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Noesis
13 | 2008
Quine, Whitehead, et leurs contemporains
Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
Ali Benmakhlouf
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/1626
ISSN : 1773-0228
Édition imprimée
Date de publication : 15 mars 2008
Pagination : 163-174
ISBN : 2-914561-46-6
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Ali Benmakhlouf, « Whitehead, Wittgenstein et les relations internes », Noesis [En ligne], 13 | 2008, mis
en ligne le 15 décembre 2009, consulté le 29 septembre 2016. URL : http://noesis.revues.org/1626
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Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
Whitehead, Wittgenstein et les relations
internes
Ali Benmakhlouf
1
La dernière philosophie de Whitehead, celle qu’il développe dans Process and Reality et
dans Adventures of ideas est une philosophie spéculative qui rompt avec le logicisme des
années des Principia mathematica et donc rompt avec le travail proprement logique auquel
Bertrand Russell fut associé. Celui-ci dans Portraits and Memory, avoue ne plus comprendre
le tour qu’a pris la philosophie de Whitehead depuis que l’auteur de Process and Reality n’a
plus cherché ailleurs que dans l’unité de l’univers la justification des inférences
scientifiques1.
2
Wittgenstein, à la même période (1927–1929), avait effectué ce même travail de recherche
de justification des inférences scientifiques dans l’unité de l’univers, mais son travail
avait pris un tour surtout logique avec paradoxalement un accent sceptique. Chez
Whitehead en revanche la volonté de construire une métaphysique ne fait pas de doute et
le reproche est fait à Locke par exemple de s’être arrêté au seuil sceptique2.
Le rejet des relations externes par Wittgenstein
3
L’analyse russellienne des propositions établit qu’il y a d’une part des propositions
atomiques qui sont toutes indépendantes les unes des autres et d’autre part des
propositions moléculaires. La vérité des propositions atomiques tient à leur accord avec
la réalité, leur fausseté à un désaccord. L’accord signifie qu’une proposition symbolise
correctement un fait. La vérité des propositions moléculaires tient à la vérité des
propositions atomiques qui la constituent. Dans ces propositions, dites élémentaires par
Wittgenstein, il n’y a aucune composante logique qui vient s’intercaler entre les
propositions et la réalité : pas de « ou » ni de « et », ni de « tous » ni de « quelque ». C’est
cela qui permet d’établir une relation externe, une indépendance entre ces propositions.
Dans les propositions moléculaires, de tels mots sont présents et leur présence ôte à de
telles propositions l’indépendance dont se prévalent les propositions atomiques. Dans un
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Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
cas c’est un état de choses qui est affirmé ou nié, dans l’autre cas c’est une combinaison
d’états de choses qui est réalisée ou non.
4
Il y a cependant un problème posé par l’indépendance des propositions atomiques que
Wittgenstein appelle élémentaires. Certaines d’entre elles semblent entretenir des
relations logiques, par exemple des relations de contradiction; comme lorsqu’on dit « a
est vert » et « a est rouge ». Ces deux propositions ne comportent pas de mot logique et
pourtant elles se contredisent car on ne peut pas dire simultanément de a qu’il est rouge
et qu’il est vert. Wittgenstein abandonne dès 1929 la thèse de l’indépendance des
propositions élémentaires qu’il avait affirmée à la suite de Russell en 1922 (Tractatus).
