au cours des cycles géologiques, les
coraux et les algues calcaires, qui sont
les principaux organismes construc-
teurs, ont persisté, réapparaissant après
chaque période d’apparente extinction.
Depuis 18000 ans, ils ont connu une
élévation du niveau marin de près de
120mètres et des variations globales de
température comprises entre 4et 7°C.
Ainsi, les changements attendus pour
le XXIesiècle, un réchauffement moyen
de 2°C d’ici à 2100 selon les prévisions
des modèles climatiques et une aug-
mentation du niveau marin de 50 cen-
timètres, ne semblent pas exceptionnels
en termes d’amplitude. En revanche,
le rythme auquel ils s’opèrent semble
inédit. La question est donc de savoir
si les récifs résisteront aux perturbations
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17 | NOVEMBRE 2004 | 63
La Recherche a publié :
[I] F. Rougerie, B. Salvat,
M. Tatarata-Couraud,
« La “mort blanche”
des coraux », juillet-août 1992.
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
le grand nombre d’organismes restant à
étudier, cette évaluation est loin de reflé-
ter la réalité, et Marjorie Reaka-Kudla
estime que la diversité récifale pourrait
atteindre 950000 espèces.
Aujourd’hui, cet écosystème semble
aussi l’un des plus menacés de régres-
sion, voire de disparition. D’après le
World Resources Institute, près de 58%
des récifs du Globe sont directement
dégradés par les activités humaines, ce
pourcentage atteignant 80% dans le
Sud-Est de l’Asie
[1]
. Les récifs coral-
liens ne sont pourtant pas d’une nature
particulièrement fragile à l’échelle géo-
logique. Bien au contraire. Ils sont appa-
rus, tels que nous les connaissons
aujourd’hui, il y a plus de 200 millions
d’années. Malgré des hauts et des bas
Il est difficile de décrire les récifs coral-
liens sans user de superlatifs. Ce sont,
parmi les écosystèmes de la biosphère,
ceux qui construisent les édifices biolo-
giques les plus importants et les plus
durables. Les 2000 kilomètres de la
Grande Barrière de corail édifiée sur la
côte nord-est de l’Australie depuis deux
à trois millions d’années en sont le plus
bel exemple. L’écosystème corallien est
aussi l’écosystème marin qui présente la
biodiversité la plus élevée. Selon les tra-
vaux de Marjorie Reaka-Kudla, biolo-
giste à l’université du Maryland, il abrite
quelque 93000 espèces connues. On
considère que cela représente 5% du
nombre total d’espèces répertoriées, alors
que les récifs ne couvrent que 0,1% de
la surface de la planète. Mais étant donné
62 LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17| NOVEMBRE 2004 |
FONDAMENTAUX
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
LE CONTEXTE 3Les coraux forment les
édifices biologiques parmi les plus importants
et leur forte biodiversité est reconnue et étu-
diée depuis longtemps. Robustes, peu fragiles,
ils ont survécu par le passé à nombre de per-
turbations environnementales. Mais tout laisse
penser que cette faculté d’adaptation ne les
protégera pas du stress chronique et persis-
tant engendré par les activités humaines. Les
changements climatiques annoncés devraient
notamment modifier de façon irréversible leur
biogéochimie.
Robert W.
Buddemeier
est Senior Research Scientist
au Kansas Geological Survey.
Jean-Pierre Gattuso
est directeur de recherche
au CNRS à l’observatoire
océanologique de Villefranche-
sur-Mer. Tous deux sont
membres du groupe « Récifs
coralliens » du Scientific
Committee on Oceanic
Research et éditeurs
scientifiques associés
de la revue
Coral Reefs.
gattuso@obs-vlfr.fr
Les coraux hissent
le drapeau blanc
L’avenir des récifs coralliens inquiète les spécialistes depuis de longues années: ces édifices biologiques ont
survécu à bien des bouleversements, mais résisteront-ils aux effets combinés des perturbations locales et du
réchauffement climatique global? Aujourd’hui, la découverte d’un autre mécanisme lié à l’augmentation du
CO2dans l’atmosphère noircit le tableau.
3
Cet article est la version revue
et mise à jour par les auteurs
du texte paru dans le n°334
de La Recherche.
