Les coraux hissent le drapeau blanc

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FONDAMENTAUX
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
3
LE CONTEXTE
Les coraux forment les
édifices biologiques parmi les plus importants
et leur forte biodiversité est reconnue et étudiée depuis longtemps. Robustes, peu fragiles,
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
ils ont survécu par le passé à nombre de perturbations environnementales. Mais tout laisse
penser que cette faculté d’adaptation ne les
protégera pas du stress chronique et persis-
tant engendré par les activités humaines. Les
changements climatiques annoncés devraient
notamment modifier de façon irréversible leur
biogéochimie.
Les coraux hissent
le drapeau blanc
L’avenir des récifs coralliens inquiète les spécialistes depuis de longues années : ces édifices biologiques ont
survécu à bien des bouleversements, mais résisteront-ils aux effets combinés des perturbations locales et du
réchauffement climatique global ? Aujourd’hui, la découverte d’un autre mécanisme lié à l’augmentation du
LE BLANCHISSEMENT DES CORAUX est une conséquence du réchauffement global : l’élévation de température provoque la rupture de la symbiose entre les algues et les cellules animales. Les tissus deviennent alors translucides et laissent apparaître le squelette calcaire du corail.
Lorsque ce stress thermique persiste, le blanchissement provoque la mort des colonies. Rappelons que l’écosystème corallien abrite aujourd’hui plus de 90 000 espèces connues, soit 5 % du nombre total d’espèces répertoriées. ©Pascal Kobeh/BIOS
CO2 dans l’atmosphère noircit le tableau.
Cet article est la version revue
et mise à jour par les auteurs
du texte paru dans le n°334
de La Recherche.
Robert W.
Buddemeier
est Senior Research Scientist
au Kansas Geological Survey.
[email protected]
Jean-Pierre Gattuso
La Recherche a publié :
[I] F. Rougerie, B. Salvat,
M. Tatarata-Couraud,
« La “mort blanche”
des coraux », juillet-août 1992.
62
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
est directeur de recherche
au CNRS à l’observatoire
océanologique de Villefranchesur-Mer. Tous deux sont
membres du groupe « Récifs
coralliens » du Scientific
Committee on Oceanic
Research et éditeurs
scientifiques associés
de la revue Coral Reefs.
[email protected]
17| NOVEMBRE 2004 |
l est difficile de décrire les récifs coralliens sans user de superlatifs. Ce sont,
parmi les écosystèmes de la biosphère,
ceux qui construisent les édifices biologiques les plus importants et les plus
durables. Les 2 000 kilomètres de la
Grande Barrière de corail édifiée sur la
côte nord-est de l’Australie depuis deux
à trois millions d’années en sont le plus
bel exemple. L’écosystème corallien est
aussi l’écosystème marin qui présente la
biodiversité la plus élevée. Selon les travaux de Marjorie Reaka-Kudla, biologiste à l’université du Maryland, il abrite
quelque 93 000 espèces connues. On
considère que cela représente 5 % du
nombre total d’espèces répertoriées, alors
que les récifs ne couvrent que 0,1% de
la surface de la planète. Mais étant donné
I
le grand nombre d’organismes restant à
étudier, cette évaluation est loin de refléter la réalité, et Marjorie Reaka-Kudla
estime que la diversité récifale pourrait
atteindre 950000 espèces.
Aujourd’hui, cet écosystème semble
aussi l’un des plus menacés de régression, voire de disparition. D’après le
World Resources Institute, près de 58%
des récifs du Globe sont directement
dégradés par les activités humaines, ce
pourcentage atteignant 80 % dans le
Sud-Est de l’Asie [1]. Les récifs coralliens ne sont pourtant pas d’une nature
particulièrement fragile à l’échelle géologique. Bien au contraire. Ils sont apparus, tels que nous les connaissons
aujourd’hui, il y a plus de 200 millions
d’années. Malgré des hauts et des bas
Fig.1
Distribution actuelle des récifs coralliens
18 °C
18-21 °C
21-30,5 °C
.