5
Wittgenstein conclut à l’existence de relations internes entre propositions. Mais dans la
mesure où il n’y a pas de fait nécessaire, on ne peut pas justifier les relations internes
entre propositions élémentaires en tentant de ressaisir une nécessité au niveau des
phénomènes eux-mêmes. La nécessité va être ressaisie au niveau de la règle d’inférence,
celle qui permet le passage de « a est vert » à « a n’est pas rouge ». Cette règle est celle qui
fixe l’usage des données de couleurs. Ainsi les relations internes entre propositions ne
sont pas premières par rapport aux règles d’inférence mais dépendent de l’adoption de
telles règles. C’est la règle « a est vert et a n’est pas rouge » qui fixe le sens de « a est
vert » ; il n’y a pas d’inférence cachée qui présiderait aux deux propositions « a est vert »
donc « a n’est pas rouge ». Si on peut passer de « a est vert » à « a n’est pas rouge », ce
n’est pas en vertu d’une quelconque signification en soi de « rouge » et de « vert » qui
correspondrait à une entité du monde ou du psychisme ; c’est en vertu de l’usage réglé
que nous faisons de telles expressions : savoir utiliser la proposition « a est vert » c’est
posséder une règle pour la construction d’autres propositions. La possibilité d’une
inférence, c’est-à-dire d’une liaison logique, nécessaire, entre les deux propositions « a est
vert » « a n’est pas rouge » ne tient qu’à une connexion dans le langage. C’est dans la règle
elle-même qu’est inscrite une telle connexion, c’est dans cette règle qu’elle se montre,
même si là aussi, elle se montre et ne se dit pas.
Withness et witness
6
L’abandon du logicisme par Wittgenstein et par Whitehead à la même période a une
signification commune : non seulement une signification polémique, en finir avec
l’atomisme logique, avec l’indépendance des faits et l’axiome des relations externes, mais
aussi une signification positive, explorer le sens des possibilités en donnant une nouvelle
lecture des conditions de vérité des propositions dites élémentaires comme « cette pierre
est grise » ; l’unité de l’univers nous oblige à dire : donc « elle n’est pas rouge », autrement
dit d’introduire une négation et avec elle les constantes logiques, en un mot rompre
l’isolement de la proposition de base « cette pierre est grise ». On perd avec le
Wittgenstein des années 1930 la pertinence d’une distinction entre les propositions
élémentaires et les propositions moléculaires. Le monde est un ; il n’est pas constitué de
faits indépendants les uns des autres. La possibilité intervient ici chez Wittgenstein
comme processus de sélection : on dit que la pierre est grise et on élimine qu’elle soit
rouge3. Pour rendre compte de ce même processus de décision-élimination, Whitehead
construit un schème spéculatif où la place de la potentialité est valorisée, où par
conséquent les principes de l’atomisme logique où ne sont reconnus comme constituants
ultimes de l’univers que les particuliers et les relations, se trouvent relativisés.
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Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
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Le même état d’esprit présent chez Wittgenstein se retrouve chez Whitehead : le « donc »
de l’exemple de Wittgenstein est chez Whitehead un « avec » : toute réalité est entendue à
partir d’un « avec »4. À la faveur du jeu de mot anglais entrer « withness » et « witness »,
« l’être avec » suppose un témoignage, un point de vue. On ne dira pas « cette pierre est
grise » mais « ma perception de la pierre comme grise » ; le « avec » ici permet
d’introduire la perception et une théorie des relations que Whitehead appelle une théorie
des préhensions : il y a une communauté de ce qui est perçu et d’où cela est perçu. Plus
largement le « avec » introduit les concepts clés de la relatedness et de la togetherness 5.
8
Il y a par exemple une réelle complexité de la perception de « données sensorielles », vu
que celles-ci ne se contentent pas d’entrer de façon atomique et simple dans une entité :
la couleur entre dans un objet mais dans le même mouvement cette couleur est perçue
avec les yeux. Il y a un withness de la perception qui interdit de concevoir l’objectivation
comme une opération simple d’attribution d’une qualité à un sujet. Toute donnée
sensorielle doit être rapportée non seulement au nexus d’entités qu’elle « qualifie » mais
également au trajet historique de l’organe qui la reconnaît, avec lequel elle est perçue.
9
Les neuf habitudes de la pensée écartées dans la préface de Process and Reality bloquent,
quand elles sont suivies « les faits têtus de la vie quotidienne ». C’est de tels faits que la
philosophie de l’organisme vise, non pas au sens où elle va se substituer aux différentes
sciences desquelles relèvent les faits considérés, mais afin de donner un caractère
métaphysique » que présuppose chaque science :
le genre de faits qui constitue le champ de chaque science spécifique requiert
quelque présupposition métaphysique commune relative à l’univers 6.
