ASTRONOMIE EN DEUX MOTS Pour comprendre les pro- partir de laquelle il s’est formé. Les ions, issus des incrustés dans les grains lunaires, rapportés il y a cessus qui ont donné naissance au système solaire actuel, il faut connaître les compositions chimiques et isotopiques de la nébuleuse primitive à Le couches externes du Soleil et envoyés sous forme de vent dans tout le système solaire, en sont de bons représentants. L’analyse de ceux qui se sont Soleil à fleur de trente ans par les missions Apollo, montre que des processus d’irradiation ont transformé la matière au cours de l’évolution du système solaire. Lune Les grains lunaires rapportés par les missions Apollo continuent à livrer leurs secrets. Ils ont été bombardés par de la matière solaire dont la composition est proche de celle de la nébuleuse qui a donné naissance au système solaire. Marc Chaussidon est directeur de recherches CNRS au Centre de recherches pétrographiques et géochimiques (CRPG) de Vandœuvre-lès-Nancy. [email protected] Bernard Marty est professeur à l’École nationale supérieure de géologie de Nancy et directeur du CRPG. [email protected] *Les isotopes d’un élément chimique se différencient par des nombres différents de neutrons dans leur noyau atomique. L e 9 septembre 2004, la mission spatiale américaine Genesis revenait sur Terre. Pendant plus de deux ans, elle avait collecté dans l’espace les ions du vent solaire qui s’étaient incrustés dans ses cibles en or et en diamant en vue d’une analyse précise en laboratoire. La mission a malheureusement connu un incident majeur dans sa phase de descente : ses parachutes ne se sont pas ouverts, la capsule porte-échantillons s’est écrasée dans le désert de l’Utah. Bien qu’abîmés pendant ce crash, les échantillons sont encore assez préservés pour permettre à la mission de remplir bientôt son objectif prioritaire : déterminer très précisément la composition des couches externes du Soleil. Le but est de comprendre non seulement à partir de quel matériau le système solaire a émergé, mais aussi quel enchaînement de processus a conduit d’un mélange de gaz et de poussières à un Soleil entouré de planètes et de petits corps de nature et de composition très variables. Pour résoudre ce qui reste encore une énigme, il ne suffit pas de connaître la composition chimique initiale. Il faut aussi étudier la composition isotopique* de certains éléments clés tels que l’oxygène, l’azote et les gaz rares. Elle est en effet le reflet des différents processus, comme les interactions entre la matière et le rayonnement solaire ou cosmique, les décroissances 58 | LA RECHERCHE | AVRIL 2006 | Nº 396 radioactives, certaines réactions chimiques ou processus physiques de changement de phase. De ce fait, elle porte en elle l’enregistrement détaillé de l’histoire de la matière au cours de l’évolution du système solaire, de ses premières phases jusqu’à aujourd’hui. Collecte de vent solaire Or, les objets que nous pouvons physiquement étudier – la Terre et son atmosphère, les météorites primitives et celles provenant d’autres corps planétaires tels que Mars – ont subi des transformations. Ils ne donnent accès qu’à des compositions isotopiques modifiées. Les planètes externes telles que Jupiter possèdent une atmosphère massive dont la composition est vraisemblablement proche de celle de la nébuleuse protosolaire, et plusieurs missions spatiales ont permis de faire des avancées importantes sur la composition isotopique de certains gaz. Ces données ne sont cependant pas suffisantes. Le meilleur « échantillon » de la nébuleuse initiale est à l’évidence le Soleil lui-même, car il comprend plus de 99 % de la masse totale du système solaire. La composition originelle de la nébuleuse a au moins été préservée dans la partie externe du Soleil, région isolée du cœur où se produisent les réactions nucléaires. La composition chimique de l’atmosphère du Soleil est relativement bien connue grâce à l’analyse LA LUNE ne possédant pas d’atmosphère ni de champ magnétique, les ions solaires s’incrustent dans son sol, sans être altérés. © NASA/SPL/COSMOS de la lumière qu’il émet. Sa composition isotopique, en revanche, reste largement inconnue. Il faut donc récupérer des morceaux de Soleil. Il n’est évidemment pas question de s’approcher de l’astre du jour. Heureusement, lui vient à nous. En effet, le gaz constituant l’atmosphère externe du Soleil, ionisé du fait de sa température très élevée, est dispersé dans l’espace sous forme d’un rayonnement de particules, le vent