Qu’est-ce que la philosophie uni-dimensionnelle ? Andrew Cutrofello, Université Loyola à Chicago En 1964, Herbert Marcuse accusait la philosophie analytique d’être « unidimensionelle ». Il entendait par là que les philosophes analytiques, loin de se livrer à une critique dialectique des normes de la rationalité technologique telles qu’elles prédominent dans la société, se contentaient de miner les conditions de possibilité mêmes d’une telle critique en purgeant le langage ordinaire de son potentiel critique. L’attaque de Marcuse visait non seulement un filon wittgensteinien bien connu de la philosophie du langage ordinaire, mais également d’autres positions déflationnistes, au nombre desquelles divers avatars du non-cognitivisme dans les domaines de l’éthique et de la métaphysique. De nos jours, peu nombreux sont ceux qui, parmi les philosophes analytiques, adhèrent encore aux principes du positivisme logique ou à ceux de la philosophie du langage ordinaire. Beaucoup soutiennent au contraire la position selon laquelle les êtres humains occupent un « espace de raisons » au sein duquel il leur est possible de réfléchir avec succès et de manière critique sur leurs propres croyances, actions et institutions existantes, ou au contraire d’échouer dans cette entreprise. Dans le sillage d’un tel changement de paradigme, il semble que les objections concernant la philosophie analytique que formulait Marcuse autour de 1964 n’ont plus, dans le contexte actuel de ce début de millénaire, la même pertinence. La position de John McCumber est tout autre. Dans son ouvrage paru en 2001, intitulé Time in the Ditch (Le temps dans le fossé : la philosophie américaine à l’ère du McCarthisme), McCumber suggère qu’une majorité de philosophes analytiques continuent, aux États-Unis du moins, à adhérer à la même conception de base sur ce qu’est leur entreprise philosophique, que dans les années cinquante, à l’époque où elle commençait à y prévaloir. Tout comme Marcuse, bien que pour des raisons sensiblement différentes, McCumber considère cette conception comme inadéquate. Marcuse reprochait la philosophie analytique de ne pas être suffisamment critique en ce qu’elle avait abandonné une vision ou construction dialectique – et de fait bi-dimensionnelle -- de la relation entre raison et réalité. C’est en fait d’une manière autre que McCumber qualifie la philosophie analytique d’uni-dimensionnelle, à savoir que son engagement exclusif en faveur de la vérité la porte à privilégier tacitement le présent sur le passé et le futur. Pour corriger ce qu’il considère comme un manquement, McCumber prône une philosophie pluri-dimensionnelle, qui puisse rendre pleinement compte des différents types d’engagements discursifs que nous effectuons lorsque nous nous orientons dans le passé, le présent et le futur. Pour ma part, je propose dans cet essai une voie médiane entre les vues de Marcuse et celles de McCumber en ce qui a trait à la philosophie unidimensionnelle. Selon ma perspective, c’est dans la mesure où elle se coupe de la contestation métaphilosophique qu’une pratique philosophique peut être dite unidimensionnelle. Kant, par l’instauration d’une paix philosophique perpétuelle, aspirait à écarter pareille contestation. Cependant, est apparu à la suite de Kant un nouveau conflit métaphilosophique qui a pris la forme d’une méta-antinomie portant sur la nature des antinomies mêmes. Je suggère que la distinction entre les philosophies analytique et continentale plonge précisément ses racines dans cette méta-antinomie – ou, ce qui revient au même, dans ce différend sur la nature des arguments philosophiques. En revenant à la Critique du Jugement de Kant, nous commençons à envisager plus clairement la différence, au niveau de leur structure même, entre les arguments « analytiques » et ceux des « continentaux ». Mon approche diffère donc de celle de McCumber, lequel s’est efforcé d’incorporer les modes d’argumentation analytiques et continentaux à ce qu’on pourrait appeler un paradigme de la « raison situante ». Tandis que l’approche de McCumber représente en effet un nouvel effort en vue de l’instauration d’une paix perpétuelle, la mienne soutient qu’il n’est pas d’échappée possible à ce que Kant identifiait comme l’état de nature philosophique.