QU`EST-CE QljE L`É~ISTÉMOLOCIE ? LE RAPPORT ENTRE

ODOLOG[E
>>,,,
,/
. .
,~
i
t:
.,
Emmanuel PICAVET
i
‘.I’c’i‘, i Maître de conférences, Université Panthéon-Sokb&ne (Paris
l),
UFR de philosophie
QU’EST-CE
QljE
L’É~ISTÉMOLOCIE
?
LE RAPPORT ENTRE EPISTEMOLOGIE ET SCIENCE
i1
V!
Le sens du mot
«
épistémologie
a>
est de toute évi-
dence tributaire de
ces
déplacëments
du sens ou de la
référence que l’histoire rend inévitables. S’y ajoutent
les ambiguïtés qui découlent de l’association de deux
notions riches et complexes : la connaissance ou la
science d’une part
Wepistémé)
et, d’autre part, le dis-
cours
ou
la langue, ou encore la raison (le /ogo$. Les
différences culturelles et les nuances des traditions
philosophiques ont aussi leur part dans la résonance
plurielle d’* épistémologie
».
II s’agit pourtant de défi-
nir un domaine d’étude, voire une discipline ou, à
tout le moins, une branche de la philosophie. Puisque
l’activité épistémologique existe, elle doit se trouver
dans un rapport défini au type d’exigence ou d’inter-
rogation dont elle participe. Disons donc
-
et cela
tiendra lieu de définition provisoire
-
que
I’épistémo-
logie
est le discours philosophique sur la connais-
sance. Mais qu’est-ce qu’un discours philosophique
?
La philosophie est elle-même difficile à définir
(comme d’ailleurs la plupart des disciplines de
I’es-
prit) et tout se passe à vrai dire comme si poser cette
question, c’était déjà devoir s’excuser de n’y pouvoir
répondre. Ou du moins, de ne pouvoir y répondre de
manière affirmative et catégorique, car il y a bien lieu
de la poser, et d’envisager les réponses qu’elle
pOur-
mit
recevoir. II faut donc, au lieu d’éluder le pro-
blème, s’apprêter à comprendre les enjeux des diffé-
rentes réponses possibles. Cela permet d’ailleurs,
comme on le verra, d’identifier les aspects saillants
des diverses manières de
«
faire de l’épistémologie
8,
tant il est vrai que les pratiques de l’épistémologie
sont tributaires de la manière dont on conçoit le rôle
de la philosophie d’une manière plus générale. La
pluralité, ici, n’a de sens que ramenée à une unité au
moins projetée : si les différentes approches coexis-
tent sans se confondre, c’est que chacune résulte
d’une manière définie d’appréhender les rôles respec-
tifs de la philosophie et des sciences dans l’élabora-
tion et l’évaluation des connaissances. II faut donc,
partant de la diversité donnée, s’efforcer de remonter
jusqu’aux conceptions de la connaissance ou de la
science qui la rendent pensable.
1. PHILOSOPHIE, SCIENCE ET HISTOIRE :
LA PLURALITE DES APPROCHES
EPISTEMOLOGIQUES
L’épistémologie, traversée de nombreux courants, est
?!
aujourd’hui profondément divisée, et cette division
~-,i
porte assez loin pour menacer l’unité même du champ
1’:
d’étude. De fait, le temps n’est plus où l’on pouvait, à 1
/
la manière d’Ernest NACEL dans The Structure of
1.1
Science, ou de Carl HEMPEL dans ses brefs Éléments
;:i
d’épistémologie, présenter la philosophie des sciences
‘4
à la manière d’une science elle-même fort bien
consti-
1’:
tuée, se prêtant à un exposé didactique en tout point
1
analogue à celui qu’offrent les manuels qu’utilisent les
;,!
étudiants des disciplines scientifiques. Pour autant, il
ioi
ne faut peut-être pas se hâter de considérer les aspects
id
qui nous paraissent aujourd’hui lacunaires comme au-
tant d’occasions de rejet pur et simple.
Ces ouvrages et la multitude des traités plus avancés de
forme analogue se distinguent par leur clarté et par leur
‘1
aptitude à transmettre une compétence. A travers
I’ana-
I:
lyse
des notions essentielles qu’ont été -et demeurent
-
la déduction et l’induction, la confirmation et la
réfutation, la démonstration et l’axiomatique, la mesure
et la quantification, le rapport au sensible et aux mathé-
matiques, la classification des sciences, la réduction
des disciplines ou des théories
le3
unes aux autres, et
bien d’autres encore, se constitue un savoir d’un type
original, qui fournit des instruments puissants pour
aider le jugement à
se
former,,pour
démasquer I’impos-
ture ou I’obsCu’rantisme, et pour cerner I’érreur concep-
tuelle. Or, l’imposture, l’erreur et lagénéralisation abu-
sive sont certainement aussi répandues et aussi j i
dangereuses en notre siècle
«
scientifique
»
que par le
1:;
passé. Gageons, par exemple, que deux ou trois
chapi-
11
tres
d’un manuel d’épistémologie normalement consti-
c,i
tué, suffiraient pour se rendre compte de l’inanité des
;;j
conceptions pseudo-scientifiques ou pseudq-philoso- /
t
phiques par lesquelles la plupart.des courants politi-
1,.
‘1
ques
ou théologico-politiques totalitaires espèrent
_i
étayer leur idéologie. i
i
!!
Recherche en soins infirmiers
N”
50
-Septembre
1997
II y a donc loin de la nécessaire prise en compte
de
la
sociologie des sciences, ou de l’inscription Culturelle
des pratiques scientifiques, au rejet pur et simple des
séquences de raisonnements élémentaires ef bien
&a-
blis qui permettent de se former une idée des contrain-
tes fondamentales que doivent respecter la théorie,
l’observation, l’hypothèse et l’argumentation. Tout ce
qui est incomplet n’est pas faux. On peut ainsi-affirmer
sans grand risque qu’une théorie ne doit pas être intrin-
sèquement contradictoire au sens logique ; qu’on ne
peut traiter comme des grandeurs absolues des mesures
simplement ordinales ; que les hypothèses rejetées
dans les tests statistiques ne le sont qu’au prix de
l’acceptation d’un certain risque de se tromper en les
jugeant fausses ; qu’on ne peut passer aisément du fait
au devoir-être ; que la répétition des expériences con-
formes ne prouve pas la vérité de ce qui est avancé ;
qu’il y a peu de rapport entre la causalité de A vers B
entendue comme la possibilité de prévoir que B se
passera si A s’est produit, et la causalité comprise
comme l’existence d’un lien nécessaire entre A et B.
LFI
question difficile est de savoir si ces thèses fondamen-
tales (et la manière de les établir) relèvent d’une
«
théo-
rie de la connaissance
»
autonome, dont la constitution
et l’application seraient l’une des tâches
centrakde
la
philosophie spéculative, ou bien constituent simple-
ment un ensemble de conclusions générales qui pro-
viennent de l’étude empirique de la constitution et des
acquis des sciences particulières dont tout porte à
croire qu’elles ont
«
bien réussi
r
(par exemple, parce
qu’elles sont devenues le fondement d’une technolo-
gie).
Dans le premier cas, l’épistémologie se confond avec
la
u
théorie de la connaissance
»
ou le
K
discours sur la
connaissance
».
De plus, cette approche de la connais-
sance concerne la connaissance en général : la ma-
nière de l’obtenir, de s’en assurer, de la distinguer de
ce qui n’est pas elle, de l’organiser enfin.
Il
ne s’agit
donc pas dans un premier temps d’une
réflexi&
sur les
connaissances déjà acquises, au sens des éléments
théoriques ou empiriques déjà consolidés dans le cadre
des disciplines ou des pratiques dites
«
scientifigues
»,
autrement dit, productrices de connaissances assurées.
C’est seulement dans un second temps que l’on devrait,
à partir des éléments de la
«
bonne
»
recherche de la
vérité, dégagés par l’analyse philosophique, tenter de
comprendre comment ont procédé les sciences, pour-
quoi certaines ont réussi tandis que d’autres
échouaient, et
sur
quel type de démarche scientifique
il faut, dans chaque domaine, fonder ses espérances.
