des bouleversements provoqués par l’ac-
tivité humaine sur la structure et la bio-
géochimie des écosystèmes marins.
Une question qui suscite de vifs débats.
Les sceptiques quant aux scénarios catas-
trophes arguent volontiers du fait que
l’augmentation du taux de CO2pour-
rait stimuler la production primaire et
se révéler bénéfique pour certains éco-
systèmes terrestres. Cet effet est indé-
niable, mais il n’est pas aussi important
qu’on l’imaginait initialement. En effet,
l’augmentation de la production pri-
maire globale des végétaux terrestres
provoquée par l’élévation du CO2est
en partie contrebalancée par la stimu-
lation de la respiration des sols provo-
quée par l’élévation de température.
En revanche, il est certain que l’aug-
mentation de CO2inhibe le dévelop-
pement des organismes calcificateurs
océaniques. Est-ce aussi vrai pour les
organismes planctoniques, tels que les
coccolithophoridés responsables de
plus de la moitié de la précipitation
marine de carbonate de calcium? On
commence seulement à étudier cette
question. Elle a fait l’objet d’une action
de recherche conjointe du CNRS et
de la société Elf-Aquitaine car il est
urgent d’évaluer l’amplitude globale
du phénomène. Un phénomène qui
n’a pas été pris en compte lors des dis-
cussions concernant les émissions de
gaz à effet de serre, et au vu duquel les
objectifs de réduction des émissions de
CO2fixés par le protocole de Kyoto
semblent extrêmement modestes… ■
R.W. B. et J.-P. G.
LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17 | NOVEMBRE 2004 | 67
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
Que signifient ces nouveaux résultats
sur la vulnérabilité de l’écosystème
corallien en termes de stratégies de pro-
tection? Il y a moins de dix ans, on pen-
sait que les perturbations locales
directement liées aux activités humaines
étaient la principale cause de la régres-
sion des récifs. Bien que préoccupante,
cette situation semblait gérable dans la
mesure où ces atteintes peuvent être
contrôlées ou combattues par des
mesures de conservation et de gestion
appropriées des zones côtières.
Une vulnérabilité accrue
Ces mesures sont bien connues : réduc-
tion de l’urbanisation, limitation des
rejets d’eaux usées non traitées ou mise
en réserve de certains récifs, une
approche qui a fait ses preuves pour la
Grande Barrière de corail. Cette ges-
tion à court terme n’est en revanche
pas adaptée au problème du réchauf-
fement global. Tous les récifs coralliens
qui se développent à une température
proche de la limite supérieure tolérée
sont très vulnérables aux élévations de
température ponctuelles de plus en
plus fréquentes. Le temps de latence
très important, de l’ordre de plusieurs
décennies, entre la réduction éven-
tuelle des émissions de gaz à effet de
serre et le réchauffement planétaire
donne un caractère inéluctable aux
épisodes de blanchissement.
On peut toujours imaginer que les récifs
situés à l’écart des grandes masses conti-
nentales et dans les zones dont la tem-
pérature est actuellement relativement
fraîche pourraient, en se réchauffant,
jouer un rôle de zone refuge. Mais on
sait aujourd’hui que la diminution géné-
rale de la calcification entraînée par
l’élévation du CO2atmosphérique
réduit cette source d’optimisme.
Selon Joanie Kleypas du National Cen-
ter for Atmospheric Research dans le
Colorado, il faut désormais envisager
une évolution des récifs coralliens :
nombre d’entre eux deviendront pro-
bablement des communautés coral-
liennes non récifales au fur et à mesure
que la calcification sera inhibée
[21,22]
.
Plus largement, ces résultats posent
bien sûr la question des conséquences
cium de la fin du XXIesiècle connaî-
tront des niveaux jamais égalés au cours
des derniers 70 millions d’années
[fig. 2]
.
