Genèse et concrétisation des objets techniques chez

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La t e chniq ue
Genèse et concrétisation des objets techniques dans
Du mode d'existence des objets techniques
de Gilbert Simondon
Jean-Yves Château
Philopsis : Revue numérique
http ://www.philopsis.fr
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Le problème de la philosophie de la technique : par ou
commencer ?
Le problème premier, aussi bien qu'ultime, de la philosophie de la
technique est de savoir ce que c'est que la technique. Il s'agit, comme
toujours en philosophie, de savoir affronter la question : qu'est-ce que c'est ?
quelque autre problème que l'on soit conduit à traiter -, car tout en dépend ;
l'enjeu est tout bonnement de savoir ce que l'on dit. Mais cela n'a rien d'une
règle générale de méthode ou de bon sens qu'il suffirait de se rappeler à
propos de chaque sujet ; chaque fois la difficulté a quelque chose de
singulier et le problème est de savoir comment s'y prendre pour suivre un
conseil si sage.
Il n'est pas facile de dire ce que c'est que la technique, car la diversité
de ce qu'on peut y trouver est si grande, et parfois même si peu connue de
nous, qu'il y a grand risque que l'on profère des généralités hâtives, que l'on
présente comme général (voire universel) ce qui ne pourrait s'affirmer au
mieux que de quelques cas, ce qui n'est que particulier. Mais la difficulté,
dans sa véritable et singulière nature, se marque à cela que même celui qui,
pour éviter ce risque, choisirait de se limiter à une région, voire à un canton
de la technique et avertirait que la portée de son analyse s'y trouve assignée,
volontairement et prudemment cantonnée dans sa particularité, celui-là
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risquerait encore de se tromper sans le savoir, non pas seulement comme
celui qui prend une vertu particulière pour la vertu, ni comme celui qui en
présente tout un essaim alors qu'on lui demande une définition essentielle,
mais comme celui qui, croyant qu'il y a des colombes dans le colombier,
plonge la main dedans et en retire, sans songer à le soupçonner, autre chose
que l'oiseau qu'il cherche. Où donc est la technique ? Où peut-on et doit-on
aller pour l'envisager, l'étudier, l'analyser ? A quoi faut-il s'intéresser comme
type de réalité pour s'instruire de ce qu'est la technique, si partiellement que
ce soit ? Où trouver la technique, lorsqu'on souhaite la définir ou en parler en
connaissance de cause ? Tel est le premier et l'ultime problème de toute
philosophie de la technique. Tant que l'on n'a pas au moins le soupçon que la
technique soit d'abord peut-être introuvable, ou difficile à localiser, que ce
qui fait problème avant tout et au bout du compte est de savoir quoi
interroger, vers où et vers quoi regarder, tourner le regard, on risque un tel
quiproquo ou bien un tel flou, qu'il semble audacieux de prétendre avoir
seulement commencé à faire de la philosophie sur ce sujet.
Le premier problème qui se pose à la philosophie qui veut s'occuper
de la technique est de savoir à quel type de réalité on peut appliquer le terme
de « technique ». Il faut bien, au moins à titre d'essai, prendre pour point de
départ tel ou tel domaine de réalité, telle ou telle localisation. Avant de
savoir ce qu'est la technique et pour pouvoir s'en instruire, il faut d'abord se
faire une idée de sa localisation, de la où il conviendrait de tenter de la
localiser : la région des outils, comme cela semble aller de soi pour
beaucoup ? ou bien, car ce n'est, peut-être, déjà pas la même chose, les
instruments ? ou bien, les machines, les complexes industriels, les réseaux,
les systèmes « technoéconomiques », les systèmes géo-économiques, le
« système technique » de Ellul ou de Gilles, le Gestell heideggerien, ou bien
les filières techniques, l'organisation des métiers (comme dans la technologie
de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert ou la science camérale enseignée
dans la première chaire de « technologie » créée à Berlin pour Beckmann en
1777), ou encore l'organisation du travail, ou bien encore la méthode, en
général ? Chacune de ces réalités a pu servir d'objet fondamental pour l'étude
des techniques ou de la technique, dans des recherches positives
(technologie, histoire des techniques) ou philosophiques ; et cela relève
d'abord, on le voit, d'une décision initiale. Or le sens, la portée, la valeur, que
l'on peut attribuer à la technique, ont toutes chances de varier sensiblement
selon ce choix de départ. Il faut donc que l'examen, pour être philosophique
et échapper au préjugé, puisse, en se développant, constituer une justification
critique d'un tel point de départ : non seulement la démonstration du bienfondé d'un tel point de départ et d'abord de sa possibilité, mais aussi
l'explicitation de sa portée et de ses limites ; pour le dire en un mot : le traiter
de part en part comme un problème.
C'est ce à quoi l'ouvrage de Simondon Du mode d'existence des objets
techniques1 ne déroge pas, loin de là. Mais ses lecteurs, souvent, quant à
eux, n'ont pas eu le sens de cette exigence ou n'ont pas soupçonné son
1
Noté MEOT dans la suite
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influence dans l'organisation de sa réflexion : ils tiennent alors son point de
départ pour une évidence, ou pour une thèse indépassée dans son œuvre et
même susceptible de la caractériser, et non pas d'abord pour la position du
problème. Nous allons tenter d'examiner cela et de faire apparaître son sens
véritable.
Ainsi, si nous ne nous trompons pas sur ce point, l'intérêt de l'étude de
la philosophie de la technique de Simondon est de constituer ce qui devrait
être aussi la première réflexion du professeur qui s'apprête à faire un cours
sur la technique et qui songe à se demander : par où commencer ? Où
rechercher l'objet de ma réflexion et de mon enseignement ? Comment faire
que le commencement ne risque pas de compromettre la suite, voire de la
rendre presque inutile ? Question aussi bien « didactique » que
philosophique, on le voit.
Une phénoménologie des objets techniques
Simondon part, quant à lui, de l'étude des objets techniques, comme le
titre Du mode d'existence des objets techniques semble bien l'annoncer sinon
le promettre. Mais on sera conduit à se demander ce que cet examen fait
découvrir de l'essence de la technique elle-même. Du moins apparaît-il
d'emblée que l'étude de la technique ne se présente pas comme celle, par
exemple, des méthodes, de la raison qui calcule et qui s'applique, ni celle de
l'organisation du travail, ni celle de la satisfaction des besoins, celle de la
fonctionnalité d'un organisme par rapport à la nature, et l'on pourrait prendre
encore d'autres exemples d'études, dont le point de départ se donne comme
une évidence qui détermine le développement de façon décisive, sans que
l'occasion ou la nécessité ne soit jamais rencontrée de l'examiner, de le
justifier ou de le discuter.
Ici, en revanche, dès le départ, la manière d'envisager le domaine
retenu pour l'enquête prend en compte cette difficulté de principe du
commencement : on ne suppose pas que les « objets techniques » soient une
réalité clairement identifiable ou localisable. Même quand on sait vaguement
ce qu'on entend communément par « objet technique », il est délicat d'en
choisir aucun pour entreprendre son analyse : car à partir de quand est-il,
devient-il technique ? Comment s'y prendre, donc, pour faire reculer le plus
possible le préjugé, sinon examiner l'objet technique non pas seulement dans
sa multiplicité et sa diversité mais encore dans son devenir même, en
s'efforçant de ne pas imposer précocement un critère de sa reconnaissance à
l'objet technique2 ? Essayer, en ce point de départ dont la pertinence n'en
devra pas moins être examinée, de saisir la spécificité de l'objet technique à
partir des conditions caractéristiques de son devenir (« les critères de la
genèse » 3) tel est le projet du livre Du mode d'existence des objets
techniques. C'est se réserver la possibilité, tout en choisissant l'objet
technique comme point de départ pour chercher « l'essence de la technicité »
2
3
MEOT, pp19-20
Id. p. 20
La Technique-Simondon-Chateau.doc
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3
d'en trouver la « provenance » ailleurs (par une étude de la genèse de la
technicité elle-même, même, IIIe partie4).
Le point de départ de la pensée dans Du mode d'existence des objets
techniques est donc une « phénoménologie » de la technique, qui cherche à
saisir fondamentalement la technique dans son apparition sous forme
d'objets : c'est dans la description de leur« mode d'existence » (qui ne
constitue pas les limites arbitrairement assignées à l'enquête menée mais son
point de départ phénoménologique) que l'on entreprendra de définir l'essence
de la technicité : la technique apparaît avant tout dans des objets, et le mode
d'être de ces objets se caractérise d'abord par l'individuation et la
multiplicité. L'individuation et la multiplicité sont deux expressions du
même phénomène : les objets techniques sont individués de diverses façons,
et il faudra en décrire de près les modes propres (c'est l'objet de la première
partie et notamment du second chapitre) et non seulement multiples mais
divers et variés (ce ne sont pas tous les mêmes, en revanche ils se montrent
partout, prêts à rendre service en des circonstances variées, pour des usages
divers, correspondant à toutes les fonctions possibles). Mais ce n'est pas
seulement la variété qui apparaît du côté des objets techniques, c'est la
variation, que l'on est porté à attribuer à l'objet individuel aussi bien qu'à
l'ensemble ; ils ne se montrent pas seulement multiples et divers, mais ils ont
des ressemblances au-delà de leur diversité, comme ce qui varie par rapport
à un terme ou un thème de départ, des relations de proximité, de
« familiarité » dirait-on : une bonne part de ces ressemblances semble
relever de relations de succession causales, d'engendrement ; ces objets
semblent pouvoir être dits « de la même famille » (« frères » ou « cousins »
en tout cas, « apparentés ») N'est-on pas porté, dans cette perspective, à dire
de certains qu'ils sont les « parents » des autres, les « ancêtres » ? Le moteur
automobile de 1910 est « l'ancêtre » des moteurs actuels, dit-on parfois. A-ton raison ? Cela a-t-il du sens ? Qu'est-ce que cela peut vouloir dire ?
C'est cette phénoménologie descriptive, toute simple, en un sens
d'autant moins contestable qu'elle est peu originale, mais nullement
définitive, qui correspond au point de départ du livre Du mode d'existence
des objets techniques ; ce sont sa signification véritable et effective et ses
implications, dont la première partie pose dès ses premières lignes les
problèmes.
Car, curieusement, cette ressemblance entre les objets techniques est
le symptôme d'une difficulté essentielle pour leur étude, et elle fait obstacle
paradoxalement à une enquête qui partirait de leur individualité, aussi bien
qu'à une connaissance de type classificatoire de leur diversité : qu'est-ce, en
effet, que tel ou tel objet individué, situé dans le temps et dans l'espace ? Il
est ce qu'il est d'abord par sa relation à une lignée d'objets caractérisés, par
exemple, par la même fonction (« ce à quoi on donne un nom unique,
comme, par exemple celui de moteur, peut être multiple dans l'instant et peut
4
Id., p. 154
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4
varier dans le temps en changeant d'individualité5 ; « le moteur à essence
n'est pas tel ou tel moteur donné dans le temps et dans l'espace, mais le fait
qu'il y a une suite, une continuité qui va des premiers moteurs à ceux que
nous connaissons et qui sont encore en évolution »6). La ressemblance entre
les objets techniques est une manifestation phénoménale qui correspond à
l'impossibilité de les considérer hors de leur relation à leur « famille », alors
même qu'ils apparaissent incontestablement comme des individualités. Or la
même difficulté venant de la ressemblance des objets techniques entre eux
rend également problématique leur connaissance comme appartenant à une
espèce, ce qui peut paraître encore plus paradoxal : « on ne peut que
difficilement définir les objets techniques par leur appartenance à une espèce
technique ; les espèces sont faciles à distinguer sommairement, pour l'usage
pratique, tant qu'on accepte de saisir l'objet technique par la fin pratique à
laquelle il répond ; mais il s'agit là d'une spécificité très illusoire, car aucune
structure fixe ne correspond à un usage défini. Un même résultat peut être
obtenu à partir de fonctionnements et de structures très différents ; un moteur
à vapeur, un moteur à essence, une turbine, un moteur à ressort ou à poids
sont tous également des moteurs ; pourtant, il y a plus d'analogie réelle entre
un moteur à ressort et un arc ou une arbalète qu'entre ce même moteur et un
moteur à vapeur ; une horloge à poids possède un moteur analogue à un
treuil, alors qu'une horloge à entretien électrique est analogue à une sonnette
ou à un vibreur » 7.
On aperçoit ici l'incompatibilité de principe qu'il y a entre une
recherche de ce qu'est la technique à partir de l'idée d'usage, d'utilité, de
fonctionnalité pratique, et celle qui tente de partir de la considération des
objets techniques : le premier point de vue confond les réalités techniques
objectives ; il ne permet pas de classer les objets pour ce qu'ils sont
objectivement, mais seulement les besoins et les usages. De ce point de vue,
il n'y a pas de différences objectives entre les objets techniques, et,
généralisons, c'est une idée profonde, dans Du mode d'existence des objets
techniques, on ne voit pas comment il pourrait y en avoir, parmi les objets en
général, entre ceux qui seraient techniques et ceux qui ne le seraient pas : on
peut, en effet, se servir de toute chose à quelque usage ; tout objet peut être
utilisé à quelque fin ; c'est ce en quoi être « ustensile » selon le terme que
Simondon reprend, dans une intention polémique, à Heidegger (ou du moins
à la traduction que certains ont donné de « Zeug » dans Être et temps (§ 15),
et à une certaine tradition phénoménologique - n'est pas un mode d'être
caractéristique de l'objet technique mais de toute chose en général en tant
qu'elle est disponible : toute chose peut être utilisée et considérée du point de
vue de ses utilisations possibles ; inversement tout objet technique peut ne
pas être actuellement utilisé, cela n'affecte en rien ce qu'il est objectivement.