La mise en évidence d’un tel trait métaphysique commun retient Whitehead jusqu’à la
section IV du chapitre intitulé « L’ordre de la nature » où l’analyse des sociétés composant
notre époque présente oblige à quitter enfin la généralité métaphysique pour l’analyse
des « caractéristiques définies ».
10
Les principes généraux de la logique et des mathématiques ne peuvent donner une pleine
formulation à ce caractère métaphysique. Ces principes sont conformes à un atomisme
que Whitehead trouve inapproprié à exprimer la solidarité de l’univers. Pour rendre
compte du caractère métaphysique, le passage par une analyse d’un schème spéculatif qui
enchevêtre les catégories s’impose. Un exemple de cet enchevêtrement est donné par la
relatedness. Whitehead souligne explicitement l’importance de ce concept ; et ce à deux
reprises :
• a) de façon polémique à l’égard d’Aristote : « the philosophy of organism is mainly devoted
to the task of making clear the notion of “being present in another entity” » (p. 50) ;
• b) de façon plus constructive, en prolongeant le concept de puissance de Locke :
the perceptive constitution of the actual entity presents the problem, how can the
other actual entities, each with its own formal existence, also enter objectively into
the perceptive constitution of the actual entity in question? This the problem of the
solidarity of the universe (p. 56/123).
La puissance d’une entité sur une autre (du feu sur l’or, pour reprendre les exemples de
Locke (p. 57–58), bien que nous ayons là des nexus et non des entités) c’est la manière
dont la première est « objectivée dans la seconde » (p. 58).
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La puissance selon Locke
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Comme nous l’avons dit au début, Whitehead reproche à Locke de ne pas avoir tiré toutes
les conséquences qui s’imposent du renoncement à la notion de substance. Si on fait
attention maintenant non pas à l’incohérence mais à l’adéquation, on rencontre chez
Locke, une critique de la substance qui laisse ouverte la possibilité de lui substituer la
notion d’entité actuelle ; mais pour rendre compte de cette entité actuelle, pour accéder à
la constitution d’une entité actuelle formaliter, il faut s’aider du concept de puissance de
Locke auquel celui-ci a consacré outre un chapitre (le vingt-et-unième du livre II des
Essais sur l’entendement humain) deux sections dans le chapitre XXIII, celui qui est consacré
à la substance. Whitehead cite Locke :
La puissance constitue une grande partie des idées complexes que nous avons des
substances (II, XXIII, section 8, p. 18),
12
et aussi :
l’esprit vient à considérer dans une chose la possibilité qu’une de ses idées simples
soit changée, et dans une autre la possibilité de produire le changement ; et par là il
se forme l’idée que nous nommons puissance. Ainsi nous disons que le feu a la
puissance de fondre l’or ; [...] que l’or a la puissance d’être fondu » (II, XXI, 1, p. 57).
13
Que retient Whitehead de ce concept de puissance ? Ce concept est pour lui l’expression
adéquate de la nature composite de toute entité actuelle. Ce concept permet en quelque
sorte de montrer l’inanité de la notion de « particulier » quand on entend par là une
substance solitaire, fermée sur soi n’ayant besoin de rien d’autre pour exister, ou encore
selon la formule aristotélicienne, l’idée qu’une substance n’est pas présente en un sujet.
La puissance au contraire montre comment chaque entité actuelle est présente en une
autre, comment elle est susceptible de s’objectiver en une autre, autrement dit d’entrer
dans la constitution d’une autre entité. Ce concept de puissance n’illustre rien moins que
la solidarité de l’univers, c’est-à-dire comment chaque entité, sans renoncer à sa propre
constitution, devient une donnée susceptible d’entrer dans la composition d’une autre
entité. Ce concept en un mot résume en lui deux principes majeurs de la philosophie de
l’organisme : le principe ontologique et le principe de relativité. Le principe ontologique
d’abord qui nous dit que chaque entité décide pour elle-même ce qu’elle sera, autrement
dit qu’elle est cause de soi et que toute raison est à rechercher en elle,
la notion de puissance [se transforme] en principe que la raison des choses doit
toujours être trouvée dans la nature composite des entités actuelles définies (p. 19).
