Rites et
paroles
de
la profession
solennelle dans
I'Ordre des chartreux 11
Rites
et paroles
de
la profession
solennelle dans
I'Ordre des chartreux
Nathalie Nabert
Doyen de la Faculté des Lettres de l'Institut Catholique de Paris
Dans les Coutumes de Chartreuset
qu'il rédige entre ll2I et II28, soit
une
quarantaine
d'années après la fondation
de 1'Ordre
par saint
Bruno,
Guigues
Ier, cinquième
prieur de Chartreuse, consacre
plusieurs paragraphes
au
processus
de formation
et d'intégration des
novices
moines de chæur destinés
à
vivre leur
consécration
religieuse
en cellule,
les
chapitres : 22, 23, 24 et
25 et à
celui des
frères
convers
destinés
à aider les moines
de chæur dans
la gestion
matérielle
du
monastère, les
chapitres :73,74 et752.
Parmi ces
indications
qui
codifient,
comme
I'indique le mot Coutumes,
une
pratique
déjà
existante
mais
dont la tradttion
s'était transmise
oralement, deux chapitres,
respectivement
les
chapitres
23 et J4, reproduisent la formule
de
profession
monastique
des
moines
de chæur, les
pères,
et des
moines
convers,
les
frères. Ces formules sensiblement
différentes sont I'aboutissement
d'un itinéraire
spirituel et d'une codification
juridique d'une demande d'engagement
solennel devant la communauté.
Toujours
en vigueur aujourd'hui, mais amputée
de sa dernière
partie pour celle
des
frères
afin de la rendre
semblable
presque
en tout à celle des
pères,
suivant
un mouvement
d'assimilation
qui s'est fart
au cours des siècles,
la profession
solennelle des chartreux
est
le
juste équilibre entre
les formulations
partielles
du
cénobitisme occidental
présentes
dans
la Règle de saint
Benoît' et la Règle du
Maîtrea
et celles de l'érémitisme,
tel que Grimlaicus
pour les reclus
et saint
Pierre Damien
pour les
Camaldules
les
évoquent dans la Règte des solitairess et
dans
Les écrits de
Font Avellaneu
. Le particularisme
cartusien est
donc
présent
dans
le droit, dans la parole
efficace et dans
le geste qui accomplit
la parole
dans
l'espace. L'histoire de l'Ordre des chartreux diversifiera
Ia profession
avec
le
temps
en profession
simple ou temporaire
et en profession
des
rendus laïcs
supprimés en 1570
et des donnés apparus
sous
le généraIat
de Dom Basile au
XIIe siècle et dont le statut temporaire ou perpétuel
toujours existant s'est
affirmé selon Dom Maurice Laporte : (( comme un état religieux propre
répondant à la vocation de certaines âmes,
pour lesquelles il est
l'instrument de
' Introduction, texte
critique,
traduction
et
notes
par
un chartreux,
Paris,
1984,
SC.,
no 313.
' Idem,
p.
213-221
et
p. 279-283.
3 La vie et la règle de saint benoît, traduction de Mère Elisabeth de Solms, Desclée de
Brouwer 1965.
a
Introduction, texte,
traduction et notes par Adalbert
de Vogtié, Paris, 1964,
SC,
no 105 et
106 2
vol.
s
Regula
Solitariorum dansla
Patrologie Latine
(P.L)
no 103, col. 574-664.
u
Saint
Pierre Damien
; Opusculus.XY. C. VII, De servorum
disciplina,
P.L. 145,
col. 342.
t2 Nathalie Nabert
sanctification
qui leur
convient spécifiquement
> les
conduis
ant
par
une
<montée
lente, régulière,
continue,
vers la vie
religieuset. ,>
C'est donc à l'origine de la formulation
de la profession
solennelle
des
pères
et des frères dans les Coutumes de Guigues en tant qu'engagement
juridique, parole
efficace et modalité
de désappropriation
séculière
que nous
nous intéresserons
dans cette étude.
- I - Un engagement
juridique.