Au total,
,I’épistémologie
serait essentiellement cette
division de la philosophie générale qui vise à découvrir
les ressorts principaux de la recherche du
vrai.
Tel est
d’ailleurs.le sens dans lequel on emploie le plus sou-
vent le vocable epistemology en anglais, dont le sens
se
co.hfqnb
avec celui de
«
théorie de la connais-
sance
n:
Dans le second cas -qui correspond très grossièrement
à la manière habituelle de concevoir l’épistémologie
dan!
le monde francophone
-
le moment décisif est
celui de l’analyse historique détaillée des sciences par-
ticulières. Si donc on peut encore parler de
«
théorie de
la connaissance
»
à propos de l’activité épistémologi-
que,
cèla
devra renvoyer
à
la théorie (philosophique)
d’une connaissance scientifique historiquement datée
(que
Ja
philosophie ne produit, pas). Que cela puisse
donner lieu dans un second temps à l’énoncé de con-
clusions transversales plus ou moins générales, la
chose est entendue. Mais ce n’est pas la tâche princi-
pale de I’épistém9logue, laquelle serait plutôt de com-
prendre, dans sa singularité, le travail de mise en ordre
des concepts et de l’expérience qui préside au franchis-
sement de chaque étape dans chaque science particu-
lière. Or, cette compréhension singulière, si elle est
empirique par son objet, n’est cependant pas étrangère
à la philosophie. Elle lui emprunte au contraire les
ressources nécessaires pour concevoir et distinguer les
formes que peut prendre le rapport aux idéalités et à
l’expérience, en même temps que le répertoire entier
des concéptions de la nature et de la société, de l’es-
pace et du temps, du sens et des symboles. Dans cette
direction, les travaux de BACHELARD, KOYRÉ et CAN-
GUILHEM ont montré l’exemple.
Dans les faits, ces deux approches coexistent, et déter-
minent pour les philosophes des rapports très contras-
tés à’la science, à l’histoire des sciences, et bien sûr à
la philosophie. Puisque notre objet est la relation entre
science et épistémologie, laissons de côté la philoso-
phie de la connaissance qui ne traiterait jamais de
«
la
science
>>
au
sens
aujourd’hui courant du terme
(ce
qu’il,y
a de solide dans les diverses sciences particuliè-
v%!s).~
Négligeons aussi l’activité épistémologique qui
consiste simplement à intervenir, avec le recul que
donne une certaine connaissance de l’histoire de la
philosophie, dans les débats des spécialistes de I’his-
taire
des sciences. Entre ces deux cas polaires se
dé-
Ploient~
des activités qui ressortissent pour l’essentiel
aux deux grandes manières de concevoir I’épistémolo-
gie dont nous avons successivement envisagé les épu-
res, et qu’il faut maintenant considérer avec plus de
détail.
D’un côté, un travail de pure analyse conceptuelle des
procédures ou des systèmes de notions de la science
déjà divisée en disciplines bien constituées (mathéma-
tiques pures et appliquées, logique formelle, physique
Recherche en soins infirmiers No 50 S&tembre 1997
QU’EST-FE
Q$JE
L’ÉPISTÉMOLOGIE
?
LE RAPPORT ENTRE EPISTEMOLOGIE ET SCIENCE
et chimie, biologie et physiologie, météorologie, géo-
logie, astronomie, linguistique expérimentale et quan-
titative, épidémiologie, économétrie, théorie des jeux,
théories mathématiques de l’échange, sociologie quan-
titative, etc.), à quoi l’on peut ajouter l’étude concep-
tuelle de la démarche observée dans ces régions de
l’activité intellectuelle dont on considère le plus sou-
vent qu’il ne faut les assimiler ni à des disciplines
scientifiques autonomes bien constituées, ni à la philo-
sophie générale : la
«
logique philosophique
>>,
la théo-
rie générale du langage, les
c<
sciences cognitives
>>,
la
théorie de la décision, les
«
fondements des mathéma-
tiques
>>
(et
des statistiques), la théorie de la mesure,
l’anthropologie, la théorie sociale et économique non
expérimentale, la
<t
science politique
D,
l’éthique, la
psychologie non expérimentale, la théorie juridique,
etc.
