La puissance selon Locke
11 Comme nous l’avons dit au début, Whitehead reproche à Locke de ne pas avoir tiré toutes
les conséquences qui s’imposent du renoncement à la notion de substance. Si on fait
attention maintenant non pas à l’incohérence mais à l’adéquation, on rencontre chez
Locke, une critique de la substance qui laisse ouverte la possibilité de lui substituer la
notion d’entité actuelle ; mais pour rendre compte de cette entité actuelle, pour accéder à
la constitution d’une entité actuelle formaliter, il faut s’aider du concept de puissance de
Locke auquel celui-ci a consacré outre un chapitre (le vingt-et-unième du livre II des
Essais sur l’entendement humain) deux sections dans le chapitre XXIII, celui qui est consacré
à la substance. Whitehead cite Locke :
La puissance constitue une grande partie des idées complexes que nous avons des
substances (II, XXIII, section 8, p. 18),
12 et aussi :
l’esprit vient à considérer dans une chose la possibilité qu’une de ses idées simples
soit changée, et dans une autre la possibilité de produire le changement ; et par là il
se forme l’idée que nous nommons puissance. Ainsi nous disons que le feu a la
puissance de fondre l’or ; [...] que l’or a la puissance d’être fondu » (II, XXI, 1, p. 57).
13 Que retient Whitehead de ce concept de puissance ? Ce concept est pour lui l’expression
adéquate de la nature composite de toute entité actuelle. Ce concept permet en quelque
sorte de montrer l’inanité de la notion de « particulier » quand on entend par là une
substance solitaire, fermée sur soi n’ayant besoin de rien d’autre pour exister, ou encore
selon la formule aristotélicienne, l’idée qu’une substance n’est pas présente en un sujet.
La puissance au contraire montre comment chaque entité actuelle est présente en une
autre, comment elle est susceptible de s’objectiver en une autre, autrement dit d’entrer
dans la constitution d’une autre entité. Ce concept de puissance n’illustre rien moins que
la solidarité de l’univers, c’est-à-dire comment chaque entité, sans renoncer à sa propre
constitution, devient une donnée susceptible d’entrer dans la composition d’une autre
entité. Ce concept en un mot résume en lui deux principes majeurs de la philosophie de
l’organisme : le principe ontologique et le principe de relativité. Le principe ontologique
d’abord qui nous dit que chaque entité décide pour elle-même ce qu’elle sera, autrement
dit qu’elle est cause de soi et que toute raison est à rechercher en elle,
la notion de puissance [se transforme] en principe que la raison des choses doit
toujours être trouvée dans la nature composite des entités actuelles définies (p. 19).
En même temps qu’elle ouvre l’espace d’une rationalité, puisqu’elle nous invite à
rechercher les raisons au sein de la composition même de l’entité envisagée, elle ferme
celui des rationalisations vu que, comme toute entité est déterminée intérieurement, le
corollaire de cette condition veut qu’elle soit libre extérieurement, c’est-à-dire n’être
contrainte par rien7.
14 La notion de puissance est également une formulation du principe de relativité selon
lequel toute entité en tant qu’être est un potentiel pour un devenir, c’est-à-dire que toute
entité possède une puissance d’auto-transcendance qui lui permet de s’objectiver sous
forme de donnée en une autre entité. Mais au-delà des entités actuelles et de leur nature
composite, elle rend aussi compte de la manière dont nos concepts sont en fait
relationnels. Elle acquiert aux yeux de Locke par ce double aspect un caractère de
Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
Noesis, 13 | 2009
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