La profession
solennelle, comme
I'indique
son étymon : Professio,
est une
déclaration
publique et officielle qui engage le contractant
devant la
communauté. Ni les Coutumes de Guigues, ni les textes antérieurs
qui les ont
influencées
ne retiennent l'adj
ectif solennel introduit tardivement
pour
différencier les
professions
simples ou temporaires des
professions
à vie. Les
sources
en revanche
témoignent de I'originalité du rit cartusien
et du substrat
juridique qui font entrer
la promesse
dans
un processus
de solennisation du don
de soi à Dieu à travers
une
formulation
contraignante.
L'acte
juratoire
qui sous-
tend la profession
s'accompagne dès
lors
d'un point
de vue contractuel visant
à
garantir
juridiquement par un certain nombre
d'implications I'efficience de la
parole engagée,
sans
lesquelles
elle resterait
une simple formule promissoire.
Tels
sont les
deux aspects
de
I'engagement
juridique
que
nous
analyserons.
La formulation contraignante
A la différence
de la Règle
de Saint Benoît qui ne donne
pas
la formule de
profession
se contentant
d'en évoquer indirectement
le contenu
: < Celui que
I'on va recevoir
promettra
devant
tous,
dans
l'oratoire,
sa stabilité, une vie de
vertus monastiques,
et l'obéissance,
devant
Dieu et ses saints
pour que
si un
jour
il agiss
ait autrement,
il se sache
condamné
par Celui dont il se
moquet. >>,
les
Coutumes
de Chartreuse notent
avec
grand
soin et distinction la profession
du
novice de chæur et celle du novice convers.
Une première
comparaison
permettra
d'en distinguer les
termes.
Une seconde analyse comparative avec les
professions
connues à Cluny et à Font-Avellane
permettra
d'en dessiner
les
particularismese.
n'Dom Maurice laporte, Aux sources de la vie cartusienne,
7 vol,In Domo Cartusiae, 1960-
1971. Vol III, ( L'institution
des
frères
en
chartreuse
>>,p.
1,41.
8
La vie et la Règte
de saint Benoît,
op. cit.,
p.272.
n Dom Maurice Laporte a analysé dans Oetait
les différentes formes de profession
en
chartreuse
ainsi que leurs sources dans : Aux sources de la vie cartusienne, op. cit., vol III
pour
les
frères, les
donnés
et les rendus,
vol VI et VII pour
les
pères.
Rites
et
paroles
de
la profession
solennelle
dans
l'Ordre des chartreux 13
Profession
du novice : (( Moi, Frère
N..., Je promets
Qtromitto)
la
stabilité,
I'obéissance
et la conversion
de
mes
mæurs,
devant
Dieu et ses saints,
et les
reliques
de cet ermitage,
qui est construit
à l'honneur
de Dieu et de la
Bienheureuse
Marie toujours Vierge et de saint
Jean-Baptiste,
en présence
de
Dom
N...,
Prieur
+lo.
))
Profession
d'un convers : ((
Moi, Frère N..., Je
promets
1'obéissance
et
la
conversion de mes
mæurs,
et la persévérance
tous les
jours de ma vie dans ce
désert, devant
Dieu et ses saints, et les
reliques
de cet ermitage
qui est construit
à l'honneur
de Dieu et de la bienheureuse Marie toujours Vierge et de saint
Jean-Baptiste,
pour honorer
Notre Seigneur Jésus-Christ
et pour le salut
de
mon
âme, en
présence
de
Dom
N..., prieur.
Et si
jamais je tente un
jour de
m'enfuir
ou de partir d'ici, il sera
permis aux serviteurs
de Dieu présents
dans cette
maison
de me rechercher
ave
c la pleine
autorité
de leur droit, et de me rappeler
de
force
et avec rigueur
à leur
service
+ll. ))
Entre Ia profession
des pères
et celle des convers
on constate une
première
différence
dans
1'ordre
des væux énoncés
: celle
des
pères présente
la
stabilité,
l'obéissance
et
la conversion
des
mæurs
(stabilitatem
et obedientiam
et
conversionem morum) celle des
frères
suit un ordre sensiblement différent :
obéissance, conversion
des mæurs et persévérance (obedientiam et
conversionem morum meorum,
et perseverantiam).
La stabilitlité a disparu
remplacée
par la persévérance
à laquelle la profession
ajoute
I'indice de durée
perpétuelle
<< tous
les
jours de ma vie > ( omnibus
diebus vitae meae) et la
localisation
spatiale
dans
le désert
(in hac heremo).
Cette
différence
dans
Ia
disposition des mots veut refléter exactement
les différences de statut
entre
moines
de chæur, appelés
encore
moines
de cloître et convers.
Les
premiers
sont
stabilisés dans I'enceinte
du cloître
et de
la cellule dont ils ne
peuvent
sortir
sous
aucun
prétexte,
comme
le rappelle
le chapitre 3
1 des Co utumes, sauf dans
les
cas
prévus
ou exceptionnels
: (( L'habitant de cette cellule doit veiller avec
diligence et sollicitude à ne pas
forger ou accepter
des occasions d'en sortir,
hormis
celles
qui sont
instituées
par la règlel2. > Les seconds,
par les tâches
matérielles
qu'ils assument dans le monastère
sont conduits à sortir de la cellule
et du cloître,
la persévérance
remplace
donc
la stabilité,
précisée par le terme
heremo
qui indique
son
accomplissement
dans les limites du désert cartusien
comprenant
les terres autour
du monastère. La vigueur
du væux n'en est
pas
moins grande,
mais simplement ajustée à la fonction
et à ses obligations
qui
peuvent
conduire le frère à se rendre à l'extérieur, en dehors du domaine
monastique. Moins stricte
donc que Ia stabilitas,
la
perseverantia
tient
compte
r0
Coutumes
de
chartreuse, op. cit., ch
; 23,
p. 215 .
" Idr*, ch.74,p.
281.
" Idem,
op
.cit.,
p.233.
t4 Nathalie Nabert
de la réalité de l'état de convers et de ce fait elle est repoussée
en fin
d'énumération
des væux
communs et définitoires
de
l'état monastique.
Le développement
de la formule chez les frères
après
l'invocation de
Marie et de Jean-Baptiste
par : Pro timore domini nostri Jesu Christi, et remedio
animae meee (pour
honorer
Notre Seigneur Jésus-Christ
et
pour le salut de
mon
âme)
empruntée aux coutumes de Font Avellaner3
vient redire I'engagement
personnel
du convers et l'échange
vivifiant qui s'affirme entre le don
de soi et le
don du salut
qui
justifie la conversion
des
mæurs.
L'absence de
I'oraison
sur
la
cuculle chez
les
frères,
qui caractérise la profession
des
pères
et dans
laquelle
se
manifeste
par les paroles
le renoncement
au monde
et le revêtement
de la vie
divine se trouve en quelque
sorte suppléée
par la profession
de I'amour de
Jésus-Christ
et la promesse
de la transformation
intérieure
contenue d'ailleurs
dans
la plupart
des
formules monastiques.
La dernière
partie de la profession
des convers,
aujourd'hui disparue,
faisant
mention
de la légitimité ( des serviteurs de Dieu >>
présents
dans la
maison
à venir rechercher les frères
en fuite est également similaire à celle de la
profession
des convers
de Font-Avellane
. La justification juridique de cette
mention
peut
se fonder
sur
le fait que
la formule
de vie monastique
des
convers
chartreux à l'époque
de Guigues ler, réalisée
à I'intersection
du monde
et du
cloître,
du laïcat
et du monachat,
étant
nouvelle, il fallait garantir
la juridiction
ecclésiastique
contre
les
contestations
des seigneurs feodau*to. Les laTcs relevant
de la juridiction féodale
tant
qu'ils n'étaient
pas
considérés comme religieux.
Le droit sur la personne
et la régulation
des conflits trouve ici son expression
dans
Ia création
d'un stafut spécifique
des convers
chartreux
non
plus considérés
comme
fratres exteriores comme
dans
les monastères
cénobitiques, mais comme
frères à part entière faisant
profession
à I'autel et pour lesquels,
disent les
Coutum€s, 1(
on agit
presque
de
la même manière
que pour
les clercstt. ,t
*Il faut adj
oindre à cette comparaison
des professions
entre elles,
l'héritage
des sources. Malgré l'originalité de sa construction, la profession
monastique
des
chartreux s'inspire des formulations
en vigueur au XIIe siècle
héritières
du schéma descriptif suggéré
par la Règle de saint Benoît. La
profession
en
usage
à Cluny et dans
les
Ordres
dérivés
avec
quelques
variantes,
ainsi que la formule avellanite
conservée
par Pierre Damien pour les convers
apparaissent
en creux sous
la profession
cartusienne :
Profession
en usage à Cluny : (( Moi frère N. je promets stabilité
monastique,
conversion de mes mæurs
et obéissance selon la Règle
de saint
t' Pierre
Damien,
Opusculals XV.c. VII, De servorum
disciplina,
P.L. I45.
to Cette question a été traitée par Dom Maurice Laporte dans Aux
cartusienne, op.
cit., vol.IV, 1970,
p. 921-927 .
rs
Coutumes de chartreuse, op. cit., ch. 73,
p. 279.
342.
sources de la vie
Rites
et
paroles
de
la profession
solennelle dans
I'Ordre des chartreux 15
Benoît
devant
Dieu et ses saints dans ce
monastère
qui est construit en
I'honneur
des bienheureux apôtres Pierre
et
Paul
en
présence
de
Dom
N...Abbé.16
L'examen des deux formules cartusienne
et clunisienne
montre tout
d'abord le déplacement
de I'ordre des
mots dans
le début de l'affirmation avec
I'encadrement,
dans
la version cartusienne,
de I'obéissance
par les væux de
stabilité
et de conversion des mæurs
puis la disparition de la mention
de
I'engagement
suivant Ia Règle
de Saint
Benoît,
secundum
Regulam
Sancti
B
enedicti, la substitution
du terme désert, heremi au terme monastère,
monasterio
et enfin, f invocation
des reliques,
de la bienheureuse
Marie
toujours vierge
et de saint Jean
-Baptiste
à la place
des apôtres
Pierre
et Paul.
Ces différences
sensibles
indiquent
très
clairement
le démarquage opéré
par les
chartreux : Le statut d'ermite
représenté
par
le terme heremi etl'effacement de
la référence
à la Règle de saint Benoît qui renvoie à une structure
législative
cénobitique
s'affirme. L' identité
propre
construite autour de
I'obéissance
jugée
fondamentale pour des solitaires et dûment
rappelée
dans
les
Coutumes au cæur
même de l'oraison sur le novice est revendiquée:
< En effet, puisque
l'obéissance
doit être observée avec un grand
zèle
par
tous ceux
qui ont décidé
de
vivre
le vie religieuse,
elle doit l'être
cependantavec d'autantplus d'amour et
d'attentionqu,i1sontembrasséunevocationplusstricteetp1usaustère\1.>>
Enfin vn propositum contemplatif et érémitique
délimité par la présence
sanctifiante
des
reliques
et en référence
à Marie et à Jean-Baptiste,
I'un et l'autre
emblématiques de l'apostolat
silencieux
et solitaire des chartreux et qui en sont
nommément
les
patrons
et les
inspirateurs
est élaboré..
Ces
remarques
perrnettent
de confirrner le caractère
propre
de
la vocation
cartusienne et la fonction
d'anamnèse
des Coutumes
qui consignent bien une
pratique
en vigueur,
comme
le dit le prologuett
suns se couler entièrement dans
le moule
de
la tradition
du monachisme
occidental.
L'analyse
comparée
par ailleurs
de la profession
des convers chartreux et
de celle des convers avellanites qui semble avoir inspiré la première,
vient
confi
rmer I' originalité
cartusienne.
En effet les
deux
professions
sont semblables
sur
la plupart
des
points.
Ici
on ne se
positionne
pas par rapport à la tradition
cénobitique
mais par rapport à
I'identité cartusienne, ainsi
ou saint
Pierre Damien
écrit dans
la profession
des
convers
que le désert à été édifié à l'honneur
de Dieu et de la sainte Croix,
Sanctae Crucis, le convers chartreux
tout comme le moine de chæur écrit à
< l'honneur
de
Dieu,
de la bienheureuse Marie toujours
vierge
et de saint Jean-
Baptiste )). Proches
par l'engagement
qu'elles
revendiquent d'une vie solitaire
en cellule,
les
deux
professions
n'en sont
pas
moins distinctes
par l'orientation
tu
Cort. Clun.
Lib.II, cap.
27,P.L.
I 49.713.8.
17
Coutumes de
chartreuse, op. cit., ch. 25,
p.219.
tt Op.
cit.,
p. 157
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