LE BLANCHISSEMENT DES CORAUX est une conséquence du réchauffement global : l’élévation de température provoque la rupture de la sym-
biose entre les algues et les cellules animales. Les tissus deviennent alors translucides et laissent apparaître le squelette calcaire du corail.
Lorsque ce stress thermique persiste, le blanchissement provoque la mort des colonies. Rappelons que l’écosystème corallien abrite aujour-
d’hui plus de 90000 espèces connues, soit 5% du nombre total d’espèces répertoriées. ©Pascal Kobeh/BIOS
[1] World Resources
Institute,
World
Resources 1998-99,
Oxford University
Press, 1999.
SE DÉVELOPPANT ESSENTIELLEMENT ENTRE 21 ET 30°C
, les coraux se répartis-
sent dans les eaux des latitudes tropicales et subtropicales. Comment l’augmentation de
température et celle du CO
2
dans l’atmosphère vont-elles redessiner cette distribution?
Fig.1 Distribution actuelle des récifs coralliens
.Récifs coralliens ..Communautés récifales
18°C
18-21°C
21-30,5°C
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17 | NOVEMBRE 2004 | 65
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
cellules animales, et celles qui subsis-
tent peuvent perdre une partie de leurs
pigments chlorophylliens. Les tissus
deviennent translucides et laissent appa-
raître le squelette calcaire des coraux :
c’est le blanchissement. D’autres fac-
teurs environnementaux, comme un
accroissement du rayonnement ultra-
violet, peuvent également provoquer
un blanchissement, mais on considère
aujourd’hui que l’élévation de tempé-
rature est le facteur majeur.
En général, les coraux peuvent se régé-
nérer et retrouver leurs couleurs, mais
si le stress est trop important, et surtout
s’il persiste, il provoque alors la mort
massive des colonies
[I]
. On estime que
le corail meurt si les algues n’ont pas
réintégré les cellules quelques semaines
après l’épisode de blanchissement. Une
fois de plus, toute la question est dans
la durée de la perturbation.
Le bilan de l’année 2002 s’est avéré par-
ticulièrement lourd dans le Sud-Ouest
du Pacifique, le blanchissement tou-
chant environ 60% de la Grande Bar-
rière australienne
[4]
. Celui de 1998,
chroniques actuelles, comme ils l’ont
fait lors d’épisodes passés, ou s’ils ris-
quent de disparaître?
Grâce à un mode de vie symbiotique
extrêmement complexe et versatile (voir
l’encadré : « Animal, végétal et miné-
ral », p. 65), les coraux constructeurs
de récifs se développent à l’interface
entre la terre, l’atmosphère et l’océan,
dans des eaux en général pauvres en
éléments nutritifs et soumises à un
hydrodynamisme parfois très intense.
En étudiant l’évolution des colonies
récifales au cours de trois décennies,
Terry Hughes, de l’université James
Cook à Townsville en Australie, et Joe
Connell, de l’université de Californie
à Santa Barbara, ont montré que ces
récifs sont l’exemple parfait d’un éco-
système adapté aux perturbations. En
effet, les dommages occasionnels entraî-
nés par les cyclones et la prédation sem-
blent favoriser le renouvellement et la
diversité des communautés. Ces facul-
tés d’adaptation et de résilience à des
stress importants mais occasionnels sont
cependant totalement inadaptées pour
répondre à des stress chroniques. En
témoigne la dégradation des récifs coral-
liens jamaïquains due à la combinai-
son d’une pêche trop intense, d’ouragans
et de maladies telle que la décrit Terry
Hughes : les coraux recouvraient plus
de 50% des fonds marins à la fin des
années 1970, en 1994 ils en occupaient
moins de 5%.
L’attention des scienti-
fiques s’est d’abord por-
tée sur ces dégradations
locales dues aux activi-
tés humaines : surex-
ploitation des ressources,
eutrophisation, sédi-
mentation accrue liée
à la déforestation et à
l’agriculture
[2]
. En 1992, au Congrès
international sur les récifs coralliens,
Clive Wilkinson de l’institut australien
des sciences de la mer et coordinateur
du réseau mondial de surveillance des
récifs coralliens (Global Coral Reef
Monitoring Network), prédisait une des-
truction massive des récifs pouvant
atteindre 70% si aucune mesure de pro-
tection n’était prise
[3]
. Mais, à la même
[2] C.R. Wilkinson,
R.W. Buddemeier,
Global Climate
Change and Coral
Reefs: Implications
for People and Reefs,
IUCN, 1994.
