Le problème de la connaissance de la substance dans les Nouveaux essais :
Les Nouveaux essais sur l’entendement humain redonnent l’occasion à Leibniz de
défendre l’une des notions les plus importantes de sa doctrine, à savoir celle de substance.
Toutefois, la discussion qu’il entame avec Locke sur le problème se déploie d’une façon bien
particulière : Locke refuse d’incorporer à sa philosophie le concept classique de substance
sous prétexte que l’expérience n’en donne aucune connaissance certaine. Il y a bien chez lui
place pour l’idée de substance, en tant qu’idée complexe forgée par l’entendement, mais rien
n’est avancé dans le but d’en faire une catégorie de l’être, domaine qui dépasse largement les
limites du savoir humain. Pour décrire les qualités réelles des corps, Locke propose
l’hypothèse corpusculaire qui semble constituer l’explication la plus adéquate et intelligible
sans pourtant former une décision arrêtée sur la question (Essay. IV.iii.16). En ce qui a trait à
l’idée de substance pensante, la conclusion de Locke se formule de façon similaire : l’idée
d’un substrat de mes propres idées, d’une substance spirituelle paraît aussi difficile à
concevoir que celle d’une substance corporelle, car l’expérience interne ne donne aucune
information certaine sur la constitution réelle de l’esprit (E. II.xxiii. 5). Cette position est
claire : sans évacuer le terme de substance de son vocabulaire, Locke ne lui donne pas de
portée métaphysique ni d’utilité cognitive autre que référentielle, c’est-à-dire de désigner un
objet qui serait le substrat de qualités dont on fait l’expérience sans proprement avoir une
connaissance de ce substrat.
Dans les NE, les stratégies de Leibniz tentant de prouver l’existence des substances
sont évidemment nombreuses; à plusieurs reprises et quant à divers problèmes, Leibniz
revient sur le fait que les considérations sur la substance ne sont pas aussi vides et confuses
qu’on ne le croît souvent (II.xiii. 6-7, II.xxiii. 2-4, etc.). Le concept de substance ouvre des
voies intéressantes en philosophie et permet de résoudre certaines difficultés autant d’ordre
métaphysique, épistémologique que moral
1
. Je n’entends pas ici m’attarder aux raisons que
Leibniz présente dans les NE en faveur de cette notion; ce qui retiendra mon attention sont les
arguments que Leibniz propose afin de montrer que l’approche lockéenne condamnant la
notion abstraite de substance est, à bien des égards, inadéquate et repose sur des malentendus
auxquels il veut remédier. Trois aspects de cette polémique seront exploités : 1/ la distinction
entre essence nominale et essence réelle que Leibniz juge inappropriée. 2/ le concept d’idée
simple qui pose quelques problèmes. 3/ le critère spatio-temporel d’individuation contre
lequel Leibniz s’est toujours insurgé. Ces éléments rendront compte de la critique plus globale
que Leibniz adresse à Locke contre l’impossibilité d’inférer l’existence des substances et des
conséquences épistémologiques de cette thèse.
1/ Essence ou définition réelle :
Au Livre III de l’Essay, Locke introduit une distinction importante, soit celle qui
sépare les essences réelles des essences nominales; selon la tradition scolastique, le terme
d’essence peut se définir de deux manières : l’essence réelle exprimerait la constitution
interne des choses et c’est cette signification qu’on utilise lorsqu’on parle de « l’essence de
choses particulières » (III.iii.15). L’essence réelle s’interprète dans cette tradition en termes de
substances. L’idée de substance représenterait cette essence réelle, la constitution interne des
choses, ce sans quoi elles ne pourraient exister comme objet particulier. L’essence nominale
se comprend plutôt par l’entremise d’idées de genres et d’espèces; grâce à ces idées, il serait
ainsi possible de désigner une classe d’objets qui partagent les mêmes qualités; l’essence
nominale exprimerait le genre commun à plusieurs choses, l’essence générale. Or, Locke ne
1
Dans une lettre à Burnett du 20/30 janvier 1699, Leibniz défend déjà cette idée comme quoi la substance
demeure toujours un concept d’une grande importance en philosophie : « [] car je considère effectivement la
notion de la substance comme une des clefs de la véritable philosophie. ».GP. III, p. 245.
remet pas en question cette différenciation entre essence réelle et essence nominale; il tente
pourtant d’établir que l’essence réelle des choses demeure inconnaissable et que la seule
manière d’appréhender un individu, un substance particulière, passe par la connaissance des
essences nominales.