Voilà une difficulté de principe, dont les conséquences philosophiques
et pédagogiques mériteraient de ne pas être négligées comme c'est le cas
5
Id., p. 19.
Id., p. 20.
7
Id., p. 19.
6
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5
bien souvent : l'idée d'usage, d'utilité, de fonctionnalité pratique, ne permet
en tout cas pas de rencontrer et d'identifier les objets techniques comme tels.
Cela ne conduit pas davantage, bien sûr, à penser que la considération des
structures physiques objectives permette à elle seule de reconnaître et de
connaître l'objet technique comme tel, ni d'en élaborer une classification
satisfaisante d'un point de vue technique : il resterait à découvrir en quoi il
est un objet technique et comment il est devenu cet objet. Ainsi les
technologies fonctionnalistes aussi bien que structuralistes et physicalistes
sont insuffisantes à l'égard de l'objet technique ; celles qui le considèrent
comme membre d'une espèce (que la classification porte sur les fonctions ou
sur les structures physiques), aussi bien que celles qui tentent de l'étudier
dans sa singularité actuelle. A tous ces points de vue s'oppose une « pensée
génétique », qui seule peut convenir pour saisir adéquatement la variation
dans la ressemblance caractéristique de l'objet technique, son caractère
évolutif, génétique. Mais reconnaître la nécessité d'une telle pensée de la
genèse, ce n'est pas indiquer une tâche facile à exécuter, mais encore un
problème et il faut comprendre ce que cela veut dire au juste.
En effet, une technologie soucieuse de ne pas limiter arbitrairement
son objet mais de saisir ce qu'il en est de la technicité, lors même que son
enquête prend son point de départ dans l'étude des objets techniques euxmêmes, reconnaîtra que, « au lieu de partir de l'individualité de l'objet
technique, ou même de sa spécificité, qui est très instable, pour essayer de
définir les lois de sa genèse dans le cadre de cette individualité ou de cette
spécificité, il est préférable de renverser le problème : c'est à partir des
critères de la genèse que l'on peut définir l'individualité et la spécificité de
l'objet technique : l'objet technique individuel n'est pas telle ou telle chose,
donnée hic et nunc, mais ce dont il y a genèse »8. Il ne s'agit pas, ici,
seulement de partir des objets eux-mêmes ; ni non plus de reconnaître leur
individualité ; ni même leur genèse, si elle est considérée comme évolution à
partir d'une représentation statique et classificatrice des individualités
techniques (alors même que ces trois thèmes peuvent sembler tout-à-fait
caractéristiques de la pensée de Simondon). Il faut tenter de partir du
caractère génétique de l'objet technique, de saisir son individualité comme
résultat d'une individuation opérée par cette genèse, et de ne définir l'être de
l'objet technique par aucun trait particulier mais seulement par cette genèse,
par « les modalités spécifiques » et les « critères » de cette genèse, comme
« ce dont il y a genèse ».
On le voit : la décision apparente de prendre les objets techniques
comme point de départ d'une réflexion sur la technique, loin d'être un partipris dogmatique qui engage la pensée en la précédant, consiste, ici, à poser le
problème de la nature et du mode d'être de l'objet technique, mais, plus
radicalement encore, du moyen de l'étudier, et même de le localiser et de
l'identifier. La nécessité de tenter de saisir la genèse de l'objet technique est
fondée sur les difficultés de principe que l'on rencontre quand on cherche à
saisir la technicité directement dans l'objet technique lui-même. Telles sont
8
MEOT, pp. 19-20.
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6
les difficultés de principe qu'affronte dès ses premières lignes le premier
chapitre du livre Du mode d'existence des objets techniques intitulé :
«genèse de l'objet technique : le processus de concrétisation ». L'objet
technique n'est pas donné et identifiable comme tel ; sa « genèse » ne peut
être saisie comme le devenir qui affecterait son être une fois qu'on le
supposerait donné et identifié (sur le même mode que toute chose que l'on
suppose soumise au temps et affectée par lui) ; elle est, en revanche, ce par
quoi proprement il accède à son être. Entendre ainsi cette « genèse » comme
« un processus de concrétisation et de détermination fonctionnelle qui lui
donne sa consistance au terme d'une évolution »9, c'est prendre au sérieux
cette expression, qui semble bien correspondre alors au sentiment qu'il y a
entre les objets techniques des ressemblances « familiales » et de « lignée ».
Mais, précisément, qu'est-ce que cela veut dire que d'affirmer, non pas certes
comme une définition dogmatique mais comme un principe de
problématisation, que l'objet technique (individuel) ait une genèse ? Est-ce
une métaphore ou non ? Tel est le problème que pose la notion de
concrétisation, si la « concrétisation » est le processus de cette genèse au
cours duquel l'objet technique acquiert sa consistance et sa spécificité.
Car il y a plusieurs manières d'entendre qu'entre des êtres il y a
« genèse », si ce n'est pas en un sens rigoureusement biologique. Si, par
exemple, on envisage plusieurs êtres qui ont des ressemblances et des
différences qu'on peut ordonner selon un ordre de succession (comme ce
pourrait être le cas en ce qui concerne les moteurs à essence entre 1910 et
aujourd'hui), dans un tel cas c'est d'un être collectif envisagé originairement
dans son extension temporelle, dont on dira, le cas échéant, qu'il y a genèse,
ou, aussi bien, évolution, histoire. Mais une telle affirmation risque de n'être
pas très instructive : on ne prétend pas nécessairement par là qu'il y ait
véritablement engendrement de chaque être à partir d'un être semblable.
C'est de l'idée de moteur à essence qu'il y aurait genèse, mais non de chaque
moteur individuel. On veut signifier par là seulement qu'on peut penser
comme un « genre » - au sens logique, mais non pas biologique - une
multiplicité d'objets ayant des traits communs caractéristiques qui permettent
de les distinguer d'autres ensembles et des différences entre eux qui
apparaissent successivement et d'une façon qui semble irréversible. Mais
c'est par image que l'on peut dire qu'il y a ici « genèse » ou « lignée »,
« famille », ou bien encore « évolution ». Quand on parle de « l'évolution du
moteur » au cours de l'histoire, on ne prétend pas, en général, que ce soit, en
toute rigueur, un moteur qui évolue, mais l'idée du moteur : c'est entre ses
concepteurs ou ses réalisateurs qu'il peut y avoir eu des relations de
fécondation et de filiation intellectuelles (et cela est à démontrer à chaque
fois, cela correspond au problème constant de la comparaison en ethnotechnologie, comme on le voit chez Leroi-Gourhan), et non pas en réalité
entre les objets construits ; on ne peut le dire que par ellipse et métonymie.
On aperçoit l'enjeu théorique considérable de l'affaire du point de vue
de l'histoire de la technique : le changement qui semble si caractéristique du
9
Id., introduction, p. 15.
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monde de la technique justifie-t-il qu'on le pense comme une histoire, ou, du
moins, en quel sens ? Une histoire des techniques rend-elle compte tout au
plus d'une chronologie des réalisations techniques (si bien documentées que
l'on veuille, là n'est pas le problème) mais qui, en elles-mêmes, relèveraient
en fait d'une autre histoire : histoire des sciences, par exemple (dont les
techniques ne seraient alors que les « applications »), ou bien histoire du
travail, histoire économique, histoire sociale, etc., histoire en général ? Ou
bien y a-t-il une historicité effective de ces réalisations, et peut-on espérer
faire alors ce que Lucien Febvre appelle une histoire technique des
techniques» ? Naturellement, selon la représentation que l'on se fait de la
nature de la technique, on procédera différemment pour tenter de remplir ce
programme (par lequel on pourrait caractériser, par exemple, le projet central
de l'œuvre de Leroi-Gourhan) ; mais il faut en tous les cas que l'on puisse
donner consistance à la technique et à son historicité, pour que son histoire»
soit autre chose que la dimension technique de quelque autre histoire. Dans
cette perspective, on aperçoit combien il est important de savoir s'il y a ou
non une genèse propre des objets techniques : s'il y en a véritablement, cela
semble bien assurer la consistance propre et l'autonomie de la réalité
technique et, peut-être, de l'histoire qui la prend pour objet.
Mais est-ce vraiment au sens biologique, que l'on prétend penser la
genèse des objets techniques ? Veut-on, et, bien sûr, peut-on la penser
comme un engendrement des uns à partir des autres (et non comme un
simple avènement résultant de causes variées n'ayant pas la nécessité d'un
processus biogénétique) ? Mais, si elle était pensée sur le modèle d'un
processus biologique, la nécessité de cette genèse, qui, certes, garantirait
consistance et autonomie à l'objet technique et à son devenir, ne risquerait-telle pas d'être trop forte pour convenir à la constitution d'une histoire des
techniques ? Si la genèse de l'objet technique est un cas de la genèse des
individus vivants, l'histoire des techniques ne risque-t-elle pas de perdre
encore sa possibilité, non plus par manque de nécessité p ropre et
d'autonomie de son objet, cette fois-ci, mais par excès ? Ce serait à vrai dire
de l' histoire naturelle que relèverait alors « l'histoire de la technique » ; les
réalités techniques, leur avènement, leur développement, leur production, le
cas échéant, par les hommes, pourraient faire l'objet d'une étude scientifique
comme celle d'une réalité naturelle, d'un canton de la nature où l'on trouve
l'homme comme réalité naturelle, mais non pas d'une histoire au sens
humain du terme ; la possibilité de l'intervention de l'homme, c'est-à-dire
d'un certain style de liberté et de nécessité, ne serait plus ménagée.
Le problème de la possibilité d'une genèse des objets techniques
apparaît ainsi dans toute son ampleur et sa complexité : comment penser
cette « genèse » de telle manière qu'elle ne se confonde ni avec une
représentation biologique ni avec une simple métaphore de tout devenir
quelconque, mais en sorte qu'elle permette d'assurer la consistance suffisante
et le type de nécessité interne qu'exige une historicité véritable des
techniques ?
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8
Genèse et évolution techniques chez J. Lafitte et A. LeroiGourhan
En sorte de faire mieux apparaître l'intérêt philosophique de la
position du problème chez Simondon et avant de suivre plus avant sa
démarche, évoquons brièvement deux réflexions sur les techniques, celle de
Jacques Lafitte et celle d'André Leroi-Gourhan.
Lafitte -Dans ses Réflexions sur la science des machines (de 1932),
que Simondon a certainement en tête quand il écrit le livre Du mode
d'existence des objets techniques (bien qu'il ne s'y réfère jamais
explicitement et qu'il ne les cite précisément que dans le célèbre cours de
1968 sur L'invention et le développement des techniques), Lafitte parle lui
aussi de « la genèse des machines 10, de « génération »11, de « généalogie » 12,
dans le cadre d'un examen des objets techniques (il les appelle tous, quant à
lui, « machines »), qu'il considère comme un « règne »13 ou une « série » 14
dont la place se situe entre le règne des corps bruts naturels et celui des
« corps organisés vivants » 15, les machines formant celui des « corps
organisés ». Il applique ainsi aux réalités techniques – cela même que
Simondon juge comme une faute - une méthode classificatoire issue des
sciences naturelles et biologiques (qui sont son modèle de scientificité), lors
même que c'est pour marquer une différence entre réalités vivantes et réalités
techniques. C'est ainsi que l'on pourra parler de l'ensemble des « corps
organisés » (techniques) comme d'une série évolutive16, où « chacun des
individus [...] peut et doit simultanément, se considérer [on notera
l'ambiguïté anthropomorphique de cette forme pronominale…] comme une
somme, comme un héritage du passé, et comme une promesse d'avenir » 17.
On peut classer ces corps organisés à partir de l'observation et de la
comparaison de leurs organes18 et selon l'ordre de leur apparition, qui est un
ordre de complexification et d'enrichissement visible (dont le point de départ
est très proche de la nature, dit Lafitte19) : « distribuant les machines suivant
leur ordre d'apparition, l'homme dégage, par là-même, les rapports
d'organisation qui sont entre elles 20. C'est que « la distribution généalogique,
dans les machines, reproduit l'ordre même suivi par l'homme dans ses
créations21.
10
Éd. Vrin, pp. 103 sq.
Id.
12
Id., P 63.
13
Id., p. 16.
14
Id., p. 67.
15
Id., p. 15.
16
Id., p. 67.
17
Ibid.
18
Id., p. 61 sq.
19
Id., p. 61.
20
Id., p. 62
21
Id., p. 63
11
La Technique-Simondon-Chateau.doc
© Ellipses, CRDP Midi-Pyrénées
9
On voit ainsi que chez Lafitte, malgré une tendance générale à
présenter toute la mécanologie (c'est-à-dire la « science des machines »)
dans un style qui la rapproche de la biologie, malgré l'effort pour parler de la
succession des machines comme d'une « série évolutive » avec des lois qui
semblent relier les réalités techniques individuelles entre elles directement,
c'est à l'activité humaine qui les « crée » et, le cas échéant, à l'évolution ou à
l'histoire de cette activité, que la genèse des machines est rapportée.
