectiviste du PR. Comme je l'ai fait remarquer plus haut, une des principales difficultés d'interprétation de la doctrine poppérienne est liée au fait qu'après avoir prétendu que le PR est faux à l'évidence, Popper soutient également, malencontreusement ou non, et cela dans le même article de 1967, que le PR est «approximativement vrai». Comment s'y retrouver? La tentation est très grande. avouons-le, de penser que ce que Popper veut sans doute dire, c'est qu'il existe tout simplement une interprétation probabiliste du PR: ce qui reviendrait à dire que, si, comme proposition universelle, le PR devait être considéré comme faux, il pourrait être regardé comme 4. Il est pratiquement impossible de déterminer si Popper parle d'une action optimalement ou maximalement adaptée ou d'une action suffisamment adaptée pour satisfaire aux réquisits limités d'un agent dans une situation donnée. Quoi qu'il en soit de cette question il me paraît clair que, dans le contexte l'argumentation présentée en 1967, Popper passe progressivement d'une formule du PR extrêmement forte à une formule du PR relativement faible. 11 relativement adéquat à titre de proposition statistique. A mon sens, ça n'est absolument pas là la ligne d'argumentation suivie par Popper. Si, pour Popper, le PR est “approximativement vrai”, c'est que Popper finit par adopter subrepticement, peut-être même en subjuguant quelque peu son lecteur, la seule version du PR susceptible d'être tenue pour vraie par lui, à savoir la seconde formulation de ce principe et cela aux dépens de la première. En effet, si le PR est relativement adéquat pour l'analyse situationnelle que Popper érige au rang d'indispensable méthode d'explication en sciences sociales, c'est qu'on a tout lieu de supposer que l'agent (l'individu humain, la firme, ou tout autre décideur) suit un cours d'action adaptée à sa vision de la situation où il se trouve, et non pas à cette situation telle que pourrait la décrire un observateur extérieur à elle, c'est-à-dire un modélisateur qui disposerait d'une information différente de celle du décideur, soit parce que cette information serait plus fiable, soit encore parce qu'elle serait plus complète. Cela me semble d'autant plus net que, et Popper y insiste, en analyse situationnelle, on peut avoir beaucoup à apprendre à comparer entre eux deux schémas LS qui ne concorderaient pas et qui viseraient tous deux à expliquer le même événement humain.5 L'écart entre ces deux explications viendrait alors nécessairement du fait que le modèle situationnel ne serait pas construit exactement de la même façon de part et d'autre. Par exemple, on peut aisément supposer qu'un observateur qualifié, extérieur à la scène de l'action, aurait peut-être plus d'information, ou une information différente et plus fiable, sur la situation réelle de l'agent que celle dont dispose l'agent lui-même: et cela suffirait à expliquer que si, aux yeux de l'agent , le cours d'action arrêté était adapté à la situation qu'il croyait être la sienne, il ne l'était pas en fait aux yeux de cet observateur extérieur. Une telle stratégie d'explication permettrait de rendre compte éventuellement du fait que, le cas échéant, l'objectif visé par l'agent n'aurait pas effectivement été atteint par lui, les moyens arrêtés par lui ne pouvant pas être jugés vraiment adéquats, c'est-à-dire réellement adaptés à sa situation telle qu'elle se présentait effectivement. Un tel exemple abstrait, pourtant très simple, révèle à souhait que si, du point de vue extérieur, l'agent ne peut être dit rationnel, il peut certainement toujours l'être du point de vue qui était le sien dans le contexte d'action qu'il percevait comme étant effectivement le sien. Si cette analyse est correcte, et si elle est malgré tout, comme je le crois, fidèle à l'essentiel de l'argument de Popper, une conséquence inéluctable semble s'en suivre: ce n'est pas le PR qui peut être dit faux, et ce n'est pas non plus le PR en général que Popper prétend faux. C'est une version 5. C'est l'essentiel de la stratégie proposée par Popper sous le nom d' «hypothèse zéro» dans Misère de l'historicisme. 