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Histoires de Vide
Celui qui croyait au Vide
et celui qui n'y croyait pas
Simon Diner
si.diner@wanadoo.fr
Dans ce texte les mots marqués d’un * renvoient aux entrées correspondantes du
Lexique de Philosophie Naturelle
http://www.peiresc.org/DINER/Lexique.pdf
Petite promenade à travers vingt cinq siècles de discours sur le vide.
On découvre avec étonnement que toutes les opinions sont dans la nature
et que le mystère reste aussi épais que jamais.
Ce texte ne doit pas être lu une fois pour toute. Il faut s'y promener comme
en un jardin anglais et y revenir sans cesse sur ses pas.
Il ne faut jamais perdre de vue que le sens des mots change au cours des
temps et que le mot vide lui même, se livre à une gigantesque valse
hésitation entre la chose (comme çà) et le signe (comme si*).
Le Vide est une des catégories les plus fondamentales de la Physique
et de la Métaphysique. Ecrire une histoire du Vide reste encore aujourd'hui
à faire1 . Nous ne tenterons pas ici une écriture raccourcie de cette histoire.
1 Pour une histoire du Vide qui s'arrête à Pascal, le lecteur peut lire le passionnant récit de Michèle Porte:
Le Vide et l'Un (Ouvrage hors collection des Cahiers de Fontenay.1988. E.N.S. 81 avenue Lombart. BP
81. 82266 Fontenay aux Roses. Cedex).
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Nous proposons cependant une promenade à travers les conceptions du
vide, par le truchement de citations couvrant vingt cinq siècles de
l'évolution philosophique et scientifique. A notre avis, toutes ces opinions,
dans leur diversité, révèlent les facettes multiples du problème. Elles n'ont
pour ainsi dire pas vieilli, et nous nous gardons de la moindre attitude de
tendresse amusée ou de condescendance vis à vis de pensées, y compris les
plus actuelles, qui gardent toute leur validité. Nous essaierons d'employer
ici le mot Vide comme équivalent de Rien*, et d'utiliser le mot Ether* pour
désigner un Vide Plein, ou tout au moins un vide de matière ordinaire et de
lumière. Mais nous n'y réussirons sans doute pas et le contexte dira chaque
fois au lecteur, nous l'espérons, si notre Vide est vide ou plein.
PARMENIDE d'Elée ( 515-470 av. JC)
Celui qui n'y croyait pas.
On ne pourra jamais par la force prouver
Que le non-être a l'être
Car il croyait en l'Unité de l'Etre et en sa permanence (principe de
conservation de l'être). Mais le problème du non-être* est sans doute d'une
Elle s'appuie sans cesse sur le monument du XXème siècle que constitue le livre de Pierre Duhem: Le
système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Copernic. 10 volumes. Hermann.
Paris 1959.
Toutes les histoires de l'Atomisme, devraient pouvoir être lues parallèlement comme des
histoires du Vide. C'est le cas de :
A. Pyle. Atomism and its critics. Problem areas associated with the development of the atomic theory of
matter from Democritus to Newton. Thoemmes Press. 1995.
Une bonne introduction se trouve dans: Les atomes. Une anthologie historique. Agora. Presses-Pocket.
1991.
Un lecteur averti peut aussi lire avec profit:
F. Balibar. Einstein 1905. De l'éther aux quanta. PUF . 1991.
Plus savants sont:
E. Grant. Much ado about nothing. Theories of space and vacuum from the middle ages to the Scientific
Revolution. Cambridge University Press. 1981.
G.N. Cantor and M.J.S. Hodge, eds. Conceptions of ether. Cambridge University Press. 1981.
On peut recommander des livres de grande vulgarisation :
Henning Genz: Die Entdeckung des Nichts. Leere und Fülle in Universum. (La découverte du rien. Le
vide et le plein dans l'univers). Carl Hansen Verlag. München. 1994. Traduction anglaise : Nothingness.
The science of empty space. Perseus Books. 1999.
A. Le Noxaïc. Les métamorphoses du vide. Belin. Pour la Science. 2004.
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autre nature que celui du vide. Et ceci en raison de la complexité
multiforme du problème de l'être*.
EMPEDOCLE d'Agrigente ( 490-430 av. JC)
Celui qui n'y croyait pas. Il pensait qu'en plus de quatre éléments
fondamentaux: le feu, l'eau, l'air et la terre, un cinquième, l'éther
emplissait l'Univers.
ce Titan qu'est l'Ether
De son cercle embrassant toutes choses serrées
fragment 38
illimité le vaste Ether
fragment 39
Et pourtant il pense que les éléments peuvent se mélanger en
s'entrepénétrant par des pores microscopiques. Tout en refusant
l'existence du vide. Aristote n'a pas manqué de voir là une position difficile
à tenir.
LEUCIPPE ET DEMOCRITE. ( 460- ? av J.C.)
Ceux qui y croyaient.
Leucippe et son compagnon Démocrite déclarent
que le plein et le vide sont les éléments, qu'ils dénomment respectivement
être et non-être, l'être étant le plein et l'étendue, et le non-être le vide et le
rare. C'est pourquoi ils concluent que l'être n'a pas plus d'existence que le
non-être, parce que le vide n'existe pas moins que le corps; ce sont là les
causes des objets, du point de vue de la matière.
Aristote. Métaphysique.
