Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… I. Les approches énonciative, textuelle et pragmatique des conduites langagières 1. De la linguistique aux sciences du langage Depuis la fondation de la linguistique comme science au début du XXème siècle, les linguistes se sont fort peu préoccupés du langage du corps. Le courant structuraliste, dominant durant toute la première moitié du siècle, a sans doute joué là un rôle négatif. En réduisant l'objet de la linguistique à la langue définie comme un système formel abstrait, les linguistes, de Saussure à Bloomfield ou Chomsky, ont écarté des analyses tout ce qui avait rapport aux usages langagiers en contexte, soit à la parole. Dès l'instant où il n'y avait pas de place pour une linguistique de la parole, il ne pouvait y avoir de place pour une linguistique des signifiants non verbaux. Cela dit, la linguistique a en parallèle connu une évolution considérable. Aucune discipline scientifique n'est étanche et les avancées qui ont marqué les sciences humaines au cours du siècle dernier ont eu leurs échos en linguistique. En philosophie, ce sont par exemple la distinction opérée par Frege entre le sens et la référence des mots ou les réflexions de Peirce concernant l'indexicalité comme mode de signifiance 1, des avancées qui vont avec d’autres contribuer à la naissance de la pragmatique. Dans les sciences sociales naissantes du début du XXème siècle, c’est le postulat présent chez certains anthropologues (Mauss en France, Sapir ou Malinowski dans le monde anglosaxon) et sociologues (Simmel en Allemagne, Mead aux Etats-Unis) que la communication interindividuelle joue un rôle fondamental pour la société aussi bien que pour l’individu 2, un postulat à la base du courant interactionniste. Dans le champ des études linguistiques et littéraires, ce sont les travaux pionniers de Bakhtine-Volochinov et les réflexions de Jakobson concernant la communication linguistique et les fonctions du langage 3, dont on trouve d’abondantes traces dans les problématiques énonciatives et textuelles qui se développent en Europe à partir des années 50. Nourrie de ces apports divers, la linguistique a évolué. De nouveaux courants (linguistique de l’énonciation, linguistique textuelle, pragmatique, sociolinguistique) et de nouveaux objets (les relations entre le locuteur et l’énoncé, entre l’énoncé et son contexte discursif, situationnel ou social) se sont progressivement développés (voir la figure 1 page suivante). Cette évolution a amené les linguistes à diversifier leurs méthodes de travail (recours aux enregistrements audio puis audio-visuels pour l'étude des données parlées, utilisation de nouvelles méthodes d’analyse des données) et à étudier des faits langagiers ignorés jusque là : les usages langagiers effectifs et leur variation, les positionnements énonciatifs et les stratégies pragmatiques des locuteurs, la structure des discours et des conversations. Résultat : nous disposons aujourd’hui de nouveaux outils pour décrire les conduites langagières, et ce sont ces outils dont il va être question dans ce premier chapitre. 1 Voir Deledalle, 1978 et Armangaud, 1985. Voir Mauss, 1985 ; Sapir, 1967 ; Malinowski, 1935 (voir Bachmann, Lindenfeld et Simonin, 1981) ; Wolff, 1950 (présentation de l'oeuvre de Simmel) ; Mead, 1934 (présenté dans Morris, 1962). 3 Bakhtine-Volochinov, 1977 ; Jakobson, 1963. 2 7 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… Linguistique de l’énonciation Locuteur ou scripteur Discours ou texte Enoncé Linguistique textuelle Interlocuteur ou lecteur, contexte situationnel Sociolinguistique Contexte social Pragmatique Figure 1 : Les nouveaux courants en sciences du langage. 2. Les apports de la linguistique de l'énonciation Toute phrase est nécessairement prononcée (à l’oral) ou graphiée (à l'écrit) par un sujet locuteur ou scripteur dans certaines circonstances. De ce constat découle l'objet de la linguistique de l'énonciation : éclairer la relation de l'énoncé aux circonstances de son énonciation, et plus précisément, de l'énoncé au sujet parlant-écrivant. 2.1. Quelques repères La réflexion autour des liens entre la langue et les sujets qui la parlent ou l'écrivent est très ancienne, comme l'atteste un texte d'Aristote : De l'expression. Présente dès le début du XXème siècle en stylistique, elle va prendre une place de plus en plus importante en linguistique. Quelques repères : Bally (1944) Jakobson (1963) Benveniste (1966, 1974) Bakhtine (1978, 1984) KerbratOrecchioni (1980) Ducrot (1980, 1984) Culioli (1978, 1990) Jeanneret (1999) Propose une théorie de la modalité généralisée qui postule que tout énoncé communique une pensée et comprend deux composantes : - le dictum, qui correspond au contenu de représentation, à ce qui est dit du monde de référence, - le modus, qui correspond à l'attitude exprimée par l'auteur de l'énoncé. Dans une lecture pragmatique de cette approche, le dictum correspond au contenu propositionnel, et le modus à la force illocutoire de l'énoncé. Théorise la communication langagière à partir du schéma de la communication proposé en 1949 par Shannon et Weaver, et identifie 6 fonctions du langage. S’intéresse aux shifters ou embrayeurs, expressions indexicales dont le sens est à chercher dans le contexte de leur emploi (pronoms, adverbes tels « ici » et « là », « hier » et « demain », temps verbaux, etc.). Est considéré comme le fondateur de la linguistique de l'énonciation. On lui doit une étude des marques de la temporalité en français aboutissant à la mise au jour de deux systèmes énonciatifs de base : l'énonciation historique ou de récit, et l'énonciation de discours ou de commentaire. On lui doit également l'opposition langue vs discours. Défend la thèse du dialogisme du texte littéraire et plus généralement de toute production langagière : toute énonciation est polyphonique. Présente une étude des marques de la subjectivité en français : expressions déictiques, substantifs et adjectifs affectifs et évaluatifs, verbes et adverbes modaux… Théorise l'énonciation comme événement et l'énoncé comme description de son énonciation, et propose une théorie de la polyphonie. Propose une théorie linguistique des opérations énonciatives ainsi qu'une typologie des modalités. Définit la coénonciation comme la production d'une unité discursive par au moins deux locuteurs, et examine les phénomènes de coénonciation en français. 8 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… Le schéma de la communication de Jakobson, avec ses six composantes auxquelles correspondent six fonctions du langage, a été abondamment commenté et critiqué 4. Pourtant cette modélisation a permis d'ouvrir de nouvelles pistes qui se trouveront investies tout à la fois par la linguistique de l'énonciation (avec la fonction expressive), la pragmatique (avec la fonction conative) et l'analyse conversationnelle (avec les fonctions phatique et métalinguistique). Quant à l'oeuvre de Benveniste, elle a donné lieu à de nombreux développements car ses réflexions sur la langue et ses usages ont ouvert de nouvelles perspectives en linguistique. En témoigne la définition de l'énonciation proposée par l'auteur : « On peut enfin envisager une autre approche, qui consisterait à définir l'énonciation dans le cadre formel de sa réalisation… Avant l'énonciation, la langue n'est que la possibilité de la langue. Après l'énonciation, la langue est effectuée en une instance de discours ». (Benveniste, 1974 : 81) L'auteur distingue ici deux états de la langue : la langue comme système linguistique formel, non actualisé, et la langue mise en oeuvre dans le circuit de la parole, actualisée en discours. Avec cette distinction Benveniste introduit une rupture fondamentale avec la linguistique structurale, une rupture dont toutes les implications n'ont peut être pas encore été perçues. Ainsi l'approche dominante du langage enfantin est-elle encore très marquée aujourd'hui par le courant structuraliste : on y cherche comment l'enfant acquiert une langue dont il ne dispose pas encore ou dont il dispose imparfaitement, i.e. la langue de l'adulte, sans toujours prendre la mesure de la richesse et de la créativité de ses réalisations discursives. Quant à la distinction entre énonciation de discours et énonciation de récit, elle a donné lieu à des développements en direction de la linguistique textuelle dont il sera question dans la section 3. 