12 particulière de ce principe qui se trouve ici prise en défaut et réfutée par les faits, c'est-à-dire sa seule version objectiviste. Ce PRO se présente comme une loi psychologique universelle et fait référence non pas à la croyance de l'agent en l'adaptation de ses actions à sa situation, une adaptation faite sous contrainte et en contexte d'incertitude, mais à leur adaptation maximale dans une situation où l'information est supposée correcte et complète. Or, aucun agent ne dispose jamais de toute l'information disponible, encore moins de toute celle qu'il pourrait être possible d'acquérir. Aucun agent ne sait jamais si son information est correcte, totalement fiable, complète, voire suffisante dans les circonstances qui sont les siennes, puisqu'une description absolue de sa situation ne lui est jamais accessible, pas plus à lui, du reste, qu'à quiconque. Ce sont les résultats de son action qui le renseignent toujours là-dessus: il doit, lui aussi, se contenter de conjectures et de réfutations. C'est pourquoi il ne saurait être question de penser que ses actions sont (maximalement) adaptées à une situation qui serait totalement connue de lui, et encore moins, évidemment, que ses décisions sont toujours optimales compte tenu des contraintes qui s'exercent sur lui. Mais si le PR est “approximativement vrai”, comme le prétend Popper, c'est qu'il y a lieu de croire malgré tout que l'action humaine est adaptée aux situations perçues par les agents. Il est remarquable qu'autant Popper prend soin de montrer que le PR est faux, autant il affirme péremptoirement, sans argument aucun, que le PR est suffisamment vrai pour jouer un rôle adéquat en analyse situationnelle. Ce qu'il faut lire ici, me semble-t-il, c'est que le PRS, mais non le PRO , est approximativement vrai. Mais Popper ne semble pas voir que la seconde formulation du PR, à savoir celle qui, selon moi, est considérée par lui comme “approximativement vraie”, est, à proprement parler, logiquement irréfutable. Car j'aimerais soutenir que si le PRO admet des falsificateurs potentiels, le PRS n'en admet absolument aucun. En effet, l'analyse situationnelle présuppose qu'un agent quelconque dont on voudra expliquer les décisions et les actions se trouvera dans un certain contexte particulier qu'un modèle de situation type permettra de schématiser: ce modèle fera place à la seule information dont dispose l'agent à ce moment décisif. Un tel modèle doit être testable, au moins en principe, suivant Popper. Or, un falsificateur potentiel pour un tel modèle doit nécessairement faire place à une information dont, peut-être, l'agent aurait pu (ou dû) disposer, en principe ou idéalement parlant, mais dont il ne disposait pas en fait. Mais pour autant que l'on suppose que c'est toujours uniquement en fonction de l'information dont il dispose en fait qu'un agent prend les décisions qui le concernent (et c'est, me semble-t-il, ce que pose le PRS), on aboutit alors inéluctablement à la conclusion sans équivoque qu'un agent est toujours rationnel du point de 13 vue qui est le sien. La seule façon de prendre en défaut une telle affirmation exigerait de faire la preuve qu'un agent n'a pas vraiment agi conformément à ses croyances personnelles: cela exigerait que l'observateur ait accès aux croyances de l'agent autrement qu'en observant son comportement, ce qui, manifestement, n'est pas possible. Il n'y a donc rien d'étonnant que pour Popper, même un fou agisse conformément à sa perception de la situation où il se trouve.6 Car le contraire est impensable, et donc logiquement impossible. On voit mal comment il faudrait s'y prendre pour réfuter un agent qui prétendrait avoir agi de manière adaptée ou appropriée à la situation qui, de son point de vue, était la sienne au moment de la prise de décision. Deux voies semblent possiblement s'offrir. Ou bien faire voir que l'agent n'a pas effectivement commis l'ection qu'il croyait pourtant, au moment de l'action, adaptée à sa situation telle que perçue par lui; ou bien montrer que sa perception de la situation eût exigé de sa part qu'il agît autrement, ce qui exigerait de faire voir l'inconsistance de deux de ses croyances, par ex. l'inadéquation entre la croyance qu'il aurait eue que tel moyen permettait d'aboutir à telle ou telle fin, et cette autre croyance que sa situation étant telle ou telle, c'est tel cours d'action qui s'imposait. Une réfutation possible du PRS exigerait donc que l'on accède directement aux croyances de l'agent, soit pour les mettre en parallèle avec le cours d'action suivi, soit encore pour les confronter entre elles, de manière à faire apercevoir dans les deux cas l'incohérence de l'agent. Mais si tous étaient d'avis, comme je le suis, que, pour accéder aux croyances des agents, nous n'avons d'autre moyen à notre disposition que de les inférer de leurs actions effectives, on voit mal comment une contradiction pourrait apparaître entre les croyances de quelqu'un et le cours d'action suivi par lui en quelque circonstance que ce soit. On voit mal également comment pourrait apparaître une inconsistance entre les croyances que quelqu'un a dû avoir dans le passé sur sa situation et les croyances qu'il a égalemenet dû avoir au même moment concernant les actions qui, de son point de vue, s'imposaient à lui dans ce contexte. Il n'est plus étonnant que, dans une telle perspective, Popper soit, dans son texte de 1967, peu à peu amené à considérer le PR comme une formule «pratiquemment vide de contenu empirique». Mais cela ne saurait être qu'une litote puisque le seul critère d'empiricité reconnu et accepté par Popper est la réfutabilité par les faits. La conclusion me semble s'imposer d'elle-même: le PRS est logiquement irréfutable, exactement comme le sont, pour Popper, les énoncés probabilistes, puisque 6. Noretta Koertge n'admet pas cette conséquence inéluctable que Popper n'hésite pas le moins du monde à tirer de son analyse précédente. En fait, Popper s'engage dans cette voie sans issue où tout comportement quel qu'il soit devra irrémédiablement être tenu pour “subjectivement”, mais pas toujours “objectivement”, adaptatif, et donc à tout coup rationnel. 14 cette proposition ne contredit aucune observation qu'un observateur extérieur pourrait faire et qui prendrait en défaut la conjecture qu'un agent agit toujours de manière adaptée à sa perception propre de la situation où il se trouve. Mais, on le sait, ça n'est pas là la conclusion que tire Popper. En ce qui me concerne, un tel PR est en quelque sorte toujours vérifié, sans devoir être pour autant automatiquement qualifié d'énoncé tautologique ou de proposition analytique. Pourtrant, Popper a ouvertement prétendu que le PR était faux. Qu'a-t-il donc voulu dire? Soutenir que le PR est faux, c'est tout simplement tenir pour acquis que certaines personnes ne réagissent pas toujours en fonction de leur environnement «de façon adaptée... à une situation donnée.» (Popper 1967: 145) Un retour sur l'exemple pris par Popper me permettra de clarifier davantage encore ma position critique par rapport à l'argumentation de Popper.. Reprenons, en effet, l'exemple de l'automobiliste qui cherche désespérément à garer sa voiture alors qu'il n'y a aucune place de stationnement disponible. Pourquoi le PR est-il pris en faute ici? Tout simplement parce que la situation réelle est telle que, malgré qu'il n'y ait aucune place de libre pour stationner sa voiture, le conducteur s'entête à en chercher une.7 Mais il est remarquable que, dans son analyse de la situation, Popper ne relie pas l'irrationalité du conducteur à la contradiction qu'il y aurait entre l'information dont celui-ci dispose et le cours d'action choisi par lui. Or, si l'automobiliste ne sait pas qu'aucune place de stationnement n'est disponible, son comportement ne peut être dit contraire au PRS. Seul un schéma LS “objectiviste” stipulerait qu'il n'y a aucun emplacement de stationnement disponible au moment où le conducteur en cherche désespérément un. Mais cette affirmation ne pourrait être faite que du point de vue de l'observateur externe ou du modélisateur: lui seul pourrait certainement conclure que le PRO n'a pas été respecté, c'est-à-dire que la meilleure décision possible n'a pas été prise en fait par le conducteur. Mais un schéma LS “subjectiviste” devrait stipuler quelque chose de tout différent, à savoir que le conducteur sait qu'il n'y a aucun emplacement disponible, pour faire apparaître que le cours d'action suivi par lui est irrationnel. Cette précision n'est jamais apportée par Popper lui-même et il faut certainement lui en faire grief. Si Popper a raison de prétendre qu' «un principe qui n'est pas universellement vrai est faux» (Popper 1967:145), il ne me paraît pas avoir démontré que, «par conséquent, le principe de rationalité est faux.» (Popper 1967, ibid.) Car un principe qui doit être tenu pour irréfutable du fait 7. Noretta Koertge semble considérer que c'est la "répétion" de l'action qui est ici la marque de l'irrationalité de cette action, comme si, dans cet exemple, l'irrationalité alléguée par Popper tenait au comportement compulsif et obstiné du conducteur. Or, manifestement, l'irrationalité de l'agent tient à la contradiction qu'il faut assumer entre la situation de fait (qu'on présuppose connue de l'agent) et l'action menée. C'est une question de logique et non de psychologie. 