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Antoine Bouët
Le grand malentendu
Lidée de libre-échange en France
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Libre-échange. Cause de tous nos maux.
GUSTAVE FLAUBERT, DICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES
Nature will retaliate upon France whether we do so or not.
THE TIMES, 1881
But never rule out the French being a fly in the ointment.
NEW ZEALAND INDEPENDENT, 2007
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Avant-propos
Lidée de ce livre mest venue à Hong Kong lors dune conférence
ministérielle de lOrganisation mondiale du commerce (OMC). Jétais envoyé
par lInternational Food Policy Research Institute faire trois conférences sur
les pays en voie de développement et leurs espoirs dans ces négociations.
Hong Kong est une ville dense, polluée et bétonnée. Lactivité
économique prime sur les loisirs, le temps libre, la relaxation. Et une
conférence ministérielle de lOMC voit converger des milliers de personnes
du monde entier : paysans sud-coréens, écologistes canadiens, représentants
des syndicats agricoles ou industriels américains, de lagroalimentaire
brésilien, de lanimal welfare britannique, ministres indiens en sari rose pâle,
ministres africains en boubou coloré, ministres australiens en costume gris
clair…
Je fus informé avec retard des réunions de la délégation française. Le
gouvernement, par lintermédiaire des ministres de lAgriculture et du
Commerce extérieur, organisait en fin daprès-midi des réunions
dinformation sur le déroulement des gociations. À lintérieur dun Palais
des Congrès coloré, bruyant, bigarré, le spectacle dune centaine de Français
répliquant à lidentique les termes du débat hexagonal était étonnant.
À plus de 13 000 kilomètres de Paris, dans cette grande salle, on se
sentait en France : on y retrouvait subitement les couleurs et les intonations
du journal du 20 heures ou du Canard enchaîné, des déclarations à lemporte-
pièce dun Vert, dun représentant des syndicats paysans. Cétait une sorte de
curry de toutes les saveurs bien françaises : mélange deffets dannonce, de
reprises de thèmes à la mode et dune méconnaissance profonde de
léconomie internationale.
Dans la bouche dun ministre, les produits sensibles et les mécanismes
de sauvegarde devenaient à répétition les produits de sauvegarde et les
mécanismes sensibles1.
Un autre haut dignitaire du gouvernement montrait sa maîtrise de
langlais, mais avouait plusieurs fois sa totale méconnaissance des dossiers :
cétait si gentiment dit, on lui pardonnait presque.
1. Les mécanismes de sauvegarde sont des clauses permettant { un pays d’accroître
exceptionnellement ses droits de douane dans un secteur les importations nationales ont
augmenté significativement. Les produits sensibles sont des produits agricoles choisis par un
pays membre de l’OMC pour être l’objet d’une libéralisation moindre dans l’accord final. Ce
sont des éléments bien connus des négociations multilatérales.
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Un altermondialiste présidentiable ne disait rien, mais réajustait son
foulard vert et sortait sa pipe dès quune caméra apparaissait.
Je faisais part à un agronome, bien connu pour ses positions
antimondialistes, de lincohérence de son discours. Il me pondait que
limportant, cétait de mettre le bazar.
Un journaliste interviewait l’un des représentants les plus en vue
dune organisation non gouvernementale. Celui-ci déclarait tout de go que si
les tarifs sont faibles sur le coton aux États-Unis, cest parce que les
importations de ce produit y étaient très faibles. « Tiens, pensai-je, moi qui
enseigne depuis vingt ans que ce sont les importations qui varient en
fonction de la hauteur des tarifs douaniers, et non linverse ! »
Ce cirque aurait été presque amusant. Il était en fait pathétique.
Les ministres français ne répondaient pas aux questions des
représentants de lindustrie et des services sur louverture promise des
marchés extérieurs.
On pouvait sen étonner : daprès lInsee2, les services et lindustrie
représentent quand même en 2007 97% de la population active française et
98% de la richesse créée en France en une année.