Récifs coralliens
.
Communautés récifales
SE DÉVELOPPANT ESSENTIELLEMENT ENTRE 21 ET 30°C, les coraux se répartissent dans les eaux des latitudes tropicales et subtropicales. Comment l’augmentation de
température et celle du CO2 dans l’atmosphère vont-elles redessiner cette distribution?
au cours des cycles géologiques, les
coraux et les algues calcaires, qui sont
les principaux organismes constructeurs, ont persisté, réapparaissant après
chaque période d’apparente extinction.
Depuis 18 000 ans, ils ont connu une
élévation du niveau marin de près de
120 mètres et des variations globales de
température comprises entre 4 et 7 °C.
Ainsi, les changements attendus pour
le XXIe siècle, un réchauffement moyen
de 2°C d’ici à 2100 selon les prévisions
des modèles climatiques et une augmentation du niveau marin de 50 centimètres, ne semblent pas exceptionnels
en termes d’amplitude. En revanche,
le rythme auquel ils s’opèrent semble
inédit. La question est donc de savoir
si les récifs résisteront aux perturbations
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
[1] World Resources
Institute, World
Resources 1998-99,
Oxford University
Press, 1999.
3
17 | NOVEMBRE 2004 |
63
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
3
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
chroniques actuelles, comme ils l’ont
fait lors d’épisodes passés, ou s’ils risquent de disparaître ?
Grâce à un mode de vie symbiotique
extrêmement complexe et versatile (voir
l’encadré : « Animal, végétal et minéral », p. 65), les coraux constructeurs
de récifs se développent à l’interface
entre la terre, l’atmosphère et l’océan,
dans des eaux en général pauvres en
éléments nutritifs et soumises à un
hydrodynamisme parfois très intense.
En étudiant l’évolution des colonies
récifales au cours de trois décennies,
Terry Hughes, de l’université James
Cook à Townsville en Australie, et Joe
Connell, de l’université de Californie
à Santa Barbara, ont montré que ces
récifs sont l’exemple parfait d’un écosystème adapté aux perturbations. En
effet, les dommages occasionnels entraînés par les cyclones et la prédation semblent favoriser le renouvellement et la
diversité des communautés. Ces facultés d’adaptation et de résilience à des
stress importants mais occasionnels sont
cependant totalement inadaptées pour
répondre à des stress chroniques. En
témoigne la dégradation des récifs coralliens jamaïquains due à la combinaison d’une pêche trop intense, d’ouragans
et de maladies telle que la décrit Terry
Hughes : les coraux recouvraient plus
de 50 % des fonds marins à la fin des
années 1970, en 1994 ils en occupaient
moins de 5 %.
L’attention des scientifiques s’est d’abord portée sur ces dégradations
locales dues aux activités humaines : surexploitation des ressources,
eutrophisation, sédimentation accrue liée
à la déforestation et à
l’agriculture [2]. En 1992, au Congrès
international sur les récifs coralliens,
Clive Wilkinson de l’institut australien
des sciences de la mer et coordinateur
du réseau mondial de surveillance des
récifs coralliens (Global Coral Reef
Monitoring Network), prédisait une destruction massive des récifs pouvant
atteindre 70% si aucune mesure de protection n’était prise [3]. Mais, à la même
Fig.2
Simulations pour la zone Pacifique
SUR CETTE CARTE DU PACIFIQUE, on a figuré en bleu les régions pour l'heure
peuplées par des récifs coralliens qui, selon de récentes simulations [21], seraient
en 2070 incapables de les héberger (risque allant croissant du gris au rouge). Explication : en l'espace de cent cinquante ans, la pression partielle du dioxyde de carbone (pCO2) dans l'atmosphère est passée de 280 à 370 parties par million (ppmv),
soit une hausse de 35 %. Elle va inéluctablement continuer de grimper : les scénarios les plus optimistes prévoient une valeur de près de 520 ppmv d'ici l'an 2070.
Or la pCO2 influence directement le développement des coraux.
Lorsque le CO2 se dissout dans l'eau, le pH et la concentration en carbonates chutent. Les carbonates étant un des ions constitutifs du CaCO3, leur diminution inhibe
la calcification des coraux.
époque, un autre phénomène a été mis
au jour. Aux facteurs locaux ou régionaux semblaient s’ajouter les effets du
réchauffement climatique, plus préoccupants peut-être car agissant à l’échelle
de la planète entière.
Ce sont les épisodes de blanchissement
de communautés coralliennes, de plus
La température optimale
de développement
des coraux se situe
entre 21 °C et 29,5 °C.
[2] C.R. Wilkinson,
R.W. Buddemeier,
Global Climate
Change and Coral
Reefs: Implications
for People and Reefs,
IUCN, 1994.
[3] C.R. Wilkinson,
Proceedings of the
7th International
Coral Reef
Symposium,
Guam, 1, 11, 1992.
64
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
17 | NOVEMBRE 2004 |
en plus fréquents depuis les années
1980, qui ont mis les chercheurs sur
cette piste. La température optimale
pour le développement des coraux se
situe entre 21 °C et 29,5 °C. Une élévation brutale de quelques degrés peut
entraîner une rupture de la symbiose
entre les algues et les cellules animales
qui constituent les coraux : les algues
symbiotiques sont alors expulsées des
cellules animales, et celles qui subsistent peuvent perdre une partie de leurs
pigments chlorophylliens. Les tissus
deviennent translucides et laissent apparaître le squelette calcaire des coraux :
c’est le blanchissement. D’autres facteurs environnementaux, comme un
accroissement du rayonnement ultraviolet, peuvent également provoquer
un blanchissement, mais on considère
aujourd’hui que l’élévation de température est le facteur majeur.
En général, les coraux peuvent se régénérer et retrouver leurs couleurs, mais
si le stress est trop important, et surtout
s’il persiste, il provoque alors la mort
massive des colonies [I]. On estime que
le corail meurt si les algues n’ont pas
réintégré les cellules quelques semaines
après l’épisode de blanchissement. Une
fois de plus, toute la question est dans
la durée de la perturbation.
Le bilan de l’année 2002 s’est avéré particulièrement lourd dans le Sud-Ouest
du Pacifique, le blanchissement touchant environ 60 % de la Grande Barrière australienne [4]. Celui de 1998,
l’année la plus chaude depuis que les
mesures de températures existent, a
quant à lui révélé l’épisode de blanchissement le plus sévère et le plus
étendu géographiquement [5]. L’océan
Indien a été le plus atteint. Aux Maldives, par exemple, 80 % des coraux
peu profonds, situés entre 0 et 15 mètres,
ont subi un blanchissement total ou
partiel. Cet événement est-il exceptionnel ou s’inscrit-il dans une longue
série liée au réchauffement? Pour Clive
Wilkinson, il est encore trop tôt pour
le dire. Les récifs de l’océan Indien
auront recouvré leur état initial dans
vingt-cinq à cinquante ans s’il s’agit
d’un événement exceptionnel. Dans
le cas contraire, et si le réchauffement
global apparaît responsable de cette
crise, l’avenir des récifs coralliens est
sérieusement menacé.
Beaucoup plus pessimiste, Ove HoeghGuldberg, de l’université de Sydney
prévoit à l’horizon 2100 une disparition massive des récifs coralliens en raison du stress thermique [6]. Cette
prédiction fondée sur des modèles climatiques n’est pas partagée par tous les
spécialistes, entre autres parce que le
modèle utilisé ne prend pas en compte
l’adaptation biologique des coraux [7,8,9].