L'expression de «genèse" reste donc très métaphorique par rapport au sens
qu'elle a en biologie à quoi elle est empruntée.
Bien sûr, nul ne songe à contester la réalité de l'intervention de
l'homme dans la fabrication de l'objet technique ; elle est comprise dans
l'idée même de technique dans son opposition à celle de donné naturel ; mais
il faut remarquer que, s'il n'y a genèse de cet objet qu'à partir de l'homme,
comme c'est, semble-t-il, ce qui est envisagé ici, et non pas à partir d'un autre
objet semblable, et si l'on s'en tient à cette seule évidence sans pouvoir la
dépasser ou au moins la compléter, on met en question sérieusement la
possibilité d'une histoire des objets techniques qui ait son autonomie, qui
corresponde à autre chose qu'à la dimension technique d'une histoire qui soit
celle de l'homme comme être de besoin, de désirs, de vouloir, comme
savant, comme travailleur, comme sujet social, etc. Une chronologie, une
historiographie des objets techniques seraient alors possibles, mais on ne
tiendrait pas ici le fondement d'une possibilité d'une histoire, d'une
historicité propre des objets techniques, des techniques, de la technique.
Leroi-Gourhan -La possibilité d'une certaine autonomisation de la
réalité technique et de son évolution par rapport à l'activité volontaire des
hommes et à son histoire semble comprise, en revanche, dans l'idée de
tendance telle que l'invoque Leroi-Gourhan dans L'homme et la matière
(1943, 1971) pour expliquer le phénomène technique envisagé comme trait
culturel fondamental en ethnologie. Cette notion permet de rendre compte
des réalités techniques, qui se présentent sous la forme de « faits » dispersés,
particuliers, individuels, uniques en un point du temps et de l'espace,
relevant d'une invention imprévisible et semblant échapper à tout
déterminisme dans cette mesure22, comme le produit déterminé et même
« prédéterminé »23 par « l'exercice d'un déterminisme technique comparable
au déterminisme biologique » avec ni plus ni moins « d'empiètements,
d'exceptions, mais autant de netteté sur l’ensemble » 24. C'est par référence à
la biologie et, plus précisément, aux problèmes que la zoologie s'est posés
depuis Cuvier25 que cette « technologie de la tendance » 26 permet de
présenter la dispersion des faits techniques comme ce que toute classification
est bien insuffisante à représenter adéquatement27, comme une
22
Voir notamment, dans l'édition de 1971, p. 15 et pp. 27-29
Id., p. 325.
24
Id., p. 321.
25
Id., p. 14-15.
26
Id., p. 29.
27
Voir la critique de la classification des outils, pp. 13-14 et pp. 318-326.
23
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10
transformation à partir d'un « prototype idéal » constituant une « lignée » 28
en somme comme une évolution génétique.
La proximité avec la problématique de Simondon est grande en un
sens : la bibliographie, si réduite, pourtant, dans Du mode d'existence des
objets techniques contient, d'ailleurs, la référence à L'homme et la matière et
à Milieux et techniques (de 1945) ; et, à certains égards, on peut dire que le
Du mode d'existence des objets techniques examine dans toute leur radicalité
philosophique les problèmes qui sont suscités par la recherche ethnotechnologique, telle que Leroi-Gourhan l'envisage avec une ambition et une
exigence remarquables, lors même qu'il ne s'agit pas de minimiser les
différences et surtout la distance qui existe entre les deux pensées. Au
demeurant, la seconde version de L'homme et la matière (1971) contient un
chapitre final supplémentaire (« Premiers éléments d'évolution technique »),
où les considérations sur la difficulté de concevoir une étude technique des
techniques, de déterminer ce que c'est que l'objet technique, de le classer de
façon acceptable aussi bien que de le « retrouver » 29 de façon satisfaisante,
semblent compléter les réflexions de 1943 dans une perspective qui peut
faire songer encore davantage à celle de Simondon, et même avoir été
influencée par ses analyses.
Cependant, la distance entre les deux cheminements continue
d'exister, précisément sur le point que nous examinons : d'une part, si, entre
les faits techniques, la tendance établit continuité, filiation, genèse et, en un
sens, une certaine autonomie (au moins comme objet d'étude), cette liaison
entre eux n'est-elle pas pensée sur le mode d'un déterminisme trop
biologique pour fonder réellement une histoire en un sens humain ? D'autre
part, et paradoxalement, lorsque le statut de cette tendance est précisé, il
semble qu'elle ne permette plus de penser à vrai dire une genèse d'objet à
objet, si ce n'est par métaphore ou métonymie : en un sens, elle est une
« abstraction » destinée à rendre compte du fait technique, qui seul est
concret 30. Comme tendance, elle serait à rapporter au « groupe humain [en
tant qu'il] se comporte dans la nature comme un organisme vivant » 31 : « la
tendance est propre au milieu intérieur, il ne peut y avoir de tendance du
milieu extérieur » 32. Autrement dit, la tendance est censée assurer une
détermination de type biologique à l'égard des inventions techniques, qui, en
tant que telles, risquent de ne pas pouvoir faire l'objet d'une histoire
proprement humaine mais d'une science naturelle de l'homme ; mais, d'autre
part, ce lien génétique est supposé exister entre les hommes (l'organisme
vivant constitué par le groupe humain) et les objets techniques, mais non pas
entre ces derniers (il n'y a pas de tendance dans le « milieu extérieur »). C'est
finalement, ici encore, à l'homme comme sujet intentionnel (le « milieu
intérieur ») qu'est rapportée la tendance, c'est-à-dire ce qui est censé faire
28
Id., p. 14.
L'homme et la matière, p. 319.
30
Id., p. 28
31
Milieux et techniques, p. 332.
32
Id., p. 339.
29
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qu'entre les réalités techniques il puisse y avoir, du moins pour la pensée qui
analyse, une relation de filiation : c'est l'homme qui fait les objets techniques
et c'est en l'homme, et non dans la sphère des objets techniques, qu'il y a
histoire -ou évolution, car, peut-être, l'invocation de l'idée de tendance
technique ne rend-elle pas possible de penser la production technique
comme relevant de l'histoire au sens humain, mais seulement d'une
détermination naturelle, fût-elle évolutive.
L'idée de genèse de l'objet technique et la possibilité d'une
technologie comme discipline propre
Simondon, quant à lui, précise que c'est l'objet technique individuel,
qui est « ce dont il y a genèse »33 ; cela élimine l'hypothèse selon laquelle il
envisagerait l'objet technique déjà constitué comme un genre, ce qui
supprimerait par là-même le problème et la force de l'affirmation. Or le
caractère génétique, à ses yeux, n'est pas une qualité de l'objet technique
parmi d'autres, mais un élément essentiel de définition, de spécification,
comme l'indique la tournure de la formule citée ainsi que la note qui
l'accompagne. Si c'est de l'objet individuel qu'on dit qu'il y a genèse
véritablement, cela veut dire qu'il est engendré, en quelque sorte, à partir
d'un autre objet, à la fois différent et semblable. Dans ces conditions, il peut,
certes, y avoir une véritable histoire technique des techniques et une
historicité propre de la technique et des réalités techniques ; mais comment
concevoir que l'objet technique individuel ait une genèse véritablement, qu'il
provienne d'un autre objet technique, alors qu'il n'y a pas de reproduction des
objets techniques entre eux ? Car c'est cela même la différence essentielle
entre être technique et être vivant, qu'il ne s'agit évidemment pas d'oublier
ou de négliger, sous peine de faire perdre toute signification à l'enquête sur
la nature de la technique : le reproche peut être adressé à de nombreux
auteurs, tant il est difficile de contrôler les métaphores, dès que l'on entre
dans cette féconde méditation sur le fait que cette anti-nature qu'est la
technique, en un sens, peut aussi être considérée non seulement comme un
trait caractéristique de la nature humaine mais comme la voie par laquelle la
Nature poursuit et exécute son œuvre dans la sphère humaine elle-même ; à
la fin du premier chapitre du livre Du mode d'existence des objets
techniques34, la critique est explicitement adressée à Norbert Wiener et à la
Cybernétique (ce que l'on appelle de nos jours « Intelligence artificielle »,
informatique des robots et automates) : pour que cette technologie générale
ait un sens, il faut éviter de la faire reposer sur une assimilation abusive de
l'objet technique à l'objet naturel et particulièrement au vivant. Mais c'est
aussi explicitement, dès sa première évocation au début du chapitre, que
l'idée de genèse des objets techniques est présentée comme devant être
cherchée en dehors de la référence à une représentation biologique : la note
de la page 20 annonce qu'elle se réalise selon des modalités déterminées qui
33
34
MEOT, p. 20.
Id., p. 48.
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12
distinguent la genèse de l'objet technique de celle des autres types d'objets :
objet esthétique, être vivant.
Quand Simondon emploie le terme de genèse, ici, non seulement il
s'interdit de jouer de la métaphore zoologique, lors même qu'il s'agit de
penser une genèse d'individu à individu, mais encore son intention première
et dernière exprimée n'est en rien, non plus, d'oublier le rôle de l'intervention
humaine dans la réalisation des objets techniques : bien au contraire, c'est de
le déterminer de façon rigoureuse et juste contre ceux qui se trompent « en
supposant que les objets techniques ne contiennent pas de réalité humaine »,
contre la culture qui « ignore dans la réalité technique une réalité
humaine » 35. Seulement, à cette fin, il ne faut pas commencer par supposer
que l'activité humaine soit un principe explicatif suffisant voire tout
puissant ; rendant compte de tout, il ne rendrait compte de rien effectivement
et dissoudrait toute la consistance d'une histoire propre des réalités
techniques. Le moteur d'automobile d'aujourd'hui n'est pas le descendant du
moteur de 1910 seulement parce que le moteur de 1910 était celui que
construisaient nos ancêtres 36 : si l'on se représentait les choses ainsi, il serait
possible de concevoir une histoire des hommes construisant des moteurs,
mais non pas (ou pas encore) une histoire des moteurs, si ce n'est par image
et approximation. Mais l'enjeu humain et philosophique est suffisamment
important, voire grandiose, pour que cela ait à être examiné avec la plus
grande rigueur.
Qu'est-ce donc que cette genèse proprement technique ? En quel sens
le moteur automobile actuel est-il le « descendant » du moteur de 1910 ? Il
faut que les différences entre le premier et le second adviennent avec une
sorte d'autosuffisance, d'autonomie, de nécessité propre, que l'on puisse
rapporter, en un sens, à l'objet lui-même (aux objets), et non pas à des causes
seulement extérieures. Il faut que l'objet ne soit pas seulement conçu et
fabriqué, comme pourrait l'être un objet seulement artificiel, dépendant
essentiellement de la décision et de l'arbitraire humain, mais produit selon
une nécessité qui, en un sens, vienne de lui-même, lui appartienne en propre,
corresponde à une genèse qui lui soit propre, comme individu, une « genèse
individuante ».
Pour qu'il y ait genèse véritable d'un objet technique, il ne suffit pas
qu'il y ait en lui de la nouveauté, de l'innovation, ni même du progrès, de
l'amélioration, du perfectionnement, de l'adaptation à sa fin. Tout cela n'est
pas nécessairement génétique (bien que ce soient précisément les termes
avec lesquels on essaie de rendre compte de l'évolution technique
ordinairement). Par rapport au moteur de 1910, celui d'aujourd'hui « n'est
pas non plus son descendant parce qu'il est plus perfectionné »37 Il est
impossible de parler de progrès et de perfectionnements objectifs, du seul
point de vue de l'objet, mais seulement, bien sûr, par rapport à des usages,
des attentes, des besoins, voire parfois des caprices, humains. Même l'idée
35
Id., p. 9.
Id., p. 20.
37
Ibid.
36
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13
d'innovation, qui paraît cependant plus objective, n'est pas suffisante pour
fonder celle de genèse : toute innovation apportée à une réalité technique
déjà établie n'est pas génétique, si elle n'est pas déterminée par une nécessité
propre à l'objet mais si on voit en elle seulement le produit de la volonté, de
la décision ou simplement de l'acte d'un homme. Toute innovation ne relève
pas d'une genèse car elle n'est pas toujours nécessaire à l'objet lui-même. Il y
a ici, on le voit, un point de vue « antihumaniste », « anti-anthropologique »
(anti-psychologisme, anti-sociologisme, anti-économisme, etc.) de méthode ;
c'est une ontologie de l'objet technique, qu'il faut chercher d'abord à établir.
Il s'agit bien, dans le cadre d'une ontologie générale (exposée dans les deux
autres ouvrages majeurs de Simondon : L'individu et sa genèse physicobiologique, et L'individuation psychique et collective, qui correspondent à
deux parties de sa thèse principale) de déterminer un mode d'existence
convenant en propre aux objets techniques. Il ne s'agit pas d'une ontologie
statique, on l'a compris, mais d'une ontologie «ontogénétique », si l'on
entend par ce terme « le caractère de devenir de l'être, ce par quoi l'être
devient en tant qu'il est, comme être » 38. La genèse de l'objet technique est
une « ontogenèse », c'est-à-dire qu'elle ne concerne pas tout ce qui peut lui
advenir mais seulement ce qui touche l'avènement et le devenir de son être
propre, à supposer que cela puisse être déterminé suffisamment. Seuls les
progrès, les améliorations, les adaptations, qui pourraient être tenus pour tels
du point de vue de l'objet lui-même, qui seraient constitutifs de son être
même, peuvent être dits « génétiques » à proprement parler. Ce sont ceux
qui assurent la « concrétisation » de l'objet, si l'on entend par là le processus
par lequel se réalise en lui « la convergence des fonctions dans une unité
structurale » 39, une certaine « résonance interne » de ses parties
fonctionnelles au cours de son fonctionnement, une « surdétermination
plurifonctionnelle qui est l'auto-corrélation des différents composants » 40.