2.2. Les travaux relatifs à l'énonciation Ils s'organisent en général autour de trois problématiques : 1. La problématique de l'ancrage énonciatif et de la deixis contextuelle : tout énoncé est porteur des traces de son énonciation et est relié aux circonstances qui l'ont vu produire (contexte physique et social, partenaires de la communication) ; 2. La problématique de la subjectivité énonciative et de la modalisation : tout énoncé est porteur des choix opérés par son auteur dans une situation d'interlocution réelle (à l'oral) ou virtuelle (à l'écrit) et renseigne sur la relation interlocutive qui s'établit entre les partenaires de la communication ; 3. La problématique de l'intertextualité et de la polyphonie : certains énoncés sont rapportés et explicitement attribués à une source extérieure au locuteur, mais de façon plus générale on peut aussi considérer que toute énonciation est constituée en partie d'emprunts à des énonciations antérieures. 2.2.1. L'ancrage énonciatif C'est Benveniste qui a ouvert la voie des études relatives à l'ancrage énonciatif et à la deixis contextuelle en définissant l'appareil formel de l'énonciation comme l'ensemble des marques linguistiques permettant d'assurer l'ancrage des énoncés dans les situations ou (à l'écrit) les textes où ils sont produits. En dialogue (dans des emplois du langage qui relèvent de l’énonciation de discours), ces marques fonctionnent comme des expressions déictiques. C’est le cas des noms propres, des pronoms personnels et des pronoms et adjectifs possessifs, dont l’interprétation requiert l'identification dans le contexte de la personne ou de l’objet désigné. C’est également le cas des démonstratifs et de certains adverbes de lieu (ici, là, là-bas) et prépositions locatives (devant, derrière, sous, sur, etc.) qui désignent des lieux en référence à la position des personnes de l'interlocution. C’est encore le cas des 4 Voir par exemple Flahault, 1978 : 23-37, ou Baylon et Mignot, 1991 : 79. 9 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… marques temporo-aspectuelles des verbes, des adverbes de temps (maintenant, hier, aujourd'hui, demain, etc.) et de certaines expressions nominales (l'année dernière, le mois prochain, etc.) qui permettent de situer les événements en référence au moment de l’interlocution. En revanche, dans les textes écrits et dans des emplois du langage qui relèvent de l’énonciation de récit, les marques de l’ancrage énonciatif ne sont pas de nature déictique et relèvent la plupart du temps d’autres paradigmes, comme nous l’indiquons dans le tableau 1 ci-dessous 5 : Situation d'emploi Fonction Types d'énoncés Pronoms Temps verbaux Localisateurs spatiaux et temporels Enonciation de discours conversation quotidienne, tous types de discours oraux et écrits description, explication, commentaire d'objets et de faits situés par rapport au moi-icimaintenant de l'énonciateur tous types (assertifs, interrogatifs, injonctifs, exclamatifs…) prégnance de l'emploi des pronoms de 1ère et de 2ème personne, qui désignent les personnes de l'interlocution ; emploi de la 3ème personne pour désigner un tiers tous les temps de l'indicatif à l'exception du passé simple et du passé antérieur emploi d'expressions à valeur déictique (ici, là, maintenant, hier, demain…) Enonciation de récit romans, fables, textes historiques… récit d'événements réels ou fictifs situés entre eux ou par rapport à un repère temporel non relié à la situation d'énonciation essentiellement des assertifs prégnance de l'emploi des pronoms de la 3ème personne à valeur anaphorique, qui désignent les êtres du récit (emploi de la 1ère personne dans la narration au « je ») passé simple, imparfait, temps composés du passé et futur du passé (conditionnel) ; emploi possible du présent aoristique et du passé composé à valeur temporelle emploi d'expressions non déictiques (à cet endroit là, à ce moment là, la veille…) Tableau 1 : Les outils linguistiques de l'ancrage énonciatif. 2.2.2. Subjectivité et modalisation Tout énoncé est porteur des traces de la subjectivité de son auteur, et au-delà de la relation établie entre l’énonciateur et l’énonciataire. C'est le domaine qui couvre la subjectivité langagière et la modalisation. Dans son ouvrage de 1980 Kerbrat-Orecchioni élargit le programme esquissé auparavant par Benveniste. A l’étude des marques formelles de l'énonciation, il convient en effet d’ajouter l’étude des marques permettant l’expression de la subjectivité de l'énonciateur et lui permettant d'exprimer ses points de vues, ses jugements, ses préférences et ses rejets. L'auteur répertorie et catégorise ainsi les types d'unités linguistiques (substantifs affectifs, évaluatifs et axiologiques, adjectifs affectifs et axiologiques, verbes subjectifs et modalisateurs, adverbes subjectifs) qui sont impliqués dans l'expression de la subjectivité langagière. Parmi ces subjectivèmes, certaines unités linguistiques telles les verbes modaux relèvent également de l'étude des modalités. En linguistique, une modalité est définie comme marquant une attitude du locuteur à l'égard de son énoncé. Mais la question des modalités est en réalité complexe, ainsi qu'on peut s'en rendre compte aux traitements très hétérogènes qu'en font grammairiens et linguistes. Relations de causalité, degrés de croyance et de volition, jugements axiologiques, valeur illocutoire des énoncés, le tiroir des modalités est un fourre-tout que les spécialistes ont bien du mal à ranger. En voici un bref aperçu : 5 L'analyse des outils linguistiques de l'ancrage énonciatif ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes qui ont été abordés entre autres par Cervoni (1987). Par ailleurs il arrive que l'ancrage énonciatif soit, au moins partiellement, pris en charge par les mouvements corporels, comme nous le verrons dans la suite de l’ouvrage (notamment dans les chapitres VII et VIII). 10 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… Culioli (1978) Charaudeau (1992) Chevalier (1993) Le Querler (1996) Adopte une perspective large, du niveau des marques formelles au niveau interpersonnel, et distingue les modalités de phrase (phrase assertive, interrogative, exclamative…), les modalités idéelles (d'existence, de connaissance), les modalités appréciatives (de jugement) et les modalités expressives (l’expression des émotions). Distingue 3 catégories de modalités, correspondant aux 3 actes locutifs de base : les modalités allocutives, en jeu dans les énoncés qui impliquent locuteur et interlocuteur (interpellation, injonction, autorisation, suggestion, interrogation…) ; les modalités élocutives, en jeu dans les énoncés qui impliquent le locuteur seul (constat, opinion, appréciation, obligation, promesse, déclaration…), et les modalités délocutives, en jeu dans les énoncés ne mentionnant aucun des interlocuteurs (l’assertion avec toutes ses nuances, et les propos rapportés). Opère une synthèse de l'approche logique des modalités et distingue : les modalités aléthiques ou d'existence (le nécessaire, le possible, le contingent et l’impossible) ; les modalités épistémiques ou de connaissance (le certain, le probable, le contesté et l’exclu) ; les modalités déontiques ou d'obligation (l’obligatoire, le permis, le facultatif et le défendu) et les modalités appréciatives ou de jugement. Rappelle la distinction fondamentale entre modalités de re (modalités intra-prédicatives ou d'énoncé) et modalités de dicto (modalités extra-prédicatives ou d'énonciation) et distingue 3 catégories de modalités : les modalités subjectives, qui expriment le rapport du locuteur au dit de son énoncé ; les modalités intersubjectives, qui expriment le rapport du locuteur à son interlocuteur et les modalités objectives ou implicatives, qui expriment l'état de la référence. Certains tels Charaudeau (1992) préfèrent d'ailleurs parler de modalisation plutôt que de modalité, la modalisation étant définie comme l'opération énonciative qui consiste à affecter une ou plusieurs modalité(s) à l'énoncé 6. Personnellement (Colletta, 1998b), nous défendons l’idée que la modalisation est une opération pouvant porter soit sur la référence (modalisation du propos), soit sur la relation du locuteur à son énoncé (modalisation énonciative), soit encore sur la relation du locuteur à son interlocuteur (modalisation pragmatique) 7. Il reste que les opérations de modalisation sont constantes dans les activités langagières et qu’elles peuvent être réalisées par des moyens non verbaux. Comme nous le verrons à partir du chapitre V, les mimiques faciales constituent des outils particulièrement utiles à l’expression du métadiscours, or qu’estce que la modalisation sinon un discours sur le discours ? 