En même temps qu’elle ouvre l’espace d’une rationalité, puisqu’elle nous invite à
rechercher les raisons au sein de la composition même de l’entité envisagée, elle ferme
celui des rationalisations vu que, comme toute entité est déterminée intérieurement, le
corollaire de cette condition veut qu’elle soit libre extérieurement, c’est-à-dire n’être
contrainte par rien7.
14
La notion de puissance est également une formulation du principe de relativité selon
lequel toute entité en tant qu’être est un potentiel pour un devenir, c’est-à-dire que toute
entité possède une puissance d’auto-transcendance qui lui permet de s’objectiver sous
forme de donnée en une autre entité. Mais au-delà des entités actuelles et de leur nature
composite, elle rend aussi compte de la manière dont nos concepts sont en fait
relationnels. Elle acquiert aux yeux de Locke par ce double aspect un caractère de
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Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
simplicité et, aux yeux de Whitehead, un caractère principiel (ontologique et de
relativité). Indiquons d’abord en quoi la puissance est relationnelle :
J’avoue que la puissance renferme en soi quelque espèce de relation à l’action et au
changement. Et, dans le fond à examiner les choses avec soin, quelle idée avonsnous de quelque espèce qu’elle soit, qui n’enferme quelque relation ? Nos idées de
l’étendue, de la durée et du nombre, ne contiennent-elles pas toutes en elles-mêmes
un secret rapport de parties. La même chose se remarque de façon plus visible dans
la figure et le mouvement. Et les qualités sensibles comme les couleurs, les odeurs,
etc., que sont-elles sinon des puissances de différents corps par rapport à notre
perception, etc. ? […]. Ainsi notre idée de la puissance peut fort bien être placée, à
mon avis, parmi les autres idées simples, et être considérée comme de la même
espèce, puisqu’elle est du nombre de celles qui composent en grande partie nos
idées complexes de substances (cité dans PR, p. 58)
15
Cette notion de relatedness permet la critique des couples substance/qualité et particulie
r/universel, couples qui sont autant d’embûches (pitfalls) « des recherches des
philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles ». Ces recherches sont marquées par un concept trop
étroit de l’expérience qui au lieu de rendre compte du monde « bourdonnant » autour de
nous ne nous introduit qu’à des « substances solitaires » (p. 50). La relatedness est un
concept qui participe à l’élargissement du concept d’expérience ; Locke a une philosophie
adéquate mais non cohérente ; adéquate car l’expérience est donnée dans ses dimensions
larges ; incohérente, car la forme aristotélicienne du sujet-prédicat, maintenue chez lui
est en contradiction avec ce qu’il cherche à exprimer.
Relatedness versus quality
16
Il s’agit donc pour Whitehead de rompre aussi bien avec Aristote qu’avec Descartes. La
qualité suppose une substance qui change ; la relatedness suppose une entité qui devient et
périt. La relatedness n’est pas la relation au sens logique du terme ; même si la relation au
sens logique est un auxiliaire qui aide à comprendre la relatedness ; celle-ci est un concept
ontologique dont l’enjeu est de souligner la solidarité d’une entité avec d’autres entités et
dont rend bien compte le principe de relativité (quatrième catégorie de l’explication,
exposée au début de Process and Reality). Ce principe, Whitehead en donne plusieurs
formulations : tout être est un potentiel pour un devenir, ou encore tout être mort peut
entrer dans la composition d’un vivant, dans la mesure où les entités deviennent et
périssent ; à chaque fois qu’une entité périt, c’est-à-dire qu’elle n’existe plus pour ellemême, elle acquiert une immortalité objective et devient « un constituant réel dans
d’autres immédiatetés vivantes du devenir » (p. XIII/40) ; aussi ce principe contredit-il de
façon directe « la formule d’Aristote » : « une substance n’est pas présente en un sujet » ;
reprise de façon positive, cette formule signifie qu’il y a une objectivation de toutes les
entités qui leur donne un caractère de constituant d’autres entités. Ce principe relativise
le principe ontologique selon lequel chaque entité décide pour elle-même de sa
constitution interne, c’est-à-dire que chaque entité est cause de soi. La causalité est pour
Whitehead décentrée au niveau de chaque entité et ce conformément à la neuvième
obligation catégoriale selon laquelle « la concrescence de chaque entité actuelle
individuelle est déterminée intérieurement et libre extérieurement » (p. 27).