La diminution de la calcification est pro-
bablement déjà en cours et pourrait pro-
voquer une réduction généralisée et
significative de la calcification bien avant
la fin du XXIesiècle
[13,20]
. Selon nos tra-
vaux et ceux de Joanie Kleypas du Natio-
nal Center for Atmospheric Research,
fondés sur les résultats expérimentaux
et sur les variations de CO2mesurées
ou estimées depuis la fin du siècle der-
nier, la calcification aurait diminué de
10% entre 1880 et 1990. En adoptant
la même approche, mais en nous
appuyant sur les variations futures pré-
dites par les modèles de l’International
Panel on Climate Change, nous pré-
voyons une décroissance de 22% en
moyenne entre 1990 et 2100
[fig. 3]
.
géologues savent aussi qu’il existe une
relation étroite entre la saturation de
l’eau en carbonate de calcium et la pré-
cipitation de ce dernier. Pourtant, l’in-
fluence de cette saturation sur la
formation des squelettes de coraux n’avait
jamais été étudiée expérimentalement.
En 1998, au Centre scientifique de
Monaco, nous avons donc mesuré la
calcification de colonies coralliennes
incubées dans de l’eau de mer dont la
saturation en carbonate de calcium était
modifiée expérimentalement
[12]
. Nous
avons ainsi apporté la preuve que la cal-
cification est inhibée lorsque la satura-
tion diminue. Cependant, seules deux
espèces avaient été étudiées, il était donc
difficile d’étendre ces résultats à toutes
les espèces de coraux. Par ailleurs, la
saturation avait été modifiée en faisant
varier la concentration en ions calcium,
alors que c’est celle des carbonates qui
change dans le milieu naturel. De nom-
breux travaux ont été menés depuis sur
d’autres espèces de coraux, ainsi que sur
des mésocosmes coralliens dans des
conditions plus proches des conditions
naturelles
[13 à 18]
. Ils ont tous confirmé
les premiers résultats.
En quoi ce mécanisme est-il si impor-
tant? Depuis 1880, la concentration
de CO2atmosphérique n’a cessé d’aug-
menter en raison de la combustion de
carburants fossiles, de la déforestation
et d’autres activités humaines. Elle est
actuellement 30 % plus élevée que
durant la période préindustrielle
[19]
.
Or, les eaux de surface, dans lesquelles
les communautés coralliennes se déve-
loppent, sont presque en équilibre avec
l’atmosphère. La teneur en CO2dis-
sous dans l’eau suit donc, en moyenne,
la même augmentation. Cette absorp-
tion de CO2par l’océan rend l’eau
moins alcaline, entraînant une dimi-
nution de la concentration en ion car-
bonate. L’eau devient alors sous-saturée
en CaCO3, et la calcification diminue.
Ce bouleversement de la chimie des
carbonates de l’eau de mer est sans pré-
cédent dans l’histoire géologique
récente. Bradley Opdyke de l’Austra-
lian National University à Canberra a
estimé que la pression partielle en CO2
et la saturation en carbonate de cal-
3
R.W. Buddemeier, J.A. Kleypas et
R.B. Artonson, Coral Reefs and Global Climate
Change: Potential Contributions of Climate
Change to Stresses on Coral Reef Ecosystems,
Pew Center on Global Climate Change, 2004.
Disponible sur www.pewclimate.org
3
C. Birkeland, Life and Death of Coral Reefs,
Chapman & Hall, 1997.
3
G. Copin-Montégut, Chimie de l’eau
de mer, Institut océanographique, 1996.
3
J. E. N. Veron, Corals in Space and Time.
The Biogeography and Evolution of the
Scleractinia, Cornell University Press, 1995.
3
www.larecherche.fr
66 LES DOSSIERS DE LA RECHERCHE Nº 17 | NOVEMBRE 2004 |
CONSTATS
ÉCOSYSTÈMES CORALLIENS
TROIS SCÉNARIOS SONT ENVISA-
GÉS
(courbes du haut)
: ils se fondent
sur les prévisions de l’évolution de la pres-
sion partielle de CO
2
dans l’atmosphère
au cours de ce siècle réalisées par l’In-
ternational Panel on Climate Change [19].
Les trois scénarios se distinguent par des
hypothèses sur l’accroissement de la
population humaine, la croissance éco-
nomique et les sources d’énergie utili-
sées (pétrole, gaz, énergies solaire et
nucléaire).
En vert,
le scénario pessimiste,
en blanc,
le plus probable, et,
en jaune,
le scénario optimiste.
Sur le graphe du
bas
sont présentées les variations du taux
de calcification de divers organismes et
communautés, ainsi que les barres d’er-
reur associées. Ces variations sont expri-
mées par rapport à la valeur de 1990.