2.2.3. Intertextualité et polyphonie Certains énoncés sont rapportés et attribués à une source extérieure au locuteur, plus ou moins identifiable. C'est le domaine de l'intertextualité et de la polyphonie, domaine où la thèse du dialogisme de Bakhtine a constitué une profonde source d'inspiration. Comme le rappelle de Nuchèze (1998 : 39), Bakhtine a formulé cette thèse pour rendre compte tout à la fois de la variation sociale (des accents qui traversent les usages langagiers au sein d'une communauté linguistique donnée) et de la présence incessante d'autres discours dans le discours de tout un chacun. En France le postulat de la circulation des discours a suscité de nombreux travaux 8. Le domaine est en réalité très complexe et l'étude des discours rapportés (discours direct, indirect, indirect libre, narrativisé) n'en constitue qu'une modeste part. Ainsi, Ducrot (1984) a théorisé la polyphonie pour rendre compte de phénomènes tels les présupposés ou l'ironie. Dans une optique plus large, les préconstruits selon Pêcheux (1990) désignent ces significations en perpétuelle circulation que sont les préjugés, les stéréotypes, en un mot tout ce qui relève du sens commun. Chez Authier-Revuz (1995), 6 Dans une perspective plus interactionniste, Vion (1992) parle de modulation pour désigner la manière dont les partenaires d'un dialogue s'investissent dans leurs propos. 7 Bien que s’inscrivant dans une perspective interactionniste plutôt que grammaticale, cette typologie est au final assez proche de celle élaborée par Le Querler (1996). 8 On trouvera une présentation synthétique de ces travaux dans Sarfati, 1997. 11 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… ces phénomènes se cristallisent dans ce que l'auteur a appelé l'hétérogénéité énonciative qui, loin de se manifester de manière accidentelle, est constitutive du dire 9. D'autres analyses cherchent à cerner des phénomènes plus circonscrits. Ainsi la notion de diaphonie est-elle utilisée par Roulet (1985) pour désigner un cas particulier de polyphonie : celle qui se manifeste dans les reprises des propos du locuteur par son interlocuteur au cours du dialogue. Quant à la notion de coénonciation, elle est employée par Jeanneret (1999) pour désigner le fait qu'un énoncé est produit par deux locuteurs, comme lorsque je termine la phrase entamée par mon partenaire. Les travaux relatifs à l'énonciation ont fait apparaître le poids déterminant du contexte dans les activités langagières : un énoncé saturé en marques énonciatives est impossible à comprendre s'il est décontextualisé, c’est-à-dire extrait de la situation où il a été énoncé. La réflexion sur le contexte constitue un aspect important de la pragmatique, et nous y reviendrons par la suite. Mais auparavant, quelques notions de linguistique textuelle. 3. Les apports de la linguistique textuelle De même qu'on ne peut décrire le fonctionnement des expressions déictiques en faisant abstraction du contexte, certaines unités linguistiques telles les pronoms anaphoriques et les connecteurs ne peuvent s'appréhender qu'au niveau du texte. Unité plus large que la phrase, le texte s'est peu à peu imposé comme un objet d'étude pour les linguistes. 3.1. Des préoccupations anciennes La question de la structure des textes et de leurs caractéristiques de base est très ancienne, ainsi que le rappelle Adam (1992) qui la fait remonter à La Poétique d'Aristote et à la tradition rhétorique. Plus près de nous, au cours des années vingt, le linguiste russe Propp s'intéresse aux traits invariants du conte, puis dans les années cinquante, Toulmin propose un schéma de l'argumentation visant à rendre compte des propriétés essentielles du texte argumentatif 10. De leur côté, les psychologues font très tôt des découvertes qui viennent en quelque sorte légitimer les analyses des spécialistes de rhétorique. Travaillant sur la mémoire, Bartlett observe que le rappel de récit donne lieu à une réélaboration de l'histoire, avec des phénomènes de suppression et d'ajouts aboutissant à rendre le récit plus stéréotypé. Il explique ces effets en postulant l'existence de schémas correspondant à des organisations mentales qui structureraient le souvenir des événements narrés 11. En parallèle, on s'est demandé comment classer les textes et les discours. On trouve cette interrogation dans La Rhétorique d’Aristote puis, bien plus tard, dans la réflexion sur les genres littéraires 12. Au XXème siècle, la question des genres est au coeur des réflexions de Bakhtine 13. Au cours des années soixante et dans une perspective plus sociologique que littéraire, Foucault développe une réflexion originale autour des 9 L’approche de Authier-Revuz remet en cause le postulat subjectiviste d'un sujet parlant seul maître de son discours, postulat également combattu par les philosophes du langage, et en particulier par Jacques (1985), qui défend la thèse du primat de la relation interlocutive : c'est la relation interlocutive qui permet la communication et non l'inverse, il n'y a pas de sujet hors de la relation interlocutive, et les formes du langage sont vides de sens et inopérantes hors de cette même relation. 10 Voir à se sujet Plantin, 1990. 11 On trouvera des présentations de ce travail dans Fayol, 1985 : 35-38 et Caron, 1989 : 208-210. 12 Voir Adam, 1992 ; Charaudeau et Maingueneau, 2002. 13 Bakhtine, 1977, 1984 ; Todorov, 1981. 12 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… formations discursives, complexes sémiotiques qui fondent les pratiques sociales de discours 14. Par la suite, les linguistes vont renouveler ces tentatives typologiques en analysant avec une précision croissante les caractéristiques formelles des textes, secondés en cela par les didacticiens du français, soucieux d'élaborer des critères objectifs de production et d'évaluation des écrits scolaires 15. Mais on s'est aussi intéressé au contenu informatif des textes. Combettes (1983) évoque les travaux menés par Weil au XIXème siècle sur les relations entre la syntaxe des langues et l'établissement de la référence au niveau phrastique, puis ceux du linguiste tchèque Mathesius, a qui on doit les premières études concernant l'agencement de l'information nouvelle (rhème) et de l'information ancienne (thème) dans la phrase. Ces études seront reprises et développées par d'autres linguistes de l'Ecole de Prague au cours des années soixante et donneront lieu à un foisonnement de travaux. Enfin en 1976 paraît un classique de la linguistique textuelle : l'ouvrage de Halliday et Hasan intitulé Cohesion in english. La problématique abordée par les auteurs (la question de la cohésion et de la cohérence des textes) va connaître de profonds développements jusqu'à aujourd'hui. 3.2. Trois entrées dans les problématiques textuelles De ce rapide tour d'horizon, trois orientations se dégagent : 1. L'orientation structurale et séquentielle : on s'attache à décrire les caractéristiques de base du discours, ses unités et son organisation en séquences ; 2. L'orientation typologique : une réflexion sur les types de textes et les genres de discours, et des typologies fondées parfois sur l'énonciation, parfois sur le contenu thématique ou pragmatique des discours, parfois encore sur leur organisation séquentielle ; 3. L'orientation vers la textualité : certains travaux sont relatifs à l'agencement de l'information et aux modes de progression thématique ; d'autres concernent la gestion de la cohérence et de la cohésion textuelle. Chacune de ces orientations appelle un commentaire. Mais d’abord, qu'entend-on par texte et par discours ? Dans les usages communs des deux termes, le texte désigne un objet langagier écrit, et l'opposition texte/discours rencontre l'opposition oral/écrit : on écrit des textes, tandis qu'on profère des discours. Foucault (1969) a quant à lui opposé le texte, objet matériel, au discours, ensemble virtuel des productions langagières relatives à une position sociale, idéologique ou philosophique (c'est ainsi qu'on évoque le discours d'un organe politique, le discours libéral, le discours anti-avortement, etc.). Enfin, Slatka (1975) a défini les relations entre les deux notions par le biais de la double égalité : discours = texte + conditions de productions ; texte = discours - conditions de production. Dans cette optique, le texte est un objet langagier formel et abstrait dont l'étude, à la différence du discours, ne requiert pas la prise en compte du contexte. La définition de Slatka est aujourd'hui communément admise en linguistique. S'intéresser au texte, c'est s'intéresser à ce qui fait qu'un discours est autre chose qu'une suite d'énoncés, c'est s'intéresser à la manière dont ces énoncés tissent entre eux des réseaux de relations et forment un objet langagier organisé et cohérent. L'objet de la linguistique textuelle, c'est donc la textualité du discours, et les faits de langue qui ne peuvent se décrire en faisant 14 On trouvera des commentaires de cette approche dans Bronckart, 1996 ; Sarfati, 1997 ; Adam, 1999. Au cours des années 80-90, nombreux sont les numéros de revue de didactique du français (Etudes de Linguistique Appliquée, Pratiques, Repères…) consacrés à la question des typologies. 