17
En mettant la relatedness à la place de la qualité, Whitehead de façon symétrique, met
l’entité à la place de la substance. Cette notion pèche avant tout par son extrême
isolement : « ce qui existe par soi » ; ainsi caractérisée la substance nous fait croire qu’il y
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a quelque chose comme « une abstraction complète » ; or une telle notion est
contradictoire en soi (p. 28), ce qui est complet est concret et non abstrait, et ce qui est
concret suppose un « sentir déterminé » (p. 26), c’est-à-dire une satisfaction qui est la
phase finale d’une entité, les deux autres phases étant la réception des données et leur
actualisation pour telle entité. La notion de substance est donc bien celle d’une actualité
vide ou abstraction complète, c’est la res vera vidée de toute immédiateté subjective
(p. 29), c’est-à-dire de tout projet propre de réalisation de soi. Notons ici que les formes
subjectives sont loin de coïncider chez Whitehead avec la conscience : la onzième
catégorie de l’explication indique bien que « la conscience n’est pas nécessairement
impliquée dans les formes subjectives de chaque type de préhension » (p. 23). Le sujet ce
n’est rien d’autre « que l’immédiateté propre » de chaque entité actuelle (vingt-deuxième
catégorie de l’explication, p. 25) et non cette forme très élaborée de rapport de soi à soi
qu’est la conscience, spécifique aux organismes supérieurs et supposant donc un degré
très élevé de complexité.
18
La relatedness engage donc deux catégories de l’explication, mais à travers les notions du
devenir et de péremption des entités, elle engage aussi la catégorie de l’ultime, ce que
Whitehead appelle la « créativité » ou « principe de nouveauté » (p. 21) ou « universel de
tous les universaux » (idem) ; universel de tous les universaux au sens où tous les
universaux que Whitehead préfère appeler « objets éternels » présupposent « une
évaluation conceptuelle inconditionnée » qui est « le fait créateur primordial » (p. 31) :
pour évaluer les concepts, mesurer leur degré d’ingression, d’entrée dans les entités
actuelles, il faut disposer d’un critère ou d’une base qui ne soit pas elle-même en
évaluation, c’est ce que Whitehead appelle « avancée créatrice », catégorie qu’il met au
singulier, car elle est présupposée par toutes les autres sans être elle-même soumise à une
quelconque condition. C’est ce principe qui, introduisant la nouveauté, l’introduit sous la
forme d’un passage du disjonctif au conjonctif : les entités qui sont données dans l’univers
de façon disjonctive entrent dans une forme d’« être ensemble » de togethereness, qui est
l’univers rassemblé dont l’entité qui a unifié une diversité, l’entité qui a fait son choix de
feelings, de sentirs, ou de préhensions positives pour se déterminer, se « satisfaire »,
donne le point de vue. Dans la catégorie de l’ultime, la relatedness présuppose donc la
togethereness : la mise en relation de différentes entités présuppose un univers soumis à
l’avancée créatrice, au passage du disjonctif au conjonctif. En ce sens, « toute entité
pénètre l’univers entier » (p. 28) car chaque préhension qui la constitue suppose un
univers en conjonction progressive. L’immédiateté des relations externes de Bertrand
Russell est en vue d’un médiat qui est la conjonction où sont les choses de l’univers.
Entité et objet éternel
19
Il s’agit de montrer qu’il y a à la base des faits têtus, un lien réciproque entre donnée (
giveness) et décision (decision) (p. 43–44). Là où il y a décision, il y a donnée et vice versa, la
décision est à prendre au sens organique d’une entité en processus d’engendrement (« the
word “decision” does not imply conscious judgment », p. 43) : une entité décide pour ellemême ce qu’elle sera, chaque « entité possède sa propre auto-réalisation absolue » (p. 60 :
« its own absolute self-attainment »). Elle consiste donc en une actualisation et « représente
le fait têtu qui ne peut être évité » (p. 43) : exemple de fait têtu constitué d’entités
actuelles, « ce loup-ci a dévoré cet agneau-ci en cet endroit en cet instant ».