Malgré cette réserve, les conséquences
des changements environnementaux
à l’échelle de la planète restent préoccupantes. Drew Harvell de l’université
de Cornell et ses collaborateurs ont par
exemple montré que les changements
climatiques et les activités humaines
accélèrent les migrations d’espèces et
donc les transferts de pathogènes, exposant ainsi à de nouvelles maladies de
type épidémique des espèces jusqu’alors
protégées [10]. Une mortalité apparemment sans précédent des Acroporidés, une famille de coraux essentielle
à la construction des récifs des Caraïbes,
a également été observée [11].
Calcification inhibée
À cette liste des perturbations auxquelles
les récifs coralliens sont soumis il faut
à présent ajouter l’augmentation du
taux de CO2 dans l’atmosphère. Ce
paramètre non considéré jusqu’ici se
révèle en effet crucial. Les biologistes
ont longtemps pensé, nous l’avons vu,
que la température était le facteur essentiel contrôlant la distribution géographique des coraux. La raison en est
simple : les récifs coralliens se rencontrent essentiellement dans les eaux relativement chaudes des latitudes tropicales
et subtropicales [fig. 1]. Cependant, les
3
■ ANIMAL, VÉGÉTAL ET MINÉRAL
Les coraux constructeurs de récifs
7 UNE FINE COUCHE DE TISSU
tentacule
ectoderme
RECOUVRE LE SQUELETTE CALsont des invertébrés apparentés
gastroderme
CAIRE EXTERNE. Les algues
aux anémones de mer et aux
symbiotiques, en orange, sont
zooxanthelles
méduses, mais qui s’en distinguent
microscopiques, d’une taille
par plusieurs propriétés, la plus
d’environ 10 µm, mais sont si
importante étant leur faculté de
nombreuses (un à plusieurs milconstruire un squelette calcaire
lions de cellules par centimètre
bouche
externe constitué de carbonate de
carré de squelette) qu’elles donnent une coloration brune à de
calcium. Qualifiés d’hermatypiques,
nombreux coraux. © John Veron
ils sont obligatoirement associés
à des algues unicellulaires, des
dinoflagellés. Ces algues symbiotiques, qui vivent à l’intérieur même
duction de sédiments et la cimendes cellules de l’animal, jouent un
tation par les algues calcaires,
rôle considérable dans les procespartenaires des coraux, permetsus métaboliques de leur hôte tels
tent l’édification de structures carque la nutrition et l’excrétion. Leur
bonatées massives et résistantes
action permet une calcification très
squelette dénudé
à la houle dans des environnerapide des coraux [13]. En présence
de lumière, elle est jusqu’à 19 fois
ments très divers, allant des récifs
plus élevée que celle des coraux non
des bords de la mer Rouge aux
symbiotiques. Certains mécanismes
atolls océaniques de Polynésie
permettant cette stimulation n’ont
française. Cette capacité n’est
cependant pas été élucidés.
cependant pas sans limites. Dans
Le mode de vie colonial est une autre caractéristique essen- la mesure où la production de carbonate de calcium est étroitielle de la plupart des coraux constructeurs de récifs. L’ani- tement dépendante de la photosynthèse des algues symbiomal est en fait une colonie constituée de polypes individuels tiques ou calcaires, la lumière est l’un des facteurs
reliés par du tissu vivant. Cette structure modulaire permet déterminants. Les communautés récifales sont donc préune très importante plasticité du squelette et une adaptation sentes dans des eaux peu profondes (moins de 100 mètres
de la forme de croissance aux conditions environnementales en général), relativement claires et se développent de manière
telles que la lumière et l’agitation hydrodynamique. La pro- optimale entre 21 °C et 29,5 °C.
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
[4] C. Wilkinson (éd.)
Status of coral Reefs
of the World, 2002
(disponible sur
www.aims.gov.au/
pages/research/
coral-bleaching/
scr2002/scr-00.html)
[5] C. Wilkinson
et al., Ambio,
28, 188, 1999.
[6] O. HoeghGuldberg, Marine
and Freshwater
Research, 50, 839,
1999.
[7] R.W. Buddemeier
et D.G. Fautin,
Bioscience, 43, 320,
1993.
[8] A.C. Baker et al.
Nature, 430, 741,
2004; R. Rowan,
Nature, 430, 742,
2004.
[9] C. L. Lewis
et M.A. Coffroth,
Science, 304, 1492,
2004.
[10] C.D. Harvell
et al., Science, 285,
1505, 1999.
[11] B.J. Greenstein,
H.A. Curran et J.M.
Pandolfi, Coral
Reefs, 17, 249, 1998.
17 | NOVEMBRE 2004 |
65
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
66
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
17 | NOVEMBRE 2004 |
Fig.3
Les taux de
calcification d’ici 2100
1000
800
600
400
200
10
0
-10
-20
-30
-40
Que signifient ces nouveaux résultats
sur la vulnérabilité de l’écosystème
corallien en termes de stratégies de protection? Il y a moins de dix ans, on pensait que les perturbations locales
directement liées aux activités humaines
étaient la principale cause de la régression des récifs. Bien que préoccupante,
cette situation semblait gérable dans la
mesure où ces atteintes peuvent être
contrôlées ou combattues par des
mesures de conservation et de gestion
appropriées des zones côtières.
-50
1880 1980
2000
2020
2040
2050
2080
2100
TROIS SCÉNARIOS SONT ENVISAGÉS (courbes du haut) : ils se fondent
sur les prévisions de l’évolution de la pression partielle de CO2 dans l’atmosphère
au cours de ce siècle réalisées par l’International Panel on Climate Change [19].
Les trois scénarios se distinguent par des
hypothèses sur l’accroissement de la
population humaine, la croissance économique et les sources d’énergie utilisées (pétrole, gaz, énergies solaire et
nucléaire). En vert, le scénario pessimiste,
en blanc, le plus probable, et, en jaune,
le scénario optimiste. Sur le graphe du
bas sont présentées les variations du taux
de calcification de divers organismes et
communautés, ainsi que les barres d’erreur associées. Ces variations sont exprimées par rapport à la valeur de 1990.
D’après J.-P. Gattuso et al., American Zoologist, 39, 160, 1999.
cium de la fin du XXIe siècle connaîtront des niveaux jamais égalés au cours
des derniers 70 millions d’années [fig. 2].
La diminution de la calcification est probablement déjà en cours et pourrait provoquer une réduction généralisée et
significative de la calcification bien avant
la fin du XXIe siècle [13,20]. Selon nos travaux et ceux de Joanie Kleypas du National Center for Atmospheric Research,
fondés sur les résultats expérimentaux
et sur les variations de CO2 mesurées
ou estimées depuis la fin du siècle dernier, la calcification aurait diminué de
10 % entre 1880 et 1990. En adoptant
la même approche, mais en nous
appuyant sur les variations futures prédites par les modèles de l’International
Panel on Climate Change, nous prévoyons une décroissance de 22 % en
moyenne entre 1990 et 2100 [fig. 3].
Une vulnérabilité accrue
Ces mesures sont bien connues : réduction de l’urbanisation, limitation des
rejets d’eaux usées non traitées ou mise
en réserve de certains récifs, une
approche qui a fait ses preuves pour la
Grande Barrière de corail. Cette gestion à court terme n’est en revanche
pas adaptée au problème du réchauffement global. Tous les récifs coralliens
qui se développent à une température
proche de la limite supérieure tolérée
sont très vulnérables aux élévations de
température ponctuelles de plus en
plus fréquentes. Le temps de latence
très important, de l’ordre de plusieurs
décennies, entre la réduction éventuelle des émissions de gaz à effet de
serre et le réchauffement planétaire
donne un caractère inéluctable aux
épisodes de blanchissement.
On peut toujours imaginer que les récifs
situés à l’écart des grandes masses continentales et dans les zones dont la température est actuellement relativement
fraîche pourraient, en se réchauffant,
jouer un rôle de zone refuge. Mais on
sait aujourd’hui que la diminution générale de la calcification entraînée par
l’élévation du CO 2 atmosphérique
réduit cette source d’optimisme.