Certains de ces travaux
relèvenk
d’une problématique
des
<<
fondements
»
ou de la
<<
méthode
»
(par exemple,
le système de logique de MILL, I’lntroduction à /‘étude
de
/a
médecine expérimentale de Claude BERNARD,
La Logique du social de R. BOUDON, The Logic of
Statistical
Inference
de
1.
HACKING). D’autres témoi-
gnent d’une immersion totale de l’élément philosophi-
que dans la science ou, au contraire, de l’élément
scientifique dans la philosophie (par exemple, A
Trea-
tise on Probability de KEYNES, les travaux de FRECE,
RUSSELL et CARNAP sur le langage et la logique, les
travaux de WEBER sur la nature des sciences sociales,
La logique du vivant de
F.
JACOB, The
Foundations
of
Statisticsde SAVACE), d’autres enfin ressortissent à une
analyse externe, procédant du point de vue
duphiloso-
phe (en tant que non-scientifique) de ce que les scien-
ces apportent (ou n’apportent pas) à la connaissance, et
de la manière dont elles y parviennent : on songe aux
travaux de
DUHEM
(La Théorie physique),
POPPER
(La
Logique de
/a
découverte
scient#ique,
Conjectures et
réfutations), POLANYI, LAKATOS, LARGEAULT ou
FEYERABEND.
Dans tous les cas, selon cette première approche, le
rapport à l’histoire est second. L’objet principal de
l’investigation est la méthode, et l’histoire fournit des
exemples. Certes, la science est le produit de son his-
toire ; pour autant, l’histoire en tant que telle n’inté-
resse pas I’épistémologue ; elle peut lui suggérer des
réflexions et des maximes, mais sa tâche propre,
comme celle du scientifique, est de contribuer au pro-
grès des connaissances. Les moyens employés pourront
être sensiblement différents de ceux du scientifique. II
pourra s’agir, par exemple, d’un travail de clarification
conceptuelle, d’une entreprise d’élucidation des inter-
prétations les plus pertinentes d’un formalisme mathé-
matique, ou encore, de l’évaluation de l’ampleur du
démenti,
ou
de l’étendue de la confirmation, que cer-
taines expériences ou observations apportent à une
théorie ou à une famille de théories.
A côté de ce premier groupe d’approches, il est certai-
nement possible d’en discerner un second, qui regrou-
perait les travaux de réflexion philosophique et d’ana-
lyse critique des tournants expérimentaux, des options
conceptuelles et des choix méthodologiques qui ont
donné sa figure présente à telle ou telle question rele-
vant de
«
la science
»
(ou de la quasi-science), voire à
«
la science
»
elle-même
ou
à ses disciplines consti-
tuées. L’épistémologie, dans cette perspective, serait à
comprendre dans un rapport essentiel à l’histoire : his-
toire des sciences, histoire de la philosophie. Elle serait
la discipline qui nous ferait comprendre le devenir de
la connaissance par la connaissance intime des étapes
parcourues. On songe aux ouvrages suivants : le Sys-
tème du monde de
DUHEM,
Du monde clos à l’univers
infinide
KOYRÉ, les
itudes
d’histoire et de philosophie
des sciences de CANGUILHEM, Les
itapes
de
/a
pen-
sée sociologique d’ARON, Les Mathématiques de
/a
décision de B. SAINT-SERNIN, Les Causes de
/a
mort
d’A.
FAGOT-LARCEAULT, The Emergence of
Prob-
ability de
1.
HACKING. L’entreprise
«
généalogique
»
de Michel FOUCAULT pourrait également être ratta-
chée, avec de bonnes raisons, à ce type d’approche de
l’épistémologie.
Dans ces entreprises, si variées soient-elles, l’histoire
intervient dans tous les cas pour des raisonsphilosophi-
ques,
et pas simplement pour illustrer telle ou telle
thèse philosophique. C’est que la connaissance est
elle-même
concue
sur un mode historique : elle est le
devenir et le résultat du devenir. Elle n’est pas tant un
but extérieur à la science (qui orienterait la marche de
cette dernière) que ce à quoi la science, telle qu’elle
est, donne accès. Il importe donc aux fins de /a
philo.