On pouvait regretter cette position française, destinée à défendre
quelques fermiers, quelques vaches et la beauté des paysages au détriment
dune position plus offensive pour lactivité et lemploi dans des secteurs
davenir, dans lindustrie de haute technologie et les services.
On pouvait au contraire trouver que le développement durable, le
bien-être des animaux, les produits du terroir méritent quelques entorses au
principe du libre-échange et que dans tous les cas de figure, cette
négociation, telle quelle sannonçait, nouvrirait que peu de marchés aux
champions industriels et des services français.
Il ny avait en fait pas de bat. Toute lattention des ministres allait
aux syndicats agricoles, aux écologistes et aux organisations tiers-mondistes.
Les entreprises nétaient pas écoutées. Les économistes étaient absents.
Ces Français délocalisés aimaient manifestement se retrouver et
sisoler des bruits et des couleurs de la conférence ministérielle. Mais cet
isolement leur interdisait de sentir les odeurs et saveurs du reste du monde.
Lorsque les ministres brésiliens ou australiens du commerce extérieur
tenaient des conférences de presse, cétait dans une salle bondée, remplie
dAméricains, dAfricains, dEuropéens, dAsiatiques... On y parlait ouverture
2. Bouvier, G., et C., Pilarski, 2008, Soixante ans d’économie française : des mutations
structurelles profondes, INSEE Premiere no 1201, Juillet.
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des marchés extérieurs. On y détaillait les positions des pays partenaires. Les
ministres alliaient léloquence et la connaissance technique des dossiers.
Bien sûr, la position politique du gouvernement brésilien reflétait, et reflète
encore aujourdhui, la puissance du lobby agroalimentaire brésilien. Mais
dans cette ville symbole de la croissance asiatique, accueillant des délégués
et observateurs de 150 pays de tous les continents, les Français semblaient
nager à contre-courant de lhistoire du monde.
Je repensai aux thèses du déclin français. Je ne les aime pas. Elles sont
partiales. Toujours proches des idées dextrême droite. Elles sentent le
manque dobjectivité. Les chiffres sont utilisés dans un seul but, la
démonstration du déclin. Les données qui gênent sont supprimées. Les
exemples de la réussite française sont jetés aux oubliettes.
Mais la thèse du déclin est forte, car elle interpelle. Elle est souvent
bien écrite. Elle a surtout lavantage de caresser dans le sens du poil tous
ceux qui ont été touchés par un excès de bureaucratie, de crétinisme
administratif. Ou par lexcessive puissance de quelques groupes dintérêt. Et
ils sont nombreux.
À Hongkong je trouvais que les Français nétaient pas attentifs à ce qui
se passait. Les revendications des Sud-Américains, la montée en puissance
des grands pays asiatiques, la solitude et la misère des Africains. La plupart
de ces pseudo-observateurs, de ces représentants de la société civile étaient
non seulement à cent lieues de comprendre les mécanismes et les enjeux de
cette réunion, mais ils étaient surtout atteints de nombrilisme. Surtout, ils
nétaient guère représentatifs de la société française face à la question du
libre-échange et de la mondialisation.
Lidée de ce livre a été aussi confortée par la perception que les
étrangers ont de la France. La presse anglo-saxonne, mais aussi une grande
partie du milieu institutionnel international se régalent depuis longtemps à
décrire la France comme lincarnation mondiale du protectionnisme.
Les négociations commerciales du Cycle de Doha, initiées en 2001, ont
été particulièrement difficiles. Ce fut presque un échec programmé. Et la très
grande majorité des négociateurs et des commentateurs ont accusé lUnion
Européenne, tout particulièrement la France, dêtre à lorigine de cette
faillite. Cest ce quécrivait le Wall Street Journal du 8 novembre 2005. Le
département du Commerce américain a fait les mêmes accusations. De
nombreux pays en développement ont aussi attribué à lUnion Européenne et
à la France léchec des négociations. Par exemple, la terrible déclaration du
ministre argentin Alfredo Chiava le 9 novembre 2005 : « Ils ont tout fait pour
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