solaire. Ce flux de particules d’énergie variable est constitué d’ions dont les abondances relatives sont proches de celles mesurées dans le Soleil. Genesis a été conçue pour capturer directement ces ions solaires, mais ceux-ci s’accumulent aussi à la surface des corps planétaires dépourvus de champ magnétique et d’atmosphère. C’est le cas de la Lune. La collecte de vent solaire fut d’ailleurs l’objet de la première expérience réalisée par les astronautes d’Apollo 11 en 1969. Ils déployèrent une feuille d’aluminium afin de le collecter et de le rapporter sur Terre pour analyser les concentrations et compositions isotopiques des gaz rares. « Jardinage » lunaire De plus, la Lune ne possédant pas de tectonique des plaques, contrairement à la Terre, sa surface actuelle est très ancienne. Elle a accumulé le vent solaire implanté sur plusieurs milliards d’années comme l’ont montré les analyses de l’hélium et du néon extraits des grains rapportés par les missions Apollo [1] . Ces grains, étudiés depuis trente ans en laboratoire, continuent encore aujourd’hui à livrer leurs secrets. Le sol lunaire, appelé régolite, est le résultat de la fragmentation des roches lors d’impacts de météo- rites ou de comètes, et de l’amorphisation* des minéraux qui les constituent sous l’effet du bombardement par les ions du vent solaire et du rayonnement cosmique galactique. D’une épaisseur moyenne de 10 mètres, le sol lunaire est constitué de fragments de tailles variables allant de quelques nanomètres à plusieurs centimètres. Sur des durées de plusieurs centaines de millions d’années, ces fragments ont été excavés, puis enfouis à nouveau sous l’impact des bombardements successifs de météorites, un processus connu sous le nom de « jardinage ». *L’amorphisation est le passage, au niveau microscopique, d’une structure cristalline à un état désorganisé. Dosage des gaz rares Les durées d’exposition des grains du sol à la surface de la Lune peuvent être estimées par le dosage de certains isotopes des gaz rares produits par des réactions nucléaires lors des interactions avec le rayonnement cosmique galactique de haute énergie. Ces dosages montrent que chaque grain a une histoire spécifique d’exposition qui le rend unique. Certains, en particulier, ont été exposés à la surface de la Lune pendant des durées de l’ordre du milliard d’années, ce qui en fait des collecteurs naturels bien plus riches en vent solaire que n’importe quelle expérience ne pourrait en produire. Les gaz solaires implantés dans les grains rapportés par les missions Apollo ont été extraits par chauffage sous vide. Cette technique a un inconvénient : elle occasionne un mélange des atomes, ce qui empêche de remonter à leur distribution spatiale dans le grain. Cette distribution spatiale est pourtant fondamentale pour différencier une contamination de surface et un ion solaire implanté à des profondeurs caractéristiques allant de 50 à 1 000 nanomètres. Ces dernières années, au [1] J. Geiss et al., J. Geophys. Res., 75, 5972, 1970. Nº 396 | AVRIL 2006 | LA RECHERCHE | 59 ASTRONOMIE CER TA INS CO LLECTEURS OU FRAGMENTS DE COLLECTEURS de la capsule Genesis ont été récupérés et sont en cours d’analyse. Malgré le crash final dans le déser t de l’Utah, la mission est un succès. © NASA/JSC CRPG de Nancy, le développement de techniques de chauffage laser de grains, couplé à de la spectrométrie de masse, et l’utilisation d’une sonde ionique ont vaincu ces dernières difficultés [2, 3] . Variabilité de l’azote [2] M. Chaussidon et F. Robert, Nature, 402, 270, 1999. [3] K. Hashizume et al., Science, 290, 1142, 2000. [4] J. F. Kerridge, Rev. Geophys., 31, 423, 1993. [5] C. Engrand et M. Maurette, Meteorit. Planet Sci., 33, 565, 2002. [6] R.N. Clayton et al., Science, 182, 485, 1973. [7] C. Allègre et al., Geochim. Cosmochim. Acta, 59, 1445, 1995 ; Y. Amelin et al., Science, 297, 1678, 2002. Nos efforts ont tout d’abord porté sur l’étude de l’azote, élément pour lequel une controverse scientifique existait depuis une trentaine d’années : pourquoi le rapport de concentration entre l’azote-15 et l’azote-14 varie-til d’environ 30 % dans les grains lunaires, alors que sur Terre il ne varie au maximum que de 2 % ? Certains considéraient que ces variations isotopiques reflétaient une évolution de la composition isotopique de l’azote solaire au cours du temps [4] . Comme il n’existe, en physique solaire, aucun processus connu capable d’engendrer une telle variation isotopique, il nous a paru plus raisonnable de chercher si cette variation pouvait refléter un mélange, variable dans le temps, de deux types d’azote de composition isotopique, et donc d’origine très différentes. La Lune reçoit en effet, en plus du vent solaire, des matériaux météoritiques et cométaires qui peuvent être riches en azote. C’est à travers le deutérium, l’isotope lourd de l’hydrogène, que nous avons récemment différencié ces deux types de sources. En effet, si cet hydrogène lourd Fig.1 Un grain lunaire non contaminé © INFOGRAPHIE : BRUNO BOURGEOIS 60 | LA RECHERCHE | AVRIL 2006 | Nº 396 Azote - 14/Azote - 15 0 Inclusions réfractaires Mais l’azote n’était pas le seul élément à problème : l’oxygène présentait aussi une variabilité étonnante. Il y a plus de trente ans [6] , on a en effet décelé, dans les inclusions réfractaires que contiennent des météorites primitives, un excès de l’ordre de 5 % de la concentration d’oxygène-16 par rapport aux compositions terrestres et météoritiques moyennes. Ces inclusions réfractaires sont, pour l’instant, les plus vieux solides que l’on ait pu dater dans le système solaire avec un âge de 800 4,567 milliards d’années [7] . Aucun processus bien établi ne peut expliquer 400 cette différence de composition isotopique pour cet élément majeur du sys0 tème solaire. Ni la condensation ni l’évaporation, la cristallisation ou les -400 échanges avec un fluide ne résolvent la question, car ces processus produi-800 sent des variations corrélées des concentrations des trois isotopes de 200 l’oxygène (oxygène-16, oxygène-17 et oxygène-18), et non des variations de Deutérium/Hydrogène L’ANALYSE d’un grain rapporté par les missions Apollo montre qu’il ne contient que très peu d’azote-15 (courbe rouge) à environ 50 nanomètres de profondeur. Comme la courbe bleue montre que le grain ne contient pas de deutérium (c’est même la concentration de deutérium la plus faible jamais mesurée), c’est donc qu’il n’a pas été contaminé par des matériaux météoritiques. Sa teneur en azote reflète celle du vent solaire et de la nébuleuse primitive. était présent dans la nébuleuse protosolaire, il n’y en a pas sur la Lune, probablement à cause des processus de volatilisation qui se sont produits lors de sa formation. Le Soleil n’en contient pas non plus, car le deutérium a été brûlé durant les premiers stades de formation de notre étoile. Tout grain lunaire contenant du deutérium a donc été enrichi par une autre source que le vent solaire. L’analyse des grains lunaires [3] a été conduite en 1999 avec la sonde ionique du CRPG par Ko Hashizume de l’université d’Osaka lors de son séjour à Nancy. Les résultats obtenus sur plusieurs grains de sols différents sont probants : dans ceux dépourvus de deutérium, l’azote est appauvri de 24 % en azote-15 par rapport à l’azote-14 à la profondeur d’environ 50 nanomètres, celle où la majorité des ions solaires sont implantés [fig. 1] . Par contre, les grains riches en deutérium présentent une composition isotopique en azote équivalente à celle des météorites, en accord avec une origine liée aux apports météoritiques ou cométaires sur la Lune. L’analyse isotopique de l’azote et des gaz rares sur des grains individuels, effectuée par spectrométrie de masse sous chauffage laser, confirme ce mélange. Elle nous a entre autres permis de montrer que le flux météoritique ou cométaire nécessaire pour expliquer les variations isotopiques observées dans les sols lunaires est tout à fait comparable à celui qui a été quantifié sur la Terre à partir des micrométéorites récoltées dans les glaces antarctiques [5] . -100 -200 0 50 100 150 Profondeur (en nanomètres) ÉCHANTILLONS Lune, Genesis, Stardust ❚ LES PREMIERS ÉCHANTILLONS de matière extraterrestre récoltés in situ furent les roches lunaires rapportées par les missions américaines Apollo et soviétiques Luna. Avec les retours des missions Genesis en septembre 2004 et Stardust, fin 2005, nous possédons aujourd’hui deux autres sources d’échantillons dont les origines sont certaines. Ces trois sortes de matériaux de nature différente donneront des indications sur la composition initiale du système solaire. Aussi bien les grains du régolite lunaire que les ions du vent la concentration de l’un des trois. Jusqu’à présent, ces inclusions réfractaires étaient plus ou moins considérées comme des « anomalies ». Comme pour l’azote, l’analyse de la composition isotopique de l’oxygène du vent solaire n’est pas évidente dans les roches lunaires. Notre satellite en contient de grandes quantités incluses dans les silicates de son manteau