Sophie
(entendue au sens très large de tendance ou
d’aspiration à la connaissance ou à la sagesse) de savoir
si la science a fait les bons choix aux bons moments (et
si d’autres choix étaient possibles)
;
si elle ne nous
conduit pas à l’erreur manifeste ; si ses
«
acquis
»
6x1
ce qu’on pense être
«
acquis
)))
résultent de I’applica-
tion de procédures de preuve ou de test (induction,
vérification, réfutation ou autre) qui sont acceptables ;
si les programmes de recherche contemporains dans tel
ou tel domaine ne sont pas des impasses ; si notre
«
savoir
»
dépend ou non d’idéologies ou de représen-
tations du monde qui seront peut-être un jour cadu-
ques ; s’il ne subsiste pas d’ambiguïté dans les grandes
notions qui organisent les divers champs d’activité
gno-
séologiques
(par exemple la
«
sélection naturelle
»
en
biologie ou
I’«
utilité
»
en économie) ; si l’on peut
trouver dans le passé des exemples de dépassement
Recherche en soins infirmiers
NO
50 -Septembre 1997
réussi de
tc
crises
B
scientifiques comparables à telle ou
telle difficulté contemporaine ; si tel grand auteur (ou
grand livre) qui a eu de l’influence dans un certain
domaine n’a pas précipité une évolution regrettable,
etc.
Le problème du rapport à l’histoire est donc central
dans le débat contemporain sur la nature de I’épistémo-
logie, et détermine en partie la réponse que l’on ap-
porte
à
la question des relations entre science et épis-
témologie. Si l’épistémologie est fondamentalement la
théorie de la connaissance, si elle ne peut tout au plus
que s’appliquer aux démarches scientifiques du passé
et du présent, alors le rapport à la science est à la fois
extérieur et profond. Extérieur, parce que le philosophe
a recours à des méthodes d’analyse qui ne sont pas
nécessairement celles de la science, et parce que la
science apparaît comme le champ d’application de
théories élaborées par les philosophes (même si ceux-ci
renoncent à inscrire leur travail dans une perspective
de recherche des
«
fondements
aa).
Ainsi, une théorie
philosophique sur la croyance partielle peut influencer
la théorie mathématique des probabilités, mais ne se
confond certainement pas avec elle. De même, une
théorie philosophique sur la nature de la confirmation
ou de la réfutation dans les sciences empiriques peut
influencer les scientifiques dans leur évaluation du
statut et des enseignements de telle ou telle série d’ex-
périences. Pour être extérieurs, les rapports de ce type
n’en sont pas moins profonds, puisque le philosophe et
le scientifique spécialisé sont, au fond, engagés dans la
même entreprise de connaissance,
à
laquelle ils contri-
buent par des moyens éventuellement différents.
L’interférence peut d’ailleurs être de nature à rendre
indiscernables les apports des uns et des autres. C’est
ce que montrerait, par exemple, l’évolution d’une pub-
lication telle que TheoryandDecisiondans le domaine
des sciences humaines. Ce périodique universitaire se
présentait autrefois comme une revue internationale de
méthodologie des sciences sociales, et un objectif se-
condaire était de favoriser l’émergence des technolo-
gies de la décision. Mais dans les faits, la revue est
devenue une publication pluridisciplinaire réunissant
des contributions de scientifiques de disciplines variées
(mathématiciens, psychologues, économistes, etc.) et
de philosophes, tâchant les uns et les autres d’affiner la
modélisation du choix rationnel individuel ou collectif.
L’orientation commune vers un but unique a fait dispa-
raître les frontières disciplinaires, au point de rendre
indiscernables les contributions des scientifiques (quel
que soit leur domaine d’origine) et celles des philoso-
phes. De fait, la revue se présente maintenant comme
une publication internationale spécialisée dans les
«
sciences de la décision
».
L’unité du domaine d’étude
s’est avérée plus importante que la diversité des accès
disciolinaires.
On trouverait facilement d’autres exem-
ples de ce type de convergence dans des domaines tels
que la logique, les
«
sciences cognitives
»,
la théorie
sociale, etc.