15 13 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… abstraction du contexte relèvent donc moins de la grammaire textuelle que de l'analyse du discours 16. 3.2.1. L'orientation structurale Les travaux concernant le récit sont exemplaires de cette orientation. La recherche d’une structure commune à tous les récits a abouti, grâce aux travaux pionniers de Propp repris et prolongés par les structuralistes et spécialistes de narratologie 17, à la description prototypique du récit en cinq phases : Situation Initiale Complication Séquence Narrative : Actions Résolution Situation Finale Aux Etats-Unis, Labov et Waletzky (voir Labov, 1978) en ont proposé une description sensiblement différente. Comme l'expliquent Laforest et Vincent (1996), leur modèle entend rendre compte de l'activité narrative telle qu'elle se présente empiriquement au cours des conversations. De fait, le modèle attache autant sinon plus d'importance à l'insertion du récit dans le flux conversationnel qu'au récit lui-même. Les auteurs ont ainsi identifié, outre le récit lui-même, trois éléments récurrents : une présentation du récit (bref résumé de l'histoire), une évaluation (justification de l'activité narrative), et une coda ou chute marquant le retour à l'échange conversationnel. On peut présenter ce modèle comme suit : Activité Narrative : Evaluation Présentation Récit Coda … ou en fusionnant les deux modèles, ce qui fait apparaître le récit comme enchâssé dans un tour de parole : Présentation Evaluation Activité Narrative : Séquence Narrative (sit. initiale + complication + actions + résolution + sit. finale) Coda L'entrée structurale n'épuise certes pas la totalité des travaux ayant trait au récit 18, mais il convient de noter qu’elle a également mobilisé les psycholinguistes, soucieux d’étudier et de modéliser le fonctionnement des schémas prototypiques utilisés par le sujet en situation de production et de compréhension de textes. En fait il y a tout lieu de penser que de tels schémas ne sont pas propres aux textes narratifs : le sujet, à partir de ses expériences, trie, organise les informations qu'il reçoit et les intègre dans des ensembles qui sont vraisemblablement opératoires dans la plupart des activités cognitives (mémorisation, planification, production discursive, compréhension) 19. 16 En réalité bien des faits de langue, qu’il s’agisse de l’usage des pronoms ou de celui des connecteurs, relèvent tout à la fois de la textualité et de considérations énonciatives ou pragmatiques. Nous y reviendrons en définissant précisément la cohérence et la cohésion textuelle. 17 Entre autres, Greimas, 1966 ; Genette, 1972 ; Bremond, 1973… Voir Maingueneau, 1991 et 1996. 18 Voir l'importante contribution du philosophe Ricoeur dans Temps et récit, ainsi que celle de Frédéric François et son équipe (François et al., 1984 ; François, 1993) à propos du récit enfantin. 19 Parmi les modélisations proposées pour décrire ces ensembles d'informations organisées, on trouve le script (Schank et Abelson, 1977) correspondant à une séquence d’actions prototypique, le plan ou MOP (Memory Organization Packet, Schank, 1982), ensemble organisé de scripts, le frame (Minsky, 1975), qu'on pourrait traduire par cadre cognitif et qui désigne la représentation organisée de situations types, la macrostructure ou superstructure (Kintsch et Van Dijk, 1978), qui désigne les macro-actes ou macropropositions composant un texte, ou encore, le modèle mental (Johnson-Laird, 1983) ou modèle de situation (Van Dijk et Kintsch, 1983), ensemble de représentations organisées autour de connaissances de base. Sur ces notions, voir Fayol, 1985 ; Caron, 1989 ; Coirier, Gaonac'h et Passerault, 1996. 14 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… Rien d'étonnant, dès lors, à ce que les linguistes aient élargi leurs analyses à d'autres types de productions langagières. En 1992, Adam défend une approche séquentielle des types de textes basée sur la typologie cognitive de Werlich (1975). L’auteur expose non seulement la séquence prototypique du récit, mais aussi celle de la description, celle de l’argumentation, celle de l’explication, et même celle de la conversation. Toutefois, conscient du risque que comporte la démarche typologique, il prend soin de préciser que les textes (narratifs ou autres) sont en général hétérogènes et se présentent la plupart du temps comme mêlant plusieurs types de séquences (il n’est pas rare qu’une fable, par exemple, comporte une ou plusieurs séquences descriptives, une ou plusieurs séquences conversationnelles de propos rapportés ainsi qu’une séquence argumentative). 3.2.2. L'orientation typologique Elle part de l'idée qu'en dépit de l'infinie diversité des textes écrits et des discours parlés, il est possible de classer ceux-ci en quelques catégories générales. Le problème vient de ce que les typologies proposées, lorsqu’elles ne prennent pas pour base des matériaux textuels différents (telles la typologie des genres littéraires et la typologie des genres sociaux), sont conduites à partir de faits langagiers distincts (fonctionnements énonciatifs, finalité pragmatique, organisation séquentielle), et qu’il s’avère donc impossible de proposer une typologie générale couvrant l’ensemble des genres (de l’encart publicitaire au texte philosophique à l’écrit, ou du récit conversationnel au cours magistral à l’oral). Autre problème : le discours est un objet langagier hétérogène. Si on retient l'hypothèse des séquences prototypiques, un texte écrit ou un discours oral est généralement constitué d’unités plus petites : les séquences textuelles. Il est donc important de ne pas confondre le niveau macro des discours et le niveau micro de leurs constituants séquentiels. Le danger des typologies de textes, courantes en didactique du français 20, vient précisément de ce qu’elles ne distinguent pas toujours explicitement ces deux niveaux d’analyse et que leur utilisation présente le risque de rigidifier les représentations des apprentis scripteurs. Dernier problème : les typologies proposées prennent la plupart du temps appui sur les textes écrits. Les spécialistes de l'oral ont de leur côté proposé des typologies des interactions parlées 21 tout en prenant note de la difficulté de la tâche : une conversation, un débat, un entretien sont des objets langagiers co-construits, fondamentalement émergents, dépendants du degré de coopération et d'entente entre les interlocuteurs, et donc forcément très variables dans leur réalisation. Mais les objets langagiers parlés ne sont pas tous co-construits (la conférence, l'éloge, la confidence sont des genres oraux non dialogués), et qui dit oral ne dit pas nécessairement dialogue 22. Arrêtons-nous quelques instants sur ce point. La typologie proposée par Bronckart et ses collaborateurs (1985, 1996), qui prend appui au départ sur l'opposition discours/récit de Benveniste, aboutit à distinguer quatre 20 (Gromer et Weiss, 1990 ; Mas et Turco, 1991 ; Plane, 1994 ; Weiss, Cintas et Gillig, 1995). Ces typologies sont souvent élaborées à partir de l’entrée pragmatique de la finalité des textes. On distingue généralement le texte narratif, le texte descriptif, le texte informatif, le texte explicatif, le texte argumentatif et le texte prescriptif, auxquels on adjoint parfois le texte poétique. Curieusement, la typologie de Brewer (voir Coirier, Gaonac'h et Passerault, 1996), qui croise trois activités cognitives (décrire, narrer, exposer) et quatre visées illocutoires (informer, distraire, convaincre, produire un effet esthétique) est absente en didactique du français en dépit de son intérêt intrinsèque. 21 Voir notamment André-Larochebouvy, 1984 ; Kerbrat-Orecchioni, 1990 ; Vion, 1992. 22 Jacques (1988), dans une tentative de classement des stratégies discursives orales, commence très justement par opposer l'allocution à l'interlocution. 