Causes extrinsèques et nécessité interne de l'évolution des objets
techniques
Mais « quelles sont les raisons de cette convergence qui se manifeste
dans l'évolution des structures techniques ? » 41 Répondre à cette question,
c'est rendre compte de la pertinence de la distinction entre causes
extrinsèques et nécessité interne dans l'évolution des objets techniques. C'est,
en un sens, sur la possibilité d'établir une telle distinction que repose
l'efficacité de tout l'effort théorique de la première partie de l'ouvrage Du
mode d'existence des objets techniques : c'est, on vient de le voir, la
condition de possibilité de parler de l'être-même de l'objet technique et de sa
genèse. C'est ce à quoi s'attache le second paragraphe du premier chapitre du
38
L'individu et sa genèse physico-biologique, introduction, p. 23.
Id., p. 22.
40
Cours sur l'invention, p. 3. (Cours polycopié de la Sorbonne, 1968-1969).
41
MEOT, p. 23.
39
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14
livre Du mode d'existence des objets techniques, intitulé : « Conditions de
l'évolution technique »42.
Sont des causes extrinsèques, toutes les conditions économiques et
sociales : l'organisation du travail (travail à la chaîne, standardisation, etc,),
de la production (artisanat ou industrie moderne), de la distribution et de la
consommation (les formes de la demande, les lois du marché), etc.. Tout cela
fait partie des conditions de l'évolution de la détermination de l'objet
technique, mais rien dans tout cela ne constitue une cause qui ait la forme
d'une nécessité interne pour lui. Ces conditions permettent de rendre compte
du fait que seuls tel ou tel objet technique de telle forme, de telle matière,
sont fabriqués, mais non pas du fait que ces objets sont techniques, que ces
objets sont techniquement possibles, et, pour ainsi dire, viables ; or c'est bien
cette possibilité de leur existence qui est la condition première pour qu'ils
puissent être investis par le système de la production industrielle, de la
distribution et de la consommation. Il faut d'abord que l'objet technique
existe ou puisse exister, pour que se pose le problème de sa compatibilité
avec toutes les conditions économiques et sociales que l'on voudra examiner
et pour qu'elles puissent s'y appliquer ; elles n'ont pas le même statut que les
causes techniques qui le font exister : elles peuvent en interdire la
production, la distribution, la maintenance, la consommation, ou elles
peuvent au contraire, les favoriser et même susciter la recherche de leur
conception et de leur invention ; mais on voit, par cela même, qu'elles ne
sont pas de même nature que ces causes et déterminations de l'objet luimême, qu'il faut, en effet, d'abord concevoir et inventer. « Il existe sans
doute un certain nombre de causes extrinsèques et tout particulièrement
celles qui tendent à produire la standardisation des pièces et des organes de
rechange. Toutefois, ces causes extrinsèques ne sont pas plus puissantes que
celles qui tendent à la multiplication des types, appropriées à l'infinie variété
des besoins. Si les objets techniques évoluent vers un petit nombre de types
spécifiques, c'est en vertu d'une nécessité interne et non par suite
d'influences économiques ou d'exigences pratiques ; ce n'est pas le travail à
la chaîne qui produit la standardisation, mais la standardisation intrinsèque
qui permet au travail à la chaîne d'exister » 43. Sans doute, dans le mode de
production artisanal, l'objet reçoit ses normes de l'extérieur (les particularités
de la commande, de la demande, celles liées aux habitudes acquises voire
aux rituels, collectifs ou individuels, de l'artisan, etc.) : « il n'est pas un
système du nécessaire ; il correspond à un système ouvert d'exigences. Au
contraire, au niveau industriel, l'objet a acquis sa cohérence et c'est le
système des besoins qui est moins cohérent que le système de l'objet ; les
besoins se moulent sur l'objet technique industriel, qui acquiert ainsi le
pouvoir de modeler la civilisation »44. Ainsi, avec le développement
industriel se réalise de plus en plus « une convergence de contraintes
économiques (diminution de la quantité de matière première, de travail et de
42
Idem.
Id., p. 23-24.
44
Ibid.
43
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15
la consommation d'énergie pendant l'utilisation) et d'exigences proprement
techniques : l'objet ne doit pas être auto-destructif, il doit se maintenir en
fonctionnement stable le plus longtemps possible. De ces deux types de
causes, économiques et proprement techniques, semble que ce soient les
secondes qui prédominent dans l'évolution technique »45.
C'est parce que tel objet technique a des caractéristiques qui
conviennent à sa faisabilité et à sa « viabilité » dans les conditions
économiques correspondant à un système donné de production, de
distribution et de consommation, qu'il y est produit, mais ces conditions ne
peuvent déterminer positivement (autrement que comme une sorte de filtre)
la consistance et la cohérence techniques d'un objet technique. Les
conditions économiques et psychosociologiques peuvent même parfois
constituer un frein au progrès technique : « L'automobile, objet technique
chargé d'inférences psychiques et sociales, ne convient pas au progrès
technique : les progrès de l'automobile viennent de domaines voisins comme
l'aviation, la marine, les camions de transport »46. Sans rien contester de
l'intérêt propre de points de vue sur la technique, les objets techniques et leur
production, tels que ceux de la psychologie, de la psychosociologie, de la
sociologie, de l'économie, de l'analyse du travail et de ses conditions, etc.,
Simondon (qui a aussi écrit plusieurs études de psychologie et de
psychosociologie de la technique) fait apparaître cette évidence, si souvent
oubliée, que ce n'est pas la technicité de la technique (du moins celle des
objets techniques) que l'on peut atteindre par cette voie.
Quant aux causes proprement techniques de la genèse et de la
concrétisation, elles « résident essentiellement dans l'imperfection de l'objet
technique abstrait. En raison de son caractère analytique, cet objet emploie
plus de matière et demande plus de travail de construction ; logiquement
plus simple, il est techniquement plus compliqué, car il est fait de
rapprochement de plusieurs systèmes complets. Il est plus fragile que l'objet
technique concret, car l'isolement relatif de chaque système constituant un
sous-ensemble menace, en cas de non-fonctionnement de ce système, la
conservation des autres systèmes » 47.On lira l'illustration claire et simple que
constitue l'analyse de la fonction de refroidissement d'un moteur à
combustion interne48. Les causes proprement techniques de l'évolution sont
45
Id., p. 26.
Id., p. 27.
47
Id., p. 25.
48
Id., pp. 25-26 : « Ainsi dans un moteur à combustion interne, le
refroidissement pourrait être réalisé par un sous-ensemble entièrement autonome ; si
ce sous-ensemble cesse de fonctionner, le moteur peut être détérioré ; si, au
contraire, le refroidissement est réalisé par un effet solidaire du fonctionnement
d'ensemble, le fonctionnement implique refroidissement ; en ce sens, un moteur à
refroidissement par air est plus concret qu'un moteur à refroidissement à eau : le
rayonnement thermique infrarouge et la convection sont des effets qui ne peuvent
pas ne pas se produire ; ils sont nécessités par le fonctionnement ; le refroidissement
par eau est semi-concret : s'il était réalisé entièrement par thermo-siphon, il serait
presque aussi concret que le refroidissement direct par air, mais l'emploi de la
46
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celles qui luttent contre la difficulté de l'objet à se maintenir dans l'être (le
caractère auto-destructif de son fonctionnement étant la limite de l'usure
normale liée à tout usage) ; c'est cela que signifie qu'elles luttent contre son
caractère abstrait et qu'elles favorisent sa concrétisation. Ainsi, quels que
soient le nombre, la variété et l'importance des causes qui peuvent
conditionner l'existence d'un objet technique, il en est nécessairement
certaines qui font qu'il est ce qu'il est comme système et fonctionnement
techniques, insuffisantes certes à assurer son existence dans le monde
économique et social, mais seules à pouvoir l'établir dans la réalité
technique. Ce sont elles qui fondent la possibilité de chercher à saisir l'être
propre d'un objet technique à travers sa genèse concrétisante, et de rendre
compte des relations entre certains d'entre eux, le cas échéant, comme de
réformes successives et nécessaires de structures qui leur appartiennent à la
manière d'une essence propre. On voit comment s'opère le dégagement de la
possibilité de considérer l'objet technique dans son être et sa genèse propre,
indépendamment de toute autre condition (sans qu'il soit question d'en nier la
place), y compris, d'un certain point de vue, les conditions scientifiques, qui
pourtant sont à l'évidence de puissantes conditions d'évolution et de progrès
techniques (Simondon souligne même qu'à l'époque moderne et industrielle,
les progrès de la science ont une influence de plus en plus grande sur ceux
de la technique, et il faudra donc préciser ultérieurement sa position sur ce
point, éloignée comme toujours de toute simplification) : « Les réformes de
structure qui permettent à l'objet technique de se spécifier constituent ce qu'il
y a d’essentiel dans le devenir de cet objet ; même si les sciences
n'avançaient pas pendant un certain temps, le progrès de l'objet technique
vers sa spécificité pourrait continuer à s'accomplir ; le principe de ce progrès
est en effet la manière dont l'objet se cause et se conditionne lui-même dans
son fonctionnement et dans les réactions de son fonctionnement sur
pompe à eau, recevant de l'énergie du moteur par l'intermédiaire d'une courroie de
transmission, augmente le caractère d'abstraction de ce type de refroidissement ; on
peut dire que le refroidissement par eau est concret en tant que système de sécurité
(la présence de l'eau permet un refroidissement sommaire pendant quelques minutes
grâce à l'énergie calorifique absorbée par la vaporisation, si la transmission du
moteur à la pompe est défaillante) ; mais dans son fonctionnement normal, ce
système est abstrait ; un élément d'abstraction subsiste d'ailleurs toujours sous forme
d'une possibilité d'absence d'eau dans le circuit de refroidissement. De même,
l'allumage par transformateur d'impulsions et batterie d'accumulateurs est plus
abstrait que l'allumage par magnéto, lui-même plus abstrait que l'allumage par
compression de l'air puis injection de combustible, pratiqué dans les moteurs Diesel.
On peut dire, en ce sens, qu'un moteur à volant magnétique et à refroidissement par
air est plus concret qu'un moteur de voiture du type habituel ; toutes les pièces y
jouent plusieurs rôles ; il n'est pas surprenant de voir que le scooter soit le fruit du
travail d'un ingénieur spécialiste de l'aviation ; alors que l'automobile peut se
permettre de conserver des résidus d'abstraction (refroidissement par eau, allumage
par batterie et transformateur d'impulsions), l'aviation est obligée de produire les
objets techniques les plus concrets, afin d'augmenter la sécurité de fonctionnement
et de diminuer le poids mort ».
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l'utilisation ; l'objet technique, issu d'un travail abstrait d'organisation de
sous-ensembles, est le théâtre d'un certain nombre de relations de causalité
réciproque. Ce sont ces relations qui font que, à partir de certaines limites
dans les conditions d'utilisation, l'objet trouve à l'intérieur de son propre
fonctionnement des obstacles : c'est dans les incompatibilités naissant de la
saturation progressive du système de sous-ensembles que réside le jeu des
limites dont le franchissement constitue un progrès [...] ce qui était obstacle
doit devenir moyen de réalisation » 49.
On voit comment se fondent une ontologie de l'objet technique et une
technologie dont l'idée directrice est ontologique. Les conditions de
possibilité d'une genèse de l'objet technique et le sens ontologique qu'il
convient de lui donner étant ainsi établies, nous pouvons maintenant situer
brièvement par rapport à cette idée directrice les autres points les plus
importants d'analyse de ce premier chapitre du livre Du mode d'existence des
objets techniques, qui étudie le processus de concrétisation : ils permettent
eux aussi de faire apparaître, selon divers points de vue, en quoi et comment
se manifeste cette ontogenèse de l'objet technique.
La dimension ontologique du processus de concrétisation de
technique
Comme nous venons de le voir, la genèse de l'objet technique est ce
qui le fait passer d'un état abstrait à un état concret : « l'objet technique
existe donc comme type spécifique obtenu au terme d'une série convergente.
Cette série va du mode abstrait au mode concret : elle tend vers un état qui
ferait de l'être technique un système entièrement cohérent avec lui-même,
entièrement unifié »50. Prenons la mesure de ce que cela signifie : le
véritable objet technique n'est pas l'objet abstrait, qui est artificiel (ce qui
désigne une moindre valeur d'un point de vue ontologique), mais l'objet
concret. La concrétisation, c'est le passage de l'abstrait au concret, du plus
abstrait au plus concret : le degré de technicité d'un objet est celui de sa
concrétisation. Cela veut dire que l'objet technique est d'abord pensé, prévu,
calculé, inventé (il est d'abord un eidos dans l'esprit du technicien, pour
parler comme Aristote ; Kant et Marx insisteront là-dessus, chacun à sa
manière) ; il est la réalisation d'un projet, d'une anticipation, d'un calcul.