[3] C.R. Wilkinson,
Proceedings of the
7th International
Coral Reef
Symposium,
Guam, 1, 11, 1992.
64 LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17 | NOVEMBRE 2004 |
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
époque, un autre phénomène a été mis
au jour. Aux facteurs locaux ou régio-
naux semblaient s’ajouter les effets du
réchauffement climatique, plus préoc-
cupants peut-être car agissant à l’échelle
de la planète entière.
Ce sont les épisodes de blanchissement
de communautés coralliennes, de plus
en plus fréquents depuis les années
1980, qui ont mis les chercheurs sur
cette piste. La température optimale
pour le développement des coraux se
situe entre 21 °C et 29,5 °C. Une élé-
vation brutale de quelques degrés peut
entraîner une rupture de la symbiose
entre les algues et les cellules animales
qui constituent les coraux : les algues
symbiotiques sont alors expulsées des
[4] C. Wilkinson (éd.)
Status of coral Reefs
of the World,
2002
(disponible sur
www.aims.gov.au/
pages/research/
coral-bleaching/
scr2002/scr-00.html)
[5] C. Wilkinson
et al., Ambio,
28,
188, 1999.
[6] O. Hoegh-
Guldberg,
Marine
and Freshwater
Research, 50,
839,
1999.
[7] R.W. Buddemeier
et D.G. Fautin,
Bioscience, 43,
320,
1993.
[8] A.C. Baker
et al.
Nature, 430,
741,
2004; R. Rowan,
Nature, 430,
742,
2004.
[9] C. L. Lewis
et M.A. Coffroth,
Science, 304,
1492,
2004.
[10] C.D. Harvell
et al., Science, 285,
1505, 1999.
[11] B.J. Greenstein,
H.A. Curran et J.M.
Pandolfi,
Coral
Reefs, 17,
249, 1998.
3
3
Les coraux constructeurs de récifs
sont des invertébrés apparentés
aux anémones de mer et aux
méduses, mais qui s’en distinguent
par plusieurs propriétés, la plus
importante étant leur faculté de
construire un squelette calcaire
externe constitué de carbonate de
calcium. Qualifiés d’hermatypiques,
ils sont obligatoirement associés
à des algues unicellulaires, des
dinoflagellés. Ces algues symbio-
tiques, qui vivent à l’intérieur même
des cellules de l’animal, jouent un
rôle considérable dans les proces-
sus métaboliques de leur hôte tels
que la nutrition et l’excrétion. Leur
action permet une calcification très
rapide des coraux
[13]
. En présence
de lumière, elle est jusqu’à 19 fois
plus élevée que celle des coraux non
symbiotiques. Certains mécanismes
permettant cette stimulation n’ont
cependant pas été élucidés.
Le mode de vie colonial est une autre caractéristique essen-
tielle de la plupart des coraux constructeurs de récifs. L’ani-
mal est en fait une colonie constituée de polypes individuels
reliés par du tissu vivant. Cette structure modulaire permet
une très importante plasticité du squelette et une adaptation
de la forme de croissance aux conditions environnementales
telles que la lumière et l’agitation hydrodynamique. La pro-
duction de sédiments et la cimen-
tation par les algues calcaires,
partenaires des coraux, permet-
tent l’édification de structures car-
bonatées massives et résistantes
à la houle dans des environne-
ments très divers, allant des récifs
des bords de la mer Rouge aux
atolls océaniques de Polynésie
française. Cette capacité n’est
cependant pas sans limites. Dans
la mesure où la production de carbonate de calcium est étroi-
tement dépendante de la photosynthèse des algues symbio-
tiques ou calcaires, la lumière est l’un des facteurs
déterminants. Les communautés récifales sont donc pré-
sentes dans des eaux peu profondes (moins de 100 mètres
en général), relativement claires et se développent de manière
optimale entre 21°C et 29,5 °C.