L’argument majeur pour soutenir cette thèse repose sur la différence qui existe dans
l’entendement entre l’expérience des existences réelles et individuelles par idées simples et la
connaissance de l’essence de ces individus. D’abord, l’expérience donne à l’entendement des
idées simples, concept sur lequel je reviendrai un plus loin dans ce texte. Les différentes
données de l’expérience, les idées simples, permettent à l’esprit de constater des
ressemblances entres les choses particulières et de former des idées complexes et générales
désignant des classes d’objets partageant plusieurs qualités (II.xi.9). C’est là qu’on peut
comprendre l’impossibilité pour Locke, que Leibniz remet en question, d’une connaissance
des essences réelles, soit des substances. La connaissance se manifeste surtout par idées
générales exprimant l’essence nominale des choses. Par exemple, ayant perçu une similitude
entre différents objets rouges, l’entendement forge l’idée générale de rougeur rendant possible
une connaissance de l'essence de ce concept. Les idées abstraites formées par l’entendement
sont les essences des genres et des espèces (III.iii.12); c’est à partir de ces idées qu’une
connaissance trouve alors sa possibilité. C’est pourquoi Locke affirme que rien n’est essentiel
aux individus, sauf leurs appartenances à divers genres ou espèces, leurs conceptions par
idées générales : « […] take but away the abstract ideas by which we sort individuals, and
rank them under common names, and then the thought of anything essential to any of them
instantly vanish. » (III.vi.4). Par l’expérience, on observe des ressemblances entre choses
singulières, mais une connaissance de l’essence des individus repose nécessairement sur des
idées générales et donc seule leur appréhension par essences nominales peut se réaliser;
comme ces essences nominales sont forgées par l’entendement, elles ne se traduisent pas en
des représentations entières les essence réelles. L’idée de substance et de tout autre qualité qui
renvoient aux individus se saisissent grâce à des idées construites par l’esprit; la connaissance
d’une essence réelle passe en somme par l’entremise des essences nominales qui ne pourront
jamais donner la constitution interne d’un individu.
C’est d’abord par la formulation leibnizienne de la distinction entre essence réelle et
essence nominale qu’on peut aborder le problème tel que repris dans les NE. Pour Leibniz, le
terme d’essence nominale semble incorrect; on peut très bien parler de l’essence réelle d’une
chose, mais il est évident qu’une chose n’a pas plusieurs essences. Selon la perspective
lockéenne, une chose pourrait participer ou être comprise grâce à plusieurs essences, car elle
partagerait avec d’autres choses une certaine quantité de propriétés ou qualités, qu’il nomme
essences nominales. Autant il n’y a qu’une seule essence du triangle, il ne peut y avoir qu’une
seule essence de la substance. Le terme d’essence nominale est inadéquat parce qu’il
présuppose que l’essence dépend d’une conception de l’entendement, d’une idée générale, ce
qui paraît à Leibniz absurde (NE. III.iii.15). Chaque chose, qu’elle soit abstraite comme le
triangle en général ou concrète comme une substance individuelle n’a qu’une seule essence
qui la détermine. Comprendre l’essence réelle à partir des essences nominales, c’est mal
expliquer le problème, bien que l’expérience fournit d’abord une appréhension nominale de la
nature.
Pour éviter ces confusions, Leibniz propose de remplacer cette distinction : au lieu de
parler d’essences réelles et nominales, la distinction entre définitions elles et définitions
nominales permet de mieux saisir les enjeux par rapport aux essences et de se référer
directement au texte aristotélicien qui traite pour la première de cette distinction (Seconds
analytiques. II, 8-10). Il y a des propriétés essentielles aux individus, mais celles-ci peuvent
s’exprimer grâce à plusieurs définitions : « [...] il faut considérer qu’il n’y a qu’une essence de
la chose, mais qu’il y a plusieurs définitions qui expriment une même essence. » (III.iii.15).
La différence principale entre la définition réelle et la définition nominale repose sur ce
qu’elles expriment : la définition réelle fait voir la possibilité du défini, tandis que la nominale
ne le fait pas (III.iii.18). La définition nominale, comme Leibniz le souligne dans ses
Méditationes de cognitione, veritate et ideis, ne comporte qu’une série de propriétés ou
marques suffisantes à l’identification d’un objet sans nécessairement exprimer entièrement
son essence, à savoir sa possibilité; le recours à l’expérience devient primordial dans
l’élaboration d’une définition nominale (GP. IV, p.423). L’or décrit comme « un métal jaune
et précieux « se présente comme une définition nominale sans que son essence soit comprise
complètement de manière a priori. Au contraire, une définition réelle porte sur la possibilité
d’une chose et ne comporte aucune connaissance a posteriori. La finition réelle expose la :
« cause ou la génération possible de la chose définie. » (III.iii.15). La substance peut faire
l’objet d’une définition réelle pour Leibniz en tant qu’elle donnerait les raisons a priori de sa
possibilité.
Contre la conception lockéenne du problème, Leibniz fait remarquer qu’à la fois les
définitions réelles et nominales ne proviennent que de pures conceptions de l’esprit. En
supposant qu’il n’y a rien d’essentiel aux individus, Locke renvoie le domaine de l’essence au
discernement par idées générales en évacuant tout discours achevé portant sur leur
correspondance avec la réalité. Pourtant, bien qu’une définition nominale soit incomplète,
c’est-à-dire qu’elle ne puisse être entièrement analysée de manière a priori, il n’en reste pas
moins qu’elle fait référence à quelque chose de réel. Une chose possède une essence réelle
indépendamment du fait qu’elle fasse l’objet d’une connaissance par l’entendement (III.vi.
27). Cela Locke semble le reconnaître, mais Leibniz ajoute ceci : ces définitions décrivent
toujours en partie, si elles sont vraies, l’essence des choses, abstraites ou concrètes. Par
exemple, les définitions des corps sont souvent plus nominales que réelles; les modes du
jaune ou de l’amer peuvent être définis par des définitions nominales sans que ces
1 / 14 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !