Quelques caractéristiques du raisonnement économique

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Chapitre 1 : Découverte d'une discipline scientifique
Quelques caractéristiques du raisonnement économique
La théorie est abstraite
Au premier contact avec l'analyse économique, on est sans cesse tenté d'objecter que,
dans le monde réel, les choses ne se passent pas toujours comme dans la théorie. Mais ce
reproche est souvent déplacé. En effet, par définition, aucune théorie n'est réaliste. L'analyse
théorique ne cherche pas à simplement décrire la réalité : ce n'est pas un reportage ! Toute
théorie procède par abstraction. Il s'agit en effet de disposer d'un modèle suffisamment simple
pour être maniable. Or, la simplicité n'est pas de ce monde ; la réalité est complexe, et c'est
précisément cette complexité qui rend nécessaire l'abstraction théorique pour construire une
interprétation intelligible du monde. Cela dit, il ne suffit pas d'un raisonnement abstrait
parfaitement logique pour constituer une théorie scientifique ; celui-ci doit en outre être
confronté aux faits. Mais ce sont les conclusions de la théorie qui sont soumises à l'épreuve
des faits et non ses hypothèses de départ. Par exemple, on construit la théorie de la production
à partir d'une hypothèse très simple : les dirigeants des entreprises cherchent à maximiser leur
profit. Comme nous le verrons, cette hypothèse n'est pas toujours réaliste; il existe chez les
dirigeants bien d'autres motivations que le profit. Mais le problème de l'économiste n'est pas
de savoir ce qui se passe dans la tête des dirigeants ; il cherche seulement à construire un
modèle du comportement des entreprises qui lui permette d'expliquer correctement leurs
décisions. Si ce modèle permet d'expliquer correctement' la façon dont la production réagira à
une modification du SMIC, de la TVA ou des taux d'intérêt, il sera retenu, quel que soit le
degré de réalisme ou d'irréalisme de ces hypothèses.
On raisonne toutes choses étant égales par ailleurs
Le travail de l'analyse économique consiste le plus souvent à déterminer les variables
qui expliquent une autre variable. Par exemple, on dira que la consommation de pêches
dépend du prix des pêches, du prix des autres fruits, du revenu des consommateurs, du niveau
général des prix, de la température de l'atmosphère, etc. Par ailleurs, on dira également que la
consommation de pêches est une fonction décroissante de leur prix, c'est-à-dire que lorsque le
prix des pêches augmente, leur consommation régresse. Ces deux propositions ne sont pas
contradictoires. La seconde proposition est faite toutes choses étant égales par ailleurs, c'està-dire en supposant que toutes les autres variables susceptibles d'influencer la consommation
des pêches n'ont pas varié. Ainsi, le fait d'observer simultanément une hausse des prix et une
augmentation de la consommation ne contredit pas forcément la loi selon laquelle la demande
est une fonction décroissante du prix. En effet, cette loi ne dit pas que la demande de pêches
doit baisser quoi qu'il advienne par ailleurs. Le revenu, le prix des autres biens, le niveau
général des prix, la température, etc., ont très bien pu varier et compenser l'effet du seul prix
des pêches. A chaque fois que l'économiste annonce l'effet prévu d'une variable sur une autre,
il faut toujours sous-entendre que cette prévision est faite toutes choses étant égales par
ailleurs. Dès lors, le fait de mettre en avant l'effet d'une variable explicative ne suppose pas,
dans l'esprit de l'économiste, qu'il s'agisse de la seule explication possible. Ainsi, pour prendre
un autre exemple, en disant que l'investissement est une fonction décroissante du taux
d'intérêt, l'économiste n'affirme pas que seul le taux d'intérêt agit sur l'investissement; il dit
simplement que si l'on maintient constantes toutes les autres variables susceptibles d'agir sur
les décisions d'investissement, une hausse du taux d'intérêt déprimera l'investissement. Ce
genre d'affirmation est une prédiction économique. La théorie économique ne permet pas de
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Chapitre 1 : Découverte d'une discipline scientifique
prévoir l'évolution des variables économiques. Elle ne fait que prédire l'effet de certaines
variables sur d'autres, dans certaines conditions et toutes choses étant égales par ailleurs.
Seulement voilà: dans le monde réel, les choses ne restent pas égales par ailleurs. Même si la
théorie prédit parfaitement l'effet indépendant de chaque variable explicative, personne ne sait
à l'avance comment évolueront ces variables.
Analyse positive et analyse normative
Chacun a ses idées, ses opinions politiques, ses valeurs morales. Dans toute discussion
entre plusieurs individus se trouvent le plus souvent mêlés informations objectives,
préférences personnelles, raisonnements théoriques, principes moraux. Cependant, quand on
souhaite procéder à l'analyse rigoureuse d'un phénomène, il convient de ne pas mélanger les
genres et de distinguer, d'une part, l'analyse positive, qui cherche à expliquer le monde tel
qu'il est, et d'autre part, l'analyse normative, qui tente de définir comment le monde devrait
être.