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Dire qu’une entité est donnée c’est aussi insister sur sa nécessaire localisation, point de
vue à partir duquel se définit un monde actuel : « it is somewhere because it is some actual
thing with its correlated actual world » (p. 59). Les concepts, idées, essences, que Whitehead
appelle « objets éternels » ne sont pas donnés, il n’y a de décision à leur sujet qu’au regard
de telle ou telle entité dans lesquels ils s’ingressent, ils entrent, mais non en eux-mêmes.
En eux-mêmes ce sont des potentialités. Cependant, leur importance et leur efficace dans
chaque processus de concrescence vient de l’entité actuelle primordiale qui est la base de
leur évaluation ; c’est elle qui fournit la stabilité métaphysique minimale pour la mise en
processus d’une concrescence quelconque. Sans elle, « la nouveauté serait inconcevable »
en raison de « la complète disjonction des objets éternels non réalisés » (p. 40). Ainsi la
potentialité des objets éternels est le corrélat du concept de donnée dans le monde
temporel, mais pour que ce corrélat ait un sens, il faut la stabilité métaphysique de
l’avancée créatrice.
21
Comme conséquence du principe ontologique : Ce qui n’est pas donné pour un fait est
impossible pour ce fait (p. 45). Il n’y a rien d’additionnel à un fait car aucun fait n’est isolé
de façon telle qu’il puisse être simplement ajouté à un autre fait, il n’y a pas non plus de
fait qui flotte entre être et non être, il n’y a pas d’objets éternels qui puisse s’ajouter à
ceux qui constituent la nature divine : multiplicité convient mieux que classe (p. 46).
22
De ces deux éléments que sont la potentialité et la donnée, Whitehead dérive deux types
de faits incapables d’être rationalisés en vertu du principe ontologique et de la neuvième
obligation catégoriale : le fait initial (« the initial fact ») qui n’est déterminé par rien,
inconditionné, et qui contient tous les objets éternels avec une importance égale pour
toutes les entités (« equal relevance for all occasions ») et le fait final (« final fact ») rapporté
à telle entité, ayant une rationalité interne, mais libre quant à la rationalisation externe,
c’est un fait décidé et satisfait (p. 48).
Conclusion
23
Il n’y a donc pas de principe d’intelligibilité intégral du réel : Whitehead n’est pas
Spinoza. Il n’y a pas de cause de soi à partir de laquelle la réalité se comprend. La causalité
est décentrée chez Whitehead. Chaque entité actuelle, comme fait final, est cause de soi
(p. 81). Ainsi la rationalisation a des limites. Toute théorisation rencontre des limites dans
l’élément proprement local de ce qui est donné, « fait brut », en deça et au-delà de toute
régularité8.
24
L’anti-rationalisme est cette doctrine qui admet que la théorie ou l’explication rencontre
un élément non assimilable par la théorie ou l’explication. La lecture du Timée de Platon
par A. E. Taylor, cité par Whitehead (p. 42/102) va dans le sens de cet anti-rationalisme :
Dans le monde réel, il existe toujours au-dessus et au-delà de la légalité, un facteur
laissé pour compte et qu’il faut accepter comme un donné, le fait brut ou
simplement donné. C’est la tâche de la science, de ne jamais acquiescer au
simplement donné, mais de chercher à l’expliquer […]. Mais si haut que la science
puisse faire remonter une telle procédure, elle est toujours obligée de retenir pour
rendre compte des choses, un élément au moins qui soit un fait brut, du
simplement donné. C’est la présence au sein de la nature de cet élément donné,
qu’on a parfois qualifié d’absurde ou d’irrationnel, que Timée paraît concrétiser
quand il parle de Nécessité.