ANIMAL, VÉGÉTAL ET MINÉRAL
UNE FINE COUCHE DE TISSU
RECOUVRE LE SQUELETTE CAL-
CAIRE EXTERNE. Les algues
symbiotiques, en orange, sont
microscopiques, d’une taille
d’environ 10 µm, mais sont si
nombreuses (un à plusieurs mil-
lions de cellules par centimètre
carré de squelette) qu’elles don-
nent une coloration brune à de
nombreux coraux. © John Veron
7
l’année la plus chaude depuis que les
mesures de températures existent, a
quant à lui révélé l’épisode de blan-
chissement le plus sévère et le plus
étendu géographiquement
[5]
. L’océan
Indien a été le plus atteint. Aux Mal-
dives, par exemple, 80 % des coraux
peu profonds, situés entre 0 et 15 mètres,
ont subi un blanchissement total ou
partiel. Cet événement est-il excep-
tionnel ou s’inscrit-il dans une longue
série liée au réchauffement? Pour Clive
Wilkinson, il est encore trop tôt pour
le dire. Les récifs de l’océan Indien
auront recouvré leur état initial dans
vingt-cinq à cinquante ans s’il s’agit
d’un événement exceptionnel. Dans
le cas contraire, et si le réchauffement
global apparaît responsable de cette
crise, l’avenir des récifs coralliens est
sérieusement menacé.
Beaucoup plus pessimiste, Ove Hoegh-
Guldberg, de l’université de Sydney
prévoit à l’horizon 2100 une dispari-
tion massive des récifs coralliens en rai-
son du stress thermique
[6]
. Cette
prédiction fondée sur des modèles cli-
matiques n’est pas partagée par tous les
spécialistes, entre autres parce que le
modèle utilisé ne prend pas en compte
l’adaptation biologique des coraux
[7,8,9]
.
Malgré cette réserve, les conséquences
des changements environnementaux
à l’échelle de la planète restent préoc-
cupantes. Drew Harvell de l’université
de Cornell et ses collaborateurs ont par
exemple montré que les changements
climatiques et les activités humaines
accélèrent les migrations d’espèces et
donc les transferts de pathogènes, expo-
sant ainsi à de nouvelles maladies de
type épidémique des espèces jusqu’alors
protégées
[10]
. Une mortalité appa-
remment sans précédent des Acropo-
ridés, une famille de coraux essentielle
à la construction des récifs des Caraïbes,
a également été observée
[11]
.
Calcification inhibée
À cette liste des perturbations auxquelles
les récifs coralliens sont soumis il faut
à présent ajouter l’augmentation du
taux de CO2dans l’atmosphère. Ce
paramètre non considéré jusqu’ici se
révèle en effet crucial. Les biologistes
ont longtemps pensé, nous l’avons vu,
que la température était le facteur essen-
tiel contrôlant la distribution géogra-
phique des coraux. La raison en est
simple : les récifs coralliens se rencon-
trent essentiellement dans les eaux rela-
tivement chaudes des latitudes tropicales
et subtropicales
[fig. 1]
. Cependant, les
La température optimale
de développement
des coraux se situe
entre 21°C et 29,5°C.
SUR CETTE CARTE DU PACIFIQUE,
on a figuré en bleu les régions pour l'heure
peuplées par des récifs coralliens qui, selon de récentes simulations [21], seraient
en 2070 incapables de les héberger (risque allant croissant du gris au rouge). Expli-
cation : en l'espace de cent cinquante ans, la pression partielle du dioxyde de car-
bone (pCO
2
) dans l'atmosphère est passée de 280 à 370 parties par million (ppmv),
soit une hausse de 35%. Elle va inéluctablement continuer de grimper : les scé-
narios les plus optimistes prévoient une valeur de près de 520 ppmv d'ici l'an 2070.
Or la pCO
2
influence directement le développement des coraux.
Lorsque le CO
2
se dissout dans l'eau, le pH et la concentration en carbonates chu-
tent. Les carbonates étant un des ions constitutifs du CaCO
3
, leur diminution inhibe
la calcification des coraux.
Fig.2 Simulations pour la zone Pacifique
ectoderme
gastroderme
zooxanthelles
bouche
tentacule
squelette dénudé
des bouleversements provoqués par l’ac-
tivité humaine sur la structure et la bio-
géochimie des écosystèmes marins.