Seule l'approche positive permet d'adopter une démarche scientifique en économie. La
théorie ne porte alors aucun jugement de valeur, ne part d'aucun a priori moral ou
philosophique, et se contente d'émettre des hypothèses pour expliquer les phénomènes. Si les
faits contredisent les conclusions de la théorie, cette dernière est rejetée. Dans cette démarche,
il n'y a jamais d'idées justes ou fausses en soi; il n'y a que des hypothèses « qui marchent » et
d'autres « qui ne marchent pas ».
La distinction entre les deux démarches est particulièrement importante pour les
problèmes de politique économique. Ainsi, l'analyse positive peut expliquer les effets
probables des différentes politiques de lutte contre le chômage ou l'inflation, mais elle ne peut
pas dire s'il faut ou non lutter contre ces phénomènes ni lequel des deux objectifs doit être
prioritaire. L'analyse normative, en revanche, définit quels sont les bons objectifs et les
priorités souhaitables pour la société. Mais les conclusions de l'analyse normative s'appuient
sur des jugements de valeur, que tout individu peut partager ou non, et qui ne peuvent être, à
la différence des propositions scientifiques, soumis à l'épreuve des faits.
En tant que discipline scientifique visant à comprendre le monde et son évolution, la
théorie économique est essentiellement positive. Cela ne doit pas empêcher les économistes
d'utiliser leurs théories à des fins normatives pour donner leur opinion sur les différents choix
auxquels se trouve confrontée la société. Mais il convient de ne pas faire passer pour résultat
d'un travail scientifique ce qui n'est que la conséquence d'un jugement de valeur personnel.
La distinction entre l'approche normative et l'approche positive est aussi parfois assez
nette. Il est des économistes qui font leur travail avec la curiosité à la fois méticuleuse et
détachée d'un botaniste à l'égard des plantes ou d'un astrophysicien envers les étoiles. Il en est
d'autres qui pratiquent une économie militante et espèrent que l'écume de leurs travaux
changera la vague de l'Histoire. Espérons seulement que la lecture de ce livre donnera à
quelques-uns le goût d'aller plus avant dans l'exploration de l'économie, chacun à sa manière,
tendance botaniste ou tendance militante.
Les écoles de pensée
L'analyse des différentes « doctrines » économiques n'a d'intérêt véritable que pour
l'histoire de la pensée économique […] Pour la compréhension de ce qui suit, le lecteur peut
considérer qu'il n'existe dans l'analyse économique orthodoxe que deux grands courants,
classique et keynésien.
Le courant classique fait confiance au mécanisme des prix pour maintenir tous les
marchés en équilibre, même à la suite de chocs susceptibles d'entraîner chômage, récession,
inflation ou déséquilibre des échanges extérieurs. En conséquence, l'intervention de l'État n'est
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Chapitre 1 : Découverte d'une discipline scientifique
pas nécessaire; le courant classique est donc libéral. Historiquement, ce courant recouvre
différentes écoles auxquelles nous serons amenés à faire allusion: les économistes classiques
des XVIIIe et XIXe siècles, les néoclassiques (de la fin du XIXe à nos jours), les monétaristes et
les nouveaux-classiques.
Le courant keynésien estime au contraire que le mécanisme des prix est insuffisant
pour absorber les chocs auxquels sont confrontés les différents marchés. L'économie de
marché laissée à elle-même peut donc connaître des déséquilibres durables et l'intervention de
l'État apparaît nécessaire; le courant keynésien est interventionniste.
Le volume de l'ouvrage et l'objectif de première initiation poursuivi ici nous ont
conduit à ne pas traiter les développements de la théorie économique hors des courants
orthodoxes dominants. Il n'en reste pas moins que l'analyse de Karl Marx fondée sur une
critique radicale de l'économie politique classique constitue un apport précieux et fondateur
de nombreuses recherches ultérieures […] Il en va de même pour les nombreuses branches de
l'économie dite «hétérodoxe» (institutionnalisme, régulation, socio-économie, etc.).
Dans cet ouvrage, nous n'attachons guère d'importance aux écoles de pensée, parce
que notre but ici n'est pas de savoir qui a raison, mais seulement de comprendre le monde.
Dans cette optique, toutes les écoles de pensée apportent leur contribution et toutes sont donc
également intéressantes. […]
Les clivages doctrinaux sont souvent plus superficiels que réels. Certes, les
économistes peuvent être en désaccord sur le plan politique, mais cela tient à des divergences
idéologiques (analyse normative) et non à des divergences scientifiques (analyse positive).
Dans leur travail d'économiste, ils utilisent le plus souvent les mêmes outils de raisonnement
et les mêmes techniques statistiques. Ils sont d'accord sur 90 % des résultats de l'analyse
économique. Mais, bien entendu, le débat ne porte pas sur les éléments reconnus par tous,
mais sur les 10 % qui posent encore des problèmes.
Extrait de Jacques Généreux : Introduction à l’économie,
Paris : Seuil, Coll. Points Economie E31, 3e édition, 2001, pp.11 et suivantes
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