15 qu'il est formulé de manière telle qu'il est logiquement impossible de le prendre en défaut peut difficilement être tenu pour faux. Par conséquent, le PR n'est pas faux: dans sa version subjectiviste, il a plutôt l'allure d'une proposition vraie a priori. Popper a néanmoins prétendu qu'il n'y avait «aucun moyen d'échapper à cette conclusion» (Popper 1967: 146) voulant que le PR soit ostensiblement faux. Le meilleur moyen d'échapper à cette conclusion, me semble-t-il, c'est de faire voir qu'on n'a pas à y échapper puisqu'elle n'a jamais été établie. *** Concluons rapidement cette trop brève incursion dans un texte qu'on n'a sans doute pas encore fini de commenter et de mettre en question. Pour Popper, le PR constitue un principe crucial pour l'élaboration d'une connaissance de la réalité humaine. Cette supposition se présente dans le contexte d'une recherche d'explication de l'action qui conserve les principaux traits logiques et méthodologiques du modèle D-N. Le modèle de situation-type doit donc toujours être testable et falsifiable pour être épistémologiquement légitime. Mais l'explication en sciences sociales ne parvient à cadrer avec ce modèle “de la loi de couverture” qu'en faisant place à un PR, une “loi d'animation”, que Popper prétend minimalement empirique tout en plaidant la cause de l'immunisation méthodologique de ce principe. Or, une lecture plus attentive du texte de 1967 fait voir que Popper passe subrepticement d'une formulation objectiviste à une version subjectiviste du PR envisagé comme principe explicatif. Malencontreusement, l'analyse logique révèle que, sous sa forme subjectiviste, le PR est infalsifiable. Il n'est pas réellement testable: on ne saurait imaginer une façon empiriquement réalisable de le prendre en défaut. Or, pour autant que le seul critère d'empiricité acceptable soit, pour Popper, la réfutabilité empirique, on peut difficilement soutenir que Popper ait fourni aux sciences sociales une méthodologie empiriste qui permettrait d'en faire des sciences théoriques au sens où le sont les sciences physiques. De manière générale, le point de vue défendu par Popper est pour le moins fragile. Je soutiendrai même que dans son court texte sur le PR, mais sans qu'il n'y paraisse trop à première vue, Popper concède à son adversaire l'essentiel de ce qu'il réclame. Ce débat, plus que tout autre peutêtre, sert, en effet, à circonscrire les limites de l'empirisme en sciences sociales. Dans ce débat sur le statut du PR, l'interlocuteur privilégié de Popper est le non-empiriste, celui que l'on pourrait peutêtre appeler “l'aprioriste”. Il faut penser qu'ici, en bout de piste, si l'on s'en remet à l'argumentation 16 déployée par Popper en 1967, l'aprioriste a en quelque sorte, sur un point essentiel, gain de cause sur l'empiriste. Car, en sciences humaines et sociales, le principe de rationalité constitue davantage quelque chose comme un “postulat de la raison pure”, pour parler le langage de Kant, qu'une loi de la nature. 17 Références bibliographiques BLAUG, Mark (1980), The Methodology of Economics, Cambridge: Cambridge University Press. Trad. franç. sous le titre La Méthodologie économique, Paris, Economica, 1982. BLAUG, M. (1985) «Comment on D. Wade Hands», («Karl Popper and Economic Methodology: A New Look», ) Economics and Philosophy, 1: 286-88. CALDWELL, Bruce, J. (1982), Beyond Positivism: Economic Methodology in the Twentieth Century, London: Allen and Unwin. HANDS, Douglas Wade (1985),«Karl Popper and Economic Methodology: A New Look», Economics and Philosophy, 1: 83-99, 1985. KOERTGE, Noretta (1974), «On Popper's Philosophy of Social Sciences», in K.F.Schaffner and R.S. Edren (eds.) PSA 1972, vol. XX: Boston Studies with Philosophy of Science, Dordrecht, Reidel: 195-207. KOERTGE, N. 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