Une question qui suscite de vifs débats.
Les sceptiques quant aux scénarios catas-
trophes arguent volontiers du fait que
l’augmentation du taux de CO2pour-
rait stimuler la production primaire et
se révéler bénéfique pour certains éco-
systèmes terrestres. Cet effet est indé-
niable, mais il n’est pas aussi important
qu’on l’imaginait initialement. En effet,
l’augmentation de la production pri-
maire globale des végétaux terrestres
provoquée par l’élévation du CO2est
en partie contrebalancée par la stimu-
lation de la respiration des sols provo-
quée par l’élévation de température.
En revanche, il est certain que l’aug-
mentation de CO2inhibe le dévelop-
pement des organismes calcificateurs
océaniques. Est-ce aussi vrai pour les
organismes planctoniques, tels que les
coccolithophoridés responsables de
plus de la moitié de la précipitation
marine de carbonate de calcium? On
commence seulement à étudier cette
question. Elle a fait l’objet d’une action
de recherche conjointe du CNRS et
de la société Elf-Aquitaine car il est
urgent d’évaluer l’amplitude globale
du phénomène. Un phénomène qui
n’a pas été pris en compte lors des dis-
cussions concernant les émissions de
gaz à effet de serre, et au vu duquel les
objectifs de réduction des émissions de
CO2fixés par le protocole de Kyoto
semblent extrêmement modestes…
R.W. B. et J.-P. G.
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17 | NOVEMBRE 2004 | 67
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
Que signifient ces nouveaux résultats
sur la vulnérabilité de l’écosystème
corallien en termes de stratégies de pro-
tection? Il y a moins de dix ans, on pen-
sait que les perturbations locales
directement liées aux activités humaines
étaient la principale cause de la régres-
sion des récifs. Bien que préoccupante,
cette situation semblait gérable dans la
mesure où ces atteintes peuvent être
contrôlées ou combattues par des
mesures de conservation et de gestion
appropriées des zones côtières.
Une vulnérabilité accrue
Ces mesures sont bien connues : réduc-
tion de l’urbanisation, limitation des
rejets d’eaux usées non traitées ou mise
en réserve de certains récifs, une
approche qui a fait ses preuves pour la
Grande Barrière de corail. Cette ges-
tion à court terme n’est en revanche
pas adaptée au problème du réchauf-
fement global. Tous les récifs coralliens
qui se développent à une température
proche de la limite supérieure tolérée
sont très vulnérables aux élévations de
température ponctuelles de plus en
plus fréquentes. Le temps de latence
très important, de l’ordre de plusieurs
décennies, entre la réduction éven-
tuelle des émissions de gaz à effet de
serre et le réchauffement planétaire
donne un caractère inéluctable aux
épisodes de blanchissement.
On peut toujours imaginer que les récifs
situés à l’écart des grandes masses conti-
nentales et dans les zones dont la tem-
pérature est actuellement relativement
fraîche pourraient, en se réchauffant,
jouer un rôle de zone refuge. Mais on
sait aujourd’hui que la diminution géné-
rale de la calcification entraînée par
l’élévation du CO2atmosphérique
réduit cette source d’optimisme.
Selon Joanie Kleypas du National Cen-
ter for Atmospheric Research dans le
Colorado, il faut désormais envisager
une évolution des récifs coralliens :
nombre d’entre eux deviendront pro-
bablement des communautés coral-
liennes non récifales au fur et à mesure
que la calcification sera inhibée
[21,22]
.
Plus largement, ces résultats posent
bien sûr la question des conséquences
cium de la fin du XXIesiècle connaî-
tront des niveaux jamais égalés au cours
des derniers 70 millions d’années
[fig. 2]
.
La diminution de la calcification est pro-
bablement déjà en cours et pourrait pro-
voquer une réduction généralisée et
significative de la calcification bien avant
la fin du XXIesiècle
[13,20]
. Selon nos tra-
vaux et ceux de Joanie Kleypas du Natio-
nal Center for Atmospheric Research,
fondés sur les résultats expérimentaux
et sur les variations de CO2mesurées
ou estimées depuis la fin du siècle der-
nier, la calcification aurait diminué de
10% entre 1880 et 1990. En adoptant
la même approche, mais en nous
appuyant sur les variations futures pré-
dites par les modèles de l’International
Panel on Climate Change, nous pré-
voyons une décroissance de 22% en
moyenne entre 1990 et 2100
[fig. 3]
.
géologues savent aussi qu’il existe une
relation étroite entre la saturation de
l’eau en carbonate de calcium et la pré-
cipitation de ce dernier. Pourtant, l’in-
fluence de cette saturation sur la
formation des squelettes de coraux n’avait
jamais été étudiée expérimentalement.