D’après J.-P. Gattuso et al., American Zoologist, 39, 160, 1999.
Fig.3 Les taux de
calcification d’ici 2100
Vous venez de montrer que les man-
chots royaux ont su s’adapter à cer-
tains aléas climatiques. Quel a été le
contexte de vos recherches?
Pendant la durée d’élevage des pous-
sins, les manchots royaux qui peuplent
l’archipel français de Crozet, dans l’océan
Austral, nagent à plusieurs centaines
de kilomètres des côtes pour se ravi-
tailler et, en particulier, pour y pêcher
des poissons lanternes. Or ces derniers
pullulent dans une zone particulière,
connue sous le nom de « front polaire »,
où se rencontrent les eaux polaires très
froides et les eaux subantarctiques plus
tempérées. Ce front se trouve habi-
tuellement à 300 ou 400 kilomètres au
sud de l’archipel. Mais lors des épisodes
climatiques El Niño, qui reviennent tous
les trois à sept ans, il s’éloigne de 300
à 400 kilomètres! La question était donc
de savoir comment les manchots s’adap-
taient à ce déplacement.
Qu’avez-vous découvert?
Que ces oiseaux ont un mode de ges-
tion alimentaire tout à fait particulier!
Mâle et femelle se relaient pour couver
l’œuf et alimenter le poussin. En temps
normal, le mâle assure les trois der-
nières semaines d’incubation et la
femelle revient peu avant l’éclosion,
l’estomac plein de nourriture. Mais nous
avons découvert que si la mère est retar-
Le manchot royal joue les prolongations
Yvon Le Maho
est directeur du
centre d’écologie
et physiologie
énergétiques
de Strasbourg.
dée (du fait des 300 ou 400 kilomètres
à parcourir) et n’est pas rentrée à l’éclo-
sion, le père est capable d’alimenter le
poussin pendant une dizaine de jours
grâce à de la nourriture stockée dans
son estomac pendant près de trois
semaines! C’est un peptide que nous
avons récemment identifié et baptisé
« sphéniscine » (en référence au nom
latin du manchot) qui est probablement
en cause. Doté d’une très forte activité
antimicrobienne et antifongique, il joue-
rait le rôle de conservateur. C’est la
première fois qu’une telle adaptation
physiologique au climat est mise en
évidence.
Est-ce à dire que les oiseaux pour-
raient s’adapter au réchauffement
climatique annoncé?
Rien n’est moins sûr. Leur capacité
d’adaptation dépend de la durée du phé-
nomène climatique. Les simulations
numériques prévoient une multiplica-
tion, voire une aggravation, des phé-
nomènes El Niño. Les manchots royaux
seront-ils capables de conserver la
nourriture une semaine ou deux de
plus? La question reste ouverte. ■
Propos recueillis par F.L.
1880 1980 2000
variation du taux de calcification
rapporté à celui de 1990 (%)
pression de CO2
2020 2040 2050 2080 2100
-50
-30
-20
-40
-10
0
10
200
400
600
800
1000
[12] J.-P. Gattuso
et
al., Global and
Planetary Change,
18,
37, 1998.
[13] J.-P. Gattuso,
D. Allemand, M.
Frankignoulle,
American Zoologist,
39,
160, 1999.
[14] C. Langdon
et al., Global
Biogeochemical
Cycles,
17, 1001, 2003.
[15] N. Leclercq,
J.-P. Gattuso, J.
Jaubert,
Global Change
Biology, 6,
329, 2000.
[16] F. Marubini,
B. Thake,
Limnology
and Oceanography, 44,
716, 1999.
[17] F. Marubini, M.J.
Atkinson,
Marine
Ecology Progress
Series, 188,
117, 1999.
[18] K. Schneider,
J. Erez,
2000 Ocean
Sciences Meeting,
San
Antonio, Texas, 2000.
[19] J.T. Houghton
et al., Climate change
1995. The science of
climate change,
Cambridge University
Press, 1996.
[20] J.A. Kleypas
et
al., Science, 284,
118,
1999.
[21] J.M. Guinotte,
R.W. Buddemeier et
J.A. Kleypas,
Coral
Reefs, 22,
551, 2003.
[22] J.A. Kleypas, R.W.
Buddemeier,
J.-P. Gattuso,
International Journal
of Earth Sciences, 90,
426, 2001.
3
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