L'objet technique est toujours la concrétisation d'un abstrait ; c'est son
essence même. C'est de cette idée évidente et toute simple que Simondon tire
parti en un sens : toute réalité technique est la concrétisation d'une idée qui
en est le projet (qui comprend et intègre en général l'état d'un ou de plusieurs
objets techniques plus abstraits déjà réalisés, à titre de parties ou d'organes) ;
si l'objet technique se caractérise essentiellement par une genèse, son devenir
concrétisant, c'est, d'abord, qu'il doit être premièrement conçu puis réalisé
pour exister.
49
50
Id., pp. 27-28.
Id., p. 23.
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Mais, ainsi présentée, cette idée assez commune revêt une très grande
force argumentative : elle relativise le caractère humain du point de départ (,
dans la tête" d'un homme) du projet et de sa réalisation : ce n'est pas dans la
tête de l'inventeur que se trouve d'abord le projet ; ou, du moins, ce qu'il a en
tête, ce sont des objets techniques qui existent déjà indépendamment de lui
(un engrenage, une transmission, un procédé déjà éprouvé, etc.) et qui seront
les parties fonctionnelles du nouvel objet projeté ; et, en général, il ne suffit
que d'une ou de quelques idées qui n'existent pas ailleurs que dans cette tête,
pour que le projet soit inventif. Ainsi, dire que les objets nouveaux viennent
des projets des hommes qui les inventent (comme quand on les pense
seulement sur le mode fabricatoire), n'est qu'une manière de parler
approximative, curieusement moins exacte, en un sens, que de dire qu'ils
viennent d'autres objets. On aperçoit que cela constitue une base solide pour
penser leur genèse en un sens rigoureux. Mais, de même, on ne peut pas se
représenter objectivement l'objet technique réalisé seulement comme un
terme correspondant au projet que se serait fixé son concepteur (ou son
fabricant). Lors même que celui-ci ne voit pas les potentialités qui sont dans
cet objet (sinon, en général, il les auraient exploitées et actualisées), elles
existent en puissance en lui (dans ce que Simondon, à la fin du chapitre,
appellera son « essence »), et quand elles se révèleront, elles rendront
possibles la poursuite d'une évolution proprement génétique.
On voit l'effet de la simple formulation en termes de concrétisation et
de genèse de l'idée commune que les objets techniques proviennent de la
réalisation d'un projet : c'est cette conception simple et populaire, mais que
reprennent platement tant de philosophes, qui apparaît n'être qu'une
approximation, une image partielle, une métonymie du processus complet et
effectif par lequel advient l'objet technique. L'idée d'envisager la genèse des
objets à partir
d'autres objets semble paradoxalement plus objective, si on y regarde
bien (et, de plus, ne préjuge pas du mode d'intervention de l'homme dans ce
processus : invention, reproduction, fabrication, maintenance, etc.).
Notons, enfin, que la formulation de l'idée de fabrication de l'objet
technique en termes de concrétisation et de genèse en fait apparaître la
dimension ontologique, dans la mesure où elle comprend celle de degrés de
concrétisation et, donc, de degrés dans la consistance ontogénétique des
objets techniques.
Formes et degrés de la concrétisation
En effet, « concret » et « abstrait » ne sont pas des termes définis et
fixes mais des pôles indiquant la direction de tendances : les objets sont tous
plus ou moins abstraits ou concrets. L'objet technique paraît d'autant plus
abstrait qu'il est plus proche de son projet, des idées qui ont été à l'origine de
sa réalisation, qu'il est encore la juxtaposition, articulée aussi simplement
que possible, des éléments ou des ensembles déjà élaborés voire éprouvés,
correspondants aux fonctions qu'il doit réaliser : « On pourrait dire que le
moteur actuel est un moteur concret, alors que le moteur ancien est un
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moteur abstrait. Dans le moteur ancien, chaque élément intervient à un
certain moment dans le cycle, puis est censé ne plus agir sur les autres
éléments ; les pièces du moteur sont comme des personnes qui travailleraient
chacune à leur tour, mais ne se connaîtraient pas les unes les autres »51.
Selon son degré d'abstraction, la concrétisation peut prendre des formes
différentes ; on peut en décrire trois, de complexité croissante.
- Le premier degré dans la concrétisation est celui qui correspond à
l'assemblage des parties fonctionnelles de l'objet : l'objet technique doit être
construit, ses sous-ensembles fonctionnels reliés entre eux. L'objet technique
se concrétise au fur et à mesure que chacune de ses parties fonctionnelles
devient de plus en plus articulée et synergique, mais d'abord assemblée et
compatible, avec les autres au cours du fonctionnement : ce que, par
exemple, le schéma fonctionnel (théorique et abstrait) indique comme une
transmission de mouvement par un axe en rotation, peut nécessiter, au cours
d'un fonctionnement un peu continu, pour ne pas être autodestructif, une
gorgette résistant à l'échauffement, un renforcement de l'axe sur la surface de
frottement, et peut-être encore un point de lubrification, avec un carter pour
éviter la perte d'huile, etc. On peut se reporter encore à l'analyse du
refroidissement du moteur thermique52 : il faut que le système qui assure la
fonction de refroidissement (sous-ensemble fonctionnel de refroidissement
de l'ensemble) soit relié à l'ensemble en sorte de le refroidir pendant son
fonctionnement et aussi longtemps qu'il dure : il ne s'agit pas, par exemple,
que la production de chaleur, qui accompagne la réalisation de la fonction
motrice, perturbe et contrarie cette dernière (réduction de la performance du
moteur qui chauffe et finit par « serrer »), le refroidissement ne se faisant
plus aussi bien à la longue, la chaleur augmentant progressivement dans le
moteur et pouvant atteindre voire détruire le système même de
refroidissement.
- La concrétisation se réalise surtout et essentiellement par
condensation de plusieurs fonctions sur une même partie structurelle de la
machine, « convergence de fonctions sur une unité structurale »53,
« surdétermination plurifonctionnelle » d'une même structure54. C'est cela la
formule essentielle de la concrétisation. C'est que « le problème technique
est plutôt celui de la convergence des fonctions dans une unité structurale
que celui d'une recherche de compromis entre des exigences en conflit » 55.
Simondon donne l'exemple de la transformation de la culasse du moteur
thermique à combustion interne : pour que la pression puisse être plus forte
en elle, il faut qu'elle soit plus résistante, ce que l'on obtient facilement en la
rendant plus épaisse ; mais, devenant plus épaisse, elle devient plus difficile
et longue à refroidir, d'autant plus que sa résistance accrue autorise une
augmentation de la pression en elle, ce qui accroît la chaleur ; enfin
51
Id., p. 21.
Id., p. 25 ; voir la note 1.
53
Id., p. 22.
54
Voir Cours sur l'invention, 1968.
55
MEOT, p. 22.
52
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20
l'accroissement de la puissance du système de refroidissement, s'il est
distinct des parties motrices, risque d'entraîner une dépense énergétique et
donc thermique encore plus importante. « Alors apparaissent des structures
que l'on peut nommer, pour chaque unité constituante, des structures de
défense : la culasse du moteur thermique à combustion se hérisse d'ailettes
de refroidissement, particulièrement développées dans la région des
soupapes, soumises à des échanges thermiques intenses et à des pressions
élevées » 56. Mais bientôt ces ailettes vont être utilisées pour l'accroissement
de la rigidité de la culasse qu'elles apportent : « une culasse nervurée peut
être plus mince qu'une culasse lisse avec la même rigidité ; or, par ailleurs,
une culasse mince autorise des échanges thermiques plus efficaces que ceux
qui pourraient s'effectuer à travers une culasse épaisse ; la structure bivalente
ailette-nervure améliore le refroidissement non pas seulement en augmentant
la surface d'échanges thermiques (ce qui est le propre de l'ailette en tant
qu'ailette), mais aussi en permettant un amincissement de la culasse (ce qui
est le propre de l'ailette en tant que nervure) » 57. Une même structure
matérielle de l'objet réalise les deux fonctions, antagonistes auparavant, de
résistance rigide à la pression et de lutte contre l'élévation thermique.
- La concrétisation peut se faire, enfin, par différenciation, séparation,
analyse, c'est-à-dire selon un mouvement apparemment inverse du
précédent : il s'agit ici de séparer deux fonctions qui sont supportées jusque
là par une seule structure matérielle ; mais cela s'accompagne alors souvent
du rattachement de l'une ou l'autre de ces fonctions à une autre partie
fonctionnelle ou directement à l'ensemble, selon le processus de
convergence décrit précédemment.
On trouvera une illustration de cela dans l'étude de l'évolution du tube
électronique58 ou dans celle du passage du tube de Crookes à celui de
Coolidge59 : le tube de Crookes produit des électrons (par dissociation des
ions positifs dans un gaz monoatomique) et les accélère au moyen de la
tension anode-cathode, alors que, dans le tube de Coolidge, la fonction de
production des électrons est dissociée de celle de l'accélération des électrons
déjà produits : « les fonctions se trouvent ainsi purifiées par leur
dissociation, et les structures correspondantes sont à la fois plus distinctes et
plus riches ». C'est que la convergence fonctionnelle (produire des électrons
et les accélérer) réalisée par le gaz (qui est une partie fonctionnelle, on le
voit, dans le tube de Crookes) constitue, ici, non pas un trait de
concrétisation mais d'abstraction du système, non pas un facteur propice au
fonctionnement, mais au contraire un antagonisme fonctionnel : à la fois
nécessaire pour produire les électrons et les accélérer, il est un obstacle à
cette accélération (les électrons déjà produits et en cours d'accélération dans
le champ électrique entre cathode et anode, sont freinés par les molécules de
gaz non encore dissociées). Le tube de Coolidge, qui est un tube à vide
56
Ibid.
Ibid.
58
Id., pp. 28-31.
59
Id., p. 32.
57
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21
poussé, fait disparaître cet antagonisme. Mais cette différenciation des
fonctions et leur rattachement à des parties distinctes s'accompagne d'une
redistribution et une redéfinition des parties fonctionnelles et « des groupes
de fonctions synergiques » : par exemple, « l'anode, qui, dans le tube de
Crookes, occupait une position quelconque par rapport à la cathode, se
confond géométriquement avec l'ancienne anticathode ; la nouvelle anodeanticathode joue les deux rôles synergiques de productrice d'une différence
de potentiel par rapport à la cathode (rôle de l'anode) et d'obstacle contre
lequel frappent les électrons accélérés par la chute de potentiel, transformant
leur énergie cinétique en énergie lumineuse de très courte longueur
d'onde » 60.
Ainsi, il peut paraître contradictoire de penser la concrétisation de
l'objet technique à la fois par référence à un processus de différenciation et à
un processus de concentration de ses fonctions ; mais en fait ces deux
processus sont liés l'un à l'autre61 et les deux exemples évoqués62 « tendent à
montrer que la différenciation va dans le même sens que la condensation des
fonctions multiples sur la même structure, parce que la différenciation des
structures au sein du système des causalités réciproques permet de supprimer
(en les intégrant au fonctionnement) des effets secondaires qui étaient des
obstacles »63.
Un résidu d’abstraction qui est une réserve d'être
Tirons encore de l'analyse du processus de concrétisation une leçon de
portée ontologique et ontogénétique : l'objet technique est toujours tant soit
peu concret, même s'il est très abstrait, et il reste toujours en lui un « résidu
d'abstraction » 64, même s'il est très concret et même si c'est sa réduction
progressive qui définit le progrès d'un objet technique. Or ce résidu
d'abstraction est, d'une manière qui peut paraître paradoxale, une marque
forte de sa consistance ontologique.
Le moteur primitif est plus abstrait que l'actuel parce que ses parties
fonctionnelles sont moins liées entre elles (de façon moins surdéterminée).
Mais il est déjà concret dans la mesure où elles sont reliées entre elles et qu'il
fonctionne réellement au moins dans certaines conditions. Il n'est pas un
simple schéma abstrait de fonctionnement ; c'est un objet réel, matériel, qui
fonctionne. La matérialisation du projet théorique n'est pas le tout de la
concrétisation, qui, on le voit, tient à la découverte de solutions intelligentes,
théoriques elles aussi, prolongeant le projet initial, mais c'en est cependant
un élément très important : la matière (les matières, entre lesquelles choisir,
et qui sont parfois à fabriquer) est ce qui fait apparaître la nécessité, pour
60
Id., p. 33.
Id., p. 3l.
62
On pourrait prendre un exemple plus simple avec le passage de la machine
de Papin à celle de Newcommen, puis à celle de Watt.
63
Id., p. 34.
64
Id., p. 23.
61
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22
concrétiser, de théoriser, de calculer davantage, et c'est aussi ce qui juge du
résultat in fine : ça fonctionne ou non, plus longtemps, avec plus de
performance, moins de consommation, moins d'usure, de pannes, etc., ou
bien non.