Selon Joanie Kleypas du National Center for Atmospheric Research dans le
Colorado, il faut désormais envisager
une évolution des récifs coralliens :
nombre d’entre eux deviendront probablement des communautés coralliennes non récifales au fur et à mesure
que la calcification sera inhibée [21,22].
Plus largement, ces résultats posent
bien sûr la question des conséquences
des bouleversements provoqués par l’activité humaine sur la structure et la biogéochimie des écosystèmes marins.
Une question qui suscite de vifs débats.
Les sceptiques quant aux scénarios catastrophes arguent volontiers du fait que
l’augmentation du taux de CO2 pourrait stimuler la production primaire et
se révéler bénéfique pour certains écosystèmes terrestres. Cet effet est indéniable, mais il n’est pas aussi important
qu’on l’imaginait initialement. En effet,
l’augmentation de la production primaire globale des végétaux terrestres
provoquée par l’élévation du CO2 est
en partie contrebalancée par la stimulation de la respiration des sols provoquée par l’élévation de température.
En revanche, il est certain que l’augmentation de CO2 inhibe le développement des organismes calcificateurs
océaniques. Est-ce aussi vrai pour les
organismes planctoniques, tels que les
coccolithophoridés responsables de
plus de la moitié de la précipitation
marine de carbonate de calcium ? On
commence seulement à étudier cette
question. Elle a fait l’objet d’une action
de recherche conjointe du CNRS et
de la société Elf-Aquitaine car il est
urgent d’évaluer l’amplitude globale
du phénomène. Un phénomène qui
n’a pas été pris en compte lors des discussions concernant les émissions de
gaz à effet de serre, et au vu duquel les
objectifs de réduction des émissions de
CO2 fixés par le protocole de Kyoto
semblent extrêmement modestes… ■
R.W. B. et J.-P. G.
POUR EN SAVOIR PLUS
3R.W. Buddemeier, J.A. Kleypas et
R.B. Artonson, Coral Reefs and Global Climate
Change: Potential Contributions of Climate
Change to Stresses on Coral Reef Ecosystems,
Pew Center on Global Climate Change, 2004.
Disponible sur www.pewclimate.org
3C. Birkeland, Life and Death of Coral Reefs,
Chapman & Hall, 1997.
3G. Copin-Montégut, Chimie de l’eau
de mer, Institut océanographique, 1996.
3J. E. N. Veron, Corals in Space and Time.
The Biogeography and Evolution of the
Scleractinia, Cornell University Press, 1995.
Le manchot royal joue les prolongations
DR
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Planetary Change,
18, 37, 1998.
[13] J.-P. Gattuso,
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American Zoologist,
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and Oceanography, 44,
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[17] F. Marubini, M.J.
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[18] K. Schneider,
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climate change,
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Press, 1996.
[20] J.A. Kleypas et
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1999.
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J.A. Kleypas, Coral
Reefs, 22, 551, 2003.
[22] J.A. Kleypas, R.W.
Buddemeier,
J.-P. Gattuso,
International Journal
of Earth Sciences, 90,
426, 2001.
géologues savent aussi qu’il existe une
relation étroite entre la saturation de
l’eau en carbonate de calcium et la précipitation de ce dernier. Pourtant, l’influence de cette saturation sur la
formation des squelettes de coraux n’avait
jamais été étudiée expérimentalement.
En 1998, au Centre scientifique de
Monaco, nous avons donc mesuré la
calcification de colonies coralliennes
incubées dans de l’eau de mer dont la
saturation en carbonate de calcium était
modifiée expérimentalement [12]. Nous
avons ainsi apporté la preuve que la calcification est inhibée lorsque la saturation diminue. Cependant, seules deux
espèces avaient été étudiées, il était donc
difficile d’étendre ces résultats à toutes
les espèces de coraux. Par ailleurs, la
saturation avait été modifiée en faisant
varier la concentration en ions calcium,
alors que c’est celle des carbonates qui
change dans le milieu naturel. De nombreux travaux ont été menés depuis sur
d’autres espèces de coraux, ainsi que sur
des mésocosmes coralliens dans des
conditions plus proches des conditions
naturelles [13 à 18]. Ils ont tous confirmé
les premiers résultats.
En quoi ce mécanisme est-il si important ? Depuis 1880, la concentration
de CO2 atmosphérique n’a cessé d’augmenter en raison de la combustion de
carburants fossiles, de la déforestation
et d’autres activités humaines. Elle est
actuellement 30 % plus élevée que
durant la période préindustrielle [19].
Or, les eaux de surface, dans lesquelles
les communautés coralliennes se développent, sont presque en équilibre avec
l’atmosphère. La teneur en CO2 dissous dans l’eau suit donc, en moyenne,
la même augmentation. Cette absorption de CO 2 par l’océan rend l’eau
moins alcaline, entraînant une diminution de la concentration en ion carbonate. L’eau devient alors sous-saturée
en CaCO3, et la calcification diminue.
Ce bouleversement de la chimie des
carbonates de l’eau de mer est sans précédent dans l’histoire géologique
récente. Bradley Opdyke de l’Australian National University à Canberra a
estimé que la pression partielle en CO2
et la saturation en carbonate de cal-
variation du taux de calcification pression de CO2
en atm
rapporté à celui de 1990 (%)
3
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
Yvon Le Maho
est directeur du
centre d’écologie
et physiologie
énergétiques
de Strasbourg.
Vous venez de montrer que les manchots royaux ont su s’adapter à certains aléas climatiques. Quel a été le
contexte de vos recherches ?
Pendant la durée d’élevage des poussins, les manchots royaux qui peuplent
l’archipel français de Crozet, dans l’océan
Austral, nagent à plusieurs centaines
de kilomètres des côtes pour se ravitailler et, en particulier, pour y pêcher
des poissons lanternes. Or ces derniers
pullulent dans une zone particulière,
connue sous le nom de « front polaire »,
où se rencontrent les eaux polaires très
froides et les eaux subantarctiques plus
tempérées. Ce front se trouve habituellement à 300 ou 400 kilomètres au
sud de l’archipel. Mais lors des épisodes
climatiques El Niño, qui reviennent tous
les trois à sept ans, il s’éloigne de 300
à 400 kilomètres! La question était donc
de savoir comment les manchots s’adaptaient à ce déplacement.
Qu’avez-vous découvert ?
Que ces oiseaux ont un mode de gestion alimentaire tout à fait particulier !
Mâle et femelle se relaient pour couver
l’œuf et alimenter le poussin. En temps
normal, le mâle assure les trois dernières semaines d’incubation et la
femelle revient peu avant l’éclosion,
l’estomac plein de nourriture. Mais nous
avons découvert que si la mère est retar-
dée (du fait des 300 ou 400 kilomètres
à parcourir) et n’est pas rentrée à l’éclosion, le père est capable d’alimenter le
poussin pendant une dizaine de jours
grâce à de la nourriture stockée dans
son estomac pendant près de trois
semaines ! C’est un peptide que nous
avons récemment identifié et baptisé
« sphéniscine » (en référence au nom
latin du manchot) qui est probablement
en cause. Doté d’une très forte activité
antimicrobienne et antifongique, il jouerait le rôle de conservateur. C’est la
première fois qu’une telle adaptation
physiologique au climat est mise en
évidence.
Est-ce à dire que les oiseaux pourraient s’adapter au réchauffement
climatique annoncé ?
Rien n’est moins sûr. Leur capacité
d’adaptation dépend de la durée du phénomène climatique. Les simulations
numériques prévoient une multiplication, voire une aggravation, des phénomènes El Niño. Les manchots royaux
seront-ils capables de conserver la
nourriture une semaine ou deux de
plus ? La question reste ouverte. ■
Propos recueillis par F. L.
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LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº
17 | NOVEMBRE 2004 |
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