et de sa croûte, et bien sûr aussi dans les minéraux du régolite. Cet oxygène lunaire masque a priori complètement l’oxygène solaire implanté. solaire ou que les grains cométaires. Chacun témoigne des processus à l’œuvre dans le système solaire, à des distances différentes, en des temps différents. Une bonne manière de lire l’histoire du système solaire, grâce aux outils disponibles dans les laboratoires. OBSERVÉS AU MICROSCOPE ÉLECTRONIQUE À BALAYAGE, les grains de métal des sols lunaires sont couverts de cratères d’impact. Ils ressemblent, toutes proportions gardées, à la surface de la Lune. © CPRG solides du système solaire (provenant de la Terre, de Mars ou des astéroïdes) que nous avons dans les tiroirs des laboratoires n’aurait pas du tout la composition isotopique de la nébuleuse à partir de laquelle il s’est formé. Cela est aussi vrai pour le carbone qui est enrichi en carbone-12 d’environ 12 % dans le vent solaire par rapport à la Terre et aux météorites [9] . Ces éléments sont très importants pour comprendre les processus qui ont engendré cette diversité. Il se peut, par exemple, que certaines réactions fondamentales soient capables de modifier les compositions Excès d’oxygène-16 isotopiques d’une manière jusqu’à présent inconnue. Cependant, il se trouve que le sol lunaire contient aussi De tels effets ont déjà été découverts en ce qui concerne des particules de métal de quelques micromètres. La l’ozone [10] de la haute atmosphère terrestre. Plusieurs moitié d’entre elles est d’origine lunaire, le reste étant scénarios sont à l’étude pour essayer de produire de des fragments de métal provenant des météorites qui tels effets isotopiques lors de la condensation des solibombardent la Lune. Ces grains de métal contiennent des dans le gaz de la nébuleuse primitive. L’un d’entre très peu d’oxygène intrinsèque. Ils sont donc des cibles eux, proposé initialement par Mark Thiemens, de de choix pour détecter et mesurer l’université de Californie l’oxygène du vent solaire qui s’y Des processus encore inconnus à San Diego, puis récemest implanté. Les analyses de la ment par Robert Clayton ont modifié la composition surface de ces grains, que nous de l’institut Enrico Fermi avons effectuées à la sonde ioni- isotopique du système solaire d e l ’u n i v e r s i t é d e Chicago [11] , est l’irradiaque, ont montré récemment la présence d’une composante d’oxygène enrichi en oxy- tion du monoxyde de carbone et du diazote du disque gène-16 de 2 % par rapport aux deux autres isotopes 17 d’accrétion par un flux intense de lumière UV en proet 18 [8] . Cela implique que la composition isotopique venance du Soleil en formation. Par un effet d’autodu Soleil et du gaz originel de la nébuleuse est enrichie écrantage de la lumière UV, une dissociation préféen oxygène-16 d’environ 5 %, car nous n’avons sans doute rentielle des isotopomères * peu abondants du monoxyde d’azote (12C17O, 12C18O, 13C16O) ou du pas extrait un composant solaire absolument pur. Ce résultat est spectaculairement proche de la com- diazote (15N14N) peut se produire à une certaine disposition des inclusions réfractaires, qui témoignent tance du Soleil. Ce serait la source d’un enrichisseainsi de la composition initiale du système solaire. ment en oxygène-17, oxygène-18, carbone-13 et azoteCes inclusions réfractaires ne sont donc pas des « ano- 15 des solides formés à cet endroit. malies ». Il faut sans doute retourner l’argument à la Si tel est le cas, toute la matière constituant les planètes telluriques a été affectée par ces processus. Cela ouvre Terre, à Mars et aux astéroïdes. Ces déterminations des compositions isotopiques de de nouvelles perspectives sur l’importance des procesl’azote et de l’oxygène du Soleil esquissent une image sus d’irradiation dans la formation des premiers solidu système solaire très différente de ce qui était pré- des dans le système solaire, ainsi que sur la dynamique cédemment imaginé. L’essentiel des échantillons des grains dans le disque d’accrétion. M. C., B. M. [8] K. Hashizume et M. Chaussidon, Nature, 434, 619, 2005. [9] K. Hashizume et al., ApJ., 600, 480, 2004. [10] M. H. Thiemens et J. E. Heidenreich, Science, 219, 1073, 1983. [11] R. N. Clayton, Nature, 415, 860, 2002. *Un isotopomère est une molécule qui contient un isotope spécifique d’un de ses atomes. POUR EN SAVOIR PLUS ❚ Le site du centre de recherches pétrographiques et géochimiques de Vandœuvre-lèsNancy, en Meurtheet-Moselle. www.crpg.cnrs -nancy.fr/ Nº396 | AVRIL 2006 | LA RECHERCHE | 61