Quelques anciens (Parménide) avaient en effet pensé que l'être est
nécessairement un et immobile; le vide est, selon eux, le non-être, et il ne
peut pas y avoir de mouvement puisqu'il n'y a pas de vide séparé....En
partant de ces raisonnements, en dépassant le témoignage des sens et
en le négligeant sous prétexte qu'il ne faut suivre que la raison,
quelques penseurs enseignent que l'univers est un, immobile et
illimité....(C'est là sans doute la première pensée de l'être en tant que
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principe conceptuel de la science, par opposition à une quelconque donnée
concrète. Nous avions fait déjà remarquer que la notion d'être chez
Parménide est somme toute assez abstraite.)
Mais Leucippe croyait disposer de raisonnements qui, en s'accordant
avec les données des sens, ne devaient supprimer ni la génération, ni la
destruction, ni le mouvement et la pluralité des êtres. Mais ayant fait ces
concessions aux phénomènes sensibles et accordé aux constructeurs de
l'Un leur proposition selon laquelle il ne saurait y avoir de mouvement sans
le vide, il dit que le vide est le non-être et que nulle partie de l'être n'est
non-être? Car ce qui existe au sens propre du terme, l'être, est ce qui est
entièrement compact.
Aristote. De la Génération et de la Corruption
Où l'on finit par se demander ce qu'exister veut dire.
C'est bien la question que se pose Platon, qui dénonce l'ambiguité du verbe
être, signifiant à la fois "exister substantiellement" et "être identique à".
Une existence sensible et une existence intelligible. Aristote,à sa suite, a
bien compris ce jeu du comme ça et du comme si.
PLATON (427-347 av. J.C.)
Croît à l'existence du non-être, comme Leucippe et Démocrite. Mais
alors que pour ceux ci, c'était le rien du tout, le vide (kénon), pour Platon
il s'agit à la fois d'un réceptacle et d'un matériau, qui sert d'intermédiaire
entre le sensible et l'intelligible, et qu'il nomme l'étendue (la chora).
Platon inaugure la tradition occidentale de la géométrisation de
l'espace et n'admet pas le vide des atomistes. Il matérialise l'étendue,
identifiant dans le Timée, son oeuvre phare, la matière première et
l'étendue. L'étendue n'est donc pas l'espace vide, mais la matière
permanente de l'univers. La matière première, sans forme, qui baigne les
éléments formés de figures polyédriques. Comme il y a cinq polyèdres
réguliers et que Platon ne connaît que quatre éléments: le feu, l'eau, l'air,
la terre, la tentation est grande de considérer une cinquième substance
constituée de dodécaèdres pentagonaux. C'est l'éther, Ame du Monde.
La position de Platon varie, et l'étendue (chora) change de sens
selon les textes, montrant par là l'extraordinaire difficulté de mise en forme
de ce problème.
Platon se déplace à l'intérieur d'une division tripartite de la réalité:
les formes intelligibles ( les idées), qui sont les modèles immuables
des choses sensibles qui sont les images des formes intelligibles projetées
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sur un milieu spatial, un matériau, sur lequel s'exerce l'action du
démiurge permettant l'apparition des choses sensibles. Mais le matériau
reste particulièrement ambigu dans sa participation simultanée au sensible
et à l'intelligible. Citons quelques passages des plus célèbres.
C'est bien le même type de discours qu'on doit tenir quand on parle de ce
qui reçoit tous les corps. Il faut toujours lui donner le même nom; car elle
ne perd absolument aucune des propriétés qui sont les siennes. Toujours en
effet elle reçoit toutes les choses, et jamais en aucune manière sous aucun
rapport elle ne prend une forme qui ressemble en rien de ce qui peut entrer
en elle. Par nature, en effet elle se présente comme le porte-empreinte de
toutes choses. Modifiée et découpée en figures par les choses qui entrent
en elle, elle apparaît par suite tantôt sous un aspect tantôt sous un autre. Les
choses qui entrent en elle et qui en sortent sont des imitations de réalités
éternelles, des empreintes qui proviennent de ces réalités éternelles d'une
manière qu'il n'est pas facile de décrire et qui suscite l'étonnement, sujet sur
lequel nous reviendrons plus tard.
Cette description nous l'attendons toujours. Comment les copies des
formes intelligibles entrent et sortent de la chora, Platon ne l'explique pas.
Mais il a comme l'intuition d'un "code gétique" et va utiliser une
métaphore biologique.
Pour le moment donc, il faut se mettre dans la tête qu'il y a trois
choses: ce qui devient, ce en quoi cela devient, et ce à la ressemblance de
quoi naît ce qui devient. Et tout naturellement il convient de comparer le
réceptacle à une mère, le modèle à un père, et la nature qui tient le milieu
entre les deux à un enfant, et de comprendre que, si l'empreinte doit être
diverse..., l'entité en quoi vient se déposer cette empreinte ne saurait être
convenablement disposée que si elle est absolument dépourvue des formes
de toutes les espèces des choses qu'elle est susceptible de recevoir par
ailleurs....................
Voilà bien pourquoi nous disons que la mère de ce qui est venu à l'être,
de ce qui est visible ou du moins perceptible par un sens, c'est à dire le
réceptacle, n'est ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien de tout ce qui
vient de ces éléments et de tout ce dont ils dérivent. Mais si nous disons
qu'il s'agit d'une espèce invisible et dépourvue de forme, qui reçoit
tout, qui participe de l'intelligible d'une façon particulièrement
déconcertante et qui se laisse très difficilement saisir, nous ne
mentirons point.
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