Tout objet technique est déjà tant soit peu concret (dès qu'il n'est plus
un simple plan, un projet, qui est sa limite abstraite originaire, et à condition
qu'il ne soit pas un échec technique, comme ces machines qui ne
fonctionnent pas, ou comme ces imitations qu'un artiste, sculpteur, peut
réaliser), Symétriquement toute machine, si concrète soit-elle, conserve un
« résidu d'abstraction » dont la suppression absolue est la limite vers où tend
la série de son évolution : si cette limite était atteinte, cela « ferait de l'être
technique un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement
unifié »65. Mais, dans ce cas, il serait entièrement connu, par la connaissance
des lois scientifiques que ses schèmes mettent en œuvre (« appliquent »,
comme on dit parfois), Or précisément les sciences ne sont jamais parfaites,
achevées, complètes, et l'articulation de plusieurs schèmes provenant d'elles
leur échappe comme telle. On est conduit à dire alors (d'une manière qui
peut paraître paradoxale) qu'il y a toujours quelque chose qui tend à rester
abstrait dans l'objet technique le plus concret (concrétisé) et qui est ce par
quoi il échappe à une science complète et en tout cas aux sciences de
l'application desquelles ses parties fonctionnelles sont issues (mais non le
schème de leur articulation) - du moins au moment de son invention. On voit
comment ce résidu d'abstraction est ce par quoi l'objet technique échappe à
la science d'où il semble provenir, se réserve, en quelque sorte, par rapport à
elle, à partir du moment où il est là, suffisamment concret ; il se manifeste,
par là, comme ayant un être propre, jamais entièrement transparent pour la
science, « précédant » la science, une fois qu'il est là, comme toute chose
naturelle, objet possible, alors, d'une connaissance inductive (à la différence
d'un objet artificiel, que la science précède, puisqu'il n'en est que
l'application de part en part : « il vient après le savoir, et ne peut rien
apprendre ; il ne peut être examiné inductivement comme un objet
naturel » 66.
Science et technique
On aperçoit le rôle que Simondon fait jouer à la science dans la
manifestation du caractère ontogénétique de l'objet technique grâce à une
conception subtile et puissante des relations entre science et technique, dont
il faut caractériser l'intérêt philosophique. Simondon évite trois écueils
classiques de la philosophie sur ce sujet : affirmer que la science et la
technique sont des univers entièrement séparés et aux relations difficiles,
conflictuelles, antagonistes ; affirmer que la technique n'est qu'une
« application » de la science ; affirmer que la science et la technique sont
complètement assimilables (ainsi que le mouvement moderne et actuel de
65
66
Id., p. 23.
Id., p. 46.
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23
scientifisation de la technique et technologisation de la science peuvent
conduire à le penser, par exemple sous l'idée de « techno-science ») Ces
idées ne sont pas tant fausses que partielles et approximatives. Simondon,
quant à lui, qui est très instruit de l'histoire des sciences et des techniques,
fait apparaître leur caractère évolutif, établit l'existence d'un lien de plus en
plus étroit entre elles, y compris du point de vue de sa problématique
génétique, et réussit cependant à exclure l'idée d'application de la science
ainsi qu'à préserver le caractère propre de la genèse technique et même à lui
trouver ici un puissant fondement.
Certes, « la concrétisation des objets techniques est conditionnée par
le rétrécissement de l'intervalle qui sépare les sciences des techniques » 67
mais leur réalisation ne peut être pensée, en tout cas intégralement, comme
une « application de la science » pour des raisons de principe. Si la
concrétisation des objets techniques se fait par une opération de liaison de
plusieurs fonctions sur une même structure (« convergence fonctionnelle »),
alors la connaissance scientifique de l'objet technique peut être une aide
précieuse à cette fin ; si la science permet de déterminer et de calculer la
liaison de plusieurs fonctions sur une même structure, son œuvre génétique
peut être très profonde dans la concrétisation d'un objet technique encore très
abstrait et disparate. A l'époque artisanale, la science jouait peu de rôle dans
la technique, les objets techniques étant très abstraits, tandis qu'à l'époque
industrielle moderne la science joue un rôle beaucoup plus grand pour
préparer la concrétisation d'objets qui ne peuvent rester abstraits s'ils sont à
industrialiser, ou d'objets conçus de façon très théorique et que seul un
supplément de théorie peut articuler et concrétiser. Mais lors même que ce
ne sont pas d'autres lois que celles de la sciences qui sont mises en œuvre
dans l'objet technique, la manière dont elles sont composées dans son
invention constitue ce résidu d'abstraction, dont nous parlions
précédemment, comme un objet inédit qui ne peut être connu avant d'être là
pour avoir été inventé, réalisé, concrétisé. L'oublier et ne considérer dans la
réalisation d'un objet technique que l'application de connaissances
scientifiques semble supprimer l'existence propre des problèmes et des
réalités techniques ; c'est supprimer la différence entre l'abstrait et le concret,
et entre l'artificiel et le technique.
Ainsi, aussi proches que puissent être science et technique, il est
insuffisant de réduire l'objet technique, au moment de son invention, à une
application de la science, car cela signifierait que la science comprendrait ses
causes suffisantes et sa connaissance avant qu'il n'existe ; cependant, elle
peut être un puissant instrument pour calculer et déterminer sa
concrétisation, et cela l'introduit donc jusque dans la sphère de ses véritables
déterminations génétiques possibles ; il n'en reste pas moins que l'objet
technique est inventé et qu'il apporte en lui-même un nouvel objet à la
science (par le résidu d'abstraction qu'il comporte au moment où il advient),
qui ne peut le connaître, une fois qu'il existe, que sur le mode inductif : pas
plus qu'à l'égard d'un autre objet naturel, on ne serait justifié de prétendre
67
Id., p. 36.
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24
connaître un objet technique sans s'en instruire par l'expérience et en se
contentant de représentations construites par déduction (alors qu'il devrait
être possible, si l'objet n'était réellement qu'une application de connaissances
scientifiques, de le connaître intégralement par déduction à partir de ces
connaissances). On peut appeler, en revanche, « artificiel » (et non pas
« technique ») ce qui, à la différence du naturel, n'a pas besoin d'être connu
expérimentalement parce qu'il n'est que la somme des parties fonctionnelles
dont on l'a composé en les laissant dans une grande indépendance les unes
par rapport aux autres (juxtaposition largement abstraite), en sorte qu'aucune
interférence de fonctions ne vienne produire le moindre effet inédit ou
inattendu ; tout ce que ce système produit « en sortie » peut être déduit des
fonctions que l'on a associées en lui : c'est une sorte de construction abstraite
et artificielle de laboratoire (encore serait-il prudent, si l'on compte s'en
servir comme d'un instrument scientifique, de bien vérifier que l'on a réussi à
conserver ce caractère extrême d'abstraction et qu'aucun effet de structure ne
vient perturber la fonction globale que l'on espère avoir construite de façon
applicative et déductive). Un tel objet mérite à peine le qualificatif de
« technique », ou alors c'en est le plus bas degré, le plus « primitif »68, il est
artificiel et encore à peine plus concret qu'une « représentation
scientifique », « il est la traduction physique d'un système intellectuel », « il
est la traduction en matière d'un ensemble de notions et de principes
scientifiques séparés les uns des autres en profondeur, et rattachés seulement
par leurs conséquences qui sont convergentes pour la production d'un effet
recherché »69. En revanche, l'objet technique acquiert grâce à la
concrétisation « une place intermédiaire entre l'objet naturel et la
représentation scientifique » et, ainsi, il « se rapproche du mode d'existence
des objets naturels, s'incorporant une partie du monde naturel qui intervient
comme condition de fonctionnement » en s'installant physiquement en lui 70.
La portée ontologique de cette conception complexe des rapports entre
sciences et techniques est manifeste et admirable : elle n'hésite pas à en
analyser l'évolution historique et reconnaît de ce point de vue le rôle de plus
en plus important de la science dans la genèse des objets techniques. Mais,
alors que d'habitude ceux qui suivent ce chemin cherchent à conclure que
science et technique tendent à se confondre de plus en plus et à dissoudre
l'autonomie du technique, Simondon y trouve, à l'inverse, un puissant
argument en faveur du caractère ontogénétique de l'objet technique : il n'est
pas application (déductive) de la science puisque la science véritable
(expérimentale et inductive) peut et doit s'appliquer à lui comme à tout autre
réalité naturelle.
68
Id., p. 46.
Ibid.
70
Ibid.
69
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25
Rythme du progrès technique
L'analyse du « rythme du progrès technique » est l'objet qu'annonce le
titre du troisième paragraphe du premier chapitre du livre Du mode
d'existence des objets techniques, dont le sous-titre est : « perfectionnement
continu et mineur, perfectionnement discontinu et majeur ». Ce court
paragraphe (d'à peine quatre pages) a pour but d'opérer une nouvelle
distinction entre des transformations de l'objet technique, dont la valeur
ontogénétique n'est pas la même. Cette distinction complète celle opérée
entre « causes extrinsèques » et les « causes intrinsèques » de l'évolution
technique, qui refuse aux premières le caractère ontogénétique, parce
qu'elles sont la cause de la création d'objets et de formes accessoires ou
superflus (comme les enjoliveurs des voitures ou les « gadgets », etc.), ou
bien la cause de la sélection de telle ou telle sorte d'objet sans être celle de
son ontogenèse proprement technique (comme les normes de la mode, les
conditions de la distribution, etc.). Les causes intrinsèques sont celles qui
sont censées correspondre à des imperfections de l'objet lui-même, des
incompatibilités internes qui le laissent dans un état abstrait et peuvent
rendre son fonctionnement malaisé voire auto-destructif à la longue. Mais
tous les perfectionnements qui visent apparemment des améliorations
techniques (changement ou adjonction d'une structure physique, ajout ou
modification de la répartition des fonctions) ne sont pas aussi effectifs les
uns que les autres ; certains ne font que « dissimuler l'essence schématique
véritable de chaque objet technique sous un amoncellement de palliatifs
complexes » 71.
« Il existe donc deux types de perfectionnements : ceux qui modifient
la répartition des fonctions, augmentant de manière essentielle la synergie du
fonctionnement, et ceux qui, sans modifier cette répartition, diminuent les
conséquences
néfastes
des
antagonismes
résiduels » 72.
Les
perfectionnements du premier type sont caractéristiques des progrès majeurs
et essentiels : ils touchent à l'être même (structural et fonctionnel) de l'objet
technique. Ils sont appelés par l'imperfection et le conflit internes (dans
certaines conditions de fonctionnement) de l'objet technique lui-même. Le
second cas correspond à des perfectionnements de surface, dans la
dépendance de l'homme qui voit les choses du dehors et superficiellement,
qui veut améliorer l'objet du point de vue de ce qu'il veut en faire (le vendre
moins cher, s'en servir sans se salir, etc.). Ce n'est pas tant de l'objet luimême mais avant tout de ce qu'on veut en faire que vient l'idée de cette
« amélioration » (relève de cela, par exemple, tout ce qui est décor, « look »,
« packaging », présentation, etc., si important de nos jours, et Simondon l'a
particulièrement étudié dans un article de 1960 intitulé : « L'effet de halo en
matière technique : vers une stratégie de la publicité »73. « Les
71
Id., p. 40.
Id., p. 38.
73
Cahiers de l'institut de science économique appliquée, n° 7. Réédité dans
les Cahiers philosophiques, n° 43, juin 90, CNDP, Paris.
72
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26
perfectionnements mineurs continus ne présentent aucune frontière tranchée
par rapport à ce faux renouvellement que le commerce exige pour pouvoir
présenter un objet récent comme supérieur aux plus anciens. Les
perfectionnements mineurs peuvent être si peu essentiels qu'ils se laissent
recouvrir par le rythme cyclique de formes que la mode surimpose aux
lignes essentielles des objets d'usage »74. Cependant, certaines
transformations ne dépendent pas seulement de décisions arbitraires d'un
point de vue véritablement technique et prolongeant les causes extrinsèques
d'évolution ; elles visent une véritable amélioration technique, mais ne
constituent, elles aussi, que des perfectionnements mineurs : « un système
plus régulier de graissage dans un moteur, l'utilisation de paliers autolubrifiants, l'emploi de métaux plus résistants ou d'assemblages plus solides
sont de cet ordre de perfectionnements mineurs » 75. Ces perfectionnements
sont mineurs dans la mesure où ils transforment l'objet de manière continue,
c'est-à-dire sans opérer de transformation de structure ou du rapport entre les
structures et les fonctions qu'elles supportent. En revanche, on considérera
comme des « perfectionnements majeurs » ceux qui constituent une
transformation de structure, une redistribution des fonctions sur les
structures : ils introduisent une discontinuité dans la genèse concrétisante,
une « mutation ».
A l'égard de ces deux sortes de perfectionnements, il faut, pour ne pas
se méprendre, retenir, d'une part, que les perfectionnements mineurs peuvent
être de véritables perfectionnements techniques, même si certains ne sont
que des adaptations superficielles à des demandes du marché, de la mode,
etc. ; d'autre part, que les perfectionnements majeurs introduisent de la
discontinuité dans la genèse, mais que ce sont « mutations orientées » (ce
sont plutôt « les perfectionnements mineurs qui s'accomplissent dans une
certaine mesure au hasard »). Les perfectionnements mineurs peuvent
apporter une amélioration réelle (un peu plus de solidité, ou de légèreté dans
la manipulation, etc.), mais souvent, « surchargeant par leur prolifération
incoordonnée les lignes pures de l'objet technique essentiel »76, ils « nuisent
aux perfectionnements majeurs, car ils peuvent masquer les véritables
imperfections d'un objet technique, en compensant par des artifices
inessentiels, incomplètement intégrés au fonctionnement d'ensemble, les
véritables antagonismes ; les dangers tenant à l'abstraction se manifestent à
nouveau. [...] Une complication et un perfectionnement extrêmes des
systèmes annexes de sécurité ou de compensation ne peuvent que tendre vers
un équivalent du concret dans l'objet technique sans l'atteindre ni même le
préparer, parce que la voie empruntée n'est pas celle de la concrétisation » 77.
Ce sont à vrai dire de simples palliatifs « dissimulant l'essence schématique
véritable » 78. C'est de pouvoir brouiller l'essence de l'objet technique qui fait
74
MEOT, p. 40.
Id., p. 38.
76
Id., p. 40.
77
Id., p. 39.
78
Id., p. 40.
75
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le défaut ou le danger potentiel du perfectionnement mineur alors qu'il paraît
une modification locale et en continuité avec l'objet existant ; le
perfectionnement majeur introduit, en revanche, une mutation dans l'essence
de l'objet, mais une mutation qui n'est pas due au hasard : elle est orientée
par cette essence ; ce sont les imperfections et les conflits internes de l'objet
lui-même qui orientent et appellent cette mutation, de telle sorte que le
nouvel objet peut être dit de la même « lignée » et « essence » que celui à
partir duquel il a été engendré79.
Essences et lignées techniques
« Il ne suffit donc pas de dire que l'objet technique est ce dont il y a
genèse spécifique procédant de l'abstrait au concret ; il faut encore préciser
que cette genèse s'accomplit par des perfectionnements essentiels,
discontinus, qui font que le schème interne de l'objet technique se modifie
par bond et non selon une ligne continue »80. Telle est la conclusion de ce
paragraphe, dont les derniers mots évoquent, à propos des objets techniques,
« leur intention profonde, leur essence ». Avec l'utilisation de plus en plus
fréquente de termes appartenant au vocabulaire de l'essence et de la lignée,
ce paragraphe conduit à une considération de plus en plus ouvertement
ontologique et ontogénétique de l'objet technique, comme nous l'avons
annoncé. Le quatrième et dernier paragraphe du premier chapitre du livre Du
mode d'existence des objets techniques, est intitulé : « Origines absolues
d'une lignée technique » ; il a pour objet d'établir l'existence de « schèmes
essentiels » de « schèmes purs de fonctionnement » 81, que l'on distinguera
aussi bien de la structure physique proprement dite de l'objet que de sa
description en termes de fonctions (c'est-à-dire de définition de ce que le
système délivre « en sortie » en fonction de ce qu'on lui fournit « en
entrée »). Ainsi se définit une « lignée technique » : elle existe entre des
objets qui ont une même « essence technique » un même « schème technique
essentiel », un même « schème pur de fonctionnement ». « L'essence
technique se reconnaît au fait qu'elle reste stable à travers la lignée évolutive,
et non seulement stable, mais encore productrice de structures et de
fonctions par développement interne et saturation progressive ; c'est ainsi
que l'essence technique du moteur à combustion interne a pu devenir celle
du moteur Diesel, par une concrétisation supplémentaire du
fonctionnement » 82. La démonstration est fondée sur l'analyse d'exemples un
peu trop compliqués pour être repris ici de façon utile et que l'on pourra lire
dans les pages 40 à 46. On y trouvera, du point de vue du fondement de la
« technologie de l'objet », la justification d'une étude qui n'a pour objet
fondamental ni la structure physique, ni la fonction, mais le fonctionnement
effectif génétiquement établi, sans exclure à vrai dire rien des deux autres
79
Ibid.
Ibid.
81
Id., p. 42.
82
Id., p. 44.
80
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28
mais en s'efforçant d'en faire son profit. Mais la portée ontologique de
l'analyse technologique est de plus en plus manifeste et les dernières pages
de ce paragraphe sont consacrées à une réflexion explicitement centrée sur le
mode d'existence de l'objet technique : son statut ontologique est
intermédiaire entre l'objet naturel et la représentation scientifique, lorsque la
concrétisation l'a suffisamment fait évoluer.
Tout le premier chapitre est donc l'analyse des diverses modalités de
la concrétisation des objets techniques, justifiant l'idée de leur genèse voire
de leur lignée de façon non métaphorique mais rigoureuse : loin d'emprunter
à la biologie un concept pour en faire un usage seulement imagé et
approximatif, Simondon construit et justifie un concept de genèse
proprement technique des objets, qui commence et se termine par une
critique de toute « assimilation abusive de l'objet technique à l'objet naturel
et particulièrement au vivant »83. L'objet technique n'est pas pensé
adéquatement quand on le considère comme une chose en général dont on
envisage la disponibilité pour toutes sortes d'usages (« l'ustensilité ») ; ni
comme un produit fabriqué et artificiel, déterminé intégralement et
souverainement par l'activité humaine (projet, décision, travail). Par sa
concrétisation il « devient de plus en plus semblable à l'objet naturel » et
« comparable » à lui84 ; il tend à se naturaliser du fait des relations d'échange
qu'il entretient, dans son fonctionnement, avec le milieu naturel, et c'est à ce
titre qu'il semble pouvoir faire l'objet d'une connaissance inductive ; il « se
rapproche du mode d'existence des objets naturels, il tend vers la cohérence
interne, vers la fermeture du système des causes et des effets qui s'exercent
circulairement à l'intérieur de son enceinte » 85 ; il y tend comme vers le sens
de sa concrétisation, mais il ne l'atteint pas ; il deviendrait sinon un être
naturel voire vivant ! « Il ne faut pas confondre la tendance à la
concrétisation avec le statut d'existence entièrement concrète. Tout objet
technique possède en quelque mesure des aspects d'abstraction résiduelle ;
on ne doit pas opérer le passage à la limite et parler des objets techniques
comme s'ils étaient des objets naturels » 86. On voit ici une dernière forme de
l'argument qui conduit à parler de l'objet technique d'un point de vue non pas
statique mais génétique : on lui accordera sinon trop ou trop peu de
différence avec les êtres naturels voire vivants, alors qu'il ne cesse de se
naturaliser et de s'approcher même de la vie sans jamais y atteindre. L'idée
« de l'identité des êtres vivants et des objets techniques autorégulés » (par
exemple, qui est le postulat initial de la Cybernétique de Wiener) relève
purement et simplement de la « mythologie » 87. C'est le dernier mot de
Simondon dans ce chapitre.
83
Id., p. 48.
Id., p. 47.
85
Id., p. 46.
86
Id., p. 49.
87
Ibid.
84
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La portée de la théorie de la genèse par concrétisation
Arrivés à la fin de cette présentation de l’idée de genèse et de
concrétisation, qui correspond au contenu du premier chapitre du livre Du
mode d'existence des objets techniques, nous sommes conduits, si nous
voulons en examiner la portée philosophique, à poser au moins deux
questions générales : 1) en définissant comme on vient de le faire l'objet
technique par sa genèse et sa concrétisation, a-t-on suffisamment caractérisé
l'objet technique ? 2) A supposer que la conception de l'objet technique soit
satisfaisante, quelle doit être sa place dans une philosophie de la technique ?
Que penser de la priorité qui lui est accordée ici ? Il s'agirait de réexaminer,
à la lumière des analyses réalisées, la question que nous avons posée
initialement et reconnue comme étant la plus difficile et radicale de toute
véritable philosophie de la technique : par où et comment faut-il commencer
en ce domaine si l'on veut tenter d'éviter les effets préjudiciels d'un point de
départ mal maîtrisé et mal conçu ?
Ce qui constitue la difficulté de mener à bien ici l'examen de ces
questions, c'est que toute la suite du livre Du mode d'existence des objets
techniques jusqu'à sa fin y apporte sa réponse ; comment, alors, répondre à
ces questions qui s'imposent, sans examiner d'abord les réponses de
Simondon ? Mais, dans ces conditions, les limites de notre sujet se trouvent,
de ce côté-là, entièrement dissoutes. L'exigence philosophique radicale de
l'enquête menée dans le livre Du mode d'existence des objets techniques et la
qualité de la construction de son exposition rendent, on le voit, très difficile
de prétendre traiter vraiment d'un de ses thèmes, fût-il aussi essentiel que le
nôtre, de façon isolée. Qu'on nous permette, donc, de faire seulement un
rappel sommaire des idées principales de la suite de Du mode d'existence des
objets techniques, en sorte de faire apparaître comment elle contient
effectivement des éléments décisifs pour l'examen des questions posées88.
L’objet technique est-il suffisamment déterminé par l’idée de genèse
concrétisante, telle qu’elle est présentée dans le premier chapitre ? Que peutil être souhaitable d’apporter d’essentiel à cette caractérisation de l’objet
technique ?
Disons très brièvement comment le second chapitre apporte une
réponse décisive à cette interrogation. Il constitue un complément
88
Ne pouvant traiter vraiment ces questions ici, nous nous permettons de
renvoyer à un article où nous avons déjà tenté de montrer comment le chapitre 2
répond à la première question posée (ce qui ne présente au demeurant guère de
difficulté), mais surtout comment la deuxième et le troisième partie du livre Du
mode d'existence des objets techniques répondent à la seconde question et
contredisent largement la conception qu'on prête à tort à Simondon sur la foi d'une
lecture exclusive et hâtive du seul premier chapitre. Voir « Technologie et ontologie
dans la philosophie de Gilbert Simondon », dans Cahiers philosophiques, n° 43, juin
1990, Numéro spécial Gilbert Simondon.
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indispensable à la théorie de la concrétisation, que l'introduction89 a
annoncée comme un thème majeur : « Les modalités de la genèse permettent
de saisir les trois niveaux de l'objet technique et leur coordination temporelle
non dialectique : l'élément, l'individu, l'ensemble ». La distinction de ces
trois niveaux est décisive quand il s'agit d'examiner les objets techniques du
point de vue du jugement de valeur. En effet, c'est surtout l'objet individuel
qui pose un problème psychologique et social : « l'individu technique
devient pendant un temps l'adversaire de l'homme, son concurrent, parce que
l'homme centralisait en lui l'individualité technique au temps où seuls
existaient les outils ; la machine prend la place de l'homme parce que
l'homme accomplissait une fonction de machine, de porteur d'outils »90. Or,
si c'est l'individu technique qui est le plus inquiétant pour l'homme, c'est qu'il
est ce qui, comme tel, lui ressemble le plus et peut ainsi apparaître comme
un rival. De fait, la notion d'individuation est décisive pour penser
l'ontologie ontogénétique qui est le grand œuvre de Simondon, comme
l'attestent ses deux ouvrages sur l'individu et l'individuation.
Mais, alors que la théorie de la genèse du premier chapitre pouvait
paraître tendre à caractériser l'objet technique par une ipséité excessive pour
un « objet » et à lui forger un être isolé de tout, trop indépendant pour le sens
commun, l'analyse de l'individuation conduit à fonder maintenant le
développement ontogénétique sur les relations de l'objet technique avec son
milieu. De même, c'est par la mise en relation de l'objet technique avec le
milieu, que son ontogénèse, qui s'est d'abord justifiée par l'identification
distinctive d'une intériorité possédant sa causalité intrinsèque, nécessaire
pour résister à la dissolution de son mode d'être propre dans l'extériorité de
ses conditions extrinsèques, va trouver le moyen de se renforcer. Tandis que
le fondement de l'ontogénèse du premier chapitre est la nécessité (interne),
l'individuation se définit en termes d'autonomie et de liberté » 91.Mais cette
autonomie est liée particulièrement au fait que l'objet individuel possède non
pas un seul milieu, mais deux : son « milieu géographique » et son « milieu
technique »92 dont le développement est nécessaire au fonctionnement de
l'objet (comme la voie ferrée, le réseau d'alimentation, etc., pour le train) :
ainsi la genèse de l'objet déborde l'objet et rend nécessaire la création d'un
nouveau milieu pour lui-même. C'est « la nécessité de l'adaptation non à un
milieu défini à titre exclusif, mais à la fonction de mise en relation de deux
milieux l'un et l'autre en évolution (qui) limite l'adaptation et la précise dans
le sens de l'autonomie et de la concrétisation »93 : l'objet, dans ce cas, évite
« l'hypertélie » 94 c'est-à-dire l'adaptation étroite de l'objet à son milieu,
comme celle de l'avion moderne, qui est « fait pour » atterrir sur une piste
dont le profil lissé et la matière du revêtement sont nécessaires pour le
freinage à grande vitesse, et qui ne pourrait le faire dans un simple champ
89
MEOT, p. 15.
Ibid.
91
Id., p. 53.
92
Id., p. 5I.
93
Id., p. 53.
94
Id., p. 50.
90
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non préparé comme le faisaient des appareils anciens et que l'on dit moins
perfectionnés. On voit comment la nécessité interne de la genèse décrite au
premier chapitre, qui pouvait certes garantir une grande indépendance à
l'ordre des objets techniques et à son évolution, mais risquait aussi de
paraître trop forte pour permettre d'en penser une véritable histoire au sens
humain, trouve, en revanche, avec cette liberté et cette autonomie, de quoi
autoriser l'idée d'une histoire propre des techniques.
Un dernier thème majeur de ce chapitre, décisif pour penser
l'individuation de l'objet technique, est celui de l'invention : c'est l'invention
qui assure qu'autonomie et liberté ne sont pas de simples métaphores, mais
trouvent un fondement rationnel, et qui fait apparaître la possibilité d'une
histoire des objets techniques qui ne mette pas entre parenthèses le rôle
véritablement décisif des hommes dans leur réalisation, sans mettre non plus
les objets sous leur dépendance absolue et arbitraire. L'objet technique n'est
ni découvert, comme si sa nécessité propre était donnée absolument ; ni
imaginé et fabriqué, comme si n'importe quel assemblage pouvait « se
tenir » et être « viable » d'un point de vue technique. L'invention fait
apparaître la genèse concrétisante comme une sorte de dialogue (pour ne pas
dire de dialectique) entre l'homme et l'objet, qui fait sortir l'objet de la
puissance de son essence, et révèle ce qui est possible et ce qui ne l'est pas
sur le mode, dès lors, de la réalité et de la nécessité ; mais l'objet ne
manifeste la possibilité et la nécessité de son être qu'à la condition d'avoir été
d'abord anticipé et pour ainsi dire « postulé » : telle la voûte de pierres, qui
n'est stable qu'une fois montée et achevée, qui se maintient d'elle-même et de
tout son poids, mais seulement après qu'elle soit complète et parce qu'elle
l'est, et a donc dû, pour cela, être imaginée comme un problème que l'on
commence par supposer résolu.
L'invention technique est une fonction ontogénétique au sens
éminent : elle fait advenir de l'être, un être inédit, qui n'est cependant ni
découvert ni seulement imaginé, un être viable, un objet qui se tient
techniquement dans l'être. L'invention est ce qui introduit cette compatibilité
de la nécessité et de la liberté, qui est caractéristique de l'histoire au sens
humain. C'est la considération de l'invention, qui fait apparaître l'ontogenèse
de la concrétisation par convergence plurifonctionnelle comme ontogenèse
de l'individuation et de l'autonomie ; car telle est son œuvre ; « l'autoconditionnement d'un schème par le résultat de son fonctionnement nécessite
l'emploi d'une fonction inventive d'anticipation qui ne se trouve ni dans la
nature ni dans les objets techniques déjà constitués ; c'est une œuvre de vie
de faire ainsi un saut par dessus la réalité donnée et sa systématique actuelle
vers de nouvelles formes qui ne se maintiennent que parce qu'elles existent
toutes ensemble comme un système constitué »95. On voit comment,
nécessairement liée à l'idée de l'invention, celle de l'auto-conditionnement de
95
Id., p. 56.
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l'objet technique individué confère une force ontologique nouvelle à celle de
genèse96.
Limites, portée, et sens de la philosophie de l'objet technique dans
Du mode d'existence des objets techniques
Si penser une genèse propre par concrétisation, c'est penser l'être
propre des objets techniques, on voit que cette technologie a la forme d'une
ontologie et l'on voit en même temps quelles sortes d'approches de la réalité
technique différentes sont ainsi repoussées : psychologie, psychosociologie,
sociologie, économie, analyse du travail, théorie de la production, de la
rentabilité, du marché, de la distribution, de la consommation, de l'usage et
de l'utilité, etc.. N'est-ce pas rejeter beaucoup de points de vue utiles ? Mais
il ne s'agit pas, pour Simondon, de nier leur intérêt : il a lui-même écrit des
études qui relèvent de certains de ces points de vue ; mais ils ne sont pas
susceptibles de renseigner sur ce qui fait qu'un objet technique est
véritablement un objet technique (et non un ensemble artificiel et abstrait
assemblé de façon rudimentaire et sans nécessité interne), car les causes
qu'ils en découvrent sont, par principes, des conditions extrinsèques par
rapport à leur genèse. D'autre part, une fois la réalité propre de l'objet
technique établie, il devient possible d'examiner ses relations avec le monde
humain et la culture en général97 : c'est précisément l'objet de la seconde
partie du livre Du mode d'existence des objets techniques. Pour Simondon, si
l'on commence par les points de vue psychologique, sociologique et
économique sur la technique et les objets techniques, on ne sait plus de quoi
on parle, on a toute chance de tomber dans la confusion. Or le problème
principal de la technique, d'un point de vue culturel et social (économique
aussi, sans doute), c'est qu'on s'en fait une idée confuse, imaginaire, magique
et diabolique à la fois ; et la cause est que l'on manque d'une vue exacte et
96
Un complément peut être apporté à la présentation du MEOT concernant
l'analyse des objets techniques, et que nous ne ferons que rappeler pour mémoire,
faute de place, malgré son très grand intérêt : c'est le système d'analyse de la réalité
technique comprenant huit termes (méthode, outil, instrument, ustensile, appareil,
machine-outil, machine, réseau) qui, est donné dans le Cours sur l'invention et le
développement des techniques, de 1968 (Ed. du Seuil, traces écrites, 2005). Il se
définit comme un effort pour tenir ensemble un point de vue fonctionnel (dont le
modèle est biologique), qui examine le rapport technique de l'homme au monde, et
le point de vue ontogénétique sur l'objet technique, qui examine son être propre
acquis par concrétisation (c'est le point de vue du MEOT). Il s'agit de considérer
l'être structurel et fonctionnel de l'objet technique du point de vue du rapport
fonctionnel de l'homme au monde. L'homme ici ne désigne pas seulement tel ou tel
homme, mais l'humanité ; c'est le rapport de la technique et de l'humanité dans son
évolution historique, qui est donc étudié du point de vue des catégories qui
permettent de définir des êtres techniques (entre lesquels, les processus de genèse
concrétisante et d'individuation peuvent jouer le cas échéant).
97
MEOT, introduction, p. 15.
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juste de ce qu'est la réalité proprement technique de l'objet ; c'est le thème
directeur de l'introduction.
Mais surtout, et plus radicalement, ce sont les analyses mêmes de la
première partie du livre Du mode d'existence des objets techniques qui
conduisent à reconnaître explicitement la limite de la portée de cette
technologie de l'objet technique et « la nécessité d'une culture technique » 98 :
il faut que la compréhension du sens exact de cette ontologie, qui est la vraie
technologie, soit intégrée dans la culture. Mais la seconde partie montre, à
son tour, si je résume à l'extrême son parcours, les limites de toute culture
technique, même et surtout si elle veut se fonder sur une véritable
connaissance scientifique et technique des techniques. Car c'est cela le projet
le plus haut de la Cybernétique de R. Wiener, tel que Simondon le reconnaît
avec une grande générosité intellectuelle. Or ce projet est contradictoire de
prétendre saisir la culture, dont la généralité voire l'universalité sont le
caractère décisif, au moyen de méthodes et de procédés qui sont spécialisés
et spécialisants par principe. La conséquence est qu'il faut recourir à la
philosophie elle-même dans toute son ampleur, si l'on veut saisir la
technicité dans son essence. Une étude des relations de l'objet technique et
de la culture, de l'homme dans toutes ses dimensions culturelles n'est pas
suffisante, même si elle prend la précaution de scruter ce qu'il en est des
objets techniques eux-mêmes. C'est que « la considération des objets
techniques eux-mêmes » (ce que cherche à faire la Cybernétique, premier
état de ce qu'on nomme aujourd'hui l'Intelligence artificielle, technologie
générale considérant la technicité à la lumière de l'informatique, science du
calcul se considérant capable à ce titre de simuler, et donc de connaître
adéquatement, tout système technique) n'est pas suffisante pour connaître
l'essence de la technicité.
Tel est le sens de la troisième partie, dont les questions et les propos
inauguraux sont parfaitement clairs et significatifs : « L'existence des objets
techniques et les conditions de leur genèse posent à la pensée philosophique
une question qu'elle ne peut résoudre par la simple considération des objets
techniques en eux-mêmes : quel est le sens de la genèse des objets
techniques par rapport à l'ensemble de la pensée, de l'existence de l'homme,
et de sa manière d'être au monde ? [...] Si ce mode d'existence (celui de
l'objet technique) est défini parce qu'il provient d'une genèse, cette genèse
qui engendre des objets n'est peut-être pas seulement genèse d'objets, et
même genèse de réalité technique : elle vient peut-être de plus loin,
constituant un aspect restreint d'un processus plus vaste, et continue peutêtre à engendrer d'autres réalités après avoir fait apparaître les objets
techniques. C'est donc la genèse de toute la technicité qu'il faudrait
connaître, celle des objets et celle des réalités non objectivées, et toute la
genèse impliquant l'homme et le monde, dont la genèse de la technicité n'est
peut-être qu'une faible partie, épaulée et équilibrée par d'autres genèses,
antérieures, postérieures, et corrélatives de celles des objets techniques »99.
98
99
Id., p. 82.
Id., p. 154.
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Ce n'est pas le lieu, ici, d'expliquer ce texte et la perspective qu'il
ouvre ; mais il interdit à coup sûr, de caractériser la pensée de Simondon, à
la manière de beaucoup d'interprètes cependant, comme centrée sur la seule
considération de l'objet technique. Mais est-ce un repentir, un retournement
de Simondon par rapport à la première partie ?
En un sens, oui : on a exploré à fond et avec exigence une voie
d'analyse et l'on découvre qu'elle n'est pas entièrement satisfaisante ; elle
n'est pas trompeuse pourvu que l'on s'en tienne avec rigueur aux résultats
que l'on a pu établir de façon critique. Mais elle a ses limites, que l'analyse a
découvertes et reconnues elle-même par son propre mouvement : toute la
technicité ne se trouve pas dans la considération des objets techniques euxmêmes, bien qu'elle s'y trouve en partie100, l'idée était comprise déjà dans les
réflexions principielles de méthode des premières pages sur l'impossibilité
de partir des objets eux-mêmes et la nécessité corrélative de chercher à les
saisir dans leur genèse. Pourquoi le mouvement d'ensemble de la pensée
exprimée semble t-il ne pas être facilement perceptible (si ce n'est en raison
du caractère impressionnant des analyses techniques de la première partie,
qui accaparent l'attention) ? On procède ici de façon non-dogmatique (du
point de vue de contenu), problématisante (du point de vue de la démarche),
apagogique, en un sens (du point de vue de la manière de prouver) ou encore
dialectique (malgré certaines apparences contraires et une hostilité exprimée
là-dessus par Simondon en certains lieux). Mais, à vrai dire, ce sur quoi il est
fait un retour qui peut paraître palinodique, est surtout ce qui a pu être mal
interprété et dont on trouve alors l'occasion de saisir plus nettement la vraie
portée : la première partie n'a pas justifié, malgré l'apparence, de se centrer
sur la considération des objets techniques pour établir une technologie
fondée ; elle a critiqué les tentatives de le faire. L'ontologie dont on peut
comprendre dans la première partie du livre Du mode d'existence des objets
techniques qu'elle est la vraie technologie n'est donc pas une considération
directe des objets techniques en eux-mêmes, mais bien l'étude de leur
genèse. Or, cette genèse, rien n'indique que ce soit en restant auprès de
l'objet, même pas des objets qu'on croit pouvoir mettre en série et même en
lignées, qu'on puisse la connaître entièrement et de façon fondée. Le vrai
fondement de la technologie se trouve dans la philosophie qui examine
directement le problème101 ; mais cela ne signifie pas que ce soit d'une
philosophie spécialisée dans les questions relatives à la technique qu'il faille
attendre le salut, bien au contraire : « C'est vers une interprétation génétique
généralisée des rapports de l'homme et du monde qu'il faut se diriger pour
saisir la portée philosophique de l'existence des objets techniques » 102. Lors
même qu'il convient, par souci de méthode, de commencer par la
considération des objets, en sorte de faire l'épreuve radicale des conditions et
100
Id., p. 239.
Voir p. 152 et p. 148, le titre du paragraphe : « la pensée philosophique
doit opérer l'intégration de la réalité technique à la culture universelle, en fondant
une technologie ».
102
Id., p. 154.
101
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des limites de la possibilité de les saisir dans leur technicité propre, il faut
intégrer cette première approche, qui ne peut se suffire à elle-même, dans
une considération plus étendue de la technicité (ses conditions économiques,
sociales et culturelles), mais qui ne peut elle-même trouver sa portée
véritable que comprise dans une philosophie générale des rapports de
l'homme et du monde (dont les principales formes étudiées par Simondon
sont, outre la technique : la magie, la religion, l'art et l'esthétique, l'éthique,
la science et la philosophie elle-même) : « la pensée philosophique doit
reprendre la genèse de la technicité, intégrée dans l'ensemble des processus
génétiques qui la précèdent, la suivent et l'entourent, non seulement pour
pouvoir connaître la technicité en elle-même, mais afin de saisir à leur base
même les problèmes qui dominent la problématique philosophique : théorie
du savoir et théorie de l'action, en rapport avec la théorie de l'être » 103.
Jean-Yves CHATEAU
Bibliographie
Simondon Gilbert, Du mode des objets techniques, éd. Aubier-Montaigne, 1969.
Simondon Gilbert, L’invention dans les techniques, Seuil, 2005
Simondon Gilbert, L'individu et sa genèse physico-biologique, Millan, 1995.
Simondon Gilbert, L'individuation psychique et collective, Aubier, 1989.
Laffite Jacque, Réflexions sur la science des machines.
Leroi-Gourhan André, L'Homme et la matière, éd. A. Michel, 1943 et 1971.
Leroi-Gourhan André, Milieux et techniques, éd. A. Michel, 1945 et 1973.
103
Id., p. 158.
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