En 1998, au Centre scientifique de
Monaco, nous avons donc mesuré la
calcification de colonies coralliennes
incubées dans de l’eau de mer dont la
saturation en carbonate de calcium était
modifiée expérimentalement
[12]
. Nous
avons ainsi apporté la preuve que la cal-
cification est inhibée lorsque la satura-
tion diminue. Cependant, seules deux
espèces avaient été étudiées, il était donc
difficile d’étendre ces résultats à toutes
les espèces de coraux. Par ailleurs, la
saturation avait été modifiée en faisant
varier la concentration en ions calcium,
alors que c’est celle des carbonates qui
change dans le milieu naturel. De nom-
breux travaux ont été menés depuis sur
d’autres espèces de coraux, ainsi que sur
des mésocosmes coralliens dans des
conditions plus proches des conditions
naturelles
[13 à 18]
. Ils ont tous confirmé
les premiers résultats.
En quoi ce mécanisme est-il si impor-
tant? Depuis 1880, la concentration
de CO2atmosphérique n’a cessé d’aug-
menter en raison de la combustion de
carburants fossiles, de la déforestation
et d’autres activités humaines. Elle est
actuellement 30 % plus élevée que
durant la période préindustrielle
[19]
.
Or, les eaux de surface, dans lesquelles
les communautés coralliennes se déve-
loppent, sont presque en équilibre avec
l’atmosphère. La teneur en CO2dis-
sous dans l’eau suit donc, en moyenne,
la même augmentation. Cette absorp-
tion de CO2par l’océan rend l’eau
moins alcaline, entraînant une dimi-
nution de la concentration en ion car-
bonate. L’eau devient alors sous-saturée
en CaCO3, et la calcification diminue.
Ce bouleversement de la chimie des
carbonates de l’eau de mer est sans pré-
cédent dans l’histoire géologique
récente. Bradley Opdyke de l’Austra-
lian National University à Canberra a
estimé que la pression partielle en CO2
et la saturation en carbonate de cal-
3
R.W. Buddemeier, J.A. Kleypas et
R.B. Artonson, Coral Reefs and Global Climate
Change: Potential Contributions of Climate
Change to Stresses on Coral Reef Ecosystems,
Pew Center on Global Climate Change, 2004.
Disponible sur www.pewclimate.org
3
C. Birkeland, Life and Death of Coral Reefs,
Chapman & Hall, 1997.
3
G. Copin-Montégut, Chimie de l’eau
de mer, Institut océanographique, 1996.
3
J. E. N. Veron, Corals in Space and Time.
The Biogeography and Evolution of the
Scleractinia, Cornell University Press, 1995.
3
www.larecherche.fr
66 LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17 | NOVEMBRE 2004 |
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
TROIS SCÉNARIOS SONT ENVISA-
GÉS
(courbes du haut)
: ils se fondent
sur les prévisions de l’évolution de la pres-
sion partielle de CO
2
dans l’atmosphère
au cours de ce siècle réalisées par l’In-
ternational Panel on Climate Change [19].
Les trois scénarios se distinguent par des
hypothèses sur l’accroissement de la
population humaine, la croissance éco-
nomique et les sources d’énergie utili-
sées (pétrole, gaz, énergies solaire et
nucléaire).
En vert,
le scénario pessimiste,
en blanc,
le plus probable, et,
en jaune,
le scénario optimiste.
Sur le graphe du
bas
sont présentées les variations du taux
de calcification de divers organismes et
communautés, ainsi que les barres d’er-
reur associées. Ces variations sont expri-
mées par rapport à la valeur de 1990.
D’après J.-P. Gattuso et al., American Zoologist, 39, 160, 1999.