15 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… grandes catégories de discours en croisant deux modes d’ancrage énonciatif (soit le discours est impliqué donc relié à la situation d'énonciation, soit il est autonome) et deux modes d’ancrage référentiel (soit l’univers référentiel est conjoint, donc relié au monde dans lequel se trouvent les énonciateurs, soit il est disjoint) : implication autonomie conjonction discours interactif discours théorique disjonction récit interactif narration Mais une autre opposition, formulée au départ par Roulet et ses collaborateurs (Roulet et al., 1985) traverse l'ensemble des discours, oraux comme écrits. Il s'agit de l'opposition monologal vs dialogal. Cette opposition, qui conduit à distinguer deux manières d'utiliser le langage, nous paraît fondamentale en ce qu'elle a, tout comme les oppositions mises en évidence par Bronckart, des implications du côté de l'acquisition. On peut décrire cette opposition comme suit : Mode de production Mode de structuration Contraintes cognitives Usage dialogué du langage Les productions langagières sont plurigérées : le discours est produit de façon conjointe par les participants à l'interaction. Le discours est élaboré en dialogue, à partir d'une structure d'échange. L'interactivité et le contexte commun constituent des cadres forts tant pour la production que pour l'interprétation du discours (on signale son incompréhension et le locuteur répète, on se comprend à demi mot, on demande le mot qui manque à son interlocuteur, etc.). Il y a construction conjointe ou co-construction du sens. Usage monologué du langage Les productions langagières sont monogérées : le discours est produit de façon solitaire par le locuteur ou scripteur. Le discours est élaboré hors du dialogue, hors d'une structure d'échange. En l'absence d'interactivité et de contexte partagé, le locuteur ou scripteur élabore les cadres interprétatifs qui permettent de construire du sens à partir de son discours, et mobilise ces cadres dans la mise en mots du discours. L'auditeur ou lecteur recherche ces cadres pour construire du sens à partir du discours entendu à l'oral ou lu à l'écrit. Tableau 2 : Discours dialogué et discours monologué. Si on considère les quatre types de discours identifiées par Bronckart au regard de cette opposition, le discours interactif est à l'évidence un discours dialogué, et la narration un discours monologué. Le discours théorique peut être monologué, comme dans la conférence, ou dialogué, comme lors d'un débat scientifique. De même le récit interactif peut être monologué, comme dans la confidence, ou dialogué comme lorsque plusieurs locuteurs mêlent leur voix pour raconter un événement auquel ils ont assisté. L'opposition dialogué vs monologué traverse donc le plan des quatre catégories comme suit : discours dialogués D.I. R.I. D.T. N. discours monologués Les discours dialogués se rencontrent surtout à l'oral, et les discours monologués à l'écrit, mais les deux oppositions ne se superposent pas puisqu'il existe des genres oraux monologués, et inversement des genres écrits dialogués (les textes rédigés à plusieurs, qu’ils soient imprimés sur papier ou mis en ligne sur les forums du réseau internet). Précisons que l'opposition dialogué vs monologué est très souvent confondue, à tort, avec l'opposition monologique vs dialogique. Dans la lignée des travaux de Bakhtine, les linguistes genevois (Roulet et al., 1985) ont opposé le discours monologique, qui laisse transparaître un seul énonciateur, au discours dialogique qui met en scène une dualité ou une pluralité d'énonciateurs. Cette opposition désigne le caractère polyphonique ou non d'un discours et est indépendante du mode 16 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… de production du langage. En effet, on peut produire un discours polyphonique (donc dialogique) aussi bien en discourant seul qu'en dialoguant avec un partenaire. 3.2.3. Les caractéristiques de la textualité Venons-en à la dernière orientation. Tout discours se caractérise par l'emploi de formes verbales agencées en texte. Que savons-nous aujourd'hui des caractéristiques textuelles des discours ? Les notions clés sont ici les notions de thème et de rhème. Le thème désigne les éléments de l’énoncé qui véhiculent l’information connue (qui peut avoir été présentée dans l’énoncé antérieur), et le rhème les éléments de l'énoncé qui véhiculent l’information nouvelle 23. La détermination du thème et du rhème d'un énoncé n'est pas chose aisée car il n'y a pas stricte correspondance, au niveau phrastique, entre le sujet grammatical et le thème, le groupe verbal et le rhème. Combettes (1983) a proposé des tests (négation, interrogation, objet du discours) permettant de les identifier, mais leur application montre que tout est affaire de degrés de dynamisme communicatif, et on peut considérer que parmi les éléments d'un énoncé, il n'y a pas d'un côté ceux qui ont une valeur informative et de l'autre ceux dont la valeur informative est nulle : tous sont informatifs à des degrés divers. Cela dit, l'application des notions de thème et de rhème à la description des textes écrits a permis de mettre au jour différents modes de progression de l'information. Combettes (1983) a ainsi identifié trois types de progression thématique : - la progression constante, où le thème est maintenu constant d'une phrase à l'autre ; - la progression linéaire, où le rhème d'une phrase est repris comme thème dans la phrase suivante ; - la progression à thèmes dérivés, où le discours se construit à partir de thèmes inclus dans un hyperthème (ex. : un texte documentaire sur le chien qui décrit ses caractéristiques anatomiques, puis ses comportements, puis les différentes races, etc.). Mais qu’en est-il dans le discours dialogué ? Comme il est élaboré à partir d’une structure d'échange, la progression des informations peut y être appréciée de deux manière distinctes : pour ce qui concerne l'ensemble des participants d'une part, et pour ce qui concerne chacun d'entre eux d'autre part 24. Par ailleurs, l'utilisation dialoguée du langage n'est pas toujours à orientation thématique. Les interactions parlées, en effet, sont riches en échanges à orientation praxique : il s'agit moins de dire quelque chose que de faire quelque chose (demander une action à son partenaire, se mettre d'accord sur un rendez-vous). C'est alors la dimension pragmatique des énoncés et leur rôle au regard de la dynamique interactive (énoncé permettant d'ouvrir un échange ou au contraire de le clore) qui est responsable de la progression du discours dialogué 25. Autres notions clé de la linguistique textuelle : les notions de cohérence et de cohésion. Pour qu’une suite d’énoncés devienne un texte, il faut que ceux-ci soient agencés de manière cohérente et reliés entre eux. Le scripteur à l'écrit, ou le locuteur à l'oral, dispose d'une palette d'outils lui permettant d'assurer la cohérence et la cohésion du discours qu'il est en train de produire : - Les marqueurs du statut nouveau vs ancien de l'information, qui jouent un rôle crucial dans l'établissement et le maintien de la continuité thématique (Combettes, 1983, 1992). Pour cela, on 23 Les notions de thème et de rhème entrent parfois en concurrence avec celles de topic et de commentaire (comment en anglais). Voir l'analyse que Rossi a consacré à cette question en 1999. 24 François (1984 : 81-84) parle d'hétérocontinuité lorsque les propos du locuteur enchaînent sur ceux du locuteur précédent, et d'autocontinuité dans le cas contraire. 25 Pour Moeschler (1985 : 110-118), il existe quatre types de contraintes d'enchaînement des unités conversationnelles : des contraintes thématiques (relatives au thème en cours), des contraintes sémantiques (relatives au contenu propositionnel de l'énoncé), des contraintes illocutoires (relatives à l'acte réalisé) et des contraintes d'orientation argumentative (relatives à l'orientation de l'énoncé). 