Au contraire, si l’on retient une définition de
I’épisté-
mologie aux termes de laquelle celle-ci aurait une
démarche irréductiblement historique, alors le rapport
à la science est à la fois
«
interne
»
et relâché. Interne,
parce que l’épistémologie ne peut plus se pratiquer
«
du point de vue du philosophe
».
Le point de vue
pertinent ne peut être que celui des savants qui ont
donné
à
la science son histoire et sa figure présente.
L’histoire de la philosophie est également très pert-
nente,
dans la mesure où l’histoire des sciences est
effectivement tributaire de l’évolution des notions et
des théories philosophiques. Science et philosophie
sont donc, ici encore, étroitement unies. Mais le lien est
historique, non pas théorique, ce qui conduit à une
distinction nette entre science et philosophie. En ce qui
concerne
Ilavancement
de la science hic et
nunc,
le
point de vue de I’épistémologue importe peu. Aussi
bien ne se soucie-t-il pas d’y contribuer : sa tâche
consiste plutôt à donner les moyens de comprendre les
évolutions qui ont eu lieu dans le passé. Mais une telle
démarche, il faut le redire, ne provient pas nécessaire-
ment d’un renoncement
à
la philosophie conçue
comme recherche du vrai. Elle est au contraire rendue
nécessaire par l’adoption de la thèse selon laquelle la
connaissance est essentiellement l’aboutissement d’un
processus historique, et ne peut être appréciée de ma-
nière réflexive qu’en tâchant de comprendre ce proces-
sus. Si la tâche du philosophe n’est pas de dire au
scientifique ce qu’il doit faire, mais plutôt de compren-
dre le type de représentation du réel auquel nous donne
accès la skance, alors il n’est certainement pas absurde
de vouloir contribuer à cette élucidation en pratiquant
une épistémologie à la fois historique et philosophique.
2. L’ÉPISTÉMOLOGIE
ET L’UNITÉ DU SAVOIR
.a) pratique épistémologique
et situation de la philosophie
En dépit de l’irréductible pluralité qui résulte des pers-
pectives variées sur les relations entre la philosophie,
la science et l’histoire, certaines thèses rendent pensa-
ble l’unité de la pratique épistémologique, par delà la
Recherche en soins infirmiers N” SO -Septembre 1997
QU’EST-CE QUE L’ÉPISTÉMOLOGIE ?
LE RAPPORT ENTRE ÉPISTÉMOLOGIE
ET
SCIENCE
diversité de ses formes. C’est le cas, tout d’abord, des
conceptions historicistes d’après lesquelles l’histoire
est le lieu idéal d’un progrès, par exemple d’une avan-
cée de l’humanité vers une meilleure connaissance du
monde. D’ALEMBERT, CONDORCET et COMTE sont
parmi les auteurs illustres qui ont donné ses lettres de
noblesse à cette pratique particulière de I’épistémolo-
gie, qui consiste à donner leur juste place aux divers
développements des sciences, dans le cadre d’un ta-
bleau récapitulant (et annonçant parfois) les progrès de
l’esprit humain. L’union de la philosophie, de la
science et de l’histoire est alors inévitable : la philoso-
phie permet d’apprécier les mérites de la science du
présent, qui elle-même permet d’apprécier les mérites
des théories et des démarches scientifiques du passé
(lesquelles doivent d’ailleurs être considérées en rela-
tion avec les doctrines philosophiques qui furent leurs
contemporaines).
Le problème de ce type d’approche est évidemment
l’effritement de la croyance en un progrès plus ou
moins linéaire, qui conduirait par étapes des ténèbres
à la lumière. Le point de vue
«
discontinuiste
»
d’un
COURNOT sur l’histoire des sciences, remis au goût du
jour par Thomas KUHN dans La Structure
des
révolu-
tions
scientifiques, alimente de facto le puissant cou-
rant
relativiste
de la philosophie contemporaine (dont
FEYERABEND fut sans conteste le représentant le plus
célèbre en épistémologie). Si donc l’histoire des scien-
ces illustre les transitions brutales entre des groupes de
conceptions du monde radicalement hétérogènes, sans
communication possible de part et d’autre, alors sa
valeur tient aux enseignements relativistes qu’il faut en
tirer. Le couple que forment la science contemporaine
et la philosophie contemporaine ne peut être le tribunal
où l’on ferait comparaître leurs ancêtres respectifs ou
communs. Le présent est muet sur la valeur du passé,
puisqu’il ne s’inscrit pas dans le même système de
repères et de représentations. La science et la philoso-
phie peuvent bien coopérer
«
au présent
j>,
mais le lien
avec l’histoire est rompu : l’histoire des sciences, dans
cette perspective, est l’affaire des historiens.
