l'absolu. La métaphysique, c'est la vision immédiate de l'Être, développée par l'analyse
réfléchie. M. Lachelier accepte cette formule, mais il lui donne un sens nouveau. La
négation de toute substance étrangère à l'esprit, c'est la philosophie même, qui n'existe
que si tout est intelligible. Mais la méthode intuitive repose sur une expérience
intérieure : elle affirme, elle ne prouve pas. Les clartés du sentiment trop souvent se
voilent et s'obscurcissent. Il ne s'agit pas de persuader, mais de convaincre ; de faire
appel à la complaisance individuelle, mais de contraindre l'esprit par la force irrésistible
de l'enchaînement dialectique. M. Ravaisson a donné à M. Lachelier le principe et la
conclusion de sa philosophie. L'esprit est ce qui est. Kant lui a donné le sens de cette
formule, la méthode qu'elle contient. S'il n'y a pas d'objet extérieur à la pensée, il suffit
d'analyser la pensée pour y trouver l'objet. Le monde ne peut être qu'un jeu d'idées,
c'est-à-dire l'esprit absolu traversant des formes qui le travestissent jusqu'à le rendre
méconnaissable. Dieu, c'est l'esprit ramené en lui-même, se distinguant par la réflexion
de l'objet qu'il crée. Il semble qu'il y ait dans Kant une idée perpétuellement sous
entendue, l'esprit est l'absolu ; M. Lachelier l'exprime. Pour saisir sa philosophie dans ses
éléments et dans ses origines psychologiques, si j'ose dire, il faut imaginer un esprit
séduit tout à la fois par le mécanisme de Descartes, par la philosophie de la force de
Leibniz, par la méthode intuitive de M. Ravaisson, et trouvant dans une méditation
prolongée des trois critiques de Kant le sens et l'unité de ces divers points de vue.
L'esprit absolu prend toujours, il faut l'avouer, quelque chose de l'esprit de ses
interprètes. La vérité sans doute est impersonnelle, mais il y a un art tout individuel de la
rechercher. M. Lachelier aime les subtilités, les arguments adroits, la défense habile des
vérités relatives. Il y a en lui ce trait de race, qu'on trouve dans le grand Corneille, l'esprit
processif, la subtilité, la réserve normande. Il n'aime pas à affirmer. Il ne s'y résout que
quand il [s’]y est comme réduit lui-même en épuisant toutes les hypothèses possibles. Il
est à la fois hésitant et très hardi : deux formes en lui de la sincérité. C'est une grande
audace, sous une apparence de timidité parfois, de ne dire que ce que l'on pense, mais
de dire tout ce qu'on pense. Il se plaît à la méthode critique, qui n'engage pas d'un seul
coup, qui permet de s'attarder, de revenir sur ses pas, de changer de route, d'assurer le
terrain et de n'avancer qu'à coup sûr. Il n'arrive à sa pensée qu'en traversant la pensée
des autres, qu'il fait sienne, qu'il transforme, qu'il réfute dans toutes ses métamorphoses.
Ce n'est que contraint, forcé, ayant été dans tous les sens, ne pouvant plus échapper,
qu'il donne la solution qui rend compte des solutions apparentes et tranche la difficulté.
La philosophie est une recherche laborieuse, un effort parfois pénible vers la vérité, une
marche lente et progressive, qui le conduit, par les opinions qu'il combat, par les
hypothèses qu'il rejette, à la méthode qu'il adopte, et par les démarches compliquées de
cette méthode analytique, à travers les doutes et les négations, jusqu'à la vérité
définitive. Tout est pensée : l’objet est créé par le sujet. Sa philosophie établit cette
première vérité et la développe. En analysant les éléments des illusions nécessaires, elle
affranchit l'esprit, elle le rend à lui-même. Il faut aller d'abord des faux systèmes au
premier principe de toute philosophie, puis de la pensée au monde, pour revenir du
monde à la pensée, dont, à vrai dire, on n'est pas sorti. Après avoir fait ce qu'on pourrait
appeler la philosophie de la nature, il faut étudier la pensée, d'abord en tant qu'elle-
même est comprise et se voit dans le monde qu'elle crée, ensuite en tant qu'elle s'en
dégage par la réflexion, par la moralité, par la conscience et l'adoration de l'absolu. Pour
faire sortir la moisson de terre, le paysan la brise, la remue, la creuse ; ainsi la moisson
de vérité sort de l'esprit remué en tous sens, agité jusqu'en ses profondeurs, où son
germe dormait. Par une mystérieuse correspondance, souvent la lecture d'un écrivain,
l'éloquence d'un orateur éveille des images inattendues. M. Lachelier éveillait en nous