17 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… utilise en particulier les déterminants indéfinis, définis, démonstratifs et possessifs : « Il était une fois un roi très puissant qui… ; ce roi avait une fille qui… ; un jour le roi dit à sa fille de… ; etc. ». - Les marques de co-référence (Lundquist, 1980 ; Bronckart et al., 1985 ; Reichler-Beguelin, 1988 ; Schneuwly, 1988 ; de Weck, 1991), qui incluent les marqueurs précédents auxquels viennent s'ajouter les reprises pronominales (pronoms personnels, relatifs, démonstratifs et possessifs) et les substituts nominaux utilisés pour éviter les répétitions : « le chaperon rouge prit le panier et… ; en chemin, la petite fille voulut… ; elle s'écarta alors du sentier pour… ; la pauvre petite savait bien que… mais elle ne pouvait pas… ; etc. » ; - Les isotopies sémantiques, qui tissent une trame sémantique entre les mots du texte et contribuent de la sorte à sa cohésion interne, et les isotopies temporelles, très importantes dans la narration où elles participent à la structuration du récit en signalant les transitions entre l'arrière-plan descriptif et le premier plan événementiel (Weinrich, 1989) ; - Les marques de connexité (Charolles, 1988), qui comprennent les ponctuants du discours à l'oral et à l'écrit (signaux prosodiques, signes graphiques et marques sémiographiques), ainsi que les connecteurs. Parmi les marques de connexité, les connecteurs ont fait l'objet de nombreuses descriptions linguistiques 26. Rappelons que ces outils appartiennent à différentes classes grammaticales (conjonctions et locutions conjonctives, adverbes et locutions adverbiales, prépositions et syntagmes prépositionnels, syntagmes nominaux), et que la plupart d'entre eux sont plurifonctionnels (« parce que » fonctionne aussi bien comme opérateur logique que comme connecteur argumentatif). Au regard de leur fonction, on distingue généralement : Les marqueurs de structuration Les opérateurs Les connecteurs argumentatifs Les connecteurs reformulatifs Ils permettent soit de signaler l'ouverture ou la clôture d'une unité conversationnelle (bon, alors, allez, au fait, pis, bien, ben, voilà, quoi…), soit d'organiser la progression discursive (d'abord, premièrement, en premier lieu, pour commencer, deuxièmement, en second lieu, ensuite, dernièrement, en dernier lieu, pour terminer, enfin...). Ils signalent l'enchaînement des unités dans les séquences explicatives (opérateurs logiques tels si, alors, donc, parce que, en conséquence…), narratives (opérateurs chronologiques tels et, puis, auparavant, au même instant, après, ensuite, alors…), descriptives (opérateurs spatiaux tels en haut, au dessus, en bas, au dessous, à gauche, à droite, plus loin, devant, derrière…). Ils signalent l'enchaînement des unités dans les séquences oppositives et argumentatives. On distingue les connecteurs adversatifs (non, par contre, en revanche…), argumentatifs (car, parce que, puisque, en effet, d'ailleurs…), concessifs (certes, bien sûr, il est vrai que…), contre-argumentatifs (mais, cependant, néanmoins, pourtant, quand même…), consécutifs (ainsi, aussi, donc, en conséquence…), réévaluatifs (finalement, enfin, en somme, au fond, bref, décidément…). Ils signalent l'apparition d'énoncés métadiscursifs (autrement dit, je veux dire, c'est-à-dire, comment dire...). Les connecteurs jouent un rôle tant en matière de cohésion que de cohérence du discours. Mais au fait, à quoi correspondent ces deux notions si proches ? Est-il utile de les distinguer, et si oui, de quelle façon ? 3.3. Cohérence, cohésion et connexité Pour Halliday et Hasan (1976), la cohérence relève du fonctionnement du discours en contexte tandis que la cohésion concerne l'organisation interne du discours, la textualité (de l'anglais texture). Pour d'autres auteurs (Charolles, 1989 ; Moeschler et Reboul, 1994, 1998), la cohérence relève du fonctionnement sémantique et pragmatique du discours, tandis que la cohésion (qu'ils assimilent parfois à la connexité) en constitue en quelque sorte le versant linguistique ou formel, la trace visible. 26 Voir notamment Anscombre et Ducrot, 1983 ; Moeschler, 1985, 1989b ; Schneuwly, 1988 ; Adam, 1992 ; Moeschler et al., 1994 ; Golder, 1996 ; Moeschler et Reboul, 1998, ainsi que les Cahiers de Linguistique Française édités à Genève et la Revue de Sémantique et Pragmatique éditée à Orléans. 18 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… Les deux approches ne sont pas inconciliables : nous considérons que la cohérence et la cohésion sont deux propriétés du discours, la première assurant son interprétabilité, la seconde son organisation, et qu'elles reposent en partie sur l'utilisation (en production du langage comme en réception) de marques, parmi lesquelles les marques de connexité. Celles-ci peuvent jouer un rôle tant en matière de cohérence qu'en matière de cohésion, raison pour laquelle les phénomènes en jeu sont difficiles à cerner. Aussi estil nécessaire d'apporter quelques précisions. La cohérence du discours est ce qui le rend interprétable. Elle renvoie à deux fonctions essentielles du langage : la fonction de représentation (le langage permet de décrire et de se représenter le monde), et la fonction d'action (le langage permet d'agir et d'interagir avec autrui, notamment par le biais des actes de langage dont il sera question dans la section suivante). En conséquence, dans l'établissement de la cohérence du discours il entre à la fois des considérations référentielles puisque l'univers construit par le discours doit être intelligible, et des considérations pragmatiques puisque le discours doit être pourvu d'une orientation téléologique, donc être finalisé. Pour interroger la cohérence d'un discours (ou pour évaluer son interprétabilité en contexte), l'interlocuteur à l'oral ou le lecteur à l'écrit a largement recours à des inférences et s'appuie autant sur des informations implicites que sur des marques explicites : Domaines Intelligibilité Finalité Fonctions Outils de la cohérence discursive Inférences cognitives (connaissances d'arrière-plan), Construction inférences contextuelles (traitement des marques de la deixis temporelle de la référence et du et spatiale, de la modalisation et de la polyphonie), inférences textuelles contexte (traitement de la progression thématique, des chaînes anaphoriques, des isotopies et des marques de connexité). Identification Inférences cognitives (principes et maximes conversationnelles), de la visée inférences pragmatiques (traitement des indices illocutoires et des pragmatique connecteurs). Tableau 3 : Les outils de la cohérence discursive. Par contraste, la cohésion du discours est ce qui le fait apparaître comme un produit langagier construit, ou si l'on préfère, comme autre chose qu'une succession d'énoncés sans liens entre eux. À la différence de la cohérence, la cohésion concerne le langage dans son organisation textuelle interne. Elle comporte deux aspects : un aspect intégration et un aspect segmentation : - pour qu'une suite d'énoncés forme un discours, il faut que ceux-ci soient mis en relation et intégrés dans les unités hiérarchiquement organisées qui composent le discours, qu'il s'agisse des unités séquentielles du discours monologué ou des unités conversationnelles du discours dialogué ; - inversement, pour que le discours apparaisse avec sa structuration interne, il faut que les unités qui le composent, à tous niveaux, soient repérables : il faut que le discours soit segmenté. Pour assurer la cohésion de son discours, le locuteur à l'oral, ou le scripteur à l'écrit, utilise en particulier les outils suivants : Domaines Intégration Segmentation Fonctions Mise en relation des unités composant le discours Démarcation des unités composant le discours Outils de la cohésion discursive Choix du mode de progression thématique, utilisation des anaphores et substituts anaphoriques, des isotopies sémantiques et temporelles, des marques de connexité. Utilisation des marques de connexité (ponctuants du discours et connecteurs). Tableau 4 : Les outils de la cohésion discursive. 19 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… Les marques de connexité servent les deux fonctions majeures de la cohésion, mais sont fonctionnellement distinctes. Suivant Fayol (1997), on peut en effet dire que les ponctuants (marques de ponctuation à l'écrit, marques prosodiques à l'oral) indiquent le degré de lien entre des unités discursives voisines ou non, alors que les connecteurs apportent en plus des informations relatives à la nature du lien entre ces unités. Si on se place du côté des partenaires de la communication et si on considère les processus de traitement du langage, la cohérence relève avant tout de la problématique de la réception-interprétation : dans l'interaction parlée comme dans la communication écrite, c'est le récepteur (interlocuteur ou lecteur) qui juge de la cohérence du discours qu'il reçoit. Par contre la cohésion relève davantage de la problématique de la production-énonciation : dans l'interaction parlée comme dans la communication écrite, c'est l'émetteur (locuteur ou scripteur) qui assume en premier lieu la cohésion du discours à produire. Si on se place maintenant du côté des analystes du discours, interroger la cohérence d'un discours requiert nécessairement la prise en compte du contexte : l'objet d'étude est le discours dans ses relations aux partenaires de la communication, à la situation et aux autres discours ; en revanche interroger la cohésion d'un discours ne nécessite aucune prise en compte du contexte : l'objet d'étude est l'organisation interne du discours, la textualité. Le schéma ci-après aide à situer ces trois notions au regard de la polarité E/R (émission/réception) et de la dynamique communicative (contexte 1/contexte 2) 27 : R Contexte 1 à T1 Procédés de textualisation (E) Gestion de la cohésion à l’aide de la progression thématique, des anaphores, des isotopies, des marques de connexité Procédés d’interprétation (R) Gestion de la cohérence à l’aide des inférences cognitives, contextuelles, textuelles et pragmatiques Contexte 2 à T2 E R Figure 2 : La cohérence et la cohésion du discours dans la dynamique communicative. Jusque là, les travaux relatifs à la cohérence et à la cohésion ont pour l'essentiel porté sur des textes écrits et les marques de connexité mises en évidence sont de nature 27 Sur ce schéma, le contexte représente tout à la fois la situation interlocutive concrète et l'univers mental partagé par les interlocuteurs à l'instant T1, puis à l'instant T2 une fois les données nouvelles (le discours de E) intégrées par ceux-ci. Ce schéma, qui vaut au départ pour le fonctionnement du discours dialogué, vaut également pour le discours monologué. Dans ce cas, E (locuteur ou scripteur) est soumis à la contrainte de devoir gérer en même temps les activités de textualisation et les activités d'interprétation, puisqu'il doit veiller à la cohérence de son propre discours sans l'appui de R. 20 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… linguistique ou sémiographique (paramètres de mise en page). On commence toutefois à envisager que la prosodie puisse jouer un rôle en matière de cohésion discursive à l’oral (Grobet, 1997, 2001), et comme nous le verrons dans la suite de l'ouvrage, les postures, les regards, les mimiques et les gestes produits en parlant contribuent à la ponctuation du discours parlé, qu’il soit monologué ou dialogué. Définir la cohérence discursive nous a conduit à évoquer la dimension pragmatique du langage. C’est précisément de cette dimension qu’il va être à présent question. 4. Les apports de la pragmatique des actes de langage 4.1. La constitution de la pragmatique comme discipline La rhétorique antique accordait une grande attention à la pratique effective du langage. La pragmatique moderne en est l’héritière directe, bien qu’elle s’inscrive aussi dans la lignée des travaux des logiciens et philosophes du siècle dernier. Le terme pragmatique, comme le rappelle Bréhier dans son Histoire de la philosophie, trouve d’ailleurs son origine dans le courant pragmatiste qui s'est développé aux Etats-Unis dans la seconde moitié du XIXème siècle. Quelques noms et quelques dates 28 : Frege (fin XIXème) Russel (début XXème) Peirce (début XXème) Gardiner (1932) Morris (1938) Carnap (1942) Wittgenstein (1945) Strawson (1950) Bar-Hillel (1954) Distingue le sens et la référence des mots (le mot « livre » a un ou plusieurs sens enregistré(s) dans les dictionnaires, mais employé dans un énoncé, il désigne un objet précis : son référent). Le sens d'un mot dépend du contexte linguistique, donc de la phrase (assomption de contextualité) ; le sens de la phrase dépend quant à lui de ses conditions de vérité (assomption de vériconditionnalité). Etudie les propriétés des symboles indexicaux (noms propres, expressions déictiques), signes dont le sens ne peut être établi qu'à partir de leur contexte d'emploi. L’objet de la sémiotique, pour Peirce est l'étude de la semiosis, c'est-à-dire des relations entre le signe, le désignatum (la référence), et l'interprétant (le cadre sémiotique du signe, fonction permettant d'associer un sens au signe). On lui doit la distinction entre trois types de signes : le symbole (signe arbitraire et conventionnel), l'icône (signe présentant une ressemblance avec son référent) et l'index (signe entretenant un lien matériel avec son référent). Etudie les propriétés extralinguistiques de différents types de phrases, et considère la phrase comme l'unité du discours. Définit la pragmatique comme une composante de la sémiotique (science générale des signes), celle qui traite du rapport entre les signes et leurs utilisateurs. Pour Carnap, la pragmatique, dont l'objet est l'étude des relations entre le langage et ses utilisateurs, englobe la linguistique (et non l'inverse). Substitue au paradigme de l'expressivité le paradigme de la communicabilité : la pensée est indissociable du langage, or le langage est régi par des règles. Parler, ce n'est donc pas simplement exprimer des pensées intérieures, c’est aussi entrer dans un jeu de langage (activité de parole réglée et réalisée à plusieurs). En outre, le sens d'un signe se définit avant tout par son usage dans un jeu de langage défini. Distingue la phrase (sentence) et la proposition (statement) et étudie les présuppositions. Fondateur de la pragmatique formelle. Avec les travaux de Austin en 1970, prend naissance un nouveau courant : la pragmatique des actes de langage. Comme l'explique Récanati (1979b), l'introduction de la notion d'acte de langage va de pair avec un changement de paradigme : envisagé jusque là dans sa fonction de représentation, le langage est désormais envisagé aussi dans sa fonction d'action sociale. Hansson (1974) entérine ce changement de paradigme lorsqu'il identifie la pragmatique des actes du langage à une pragmatique du troisième degré, après la pragmatique du premier degré consacrée à l'étude des symboles 28 Pour des informations plus précises, consulter Levinson, 1983, ou Armangaud, 1985. 21 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… indexicaux et la pragmatique du second degré consacrée à l'étude des relations entre le sens littéral des phrases et leur sens en contexte. 4.2. L'étude des actes de langage Philosophe de l’école d’Oxford, Austin distingue d’abord, dans son traité de 1970, deux grandes classes d'énoncés : des énoncés constatifs qui appellent un jugement du type vrai/faux, et des énoncés performatifs qui appellent un jugement du type satisfait/non satisfait. Les premiers actualisent la fonction représentative du langage (celle par laquelle le langage est représentation du monde) et reviennent à dire quelque chose, alors que les seconds actualisent la fonction pragmatique du langage (celle par laquelle le langage est action) et reviennent à faire quelque chose (ordonner une action, répondre par l'action à une demande, s'engager à une action future, etc.). Mais l’auteur remet aussitôt en question cette distinction en affirmant que la fonction pragmatique du langage se manifeste en fait dans tous les énoncés, y compris dans les énoncés constatifs (chacun sait bien que le constat le plus anodin peut, dans certaines circonstances, faire réagir et déclencher de cinglantes répliques). En fait, et c'est là le principal apport de la pragmatique des actes de langage : tout énoncé comprend un dit (une proposition verbale) et un fait (un acte de langage) 29. Depuis les travaux de Searle (1972, 1982), on a d'ailleurs coutume de représenter les énoncés sous la forme <F(p)>, F désignant la force illocutoire (la valeur d'acte) de l'énoncé, et (p) son contenu propositionnel. Mais on doit encore à Austin une autre distinction importante, celle qui le conduit à isoler trois composantes de l'acte de langage : l’acte locutoire (locutionary act) de formuler un énoncé, doté d’une signification ; l’acte illocutoire (illocutionary act) accompli en formulant cet énoncé, doté d’une force illocutoire ; et l’acte perlocutoire (perlocutionary act) accompli par le fait de formuler cet énoncé, caractérisé par ses effets dans la situation. Un exemple : Soit l’énoncé « Avez-vous des allumettes ? ». Formuler cet énoncé revient à accomplir un acte locutoire. Le formuler revient en même temps à accomplir l'acte illocutoire de demander une information. En contexte, cet acte sera traité comme ayant une valeur perlocutoire de demande d'information si l'interlocuteur répond « Oui, j'en ai » ou « Non, désolé, je n'en ai pas », de requête si l'interlocuteur répond à la demande du locuteur en lui offrant des allumettes ou un briquet. Cette analyse a occasionné de vifs débats 30 ainsi qu’une controverse sur l'objet de la pragmatique : s’agit-il d’étudier le fonctionnement et les marques de l’illocution, objet d'une pragmatique qu'on pourrait qualifier de formelle, ou s’agit-il d’étudier l’effet des actes de langage en contexte, objet d'une pragmatique plus empirique ? Comme nous le verrons dans la section suivante, les deux orientations sont actuellement représentées. Une autre distinction a été effectuée plus tard par Searle (1982) entre actes directs et actes indirects. Ces derniers désignent des actes dont la force illocutoire ne correspond pas à l'intention de communication (comme dans le dernier exemple où la question « Avez-vous des allumettes » correspond généralement à une requête plutôt qu’à une 29 Le test de la performativité apporte une preuve empirique à l'appui de cette thèse : lorsque la valeur performative d'un énoncé n'est pas immédiatement perceptible, il suffit de lui adjoindre un verbe à la première personne du singulier de l'indicatif présent pour l'identifier. Quelques exemples : « parlez plus fort » = « je vous demande de parler plus fort » (requête) ; « je viendrai demain » = « je promets que je viendrai demain » (promesse) ; « on annonce une nouvelle réforme » = « je vous informe qu'une nouvelle réforme est annoncée » (assertion). 