Les thèses positivistes des auteurs du Cercle de Vienne
et de leurs disciples américains
(la
«
philosophie ana-
lytique
»
des auteurs d’après-guerre) ont permis d’envi-
sager un autre type de rapport entre science et philoso-
phie, dans laquelle cette dernière ne serait certes pas
en position de se constituer en une sorte de tribunal de
la science du présent, mais resterait porteuse d’une
exigence spécifique de clarification, d’exactitude logi-
que et
d’avancée
vers l’unité des sciences. Dans cette
perspective, que la philosophie des sciences se réduise
à
un travail de clarification
(ce
qui passe par I’élimina-
tion des confusions et notamment de la métaphysique)
ou bien parvienne à entrer dans un rapport plus dyna-
mique avec la science (en devenant une méthodologie,
une tentative d’unification ou encore une démarche de
communication interdisciplinaire), son rôle est de toute
manière celui d’une servante des sciences, conçues
comme le seul substrat du savoir réel. Malgré la réfé-
rence, fréquente chez les auteurs de ce courant, à une
conception
«
scientifique
»
de la philosophie
(ou
à une
«
philosophie scientifique
x),
la philosophie ne peut
prétendre faire corps avec la science, au regard de
laquelle elle joue plutôt le rôle d’une discipline d’ap-
point, utile dans le meilleur des cas, grâce au recours à
la logique formelle, pour éliminer les doctrines confu-
ses.
Historiquement, il se trouve que
les
auteurs se ratta-
chant à ce courant ont contribué à l’épistémologie
conçue comme théorie de la connaissance. On peut
toutefois considérer que le projet initial d’une
«
philo-
sophie
B
recréée, dont le projet unique dut être la
clarification et l’unification de ce que disent les scien-
tifiques, a vécu. L’un des facteurs de cette évolution a
certainement été l’émergence du courant
«
cogniti-
viste
»
contemporain, qui s’est d’abord développé en
psychologie à la faveur d’une réflexion comparée sur
l’intelligence humaine et les opérations informatiques,
et qui a attiré l’attention sur des concepts et des opéra-
tions mentales depuis longtemps étudiés par les épisté-
mologues
: l’induction, le jugement probabiliste,
l’identification des régularités empiriques, les juge-
ments de causalité, la formation des idéalités ou des
abstractions, l’inférence logique, etc. Or, ces éléments
de la réflexion ou de la compréhension, dans ce con-
texte, ne sont pas appréhendés d’emblée comme des
outils permettant de départager le certain du douteux,
ou l’acceptable de l’injustifié.
Ils
peuvent être conçus
comme
«
normatifs
>>
sans que leur usage doive néces-
sairement être
«
normateur
».
Ils apparaissent essentiel-
lement comme les cadres généraux de la formation des
jugements, qu’il s’agisse ou non des jugements aux-
quels parviennent les scientifiques.
Dès lors, au lieu de considérer la philosophie comme
un
<t
tribunal
B
ou une sorte d’organe de surveillance
de la science, il faut plutôt chercher en elle un réper-
toire structuré de procédures et de raisonnements, utile
pour nous permettre d’identifier et de comprendre nos
propres opérations de jugement, et celles que nous
pouvons apprendre aux ordinateurs. La philosophie ne
serait donc plus cette nébuleuse de
«
mauvais
»
élé-
ments (que la science remplace) et de
(<
bons
»
élé-
ments (qui aident la science à remplacer les premiers),
mais plutôt un répertoire organisé d’opérations menta-
les, trouvant sa place dans une sorte de science géné-
rale de l’esprit. L’opposition entre science et philoso-
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