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Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
25
Or Locke et Hume sont considérés, en raison de leur empirisme comme des antirationalistes. Le refus de l’explication métaphysique chez Locke, l’absence d’alternative à
la substance sont une reconnaissance implicite de la limite de l’explication. De même, le
recours à la justification pratique sans arrière-plan métaphysique, chez Hume,
justification qui lui permet d’avancer les notions de répétition (n’est-elle pas nous dit
Whitehead une autre forme de réminiscence ?), de cause et d’habitude, sont également
l’analogue de « données » soustraites à un principe d’intelligibilité intégrale qui fait le
propre du rationalisme.
26
Quant à la philosophie de l’organisme, dans la mesure où elle s’inscrit dans un état
d’esprit platonicien (p. 39), elle fait accueil à la « giveness », donnée non rationalisable,
mais dont la présence active dans telle ou telle entité, donne lieu à une décision dont la
raison coïncide avec le mode de constitution de cette entité : il ne s’agit pas pour autant
d’une intelligibilité intégrale du réel, mais d’une intelligibilité désintégrée, décentralisée,
émiettée.
27
Wittgenstein est resté extérieur à toute thématisation d’un arrière-plan métaphysique. Si
la solidarité de l’univers a un sens pour lui, il convient de la rechercher en anthropologie,
non pas au sens où l’homme est partout, mais au sens où il y a un minimum d’agir
commun à l’humanité qui lui permet la comparaison. Whitehead pense qu’on va toujours
vers plus de conjonction à partir d’une disjonction première et met au cœur d’une entité
une communauté de vue entre ce qu’elle décide et ce qu’elle exclut. Il suffit à
Wittgenstein de reconnaître que ce que la règle choisit (et non l’entité) me permet de
parler du rouge même quand je suis en présence du vert.
NOTES
1. B. Russell, Portraits and memory, New York, Simon and Schuster, 1963, p. 101.
2. « Les questions concernant le statut d’un “existant particulier” et d’une idée limitée à un
existant paticulier (determined to a particular existent) exigent une discussion métaphysique. Locke
ne se lasse jamais de dénigrer la notion de substance mais il ne donne aucune indication sur des
catégories alternatives qu’il emploierait pour analyser les notions d’“entité actuelle” et de
“réalité” ». Process and Reality. An Essay in Cosmology, New York, Free Press, 1979, p. 146/251 (le
premier nombre correspond à la pagination de l’édition en langue anglaise/le second à celle de
l’édition française).
3. « La proposition “la tâche n’est pas rouge” est effectivement comprise dans la proposition “la
tâche est verte” » A. Soulez, Dictées de Wittgenstein à Waismann et pour Schlick, vol. 1 : Textes inédits,
Paris, P.U.F., 1997, p. 103.
4. « Aucune entité ne peut être conçue en faisant abstraction complète du système de l’univers »,
Process and Reality, p. 3/46.
5. « These hands and this body are mine », p. 81. Whitehead met en valeur la première meditation de
Descartes où celui-ci est avec son corps et son environnement, avant la séparation induite par
l’affirmation du cogito.
6. Process and Reality, p. 11/40.
7. Peut-on voir là une autre leçon de Locke donnée dans la lettre sur la tolérance ?
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Whitehead, Wittgenstein et les relations internes
8. « There must, however, be limits, to the claims that all the elements in the universe are explicable by
“theory” ».
AUTEUR
ALI BENMAKHLOUF
Agrégé de philosophie, Ali Benmakhlouf est actuellement professeur à l’université de
Nice – Sophia Antipolis. Il est membre de l’Institut international de philosophie et du Comité
consultatif national d’éthique. Il a publié de nombreux ouvrages sur Frege (Vrin, 2002, P.U.F.,
1997, Ellipses, 2001) et sur Russell (P.U.F., 1996, Belles Lettres, 2004, Ellipses, 2001) ainsi que sur
Averroès (Belles lettres, 2000 et 2003, Ellipses, 2007) et sur Al Fârâbî (Seuil, 2007). Il a fait paraître
en septembre 2008 un livre sur Montaigne aux éditions des Belles Lettres.
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