QU’EST-CE QUE L’ÉPISTÉMOLOGIE ?
LE RAPPORT ENTRE ÉPISTÉMOLOGIE
ET
SCIENCE
diversité de ses formes. C’est le cas, tout d’abord, des
conceptions historicistes d’après lesquelles l’histoire
est le lieu idéal d’un progrès, par exemple d’une avan-
cée de l’humanité vers une meilleure connaissance du
monde. D’ALEMBERT, CONDORCET et COMTE sont
parmi les auteurs illustres qui ont donné ses lettres de
noblesse à cette pratique particulière de I’épistémolo-
gie, qui consiste à donner leur juste place aux divers
développements des sciences, dans le cadre d’un ta-
bleau récapitulant (et annonçant parfois) les progrès de
l’esprit humain. L’union de la philosophie, de la
science et de l’histoire est alors inévitable : la philoso-
phie permet d’apprécier les mérites de la science du
présent, qui elle-même permet d’apprécier les mérites
des théories et des démarches scientifiques du passé
(lesquelles doivent d’ailleurs être considérées en rela-
tion avec les doctrines philosophiques qui furent leurs
contemporaines).
Le problème de ce type d’approche est évidemment
l’effritement de la croyance en un progrès plus ou
moins linéaire, qui conduirait par étapes des ténèbres
à la lumière. Le point de vue
«
discontinuiste
»
d’un
COURNOT sur l’histoire des sciences, remis au goût du
jour par Thomas KUHN dans La Structure
des
révolu-
tions
scientifiques, alimente de facto le puissant cou-
rant
relativiste
de la philosophie contemporaine (dont
FEYERABEND fut sans conteste le représentant le plus
célèbre en épistémologie). Si donc l’histoire des scien-
ces illustre les transitions brutales entre des groupes de
conceptions du monde radicalement hétérogènes, sans
communication possible de part et d’autre, alors sa
valeur tient aux enseignements relativistes qu’il faut en
tirer. Le couple que forment la science contemporaine
et la philosophie contemporaine ne peut être le tribunal
où l’on ferait comparaître leurs ancêtres respectifs ou
communs. Le présent est muet sur la valeur du passé,
puisqu’il ne s’inscrit pas dans le même système de
repères et de représentations. La science et la philoso-
phie peuvent bien coopérer
«
au présent
j>,
mais le lien
avec l’histoire est rompu : l’histoire des sciences, dans
cette perspective, est l’affaire des historiens.
Les thèses positivistes des auteurs du Cercle de Vienne
et de leurs disciples américains
(la
«
philosophie ana-
lytique
»
des auteurs d’après-guerre) ont permis d’envi-
sager un autre type de rapport entre science et philoso-
phie, dans laquelle cette dernière ne serait certes pas
en position de se constituer en une sorte de tribunal de
la science du présent, mais resterait porteuse d’une
exigence spécifique de clarification, d’exactitude logi-
que et
d’avancée
vers l’unité des sciences. Dans cette
perspective, que la philosophie des sciences se réduise
à
un travail de clarification
(ce
qui passe par I’élimina-
tion des confusions et notamment de la métaphysique)
ou bien parvienne à entrer dans un rapport plus dyna-
mique avec la science (en devenant une méthodologie,
une tentative d’unification ou encore une démarche de
communication interdisciplinaire), son rôle est de toute
manière celui d’une servante des sciences, conçues
comme le seul substrat du savoir réel. Malgré la réfé-
rence, fréquente chez les auteurs de ce courant, à une
conception
«
scientifique
»
de la philosophie
(ou
à une
«
philosophie scientifique
x),
la philosophie ne peut
prétendre faire corps avec la science, au regard de
laquelle elle joue plutôt le rôle d’une discipline d’ap-
point, utile dans le meilleur des cas, grâce au recours à
la logique formelle, pour éliminer les doctrines confu-
ses.
Historiquement, il se trouve que
les
auteurs se ratta-
chant à ce courant ont contribué à l’épistémologie
conçue comme théorie de la connaissance. On peut
toutefois considérer que le projet initial d’une
«
philo-
sophie
B
recréée, dont le projet unique dut être la
clarification et l’unification de ce que disent les scien-
tifiques, a vécu. L’un des facteurs de cette évolution a
certainement été l’émergence du courant
«
cogniti-
viste
»
contemporain, qui s’est d’abord développé en
psychologie à la faveur d’une réflexion comparée sur
l’intelligence humaine et les opérations informatiques,
et qui a attiré l’attention sur des concepts et des opéra-
tions mentales depuis longtemps étudiés par les épisté-
mologues
: l’induction, le jugement probabiliste,
l’identification des régularités empiriques, les juge-
ments de causalité, la formation des idéalités ou des
abstractions, l’inférence logique, etc. Or, ces éléments
de la réflexion ou de la compréhension, dans ce con-
texte, ne sont pas appréhendés d’emblée comme des
outils permettant de départager le certain du douteux,
ou l’acceptable de l’injustifié.
Ils
peuvent être conçus
comme
«
normatifs
>>
sans que leur usage doive néces-
sairement être
«
normateur
».
Ils apparaissent essentiel-
lement comme les cadres généraux de la formation des
jugements, qu’il s’agisse ou non des jugements aux-
quels parviennent les scientifiques.
Dès lors, au lieu de considérer la philosophie comme
un
<t
tribunal
B
ou une sorte d’organe de surveillance
de la science, il faut plutôt chercher en elle un réper-
toire structuré de procédures et de raisonnements, utile
pour nous permettre d’identifier et de comprendre nos
propres opérations de jugement, et celles que nous
pouvons apprendre aux ordinateurs. La philosophie ne
serait donc plus cette nébuleuse de
«
mauvais
»
élé-
ments (que la science remplace) et de
(<
bons
»
élé-
ments (qui aident la science à remplacer les premiers),
mais plutôt un répertoire organisé d’opérations menta-
les, trouvant sa place dans une sorte de science géné-
rale de l’esprit. L’opposition entre science et philoso-