30 On en trouvera des commentaires dans Récanati, 1980 et Berrendonner, 1981 ainsi que dans les deux premiers numéros de la Revue de Sémantique et Pragmatique (1997). 22 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… demande d’information) 31. En fait la valeur illocutoire des actes de langage n'est pas toujours aisée à mettre à jour, pour au moins trois raisons. La première est qu'il n'y a pas de correspondance stricte entre les outils linguistiques et les valeurs illocutoires. En français par exemple, le mode impératif constitue un outil linguistique commode pour ordonner ou commander (entrez !), mais outre le fait que la langue nous contraint à employer le subjonctif pour commander à un tiers (qu'il entre !), nous pouvons exprimer nos ordres à l’aide de questions ou même de simples constats, ou encore à l’aide moyens non verbaux. La seconde raison est que la valeur illocutoire des actes est rarement explicite dans les énoncés et qu'on se passe largement de l'usage des verbes performatifs. La troisième raison, enfin, est que dans notre pratique usuelle du langage, un nombre considérable des actes de langage que nous accomplissons sont précisément des actes indirects. Ceci nous amène à la question des typologies. Très tôt, les pragmaticiens ont tenté de classer les actes de langage en quelques grandes catégories. Si on retient l’analyse proposée par Searle en 1982, il existerait cinq catégories principales d'actes de langage : les assertifs, qui permettent d'exprimer un état de choses sur le monde ; les expressifs, qui permettent d'exprimer un état interne ; les directifs (questions, requêtes ordres), qui appellent une action ou une réaction de la part de l'interlocuteur ; les commissifs (engagements, promesses), qui engagent le locuteur à une action ultérieure ; et les déclaratifs, assertifs institutionnalisés qui permettent d'exprimer, dans les circonstances adéquates, un état de choses sur le monde tout en le faisant advenir (ex. : « Je déclare la séance ouverte », « Je vous déclare unis par les liens du mariage »). Cette analyse repose sur l’examen d’un dizaine de critères parmi lesquels : - le but de l’acte : exprimer un état de choses (assertifs), faire exécuter une action (directifs), s’engager à une action (commissifs), déclarer un état de choses pour le faire advenir (déclaratifs), exprimer un état psychologique (expressifs) ; - la direction d’ajustement : des mots vers le monde dans le cas des assertifs, du monde vers les mots dans le cas des directifs et des commissifs ; double dans le cas des déclaratifs ; - l’état psychologique exprimé : croyance dans le cas des assertifs, désir dans le cas des directifs, intention dans le cas des commissifs, variable dans le cas des expressifs. Bien que largement diffusée et pierre angulaire des développements ultérieurs de la théorie des actes de langage en direction d'une sémantique générale (Vanderveken, 1988), cette typologie est loin d'être satisfaisante. On peut d’abord s’étonner, alors même que l'intention des auteurs est d'articuler dans un même appareil formel les aspects vériconditionnels et les aspects actionnels du langage, que ceux-ci regroupent dans la catégorie des directifs deux types d'actes pourtant radicalement différents de ce point de vue : les questions, qui sont des demandes de dire, et les requêtes, qui sont des demandes de faire. Par ailleurs, comme le signale Vernant (1997), la direction d'ajustement constitue le seul critère logique opératoire de cette typologie ; or ce critère fait défaut dans la distinction entre les directifs et les commissifs, pourvus de la même direction d'ajustement. Quant au traitement des expressifs dans cette approche, il pose question, comme cela a été signalé par ailleurs (Van Ecke, 1998, Danblon, 2001). Notons enfin que cette typologie laisse de côté bien d'autres actions accomplies à l'aide du langage, qu'il s'agisse des actes sociaux ritualisés (salutations, rituels d’excuses) ou des actions orientées vers la synchronisation des conduites dans l'interaction parlée. D'autres tentatives de classification ont été proposées, en premier lieu par Austin (1970), plus récemment par Vernant (1997). Mais l'inconvénient de ces typologies vient 31 Pour rendre compte de leur fonctionnement et de leurs propriétés logiques, les analystes ont été amenés à modéliser les processus interprétatifs dans la communication langagière et à proposer des principes, maximes ou lois régissant ces processus. Ceux-ci seront présentés dans le chapitre II. 23 Jean-Marc Colletta / Le développement de la parole… de ce qu'elles masquent les relations étroites qu'entretiennent entre eux les actes de langage appartenant à ces diverses classes. Chacun sait bien, par exemple, qu'une assertion à valeur de suggestion (tu devrais faire ceci) peut dans certaines circonstances fonctionner comme une injonction (fais-le). L'idée d'un continuum généralisé entre les modalités illocutoires (Colletta, 1998b) s'accorde mieux avec ces observations que les tentatives typologiques tentées jusqu'à présent 32. Dans le flux des interactions parlées, les actes de langage ne sont pas produits isolément : ils se succèdent dans des enchaînements complexes relevant soit de la logique interactive du dialogue, soit de la logique séquentielle de la textualité. Nous verrons dans le prochain chapitre comment les spécialistes du discours ont abordé cette question, mais avant de clore ce premier chapitre, un rapide panorama du champ actuel de la pragmatique est nécessaire. 4.3. La pragmatique aujourd'hui La pragmatique s'est constituée autour de questions et d'orientations diverses. Ces orientations, qui diffèrent tant par leur objet que par leurs présupposés théoriques, sont aujourd'hui toujours présentes : - l’orientation philosophique et logicienne 33, avec les réflexions sur l'action ou les conditions de la rationalité, la référence, la vériconditionnalité et le contexte, et la logique illocutoire ; - l’orientation linguistique, manifeste dans les travaux relatifs aux présuppositions, aux topoï, aux connecteurs, aux marques de l'implicite et à la structure du discours et des interactions parlées 34 ; - l’orientation cognitive et inférentielle, avec comme point de départ les réflexions de Grice (1968, 1979) et de Gordon et Lakoff (1973) à propos des inférences dans la conversation 35. Trouvant ses origines ailleurs, en particulier dans le courant interactionniste et la sociologie nord-américaine des années 50-60, une orientation empirique s’est développée en parallèle. Cette pragmatique interactionniste, que l'on pourrait identifier comme la pragmatique du quatrième degré en paraphrasant Hansson, s'intéresse en priorité aux échanges langagiers quotidiens : conversations, entretiens, débats, échanges en situation didactique 36. Elle contribue, comme nous allons le voir à présent, à renouveler notre regard sur les conduites langagières parlées. 32 Searle et Vanderveken (1985) et Vanderveken (1988) ont tenté de formaliser les relations logiques entre les actes de langage. Ils distinguent des relations à engagement fort lorsque accomplir un acte F1 revient nécessairement à accomplir un acte F2 (supplier revient à effectuer une requête) et des relations à engagement faible lorsque le lien entre les deux actes est localisé au niveau de la proposition (asserter <non p> revient à nier <p>). On peut toutefois s’interroger sur l’utilité de cette analyse, qui frise parfois le raisonnement tautologique. 33 On trouvera les lignes de force de cette orientation dans Parett et al., 1980 ; Jacques, 1985 ; Habermas, 1987. 34 Ducrot, 1972, 1980 et 1984 ; Ducrot et al., 1980 ; Anscombre et Ducrot, 1983 ; Roulet et al., 1985 ; Moeschler, 1985 ; Kerbrat-Orecchioni, 1986 ; Roulet, 1999 ; Nolke et Adam, 1999 ; Roulet, Filliettaz et Grobet, 2001. 35 Moeschler, 1988 et 1989 ; Sperber et Wilson, 1989 ; Moeschler et al., 1994 ; Moeschler et Reboul, 1994 et 1998. 36 On en trouvera une présentation synthétique dans de Nuchèze et Colletta, 2002. 24