Fig.3 Les taux de
calcification d’ici 2100
Vous venez de montrer que les man-
chots royaux ont su s’adapter à cer-
tains aléas climatiques. Quel a été le
contexte de vos recherches?
Pendant la durée d’élevage des pous-
sins, les manchots royaux qui peuplent
l’archipel français de Crozet, dans l’océan
Austral, nagent à plusieurs centaines
de kilomètres des côtes pour se ravi-
tailler et, en particulier, pour y pêcher
des poissons lanternes. Or ces derniers
pullulent dans une zone particulière,
connue sous le nom de « front polaire »,
où se rencontrent les eaux polaires très
froides et les eaux subantarctiques plus
tempérées. Ce front se trouve habi-
tuellement à 300 ou 400 kilomètres au
sud de l’archipel. Mais lors des épisodes
climatiques El Niño, qui reviennent tous
les trois à sept ans, il s’éloigne de 300
à 400 kilomètres! La question était donc
de savoir comment les manchots s’adap-
taient à ce déplacement.
Qu’avez-vous découvert?
Que ces oiseaux ont un mode de ges-
tion alimentaire tout à fait particulier!
Mâle et femelle se relaient pour couver
l’œuf et alimenter le poussin. En temps
normal, le mâle assure les trois der-
nières semaines d’incubation et la
femelle revient peu avant l’éclosion,
l’estomac plein de nourriture. Mais nous
avons découvert que si la mère est retar-
Le manchot royal joue les prolongations
Yvon Le Maho
est directeur du
centre d’écologie
et physiologie
énergétiques
de Strasbourg.
dée (du fait des 300 ou 400 kilomètres
à parcourir) et n’est pas rentrée à l’éclo-
sion, le père est capable d’alimenter le
poussin pendant une dizaine de jours
grâce à de la nourriture stockée dans
son estomac pendant près de trois
semaines! C’est un peptide que nous
avons récemment identifié et baptisé
« sphéniscine » (en référence au nom
latin du manchot) qui est probablement
en cause. Doté d’une très forte activité
antimicrobienne et antifongique, il joue-
rait le rôle de conservateur. C’est la
première fois qu’une telle adaptation
physiologique au climat est mise en
évidence.
Est-ce à dire que les oiseaux pour-
raient s’adapter au réchauffement
climatique annoncé?
Rien n’est moins sûr. Leur capacité
d’adaptation dépend de la durée du phé-
nomène climatique. Les simulations
numériques prévoient une multiplica-
tion, voire une aggravation, des phé-
nomènes El Niño. Les manchots royaux
seront-ils capables de conserver la
nourriture une semaine ou deux de
plus? La question reste ouverte.
Propos recueillis par F.L.
1880 1980 2000
variation du taux de calcification
rapporté à celui de 1990 (%)
pression de CO2
2020 2040 2050 2080 2100
-50
-30
-20
-40
-10
0
10
200
400
600
800
1000
[12] J.-P. Gattuso
et
al., Global and
Planetary Change,
18,
37, 1998.
[13] J.-P. Gattuso,
D. Allemand, M.
Frankignoulle,
American Zoologist,
39,
160, 1999.
[14] C. Langdon
et al., Global
Biogeochemical
Cycles,
17, 1001, 2003.
[15] N. Leclercq,
J.-P. Gattuso, J.
Jaubert,
Global Change
Biology, 6,
329, 2000.
[16] F. Marubini,
B. Thake,
Limnology
and Oceanography, 44,
716, 1999.
[17] F. Marubini, M.J.
Atkinson,
Marine
Ecology Progress
Series, 188,
117, 1999.
[18] K. Schneider,
J. Erez,
2000 Ocean
Sciences Meeting,
San
Antonio, Texas, 2000.
[19] J.T. Houghton
et al., Climate change
1995. The science of
climate change,
Cambridge University
Press, 1996.
[20] J.A. Kleypas
et
al., Science, 284,
118,
1999.
[21] J.M. Guinotte,
R.W. Buddemeier et
J.A. Kleypas,
Coral
Reefs, 22,
551, 2003.
[22] J.A. Kleypas, R.W.
Buddemeier,
J.-P. Gattuso,
International Journal
of Earth Sciences, 90,
426, 2001.
3
POUR EN SAVOIR PLUS
DR
en atm
1 / 3 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !